« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 30 avril 2025

Le viol sur mineure de moins de quinze ans devant la CEDH



Le traitement pénal des affaires de viol, et plus particulièrement de viol de mineures, fait actuellement l'objet de différents recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). L'arrêt rendu le 25 avril 2025, L. et autres c. France, met en lumière certaines défaillances du système français. On observe néanmoins que la décision porte sur des faits et des décisions de justice antérieurs à la loi du 3 août 2018 et à celle du 21 avril 2021. Les procédures pénales sanctionnées par la Cour ne pourraient sans doute pas se reproduire aujourd'hui de manière totalement identique. Il n'empêche que la Cour insiste sur des points qui ne sont pas résolus.

 

Les trois victimes

 

En l'espèce, les requérantes sont au nombre de trois. Deux étaient âgées de 14 ans au moment des faits, et la troisième de 16 ans. 

La première victime de 14 ans, fragile et isolée car traitée pour le traumatisme subi par un harcèlement scolaire, a porté plaine pour viol et agression sexuelle, commis par un sapeur pompier et deux de ses amis. Mais la jeune victime se montrait très passive, tétanisée par cette situation, et le juge d'instruction a finalement requalifié les faits en atteintes sexuelles commises sans violence, menace, contrainte, ni surprise. Les trois prévenus furent donc renvoyés devant le tribunal correctionnel. Les recours ont été vains et finalement la Cour de cassation estima que les motifs du renvoi relevaient de l'appréciation souveraine des juges du fond. Le 1er février 2022, la Cour d'appel de Versailles, saisie sur renvoi, prononça un non-lieu partiel.

Les parents de la seconde victime, également âgée de 14 ans, ont signalé sa disparition en mai 2020 à la gendarmerie de Forbach. Peu après cependant, elle était de retour à son domicile, en état d'ivresse manifeste. L'enquête a montré qu'elle avait passé la nuit avec deux hommes de 21 et 29 ans. Sous l'effet de l'alcool massivement consommé, la jeune requérante a eu sa première expérience sexuelle, subie, avec l'un des deux hommes, l'autre ayant des relations avec son amie, âgée de 17 ans. Là encore, les juges ont déduit que rien dans le dossier n'établissait que le viol avait eu lieu par violence, contrainte, menace ou surprise. Les agresseurs pouvaient donc supposer qu'une enfant de 14 ans totalement ivre était consentante. Les juges estiment ainsi que le fait que la victime n'ait pas été en état de consentir fait présumer le consentement.

La troisième victime a porté plainte, alors qu'elle avait 22 ans, pour des faits remontée à l'année de son seizième anniversaire. Elle se plaint d'avoir été violée par un jeune homme de 18 ans, lors d'une fête à son domicile en 2088.  Elle affirme avoir refusé clairement de se livrer à un acte sexuel, mais, malgré ses refus verbaux, elle s'est sentie incapable de réagir. Cette passivité pouvait être expliquée, là encore, par une consommation importante d'alcool et de stupéfiants. Le jeune agresseur, quant à lui, déclara que le manque de réaction de la requérante lui avait laissé penser qu 'elle était consentante.Cette fois, le procureur classa l'affaire, estimant que l'absence d'élément intentionnel ne permettait pas de qualifier les faits. Une ordonnance de non-lieu fut ensuite confirmée par la Cour de cassation le 6 avril 2022.

Les trois requérantes invoquant devant la Cour une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants ainsi qu'une atteinte à l'article 8 relatif à la protection de la vie privée. 

 


 Hôtel de Brignac, Montagnac. Poutre du plafond. circa 1450


Le principe de célérité

 

La première défaillance relevée par la CEDH réside dans l'absence de célérité et de diligence dans les procédures pénales. Pour la première requérante, la procédure a duré entre huit et douze ans pour des affaires ne présentant pas de difficulté particulière, les auteurs n'ayant pas cherché à échapper à la justice. Or, la jurisprudence de la CEDH se montre particulièrement attentive à cette exigence de célérité dans le cas particulier des abus sexuels, principalement ceux subis par un enfant, comme le rappelle l'arrêt G. c. Lituanie du 20 février 2024.

Cette attention au principe de célérité trouve son origine dans la volonté de protéger la victime, surtout lorsqu'il s'agit d'un enfant. Les procédures pénales constituent une épreuve particulièrement traumatisante et il convient donc de réduire autant que possible la durée de cette épreuve. Rappelons qu'au terme de la Convention sur les droits de l'enfant, toute décision le concernant doit être prise en tenant compte de son "intérêt supérieur".  Un mineur victime d'abus sexuels doit donc bénéficier de mesures d'accompagnement appropriées facilitant son rétablissement. Or, dans aucune des trois affaires, les juges internes n'ont sérieusement évalué les circonstances de l'espèce, particulièrement l'état de santé particulièrement détérioré de la première victime, les faits commis par les pompiers pouvant finalement être considérés comme un abus de sa vulnérabilité.

 

Le consentement

 

Cette même absence d'évaluation de la situation de chaque victime caractérise l'appréciation par les juges de la place de son consentement, ou de son absence de consentement, aux pratiques sexuelles.

La notion de consentement figure dans la jurisprudence de la cour de cassation depuis un arrêt ancien du 25 juin 1857 comme critère de l'incrimination. A l'époque, il s'agissait de punir un homme qui avait obtenu un acte sexuel en se glissant dans le lit de sa victime, se faisant passer pour son mari. La Cour de cassation affirme alors que le défaut de consentement peut résulter de "la violence physique ou morale (...) ou de tout autre moyen de contrainte ou de surprise".

Le cas des victimes en état d'alcoolémie est également envisagé par la Cour de cassation qui réprime une un viol commis par "surprise" lorsque la victime n'est pas suffisamment lucide pour comprendre ce qui lui arrive. Tel est le cas dans l'arrêt du 11 janvier 2017, la victime étant tellement ivre qu'elle avait pris son violeur pour son conjoint.

Mais cette jurisprudence ne permettait pas d'offrir une protection particulière aux victimes de moins de quinze ans. Le législateur a pourtant fait évoluer les choses. La loi du 3 août 2018, la première, pose comme principe que l'élément de surprise peut résulter de la seule différence d'âge entre l'auteur des faits et sa victime, ainsi que de l'autorité de droit ou de fait qu'il peut exercer sur celle. Ce texte constituait certes une avancée majeure, mais la CEDH observe, à juste titre, que l'analyse demeurait sur le terrain de la preuve. La circulaire d'application de ce texte invitait en effet les juges à évaluer le discernement de la victime. La loi du 21 avril 2021 sort enfin de cette logique, en déduisant de l'écart d'âge de cinq ans une présomption d'agression sexuelle. En même temps, le viol comme par un majeur sur un mineur devient une infraction autonome.

On sait qu'il est aujourd'hui question d'introduire expressément la notion de consentement dans la définition du viol. Sans intervenir directement sur l'activité du législateur français, on sent que la Cour est favorable à une telle réforme. Elle insiste en effet sur le fait que l'évaluation du discernement de la victime, et plus particulièrement de la jeune mineure de moins de quinze ans, est l'élément clé de la procédure pénale et que cette absence de discernement doit être déduite du jeune âge de la victime. La Cour observe d'ailleurs que nombre d'États du Conseil de l'Europe ont intégré le consentement dans la définition du viol.


La "victimisation secondaire"


La CEDH, dans sa décision du 25 avril 2025, sanctionne aussi la France pour des faits de "victimisation secondaire". La notion est apparue dans la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, élaborée au sein du Conseil de l'Europe. Il est alors demandé aux États parties d'éviter cette "victimisation secondaire".

Dans son arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, la CEDH considère comme "victimisation secondaire" le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. C'est le cas lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. Or la troisième victime a été exposée à ce type de propos, un des agents chargés de l'auditionner lui ayant brutalement reproché de ne pas avoir adopté un comportement adéquat en se défendant physiquement contre son agresseur. Ces propos étaient non seulement culpabilisants, mais ils ne correspondaient même pas à l'état du droit en vigueur. En effet, selon l'arrêt M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003, la qualification de viol n'est plus subordonnée à la preuve de la résistance physique de la victime.

Certes, l'arrêt rendu par la CEDH porte sur le droit antérieur à deux réformes législatives d'envergure, mais il n'en demeure pas moins qu'il met en lumière la nécessité de nouvelles réflexions pouvant conduire à une évolution de la législation. La question du consentement est actuellement en débat, celle de la "victimisation secondaire" n'est pas, en revanche, sérieusement envisagée. Il est vrai que les forces de police et de gendarmerie, comme d'ailleurs les juges, sont de mieux en mieux formés à l'audition des victimes d'agressions sexuelles, et plus précisément des mineurs. Mais le chemin est encore long pour que cette évolution se traduise par un véritable accompagnement, sans doute, comme toujours, faute de moyens.

 


1 commentaire:

  1. Encore un grand merci pour cette brillante analyse juridique de ces arrêts de la CEDH. Encore une fois, rien à voir avec les présentations impressionnistes des médias toujours à la recherche du sensationnel et du buzz médiatique.

    - Sur le plan des faits, ces affaires sont sordides. On peine à comprendre que les juridictions françaises aient botté en touche. Parfois, elles peuvent avoir la main lourde pour des affaires mineures, parfois elles peuvent avoir la main qui tremble pour condamner des agissements pénalement répréhensibles. La justice n'est pas une science exacte.

    - Sur le plan du droit, la CEDH se livre à un exercice intéressant d'analyse de trois principes aussi pertinents les uns que les autres. L'un d'entre eux appelle la remarque suivante. Celui de la célérité, qui s'apparente à celui du délai raisonnable. Dans ce domaine, la Cour n'est pas exempte de reproches, elle qui fait patienter des plaignants presqu'une décennie sans raison valable sauf celle du bon vouloir du juge. Sans parler du principe de l'impartialité objective qui n'implique pas le déport automatique du juge ressortissant de l'Etat mis en cause. La juridiction strasbourgeoise devrait parfois balayer devant sa porte en se livrant à de salutaires retours d'expérience comme savent le faire nos militaires.

    Notons que le juge français, Mattias Guyomar, vient d'être élu président de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Il est le troisième français à occuper cette haute fonction après René Cassin et, plus près de nous, Jean-Paul Costa. Hasard du calendrier, ce dernier est décédé il y a deux ans jours pour jour avant cette nomination. Le Conseil d'Etat peut être satisfait de ce choix qui concerne l'un des siens ...

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