« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 mai 2025

La Légion d’honneur de Nicolas Sarkozy menacée par son bracelet électronique


La jurisprudence administrative vient d'être saisie d'un dossier quelque peu embarrassant. En effet, l'ancien secrétaire national d'Europe Écologie - Les Verts, maître Julien Bayou, a déposé une requête devant le tribunal administratif de Paris le 6 mai 2025. Il conteste le refus d'exclure Nicolas Sarkozy de l'ordre de la Légion d'honneur, et demande qu'il soit enjoint à ce dernier de "constater l'exclusion de droit de M. Sarkozy de la Légion d'honneur". 

 

Un ancien président de la République

 

L'affaire n'est pas dépourvue d'intérêt. D'une part, il faut reconnaître que le contentieux de la Légion d'honneur n'est pas fréquent. Si des exclusions sont effectivement quelquefois prononcées, les intéressés ne se précipitent pas pour faire des recours. Ils préfèrent "imiter de Conrard le silence prudent", et ne pas médiatiser leurs turpitudes par des requêtes intempestives et surtout inutiles. De fait, la jurisprudence fait cruellement défaut. D'autre part, la situation de Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, est tout-à-fait particulière. Comme tous les présidents de la République nouvellement élus, il a été reconnu grand maître de la Légion d'honneur par le grand chancelier, le jour de son investiture. Celui-ci lui présente le grand collier de l'ordre prononçant les paroles suivantes : « Monsieur le président de la République, nous vous reconnaissons comme grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur ». 

De cette situation particulière, certains déduisent qu'il est impossible de retirer la Légion d'honneur à quelqu'un qui l'a obtenue es qualité. Ils considèrent même qu'il s'agit de protéger l'ordre lui-même, dès lors que l'ancien président en a été le grand maître. L'analyse pourrait toutefois être inversée, car les règles qui organisent la discipline dans l'ordre de la Légion d'honneur ont précisément pour objet de protéger les valeurs qu'il incarne, en écartant ceux qui précisément les ont violées, au point d'être l'objet de graves condamnations pénales.Tel est le cas de Nicolas Sarkozy, condamné, en décembre 2024, à trois ans d'emprisonnement, dont un ferme, pour corruption et trafic d'influence dans l'affaire Paul Bismuth. 

Pour savoir si l'ancien président doit être privé de sa Légion d'honneur, il convient de répondre à deux questions juridiques étroitement imbriquées. D'une part, quelle procédure s'applique, d'autre part qui est compétent pour la mettre en oeuvre.

 


La légion d'honneur. Maxime Le Forestier

Chanson posthume de Georges Brassens. 1985

 

La procédure disciplinaire

 

Pratiquement toute la presse s'appuie, sans d'ailleurs le citer, sur l'article 96 du code de la Légion d'honneur. Celui-ci prévoit que des "peines disciplinaires", au nombre desquelles figure l'exclusion, peuvent être prononcées à l'encontre de "tout membre de l'ordre qui aura commis un acte contraire à l'honneur". L'information peut être transmise au grand chancelier par les ministres de la justice ou de la défense, ou encore par les préfets. 

Une procédure disciplinaire peut alors être engagée, qui s'accompagne évidemment de l'exercice des droits de la défense, l'intéressé bénéficiant de l'assistance d'un avocat. A l'issue, le conseil de l'ordre émet un avis sur les mesures disciplinaires à prendre contre l'intéressé. Lorsqu'il conclut à l'exclusion, cet avis doit être acquis à la majorité des deux tiers des votants. L'article R106 prévoit ensuite que l'exclusion comme la suspension sont prononcées par décret du président de la République. Celui-ci peut toujours s'y refuser, l'article R104 précisant qu'il n'est possible de passer outre à l'avis du conseil qu'en faveur du légionnaire.

L'actuel président de la République a déjà fait savoir qu'il "ne signerait pas un tel décret", mais la formule n'est pas sans ambiguïté. En effet, il se pourrait bien qu'il ne soit pas compétent pour le signer.

 

L'exclusion automatique de l'article R91

 

Reprenons donc les termes de l'article R106. Il prévoit certes que l'exclusion est prononcée par décret du président de la République, mais cette procédure s'applique "sauf dans les cas prévus aux articles R 90 alinéa 2 et R. 91". Le premier traite de l'exclusion de droit des personnes qui ont perdu la nationalité français, mais le second est plus intéressant. L'article R 91 du code de la Légion d'honneur affirme : "Sont exclues de l'ordre les personnes condamnées pour crime, et celles condamnées à une peine d'emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an". On sait qu'en droit l'indicatif a valeur d'impératif, et l'on observe que le code ne prévoit aucune disposition particulière régissant le retrait de la Légion d'honneur des anciens présidents de la République. Nicolas Sarkozy, on le sait, a été condamné à une peine sans sursis égale à un an.

C'est finalement un tout récent décret du 22 janvier 2025 qui emporte la conviction. Il introduit une nouvelle rédaction de l'article R107 du code de la Légion d'honneur qui ne laisse guère de doute sur la compétence du grand chancelier " Dans les cas prévus (...) à l'article R. 91, le grand chancelier informe le conseil de l'ordre et constate, par arrêté, l'exclusion de l'ordre". Autrement dit, lorsqu'une personne est condamnée à au moins un an d'emprisonnement ferme, le grand chancelier se borne à prendre acte de l'exclusion, à la constater. Celle-ci relève d'un simple jeu d'écriture et ne s'accompagne d'aucune procédure disciplinaire.

Le décret du 22 janvier 2025, signé d'Emmanuel Macron lui-même, a pour conséquence immédiate de l'écarter de la procédure, qui semble relever de la compétence exclusive du grand chancelier. On doit saleur l'habileté de l'actuel Président qui se débarrasse ainsi du problème Sarkozy, tout en prenant des postures de soutien devant les journalistes. Quant au grand chancelier, il a compétence liée, ce qui signifie qu'il est tenu de constater l'exclusion d'un membre condamné à une telle peine de prison. 

Ces deux autorités sont ainsi, d'une certaine manière, protégées par les dispositions du récent décret. Le président de la République n'a pas à intervenir et le grand chancelier n'a aucune marge de manoeuvre. Tout au plus pourrait-il envisager de gagner du temps, peut être en attendant l'issue du recours en cassation, mais la peine de Nicolas Sarkozy est déjà en cours d'exécution... Et le juge administratif pourrait peut-être finalement prononcer l'injonction demandée.

 

 

2 commentaires:

  1. Intéressant (comme toujours ;-)).
    Je vous signale juste une erreur de plume : "saleur" au lieu de "saluer).
    Merci de votre œuvre de vulgarisation !

    RépondreSupprimer
  2. Je rejoins tout à fait le commentaire de la personne mentionnée ci-dessus, en particulier sur le terme "d'oeuvre de vulgarisation".

    Comme toujours, cette problématique juridique spécifique - parfaitement décortiquée par vos soins - se situe à l'intersection de deux autres plus générales.

    - L'inflation normative. Un problème, une loi. Telle est la spécificité française ! Souvent, avant même un retour d'expérience de la norme en vigueur, une nouvelle autre est mise en chantier et adoptée. Le résultat est devant nos yeux. Au lieu de faciliter l'interprétation d'une norme complexe (parfois floue et ambigüe), on la rend plus difficile. D'où les risques d'interprétations divergentes en fonction de la juridiction et du juge. Et, en dernier, ressort, une impression de cacophonie.

    - L'exemplarité. Nos dirigeants n'ont que ce mot à la bouche. Mais, notre patrie des droits de l'homme et des farces et attrapes, un gouffre existe entre la théorie et la pratique. Ce serait du genre, faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ! Rappelons que Nicolas Sarkozy a signé, dans sa capacité de président de la République, de nombreux de sanctions de hauts fonctionnaires - pour des faits démontrés ou non - en mettant également en avant ce concept d'exemplarité. Ce ne serait qu'un juste retour des choses que l'exemplarité lui revienne en boomerang à la figure pour ce qui concerne notre ordre le plus prestigieux.

    Comme dirait Paul Eluard, dans un poème daté de 1944 : "Comprenne qui pourra" !

    RépondreSupprimer