« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 24 octobre 2024

Le lagopède alpin au Palais Royal


La protection de l'environnement pénètre de plus en plus profondément dans le champ des libertés publiques. Une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 18 octobre suspend ainsi la chasse au lagopède alpin en invoquant le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité, fait donc partie de cet environnement sain.


Irruption du lagopède dans la jurisprudence


C'est sans doute la première fois que le lagopède alpin fait irruption dans la jurisprudence administrative. Nul n'ignore, bien entendu, qu'il s'agit d'un oiseau, aussi appelé perdrix des neiges, et qui a la particularité de pratiquer avec aisance l'art du camouflage, en adoptant un plumage immaculé pendant l'hiver. Hélas, ce talent n'a pas été suffisant pour le protéger. Son taux de fécondité est très bas et l'action des chasseurs contribue à faire du lagopède alpin un espère en voie d'extinction.

Dans le cas présent, notre lagopède alpin est plutôt ... pyrénéen. Alors que les préfets des départements alpins ont fixé à zéro le taux de prélèvement autorisé concernant cet oiseau, interdisant de facto de le chasser, le préfet de l'Ariège a autorisé les chasseurs à "prélever", c'est à dire à tuer, dix lagopèdes durant une période de chasse qui ne dépasse pas trois semaines, entre septembre et octobre. 

Alors que la chasse avait déjà commencé, et que l'on déplorait déjà la mort d'un oiseau, différentes associations dont One Voice, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, en lui demandant de suspendre l'arrêté préfectoral, ce qu'il a fait dans une ordonnance du 4 octobre 2024. Comme bien souvent, la ministre de la transition écologique, en principe chargée de la protection de l'environnement, a fait appel de cette décision. Les fédérations de chasseurs étaient sans doute parvenues à la convaincre que la chasse au lagopède relevait de la protection de l'environnement.



Let's sing a gay little spring song. Bambi. Walt Disney. 1942


Le référé-liberté


La procédure engagée par l'association requérante est un référé-liberté.  L'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l'exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. De fait, le juge administratif dresse une liste des libertés qu'il considère comme fondamentales, et donc de nature à justifier un référé. Il a même publié cette liste sur son site.

Parmi ces libertés fondamentales figurent la liberté d'aller et de venir , consacrée la première par un référé du 9 janvier 2001, le droit de se marier consacré en 2003,  ou encore la liberté de manifestation en 2007. On en dénombre aujourd'hui exactement 39 et, précisément, la dernière en date est le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", consacré dans une ordonnance du 20 septembre 2022 et directement fondé sur la Charte de l'environnement.


Une évolution en deux temps


Nul n'ignore que les avancées jurisprudentielles du Conseil d'État sont généralement réalisées en deux temps. Le juge commence par affirmer un concept nouveau pour l'écarter en l'espèce et rejeter la requête. Ensuite, il reprend le concept de manière positive cette fois, et donne satisfaction au requérant.

Dans la décision du 20 septembre 2022, le Conseil d'État avait refusé de suspendre une décision de création d'une piste cyclable sur une route départementale, estimant qu'il n'était pas démontré que ces travaux portaient une atteinte grave au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Il est vrai que les requérants, propriétaires d'un laboratoire dénombrant les espèces protégées dans la région, n'avaient pas réellement donné d'éléments démontrant l'impact des travaux sur ces espèces. Quoi qu'il en soit, le droit de vivre dans un environnement équilibré était désormais susceptible de donner lieu à référé. C'était donc la première étape de l'évolution jurisprudentielle. 

L'ordonnance du 18 octobre 2024 fait bénéficier le lagopède alpin de la seconde étape de l'évolution. Pour le Conseil d'État, la décision d'autoriser la chasse de l'oiseau, alors qu'il est gravement menacé de disparition porte atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité,  fait donc partie de cet environnement sain.

On doit se réjouir de cette intégration de la biodiversité dans les préoccupations du juge. La protection des espèces est une nécessité et la décision paraît d'autant plus juste que le Conseil fait observer que les chasseurs ont fourni des statistiques sur le coefficient de reproduction du lagopède très différentes de celles fournies par des laboratoires universitaires. Sur ce point, la défense de l'administration, reposant uniquement sur les chiffres des chasseurs a sans doute un peu agacé le juge, qui sanctionne ce qui ressemble bien à une connivence entre les fédérations de chasseurs et la ministre en charge de l'écologie.

Quoi qu'il en soit, le lagopède alpin est heureux et nous sommes heureux pour lui.

2 commentaires:

  1. Qui pourrait être en désaccord avec cette décision du juge des référés du Conseil d'Etat ? La réponse est dans la question.

    - Il est sain que la plus haute juridiction administrative mette un frein aux activités irresponsables de certains associations de chasseurs. Il serait sain, même si cette décision n'est pas un arrêt stricto sensu, qu'elle fasse jurisprudence dans des situations comparables. Ce ne serait que justice au sens commun du terme. Protéger la nature, c'est aussi protéger l'être humain.

    - Il serait également sain que les membres du Palais-Royal fassent preuve du même courage sur des affaires plus sensibles qui relèvent du contentieux administratif. Il est vrai qu'il leur arrive parfois d'être capon, excellant dans leur rôle "d'idiot utile de l'Administration". A cet égard, la décision en question ne serait-elle pas l'arbre qui cache la forêt ?

    Au Palais-Royal (pas au théâtre du même nom), on s'enivre des mots pour oublier les vérités qui fâchent !

    RépondreSupprimer
  2. Même si cette information n'a aucun rapport avec votre commentaire, il est peut-être utile de relayer le titre de cet article paru sur le site de l'hebdomadaire Marianne de ce jour intitulé :

    Au sommet de l'Etat : Complicité de harcèlement moral : Bruno Lasserre, "un haut fonctionnaire intouchable" face à la justice
    (Par Bruno Rieth).

    Cette annonce n'a pas fait la une des gazettes. Affaire à suivre ...

    RépondreSupprimer