« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 16 mai 2025

Le Conseil d'État, juge de la qualité de l'air, et des ZFE


Le 25 avril 2025, le Conseil d'État a rendu une décision affirmant que l'État a mis en place les mesures nécessaires à l'amélioration de la qualité de l'air dans des zones particulièrement polluées au dioxyde d'azote, notamment les régions lyonnaises et parisiennes. Les seuils ne sont plus dépassés, et le juge estime donc qu'il n'est plus utile de liquider une nouvelle astreinte. 

 

Huit ans de contentieux

 

Ce contentieux relatif à la qualité de l'air a duré huit années, longues années durant lesquelles le Conseil d'État a fait usage des pouvoirs d'injonction et d'astreinte dont il dispose, sur le fondement des articles L911-1 et L911-2 du code de la justice administrative. En l'espèce, il s'agissait d'assurer le respect de la directive du parlement européen et du conseil du 21 mai 2008. Dans son annexe XI, elle définit des valeurs limites permettant d'atteindre un objectif d'"air pur pour l'Europe". Ces valeurs figurent dans l'article R221-1 du code de l'environnement.

Le point de départ de l'affaire se trouve dans un arrêt Les Amis de la Terre rendu le 12 juillet 2017. A l'époque, les associations écologistes avaient demandé au gouvernement de mettre en oeuvre des plans de réduction des concentrations de dioxyde d'azote et des particules fines. Leur demande était restée sans réponse, et ils avaient donc déposé un recours devant le Conseil d'État. Celui-ci avait satisfait leur demande, et ordonné à l'État de mettre en place de tels plans, afin de respecter les seuils de pollution fixés par la directive européenne.

Hélas, il est bien difficile de parvenir à une réduction de ces pollutions rapidement, d'autant que le gouvernement ne s'est pas vraiment hâté de satisfaire à l'injonction. Le 10 juillet 2020, un deuxième arrêt Les Amis de la Terre est donc intervenu, le Conseil d'État étant alors juge de la décision précédente. Il a constaté que les plafonds fixés par la directive étaient toujours dépassés dans certaines zones et que les autorités n'avaient pas fait preuve de la diligence appropriée. Il a donc prononcé une astreinte de dix millions d'euros par semestre, jusqu'à la date de la complète exécution de l'arrêt de 2017. Une troisième décision a suivi, le 4 août 2021, qui liquide l'astreinte de dix millions pour la période de janvier à juillet 2021.

C'est seulement en 2023 que le juge desserre un peu l'étau. Une décision du 24 novembre 2023 réduit de moitié l'astreinte, à cinq millions par semestre de retard, et constate que les zones urbaines de dépassement du seuil de pollution se sont réduites aux seules les régions lyonnaises et parisiennes. L'arrêt du 25 avril 2025 marque ainsi le point d'aboutissement d'une procédure particulièrement longue mais finalement efficace. La pression contentieuse a permis, effectivement, une amélioration de la qualité de l'air.

 


 

 
 
Restera-t-il un chant d'oiseau ? Jean Ferrat, 1976

 

Le droit à un environnement sain

 

Cette pression contentieuse ne pourrait sans doute pas se développer sans la reconnaissance du droit à un environnement sain dans par notre système juridique. La Charte de l'environnement, dans son article 1er, énonce que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », mais il faut bien reconnaître que ce droit se traduit surtout par des devoirs de l'État qui se voit imposer certaines contraintes.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, fonde le droit à un environnement sain sur le respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans l’arrêt Tatar c. Roumanie du 27 janvier 2009, elle sanctionne la négligence de l’État qui a omis de protéger sa population de la pollution des eaux d’une rivière par les rejets d’une entreprise industrielle. Elle ajoute que l’État doit prévoir un cadre législatif pour garantir le droit à un environnement sain[ii]. Sur le même, fondement, la CEDH, dans une décision Cannavacciulo c. Italie du 30 janvier 2025, condamne l’État italien pour son inaction face à une pollution liée à la présence, dans la région napolitaine, d’une multitude de décharges sauvages gérées par des mafias.

L'arrêt du 25 avril 2025 se situe ainsi au coeur d'une évolution qui envisage l'environnement sain, et donc l'air pur, comme objet d'un droit. On ne peut que s'en féliciter, si ce n'est que les instruments utilisés pour parvenir à une réduction des substances polluantes sont actuellement au coeur de larges débats. 

 

Les zones à faibles émissions

 

En effet, la décision du Conseil d'État se réfère expressément aux mesures prises par le gouvernement, parmi lesquelles figurent les voies réservées au co-voiturage et la création des très contestées "Zones à faibles émissions" (ZFE). Or nul n'ignore que ces dispositifs sont actuellement dénoncés comme des "bombes sociales" qui interdisent l'accès des grandes villes aux véhicules les plus polluants, c'est-à-dire ceux que possèdent les personnes les plus modestes, celles qui travaillent en ville mais n'ont pas les moyens d'y habiter, celles aussi qui n'ont pas suffisamment d'argent pour acheter un véhicule électrique. Le 26 mars 2025, un amendement voté à l'initiative des députés du Rassemblement national et des Républicains a purement et simplement supprimé les ZFE, accusées de "ségrégation sociale territoriale". Bon nombre d'élus locaux ont, en même temps, annoncé leur intention de ne pas mettre en place les ZFE. Devant cette situation, le débat sur la loi a été repoussé, et le gouvernement s'efforce de trouver un compromis qui pourrait bien aboutir à faire des ZFE une planification facultative, ce qui n'est pas très différent d'une disparition.

A la lecture, l'arrêt du 25 avril 2025 apparaît ainsi quelque peu "hors sol", reposant sur une législation présentée comme acquise, définitive et incontestée. Bien entendu, la décision est présentée comme un "grand arrêt", témoignage de l'investissement du Conseil dans la protection de l'environnement par une construction jurisprudentielle courageuse. Sans doute, mais force est de constater que la construction repose sur des fondations un peu fragiles.



lundi 12 mai 2025

La Légion d’honneur de Nicolas Sarkozy menacée par son bracelet électronique


La jurisprudence administrative vient d'être saisie d'un dossier quelque peu embarrassant. En effet, l'ancien secrétaire national d'Europe Écologie - Les Verts, maître Julien Bayou, a déposé une requête devant le tribunal administratif de Paris le 6 mai 2025. Il conteste le refus d'exclure Nicolas Sarkozy de l'ordre de la Légion d'honneur, et demande qu'il soit enjoint à ce dernier de "constater l'exclusion de droit de M. Sarkozy de la Légion d'honneur". 

 

Un ancien président de la République

 

L'affaire n'est pas dépourvue d'intérêt. D'une part, il faut reconnaître que le contentieux de la Légion d'honneur n'est pas fréquent. Si des exclusions sont effectivement quelquefois prononcées, les intéressés ne se précipitent pas pour faire des recours. Ils préfèrent "imiter de Conrard le silence prudent", et ne pas médiatiser leurs turpitudes par des requêtes intempestives et surtout inutiles. De fait, la jurisprudence fait cruellement défaut. D'autre part, la situation de Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, est tout-à-fait particulière. Comme tous les présidents de la République nouvellement élus, il a été reconnu grand maître de la Légion d'honneur par le grand chancelier, le jour de son investiture. Celui-ci lui présente le grand collier de l'ordre prononçant les paroles suivantes : « Monsieur le président de la République, nous vous reconnaissons comme grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur ». 

De cette situation particulière, certains déduisent qu'il est impossible de retirer la Légion d'honneur à quelqu'un qui l'a obtenue es qualité. Ils considèrent même qu'il s'agit de protéger l'ordre lui-même, dès lors que l'ancien président en a été le grand maître. L'analyse pourrait toutefois être inversée, car les règles qui organisent la discipline dans l'ordre de la Légion d'honneur ont précisément pour objet de protéger les valeurs qu'il incarne, en écartant ceux qui précisément les ont violées, au point d'être l'objet de graves condamnations pénales.Tel est le cas de Nicolas Sarkozy, condamné, en décembre 2024, à trois ans d'emprisonnement, dont un ferme, pour corruption et trafic d'influence dans l'affaire Paul Bismuth. 

Pour savoir si l'ancien président doit être privé de sa Légion d'honneur, il convient de répondre à deux questions juridiques étroitement imbriquées. D'une part, quelle procédure s'applique, d'autre part qui est compétent pour la mettre en oeuvre.

 


La légion d'honneur. Maxime Le Forestier

Chanson posthume de Georges Brassens. 1985

 

La procédure disciplinaire

 

Pratiquement toute la presse s'appuie, sans d'ailleurs le citer, sur l'article 96 du code de la Légion d'honneur. Celui-ci prévoit que des "peines disciplinaires", au nombre desquelles figure l'exclusion, peuvent être prononcées à l'encontre de "tout membre de l'ordre qui aura commis un acte contraire à l'honneur". L'information peut être transmise au grand chancelier par les ministres de la justice ou de la défense, ou encore par les préfets. 

Une procédure disciplinaire peut alors être engagée, qui s'accompagne évidemment de l'exercice des droits de la défense, l'intéressé bénéficiant de l'assistance d'un avocat. A l'issue, le conseil de l'ordre émet un avis sur les mesures disciplinaires à prendre contre l'intéressé. Lorsqu'il conclut à l'exclusion, cet avis doit être acquis à la majorité des deux tiers des votants. L'article R106 prévoit ensuite que l'exclusion comme la suspension sont prononcées par décret du président de la République. Celui-ci peut toujours s'y refuser, l'article R104 précisant qu'il n'est possible de passer outre à l'avis du conseil qu'en faveur du légionnaire.

L'actuel président de la République a déjà fait savoir qu'il "ne signerait pas un tel décret", mais la formule n'est pas sans ambiguïté. En effet, il se pourrait bien qu'il ne soit pas compétent pour le signer.

 

L'exclusion automatique de l'article R91

 

Reprenons donc les termes de l'article R106. Il prévoit certes que l'exclusion est prononcée par décret du président de la République, mais cette procédure s'applique "sauf dans les cas prévus aux articles R 90 alinéa 2 et R. 91". Le premier traite de l'exclusion de droit des personnes qui ont perdu la nationalité français, mais le second est plus intéressant. L'article R 91 du code de la Légion d'honneur affirme : "Sont exclues de l'ordre les personnes condamnées pour crime, et celles condamnées à une peine d'emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an". On sait qu'en droit l'indicatif a valeur d'impératif, et l'on observe que le code ne prévoit aucune disposition particulière régissant le retrait de la Légion d'honneur des anciens présidents de la République. Nicolas Sarkozy, on le sait, a été condamné à une peine sans sursis égale à un an.

C'est finalement un tout récent décret du 22 janvier 2025 qui emporte la conviction. Il introduit une nouvelle rédaction de l'article R107 du code de la Légion d'honneur qui ne laisse guère de doute sur la compétence du grand chancelier " Dans les cas prévus (...) à l'article R. 91, le grand chancelier informe le conseil de l'ordre et constate, par arrêté, l'exclusion de l'ordre". Autrement dit, lorsqu'une personne est condamnée à au moins un an d'emprisonnement ferme, le grand chancelier se borne à prendre acte de l'exclusion, à la constater. Celle-ci relève d'un simple jeu d'écriture et ne s'accompagne d'aucune procédure disciplinaire.

Le décret du 22 janvier 2025, signé d'Emmanuel Macron lui-même, a pour conséquence immédiate de l'écarter de la procédure, qui semble relever de la compétence exclusive du grand chancelier. On doit saleur l'habileté de l'actuel Président qui se débarrasse ainsi du problème Sarkozy, tout en prenant des postures de soutien devant les journalistes. Quant au grand chancelier, il a compétence liée, ce qui signifie qu'il est tenu de constater l'exclusion d'un membre condamné à une telle peine de prison. 

Ces deux autorités sont ainsi, d'une certaine manière, protégées par les dispositions du récent décret. Le président de la République n'a pas à intervenir et le grand chancelier n'a aucune marge de manoeuvre. Tout au plus pourrait-il envisager de gagner du temps, peut être en attendant l'issue du recours en cassation, mais la peine de Nicolas Sarkozy est déjà en cours d'exécution... Et le juge administratif pourrait peut-être finalement prononcer l'injonction demandée.

 

 

vendredi 9 mai 2025

Le droit du sol et l'indivisibilité de la République


Le droit du sol n'est pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Le Conseil constitutionnel en a décidé ainsi dans sa décision du 7 mai 2025 portant sur la loi visant à renforcer les conditions d’accès à la nationalité française à Mayotte. Il autorise ainsi le législateur à moduler les conditions d'octroi de la nationalité, en acceptant une lecture souple du droit du sol.

 

Les PFLR

 

On sait que la notion de PFLR, qui figure dans le Préambule de 1946 sans que lui ait été attribué un contenu bien précis, joue désormais le rôle d'une sorte de boîte à outils. En fonction des besoins, le Conseil y fait entrer certains droits et certaines libertés qui ont été consacrés par une loi républicaine antérieure à 1946, c'est-à-dire votée à une époque où la loi était la norme suprême. La qualité de PFLR fut ainsi attribuée, par la grande décision du 16 juillet 1971, à la liberté d'association. Issue de la célèbre loi du 1er juillet 1901, la liberté d'association a donc pris en 1971 une sorte d'ascenseur normatif qui lui a permis d'acquérir une valeur constitutionnelle. 
 
 

 
 Né quelque part. Maxime Le Forestier. 1988
 
 

Le droit du sol n'est pas absolu

 

 
L'acquisition de la nationalité pour les enfants nés en France de parents étrangers est organisée par les articles 21-7 et 21-11 du code civil. Ces enfants peuvent obtenir la nationalité, soit de plein droit à partir de leurs dix-huit ans, soit sur réclamation à partir de treize ou seize ans, à condition d’avoir leur résidence habituelle en France pendant une période d’au moins cinq ans depuis, depuis l’âge de huit ou onze ans selon les cas.
 
Ces dispositions parlent d'elles-mêmes et montrent que le droit du sol, en tant que tel, n'est pas absolu. Le système juridique a considérablement évolué depuis la loi sur la nationalité du 26 juin 1889, confirmée par celle du 10 août 1927. A l'époque, le législateur considérait qu'était française à sa majorité toute personne née en France d'un étranger. S'il existait une condition de résidence, aucune initiative de la part de l'intéressé n'était requise. A l'époque, il s'agissait de répondre à des nécessités liées aussi bien à la démographie qu'à la conscription. 

Ces références historiques sont utiles, car ce sont elles qui fondent la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 juillet 1993. Déjà, le législateur avait posé des limites à l'acquisition de la nationalité dans les collectivités d'outre-mer. Le Conseil constitutionnel avait alors estimé que ces motifs circonstanciels, à l'origine des lois de 1889 et de 1927, interdisaient de considérer le droit du sol comme un PFLR.
 
 

Le cas de Mayotte

 
Les dispositions législatives déférées au Conseil constitutionnel ne font que renforcer la spécificité du droit de la nationalité applicable à Mayotte.
 
Celle-ci figurait déjà dans la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie. A l'époque,  une nouvelle rédaction de l'article 2493 du code civil avait déjà imposé une contrainte supplémentaire au territoire de Mayotte. Il conditionnait l'acquisition de la nationalité par un enfant né à Mayotte de parents étrangers à la résidence régulière d’un de ses parents en France pendant au moins trois mois à la date de sa naissance.
 
Dans sa décision du 6 septembre 2018, le Conseil avait déclaré ces dispositions conformes à la Constitution. Il est vrai que les requérants n'avaient pas invoqué la violation d'un éventuel PFLR. Ils avaient préféré se fonder sur le principe de fraternité que le Conseil venait d'invoquer, deux mois plutôt, dans sa décision du 6 juillet 2018. Il avait déclaré inconstitutionnel sur ce fondement le délit d'aide au séjour irrégulier. Depuis cette date cependant, le principe de fraternité a été souvent invoqué, mais toujours écarté par le Conseil constitutionnel.
 
De fait, les dispositions examinées par le Conseil le 7 mai 2025 se bornent à renforcer la spécificité du droit applicable à Mayotte, spécificité qui était déjà largement acquise. Elle exige désormais que, au moment de la naissance, les deux parents de l'enfant résident en France de manière régulière et ininterrompue depuis au moins un an. Le Conseil mentionne que cette particularité du droit de la nationalité à Mayotte se justifie par l'importance des flux migratoires et la forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup sont en situation irrégulière. De fait, le nombre d'enfants nés de parents étrangers y est particulièrement élevé. Sur ce point, le Conseil reprend sa jurisprudence du 6 septembre 2018, en affirmant que ces « caractéristiques et contraintes particulières » autorisent l'adaptation des règles d'accès à la nationalité.
 
 

L'indivisibilité de la République

 

Observons tout de même que le Conseil constitutionnel prévoit une sorte de garde-fou exprimé dans une réserve. Il affirme en effet que le principe d'indivisibilité de la République, mentionné dans l'article 1er de la Constitution, "s’oppose à ce que des dispositions fixant les conditions d’acquisition de la nationalité puissent ne pas être les mêmes sur l’ensemble du territoire". Il ajoute immédiatement que cette règle s'impose "sous la seule réserve des dispositions particulières prévues par la Constitution". Dans le cas présent, ces "dispositions particulières" sont celles de l'article 73 qui mentionne que les lois et règlements sont applicables de plein-droit dans les collectivités d'outre-mer, mais qu'ils "peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités
 
Le droit du sol peut donc faire l'objet d'adaptations outre-mer, ce que l'on savait déjà. En revanche, il est clair que le principe d'indivisibilité serait mis en cause s'il était totalement supprimé, et non pas seulement adapté. La réserve ainsi formulée prend l'allure d'une mise en garde. En revanche, il reste à se demander quelle serait la décision du Conseil constitutionnel dans l'hypothèse, peu probable certes, où le législateur déciderait de substituer totalement le droit du sang au droit du sol. Car, dans ce cas, les conditions d'acquisition de la nationalité seraient "les mêmes sur l'ensemble du territoire".
 
 
La nationalité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 A

mardi 6 mai 2025

Les Golden Passports maltais maltraités par la CJUE



L' histoire de l'ile de Malte est marquée par une longue tradition de piraterie. De nouvelles formes de délinquance sont apparues plus récemment, les autorités acceptant de vendre un trésor très particulier. La nationalité maltaise pouvait en effet être purement et simplement achetée par ceux qui voulaient bénéficier du statut de citoyen de l'Union européenne. Saisie d'un recours en manquement initié par la Commission, la Cour de justice de l'Union européenne, dans un arrêt du 29 avril 2025, constate que Malte a manqué aux obligations imposées par l'article 20 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et par l'article 4 § 3 du traité de l'Union européenne.

 

Le statut de citoyen de l'Union


L'article 20 TFUE confère le statut de citoyen de l'Union à toute personne ayant la nationalité d'un État membre. Cette citoyenneté européenne n'est donc pas attribuée directement. Il s’agit d’une citoyenneté de superposition, dépendante de la possession de celle d’un État membre. De fait, les citoyens des États membres ont le droit de circuler, de séjourner, de voter et d'être éligibles aux élections municipales et européennes. Autant dire que le statut est attractif pour des ressortissants des États tiers qui souhaitent faire des affaires sur le territoire européen, voire se mettre à l'abri d'éventuelles poursuites initiées dans leur pays d'origine. 

La loi maltaise prévoyait une "procédure transactionnelle" permettant aux candidats à la nationalité de participer à un "programme des investisseurs individuels". Concrètement, on pouvait acheter un Golden Passport, moyennant le paiement de 600 000 euros à 750 000 euros au gouvernement maltais, ou encore l'acquisition d'une résidence d'une valeur minimale de 700 000 euros, voire des dons à des ONG maltaises. 

Pour la Commission, une telle pratique viole l'article 4 § 3 TUE, qui établit le principe de coopération loyale entre l'Union et ses États membres. Elle consiste en effet à exploiter, à des fins purement financières, l'oeuvre commune que constitue la citoyenneté de l'Union. Certes, des négociations ont eu lieu, mais avec un effet très limité. En 2022, Malte a exclu de son programme de citoyenneté par investissements les ressortissants russes et biélorusses, mais la vente des Golden Passports a continué pour les demandeurs ressortissants d'autres États.

 


 Les autorités maltaises, après la décision de la CJUE

Astérix et Cléopâtre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1965

 

Nationalité et espace européen

 

L'argument maltais selon lequel chaque État définit souverainement les conditions d’octroi et de perte de la nationalité est sèchement écarté par la CJUE. Cette compétence doit s'exercer dans le respect du droit de l’Union. Ce principe a été affirmé dès la décision Micheletti et a. du 7 juillet 1992, et rappelé récemment dans un arrêt du 5 septembre 2023 Perte de la nationalité danoise. La CJUE reconnaît alors que la perte de la nationalité danoise pour défaut de rattachement effectif avec cet État entraîne la perte du statut de citoyen de l'Union. En vendant la citoyenneté maltaise, il est clair que les autorités vendaient d'abord la citoyenneté de l'Union, la seule qui intéressait réellement les demandeurs. Ils seraient aussi bien devenus danois ou espagnols si le Danemark ou l'Espagne avaient vendu leurs passeports.

Les dangers d'une telle pratique pour l'UE apparaissent clairement si l'on considère qu'elle repose sur une confiance mutuelle incarnée par un espace européen. Certes le mythe de l'espace sans frontières est aujourd'hui bien écorné, alors que bon nombre d'États de l'Union ont rétabli les contrôles à leurs frontières. Mais il n'en demeure pas moins que cette notion d'espace européen fonde toujours la libre circulation et le droit de séjourner librement des ressortissants des États membres. La jurisprudence de la CJUE rappelle ainsi, en particulier dans les arrêts McCarthy et a. du 18 décembre 2014 et Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date du 22 février 2024, que les États doivent favoriser cette libre circulation. Aux yeux de la Commission, la vente des Golden Passports entraine une atteinte au principe même de la solidarité entre États membres.

Parmi ces prérogatives ainsi commercialisées figurent évidemment les droits politiques dont sont titulaires les citoyens de l'UE, droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales et européennes. L'article 2 TUE précise que le fonctionnement de l'Union repose sur la démocratie représentative, et une jurisprudence constante rappelle qu'il s'agit là d'un principe fondamental qui ne saurait être remis en cause. La CJUE l'a rappelé dans deux décisions du 19 novembre 2024 relatives à l'éligibilité et à la qualité de membre d'un parti politique. Les conditions d'octroi de la nationalité ont donc une influence directe sur le fonctionnement de l'Union européenne.

De tous ces éléments, la CJUE déduit la constatation du manquement. On ne doit pourtant pas en déduire qu'elle entend imposer aux États une véritable politique d'attribution de la nationalité. Leur compétence s'exerce pleinement, sous la seule réserve de sa compatibilité avec la nature même de la citoyenneté de l'Union. Concrètement, comme la CJUE l'affirme dans sa décision du 25 avril 2024, Stadt Duisburg (Perte de la nationalité allemande), la citoyenneté d'un État membre repose d'abord sur le lien de solidarité et de loyauté entre l'État et ses ressortissants, ensuite sur la réciprocité des droits et des devoirs. L'acquisition de la nationalité moyennant espèces sonnantes et trébuchantes est, à l'évidence, incompatible avec la nature de ces liens. En dehors de cette réserve, les États décident librement de leur politique d'attribution de la nationalité.

La décision de la CJUE va dans le sens d'une protection des principes qui gouvernent l'Union européenne, interdisant de faire commerce de l'espace européen. Il n'en demeure pas moins que le lecteur de la décision est nécessairement frappé par l'inertie des États membres face à cette situation. Le recours en manquement est dû à l'initiative de la Commission elle-même "ayant eu connaissance dudit programme". Mais les États, évidemment informés de cette situation, s'en sont accommodés et leurs relations avec Malte n'ont pas été sérieusement affectées. La CJUE semble ainsi rappeler des "valeurs" bien oubliées, et pas seulement à Malte.



La citoyenneté européenne : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 A

samedi 3 mai 2025

Peut-on manifester tout seul ?



Après les cortèges du 1er mai, il est temps de s'interroger sur le caractère collectif ou nom de la liberté de manifester. Peut-on manifester tout seul ? C'est la question posée au tribunal administratif de Paris qui, le 11 avril 2025, a annulé un arrêté du 19 juin 2023 portant "interdiction partielle de manifester".

Pour comprendre cette "interdiction partielle", il faut éclairer le lecteur sur la situation de la requérante, Mme B.  Fort mécontente de la cour de cassation qui a rejeté son pourvoi, celle-ci s'est appuyée sur le droit des manifestations, conformément aux informations qui lui avaient été délivrées par les services de la préfecture de police. Elle a donc déposé une déclaration auprès d'eux annonçant son intention d'organiser un rassemblement statique, avec elle comme seul participante, pendant cinq journées successives, devant les grilles du Palais de justice, à Paris. Le préfet a cependant interdit cette manifestation, autorisant toutefois Mme B. à se tenir sur le trottoir d'en face pour dénoncer les turpitudes de la cour de cassation.

 

La manifestation, action collective


Le tribunal administratif ne se prononce évidemment pas sur l'atteinte à l'ordre public que pourrait entrainer l'initiative de la requérante. Sa présence statique ne gênait évidemment personne. En revanche, la question posée est celle du fondement juridique qui lui a été conseillé et qu'elle a employé.

Pour le tribunal administratif, "eu égard à ses modalités, une telle action ne peut être regardée comme une manifestation" et les dispositions du code de la sécurité intérieures relatives à la procédure déclaration n'étaient pas applicables en l'espèce. Autrement dit, une manifestation ne saurait être le fait d'une personne seule.

Certes, le tribunal administratif applique ainsi sur l'article L 211-2 du code de la sécurité intérieure qui énonce que "sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique".  Si les "cortèges, défilés et rassemblements" indiquent une action collective, il n'en est pas tout-à-fait de même pour la "manifestation", définie d'abord par son usage de la voie publique.

C'est finalement la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 9 février 2016, donne une première définition juridique de la manifestation, comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ». La chambre criminelle casse alors un arrêt de la cour d'appel de Paris qui envisageait la manifestation de manière bien différente, comme « un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l'expression pacifique d'une opinion ou d'une revendication, cela à l'aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l'utilisation de moyens de sonorisation ». Pour la cour d'appel, un rassemblement de militants de la CGT à un péage autoroutier dans le but de distribuer des tracts aux automobilistes, sans brandir aucune banderole et sans crier de slogans ne s'analysait donc pas comme une manifestation. La Cour de cassation estime que cette définition « ajoute à la loi des conditions qu'elle ne prévoit pas quant aux modalités matérielles d'expression des buts de la manifestation ». Autrement dit, ce ne sont pas les banderoles et les slogans qui définissent la manifestation. Une manifestation peut demeurer silencieuse, dès lors qu'elle utilise la voie publique pour exprimer une opinion.

Le tribunal administratif de Paris, dans son jugement du 11 avril 2025, met en oeuvre cette interprétation étroite. Certes, Mme B. utilise la voie publique pour exprimer son opinion sur une décision de la Cour de cassation, mais il ne s'agit pas d'une opinion "collective" ou d'une "volonté commune" au sens où l'entend cette même cour de cassation le 9 février 2016. A cet égard, la malheureuse Mme B. est doublement victime de la Cour de cassation, d'abord de la décision qu'elle veut contester devant les grilles du Palais du justice, ensuite de la jurisprudence qui lui interdit de le faire...

 


 Quelques manifestants. Sempé. 1983

 

A la recherche d'un fondement juridique

 

L'analyse juridique du tribunal administratif est certes défendable, mais il faudrait tout de même que Mme B. puisse disposer d'un fondement juridique quelconque pour exprimer sa revendication. Car, dans le fond, on ne voit pas ce qui interdirait à une personne seule de manifester. 

Dès lors, la question posée, d'ordre plus général, est celle du fondement,  non pas de la procédure, mais de la liberté de manifestation elle-même. Celle-ci se caractérise par un caractère hybride. 

Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifestation est un sous-produit de la liberté d'expression. De sa décision du 18 janvier 1995 à celle du 4 avril 2019, le Conseil trouve son fondement dans " « le droit d'expression collective des idées et des opinions », c'est-à-dire l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Pour la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le fondement de la liberté de manifester se trouve dans l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et fait donc partie de la "liberté de réunion pacifique" qu'il garantit. Elle s'assure que les restrictions à son exercice ne sont pas excessives, en laissant toutefois aux États une large marge d'autonomie en ce domaine. Les uns peuvent opter pour un régime d'autorisation, les autres pour un régime de déclaration, sans violer la Convention.

Ces deux positions ne sont pas aussi antagonistes que l'on pourrait le penser,  car les régimes juridiques tendent plutôt à se rapprocher. Dans son arrêt Women on Waves c. Portugal du 3 février 2009, la CEDH reconnaissait que la liberté de réunion et la liberté d'expression sont difficilement séparables. Plus récemment, dans un arrêt Apnel c. France du 12 septembre 2024, la Cour admet que l'interdiction d'une manifestation de nudistes à bicycltte emporte une ingérence dans leur liberté d'expression, sans toutefois la juger excessive.

La Cour de cassation, quant à elle, opère une sorte de fusion entre les deux approches. D'un côté, elle applique la jurisprudence constitutionnelle en invoquant la liberté d'expression. De l'autre, elle exerce un contrôle de la nécessité de ses restrictions très proche de celui exercé par la CEDH. Dans un arrêt du 11 septembre 2024, rendu à propos des manifestations sur le site de Bures, elle exige ainsi du juge pénal qu'il évalue la proportionnalité de la sanction au regard de la liberté d'expression.

Sans doute, mais le cas de Mme B. n'a rien à voir avec le juge pénal. Elle est en effet confrontée à une décision administrative qui lui interdit de manifester à l'endroit qu'elle avait choisi. Dans son cas, le seul fondement possible est celui de la liberté d'expression, dès lors qu'il est en effet difficile d'envisager une réunion ne comportant qu'une unique participante. Or le fondement de la liberté d'expression est précisément celui utilisé par le Conseil constitutionnel pour constitutionnaliser la liberté de manifester. Et il ne fait aucun doute la liberté d'expression peut être exercée aussi bien par une personne seule que par un groupe de personnes.

Pour le moment, l'action de Mme B. ne bénéficie donc d'aucune garantie et ne semble même pas considérée par le tribunal administratif comme une liberté constitutionnellement protégée. On espère que le jugement fera l'objet d'un recours car la question posée est loin d'être anecdotique. La manifestation n'est pas exclusivement une action, c'est aussi un choix individuel. Et pourquoi ne pas l'exercer seul ?


La liberté de manifester : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1




mercredi 30 avril 2025

Le viol sur mineure de moins de quinze ans devant la CEDH



Le traitement pénal des affaires de viol, et plus particulièrement de viol de mineures, fait actuellement l'objet de différents recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). L'arrêt rendu le 25 avril 2025, L. et autres c. France, met en lumière certaines défaillances du système français. On observe néanmoins que la décision porte sur des faits et des décisions de justice antérieurs à la loi du 3 août 2018 et à celle du 21 avril 2021. Les procédures pénales sanctionnées par la Cour ne pourraient sans doute pas se reproduire aujourd'hui de manière totalement identique. Il n'empêche que la Cour insiste sur des points qui ne sont pas résolus.

 

Les trois victimes

 

En l'espèce, les requérantes sont au nombre de trois. Deux étaient âgées de 14 ans au moment des faits, et la troisième de 16 ans. 

La première victime de 14 ans, fragile et isolée car traitée pour le traumatisme subi par un harcèlement scolaire, a porté plaine pour viol et agression sexuelle, commis par un sapeur pompier et deux de ses amis. Mais la jeune victime se montrait très passive, tétanisée par cette situation, et le juge d'instruction a finalement requalifié les faits en atteintes sexuelles commises sans violence, menace, contrainte, ni surprise. Les trois prévenus furent donc renvoyés devant le tribunal correctionnel. Les recours ont été vains et finalement la Cour de cassation estima que les motifs du renvoi relevaient de l'appréciation souveraine des juges du fond. Le 1er février 2022, la Cour d'appel de Versailles, saisie sur renvoi, prononça un non-lieu partiel.

Les parents de la seconde victime, également âgée de 14 ans, ont signalé sa disparition en mai 2020 à la gendarmerie de Forbach. Peu après cependant, elle était de retour à son domicile, en état d'ivresse manifeste. L'enquête a montré qu'elle avait passé la nuit avec deux hommes de 21 et 29 ans. Sous l'effet de l'alcool massivement consommé, la jeune requérante a eu sa première expérience sexuelle, subie, avec l'un des deux hommes, l'autre ayant des relations avec son amie, âgée de 17 ans. Là encore, les juges ont déduit que rien dans le dossier n'établissait que le viol avait eu lieu par violence, contrainte, menace ou surprise. Les agresseurs pouvaient donc supposer qu'une enfant de 14 ans totalement ivre était consentante. Les juges estiment ainsi que le fait que la victime n'ait pas été en état de consentir fait présumer le consentement.

La troisième victime a porté plainte, alors qu'elle avait 22 ans, pour des faits remontée à l'année de son seizième anniversaire. Elle se plaint d'avoir été violée par un jeune homme de 18 ans, lors d'une fête à son domicile en 2088.  Elle affirme avoir refusé clairement de se livrer à un acte sexuel, mais, malgré ses refus verbaux, elle s'est sentie incapable de réagir. Cette passivité pouvait être expliquée, là encore, par une consommation importante d'alcool et de stupéfiants. Le jeune agresseur, quant à lui, déclara que le manque de réaction de la requérante lui avait laissé penser qu 'elle était consentante.Cette fois, le procureur classa l'affaire, estimant que l'absence d'élément intentionnel ne permettait pas de qualifier les faits. Une ordonnance de non-lieu fut ensuite confirmée par la Cour de cassation le 6 avril 2022.

Les trois requérantes invoquant devant la Cour une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants ainsi qu'une atteinte à l'article 8 relatif à la protection de la vie privée. 

 


 Hôtel de Brignac, Montagnac. Poutre du plafond. circa 1450


Le principe de célérité

 

La première défaillance relevée par la CEDH réside dans l'absence de célérité et de diligence dans les procédures pénales. Pour la première requérante, la procédure a duré entre huit et douze ans pour des affaires ne présentant pas de difficulté particulière, les auteurs n'ayant pas cherché à échapper à la justice. Or, la jurisprudence de la CEDH se montre particulièrement attentive à cette exigence de célérité dans le cas particulier des abus sexuels, principalement ceux subis par un enfant, comme le rappelle l'arrêt G. c. Lituanie du 20 février 2024.

Cette attention au principe de célérité trouve son origine dans la volonté de protéger la victime, surtout lorsqu'il s'agit d'un enfant. Les procédures pénales constituent une épreuve particulièrement traumatisante et il convient donc de réduire autant que possible la durée de cette épreuve. Rappelons qu'au terme de la Convention sur les droits de l'enfant, toute décision le concernant doit être prise en tenant compte de son "intérêt supérieur".  Un mineur victime d'abus sexuels doit donc bénéficier de mesures d'accompagnement appropriées facilitant son rétablissement. Or, dans aucune des trois affaires, les juges internes n'ont sérieusement évalué les circonstances de l'espèce, particulièrement l'état de santé particulièrement détérioré de la première victime, les faits commis par les pompiers pouvant finalement être considérés comme un abus de sa vulnérabilité.

 

Le consentement

 

Cette même absence d'évaluation de la situation de chaque victime caractérise l'appréciation par les juges de la place de son consentement, ou de son absence de consentement, aux pratiques sexuelles.

La notion de consentement figure dans la jurisprudence de la cour de cassation depuis un arrêt ancien du 25 juin 1857 comme critère de l'incrimination. A l'époque, il s'agissait de punir un homme qui avait obtenu un acte sexuel en se glissant dans le lit de sa victime, se faisant passer pour son mari. La Cour de cassation affirme alors que le défaut de consentement peut résulter de "la violence physique ou morale (...) ou de tout autre moyen de contrainte ou de surprise".

Le cas des victimes en état d'alcoolémie est également envisagé par la Cour de cassation qui réprime une un viol commis par "surprise" lorsque la victime n'est pas suffisamment lucide pour comprendre ce qui lui arrive. Tel est le cas dans l'arrêt du 11 janvier 2017, la victime étant tellement ivre qu'elle avait pris son violeur pour son conjoint.

Mais cette jurisprudence ne permettait pas d'offrir une protection particulière aux victimes de moins de quinze ans. Le législateur a pourtant fait évoluer les choses. La loi du 3 août 2018, la première, pose comme principe que l'élément de surprise peut résulter de la seule différence d'âge entre l'auteur des faits et sa victime, ainsi que de l'autorité de droit ou de fait qu'il peut exercer sur celle. Ce texte constituait certes une avancée majeure, mais la CEDH observe, à juste titre, que l'analyse demeurait sur le terrain de la preuve. La circulaire d'application de ce texte invitait en effet les juges à évaluer le discernement de la victime. La loi du 21 avril 2021 sort enfin de cette logique, en déduisant de l'écart d'âge de cinq ans une présomption d'agression sexuelle. En même temps, le viol comme par un majeur sur un mineur devient une infraction autonome.

On sait qu'il est aujourd'hui question d'introduire expressément la notion de consentement dans la définition du viol. Sans intervenir directement sur l'activité du législateur français, on sent que la Cour est favorable à une telle réforme. Elle insiste en effet sur le fait que l'évaluation du discernement de la victime, et plus particulièrement de la jeune mineure de moins de quinze ans, est l'élément clé de la procédure pénale et que cette absence de discernement doit être déduite du jeune âge de la victime. La Cour observe d'ailleurs que nombre d'États du Conseil de l'Europe ont intégré le consentement dans la définition du viol.


La "victimisation secondaire"


La CEDH, dans sa décision du 25 avril 2025, sanctionne aussi la France pour des faits de "victimisation secondaire". La notion est apparue dans la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, élaborée au sein du Conseil de l'Europe. Il est alors demandé aux États parties d'éviter cette "victimisation secondaire".

Dans son arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, la CEDH considère comme "victimisation secondaire" le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. C'est le cas lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. Or la troisième victime a été exposée à ce type de propos, un des agents chargés de l'auditionner lui ayant brutalement reproché de ne pas avoir adopté un comportement adéquat en se défendant physiquement contre son agresseur. Ces propos étaient non seulement culpabilisants, mais ils ne correspondaient même pas à l'état du droit en vigueur. En effet, selon l'arrêt M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003, la qualification de viol n'est plus subordonnée à la preuve de la résistance physique de la victime.

Certes, l'arrêt rendu par la CEDH porte sur le droit antérieur à deux réformes législatives d'envergure, mais il n'en demeure pas moins qu'il met en lumière la nécessité de nouvelles réflexions pouvant conduire à une évolution de la législation. La question du consentement est actuellement en débat, celle de la "victimisation secondaire" n'est pas, en revanche, sérieusement envisagée. Il est vrai que les forces de police et de gendarmerie, comme d'ailleurs les juges, sont de mieux en mieux formés à l'audition des victimes d'agressions sexuelles, et plus précisément des mineurs. Mais le chemin est encore long pour que cette évolution se traduise par un véritable accompagnement, sans doute, comme toujours, faute de moyens.