La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans sa décision du 27 février 2025 Fraisse et a. c. France, met fin à une affaire qui a suscité une large controverse sur le maintien de l'ordre dans un contexte de violences graves. Sur le plan juridique, la décision ne présente plus guère d'intérêt, car les autorités françaises ne l'ont pas attendue pour modifier le régime juridique d'emploi de la force.
On se souvient que Rémi Fraisse, militant écologiste français de vingt-et-un an, est décédé le 26 octobre 2014, lors d'une manifestation contre le barrage de Sirvens. Le décès est causé par l'explosion d'une grenade OF-F1 tirée par un gendarme. L'affaire suscite immédiatement une grande agitation politique, centrée sur les méthodes du maintien de l'ordre et dénonçant les violences policières.
Les procédures engagées
Deux types de contentieux sont engagés. Les poursuites pénales engagées contre le gendarme auteur du tir s'achèvent en 2018 par un non-lieu, confirmé par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 23 mars 2021. Devant la juridiction administrative, la responsabilité pour faute de l'État n'a pas été retenue, précisément en l'absence de faute, même simple, pendant l'opération, non seulement du gendarme mais de sa hiérarchie ayant autorisé l'usage de la grenade. Quant à la responsabilité sans faute, elle a été exclue sur le fondement du risque exceptionnel lié à l'utilisation de cette arme. En revanche, elle a été admise en lien avec le dommage causé par la mesure prise par l'autorité publique pour faire face à ces agissements violents. C'est donc le caractère accidentel qui fonde une indemnisation, d'ailleurs modeste car diminuée de 20 % en raison de l'imprudence de la victime qui s'était avancée très près de la ligne de défense tenue par les gendarmes mobiles, à proximité immédiate des manifestants les plus violents. Cette indemnisation a été acquise par une décision de la Cour administrative d'appel de Toulouse, le 21 février 2023, décision qui n'a pas suscité de pourvoi en cassation de la part de l'État.
Devant la CEDH, la famille de Rémi Fraisse invoque une violation de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Celui-ci admet que la mort peut résulter "d'un recours à la force absolument nécessaire", lorsqu'elle répond à l'un des trois objectifs suivants : "assurer la défense de toute personne contre la violence illégale, effectuer une arrestation régulière ou (...) réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection".
La force létale n’est donc pas exclue dans cette dernière hypothèse, et si le recours à la violence apparaît nécessaire et proportionné à la menace pour l’ordre public. Mais l’État doit démontrer qu’il a essayé de mettre en œuvre d’autres moyens de contrôler la situation avant de recourir à cette mesure extrême, et que l’homicide n’est donc pas le résultat d’un acte arbitraire. Ces principes ont été explicités par la CEDH dans son arrêt McCann et a. c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995.
D'une manière générale, la Cour distingue entre le volet procédural du droit à la vie et son volet matériel. Le volet procédural impose aux autorités internes de faire une enquête approfondie et indépendante sur les évènements litigieux, et, le cas échéant, de se prononcer sur les responsabilités. Le volet matériel, quant à lui, est d'ordre contextuel. Sans entrer dans le détail des responsabilités individuelles, la Cour apprécie si le système juridique et administratif apportait un niveau de protection suffisant dans le cas d'un recours à la force potentiellement létal.
La charge. Felix Vallotton. 1893
Le volet procédural
La CEDH estime que les autorités françaises ont diligenté une enquête indépendante. Elle écarte ainsi le moyen développé par les requérants qui contestaient le fait que l'enquête de flagrance, effectuée dans les quelques heures qui ont suivi la mort de Rémi Fraisse, ait été confiée à la Gendarmerie locale, avant d'être confiée à la section de recherches et à l'Inspection générale de la Gendarmerie nationale (IGGN). Aux yeux des requérants, l'impartialité de l'enquête devenait suspecte, dès lors que des gendarmes enquêtaient sur des gendarmes. La CEDH juge toutefois, notamment dans un arrêt de Grande Chambre Giuliani et Gaggio c. Italie du 24 mars 2011, que le recours à l'expertise de forces de l'ordre qui possèdent une compétence particulière mais qui appartiennent au même corps que la personne impliquée, n'est pas "inéluctablement incompatible" avec l'exigence d'impartialité.
La Cour note que l'enquête a été menée avec rigueur, que l'autopsie a permis de connaître rapidement la cause du décès de Rémi Fraisse, et que si aucune reconstitution n'a été effectuée, c'est tout simplement parce que les faits avaient été filmés. La procédure pénale ne saurait davantage être contestée. Elle a été confiée à deux juges d'instruction qui n'ont commis aucune faute en refusant d'entendre le préfet et son directeur de cabinet ou en refusant les actes complémentaires demandés par les parties civiles. La "connivence" que celles-ci croyaient déceler entre la justice et la Gendarmerie n'est évidemment pas établie.
Ces éléments sont évidemment renforcés par les résultats de l'enquête, qui ont suscité une évolution du droit. Depuis l'affaire Fraisse, l'article L 435-1 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, a précisé les cas dans lesquels les forces de l'ordre peuvent faire usage de leurs armes, en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée. D'autres dispositions, dans l'article R 211-11 du même code, ont précisé les sommations que l'autorité doit énoncera avant de disperser un attroupement par la force. Surtout, dès le 1er décembre 2014, la grenade OF-F1 a été retirée de la liste des armes susceptibles d'être utilisées pour le maintien de l'ordre (art. D 211-17 code de la sécurité intérieure). Enfin, la liste des personnes susceptibles de décider de l'emploi de la force après les sommations d'usage a été précisée, incluant notamment le préfet ou son représentant.
Le Schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) constitue désormais une doctrine d'emploi commune à l'ensemble des forces de l'ordre. Certaines armes ont été remplacées par d'autres, moins directement dangereuses, et une doctrine propre à l'emploi du lanceur de balles de défense a été établie.
Le volet matériel
Si la CEDH ne relève aucun manquement dans la manière dont a été gérée l'enquête sur l'affaire Fraisse, elle sanctionne toutefois la complexité et les lacunes du cadre juridique constatées à cette époque. Elle s'appuie essentiellement sur le rapport commun daté du 13 novembre 2014 par l'IGGN et l'IGPN, ainsi que sur la décision du Défenseur des droits du 26 novembre 2016. Ce dernier a d'ailleurs déposé une tierce intervention devant la Cour européenne. A l'époque, aussi bien la complexité que les lacunes du cadre juridique de l'emploi de la force étaient mis en lumière. Ainsi les cas dans lesquels les représentants de la force publique "ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent" ne sont pas définis. De même, la gradation dans l'emploi des armes n'est pas clairement définie, pas plus que l'usage des sommations, parfois peu audibles et peu compréhensibles.
Enfin, l'emploi des grenades OF-F1 ne donnait lieu à aucun cadre d'emploi, prévoyant notamment une formation sur la dangerosité de l'arme, l'interdiction du lancer "en cloche", ou le respect d'une distance de sécurité. Sur ce dernier point, on ne peut s'empêcher d'observer que la Cour déduit la "dangerosité exceptionnelle" de cette arme du fait que "l'utilisation de ce type de grenade a été interdite postérieurement aux faits litigieux", en 2021. S'il est vrai que l'arme est dangereuse, il est tout de même un peu délicat de déduire sa dangerosité d'évènements postérieurs aux faits de l'espèce.
Quoi qu'il en soit, la Cour note que les opérations à Sivens se sont déroulées dans des conditions particulièrement difficiles. Les gendarmes ont dû se défendre de nuit, avec un éclairage insuffisant. Quant à la chaine de commandement, elle était défaillante en l'absence de présence sur place de l'autorité préfectorale. Intervenant à distance, elle ne pouvait se rendre compte réellement de la gravité de la situation. De fait, les forces opérationnelles restaient seule sur le terrain pour gérer la situation. Ce n'est donc pas tant l'action des gendarmes qui est sanctionnée par la CEDH que la défaillance de l'encadrement et le défaut de clarté des règles applicables.
La CEDH rend ainsi une décision qui satisfait tout le monde. Les militants toujours prompts à dénoncer les violences policières peuvent affirmer avec satisfaction que la France est condamnée pour la mort de Rémi Fraisse. Mais les autorités françaises, et les gendarmes, peuvent aussi témoigner d'une certaine satisfaction. L'action des seconds n'est pas une seule fois mise en cause dans la décision. Ce sont les insuffisances d'un système juridique ancien qui ont été sanctionnées. Cela signifie que cet arrêt n'aura aucune conséquence sur le schéma actuel de maintien de l'ordre actuel qui, au contraire, semble validé par la Cour.
Le droit à la vie : chapitre 7, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur Amazon
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