« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 20 octobre 2024

Voyage en Absurdie


L'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'État le 8 octobre 2024 n'a guère suscité l'intérêt des spécialistes de droit constitutionnel et de droit administratif. Le juge refuse pourtant d'enjoindre au Président de la République de nommer un Premier ministre "issu du Nouveau Front Populaire", ce qui n'est pas rien. Conformément à sa jurisprudence classique, il se déclare incompétent pour connaître d'un acte de gouvernement.

Et si, pour une fois, on s'amusait un peu ? Imaginons un instant, rien qu'un instant que le juge des référés du Conseil d'État, d'humeur facétieuse ce jour-là, ait décidé de donner satisfaction aux requérants. Il aurait donc enjoint au Président de la République de nommer Lucy Castets comme Premier ministre, faisant fi du fait que Michel Barnier avait déjà posé ses valises à Matignon. 

Imagine-t-on le bruit causé par une telle décision ? Certes, les militants LFI auraient probablement célébré la victoire Place de la République. Mais pense-t-on aux chroniqueurs des chaînes d'information muets de sidération au point de provoquer un sentiment de relaxation chez le téléspectateur, aux auteurs des Grands Arrêts écrasés par l'ampleur de l'actualisation, aux étudiants en droit constitutionnel sombrant dans la déprime... Même le journaliste de Libé en charge de la politique française mérite notre compassion. N'est-il pas pris de cours par ce succès inattendu, et contraint de s'initier rapidement aux beautés du droit administratif ?

Aidons donc ces malheureuses victimes de l'actualité contentieuse à comprendre l'importance du revirement.


L'acte de gouvernement : RIP


En enjoignant au Président de la République de nommer un Premier ministre issu du NFP, le juge des référés du Conseil d'État mettrait fin  à une jurisprudence inaugurée par un arrêt Prince Napoléon de 1875. A l'époque, le Conseil d'État s'était reconnu pour requalifier en acte administratif une décision que l'administration présentait comme purement politique, et donc insusceptible de recours. Aujourd'hui, ces actes de gouvernement concernent essentiellement les relations internationales et les  rapports entre les pouvoirs publics institutionnels.

Certes, le champ des actes de gouvernement s'est réduit dans le domaine des relations internationales. C'est ainsi que, depuis un arrêt du 15 octobre 1993, un décret d'extradition ne peut plus jamais être considéré comme un acte de gouvernement. En revanche, constitue un acte de gouvernement la décision que le juge ne saurait contrôler sans s'immiscer dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014, le juge estime ainsi que n'est pas susceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Cette décision n'est pas considérée comme détachable du Statut de Rome qui crée la CPI.

En matière de relations entre les pouvoirs publics, la notion d'acte de gouvernement tient mieux le coup, si l'on ose parler ainsi. Sont ainsi concernés les actes qui relèvent de la fonction exécutive, par apposition à la fonction administrative. On peut citer, pêle-mêle, la décision de soumettre à référendum un projet de révision constitutionnelle ou la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel. Le 20 juin 2024, le Conseil d'État avait même osé considérer comme un acte de gouvernement le décret de dissolution de l'Assemblée nationale. Surtout, par une décision du 29 décembre 1999, le juge administratif s'était déclaré incompétent pour apprécier la légalité d'un décret portant composition du gouvernement. 

Notre journaliste pourrait donc célébrer un énorme revirement de jurisprudence par rapport à une jurisprudence constante, dont la dernière occurrence n'a pas quatre mois.



Sur un mur à Honfleur. circa 2008. Collection particulière


L'injonction au Président de la République


Autre innovation, et de taille : Le juge des référés donne une injonction adressée directement au Chef de l'État. Cette fois, c'est la Constitution qui est directement atteinte. L'immunité du Président consacrée dans l'article 67 de la Constitution s'étend en effet à tous les actes de procédure, qu'ils soient prononcés par un juge ou par toute autre autorité. Ainsi Jacques Chirac a-t-il refusé de témoigner dans l'affaire Clearstream pour des faits qui se sont déroulés durant son mandat. De même, Valéry Giscard d'Estaing avait refusé d'être auditionné par une commission d'enquête parlementaire sur les avions renifleurs. En termes simples, le Président en fonction n'est pas lié par les actes qui le visent, qu'il s'agisse des actes des juridictions ou du parlement. 

De fait, par cette injonction, le juge des référé interviendrait directement dans le pouvoir de nomination du gouvernement. 

Notre journaliste devrait alors louer une décision qui remet en cause la Constitution elle-même. Le juge administratif deviendrait le coauteur des décrets présidentiels, en se permettant de dicter au Président leur contenu. Or, l'article 8 de la Constitution énonce que la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Président, pouvoir que, par définition, il ne partage avec personne. 

Article 67, article 8, et, d'une manière générale, tous les articles de la Constitution prévoyant l'exercice par le Président d'une compétence sans contreseing du Premier ministre, notre commentateur pourrait constater une sorte de destruction de la Constitution par un juge, qui est pourtant censé être lié par ses dispositions.

Mais la révolution n'a pas eu lieu. Le recours déposé par les soutiens de Lucie Castets s'est effondré devant la réalité de la jurisprudence et il faut bien reconnaître qu'il n'avait pas la moindre chance de prospérer. Il reste à se demander pourquoi un tel recours a été déposé et comment un avocat a pu conseiller à ses clients de se lancer dans une telle aventure. Sur ce point, nous n'avons pas de réponse. Sans doute s'agissait-il d'une manoeuvre politique visant à affirmer l'absence de légitimité du gouvernement Barnier, visant aussi à maintenir la mobilisation de militants ? Même si l'on a bien ri, il est tout de même un peu fâcheux d'instrumentaliser le juge administratif pour transformer le prétoire en tribune politique. Ceci dit, il a l'habitude, et on peut penser que lui aussi, il a bien ri. 


1 commentaire:

  1. Un immense merci pour ce rafraîchissant périple en Absurdie si rare chez les juristes, experts es-exégèse des décisions de justice des plus hautes juridictions nationales, européennes ou universelles. Fréquent chez les scientifiques, le recours au raisonnement par l'absurde peut s'avérer utile, stimulant pour mieux appréhender les méandres de la pensée complexe des magistrats ! Pourquoi pas pour faire progresser l'état de la norme ... On peut toujours rêver.

    - Comme vous le soulignez si justement, nos "ventriloques" à carte de presse et autres folliculaires, si prompts à faire leurs choux gras des initiatives les plus grotesques (Cf. celle du NFP que vous analysez), sont étonnement muets lorsque les juridictions dégonflent la baudruche. Pourquoi ?

    - Par ailleurs, la démarche du parti du "Che" est souvent ambivalente. Lorsqu'une décision de justice est conforme à leur demande, ils n'ont pas assez de qualificatifs pour encenser le juge et dénoncer les violations caractérisées du droit par un exécutif ignorant les grands principes de l'état de droit. Par contre, lorsque cette même décision de justice ne leur donne pas raison, ils n'ont pas de mots assez durs pour vilipender des magistrats aux ordres du pouvoir et du grand capital pour qui le grand soir approche.

    Afin de calmer les ardeurs de ces personnages méprisant le droit, la justice et les principes du droit, ne pourrait-on pas imaginer, dans les cas les plus flagrants, une condamnation importante pour usage de procédure abusive ? Cela calmerait leurs ardeurs malsaines et ferait rentrer quelques euros dans les caisses d'un Etat impécunieux.

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