« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 17 octobre 2023

La loi SREN, chantier en cours


Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (SREN) devrait être voté par l'Assemblée nationale le mardi 17 octobre. Comme bien souvent, le texte a fait l'objet d'une procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y a qu'une seule lecture dans chaque assemblée. Bien entendu, une commission mixte paritaire sera sans doute réunie, mais on peut déjà apprécier ce que sera l'économie générale du texte.

L'ambition de l'intitulé ne saurait cacher le caractère quelque peu hétéroclite du contenu de la loi, ou de ce qu'il en reste après les deux votes. La lecture laisse l'impression d'une série de mesures ponctuelles qui ne témoignent pas nécessairement d'une parfaite cohérence.

 

Les contenus pornographiques

 

A la suite du rapport du Sénat sur la pornographie et son industrie, publié à l'automne 2022, le projet de loi s'efforce de lutter contre la diffusion très large des contenus à caractère pornographique. Il s'agit évidemment de protéger les majeurs contre la diffusion, sans leur consentement, d'images à caractère sexuel les représentant. Le fait que le législateur se penche de nouveau sur cette question témoigne d'une incapacité du système juridique à faire respecter les dispositions de la loi du 13 novembre 2014, qui avait mis en place une procédure de blocage administratif unique des contenus faisant l'apologie du terrorisme ou à caractère pornographique. De même, la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique avait ajouté au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". 

Le présent texte pénalise le refus que l'hébergeur pourrait opposer à une demande de blocage émanant de l'autorité administrative. Certes, mais la mise en oeuvre de ce texte risque de se heurter à des difficultés. L'hébergeur ne manquera pas d'affirmer qu'il n'a pas les moyens techniques de vérifier cette absence de consentement. L'infraction risque alors de ne pas être suffisamment caractérisée. Cette situation pourrait susciter une censure du Conseil constitutionnel, fondée sur le défaut de sécurité juridique et de lisibilité de la loi.


Mise à disposition de contenus pornographiques, procédé traditionnel

Marché aux Puces de Saint Ouen, juin 2018


La protection des mineurs


Le législateur souhaite protéger les enfants confrontés sur internet à des contenus pornographiques finalement très faciles d'accès. Cette préoccupation n'est pas nouvelle et la loi du 30 juillet 2020 confiait déjà à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) une mission générale de protection des enfants dans ce domaine. Le législateur confie aujourd'hui à l'Arcom une compétence générale pour élaborer un référentiel auxquels les sites devront se conformer pour assurer la vérification de l'âge des internautes. Dans le cas où ils refuseraient de s'y plier, l'Arcom pourra ordonner le blocage de ces sites et ordonner leur déréférencement des moteurs de recherche. Le contrôle juridictionnel se limitera à un contrôle a posteriori du juge administratif, compétent pour apprécier la légalité de ces actes. 

Ce contrôle de l'âge de l'internaute est certainement une nécessité, mais force est de constater que, pour le moment, de grandes divergences existent sur les moyens techniques d'y parvenir. Comment empêcher qu'un enfant triche sur sa date de naissance ? Est-il possible de confier à une entreprise privée une compétence lui permettant d'exercer un contrôle d'identité ? La question mérite d'autant plus d'être posée que le juge judiciaire, compétent dans ce domaine, a été exclu du contrôle de la procédure. Pour le moment, le législateur utilise la technique de la "patate chaude", renvoyant à l'Arcom la résolution d'un problème qu'il ne peut résoudre lui-même. L'enjeu est de taille, surtout si l'on considère que la même difficulté entrave le contrôle de l'accès aux jeux en ligne.

 

Cyberharcèlement et provocation à commettre une infraction

 

Sur le plan pénal, le législateur renforce la répression contre le cyberharcèlement et les provocations à commettre certaines infractions. Une amende forfaitaire peut être appliquée, et la peine complémentaire de blocage de l'accès aux réseaux sociaux figure dans la loi. Ce "bannissement" (sic) des réseaux sociaux devient ainsi une menace réelle.

Un amendement sénatorial introduit dans la loi une sanction pénale visant spécifiquement les "Deep Fakes" ou "Hypertrucages". Ces notions très récentes désignent le fait de diffuser une image, une vidéo ou un enregistrement d’une personne, généré par intelligence artificielle et sans mentionner qu’il s’agit d’un faux. La sanction sera plus lourde lorsque un hypertrucage présente un contenu sexuel.

En revanche, l'idée d'une "identité numérique" dont seraient titulaires tous les Français et qu'ils devraient utiliser pour ouvrir un compte sur un réseau social a été heureusement abandonnée, le législateur ayant sans doute reculé devant les difficultés de sa mise en oeuvre.


DSA et DMA

 

L'essentiel du texte réside peut-être dans ce qui est le moins visible. Il s'agit en effet d'adapter le droit français aux deux règlements européens le Digital Service Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). 

Pour le DMA, plus orienté sur les questions de concurrence, la compétence de contrôle est confiée à l'Autorité de la Concurrence et au ministère de l'économie. Ils pourront se livrer à des investigations, recevoir des renseignements et coopérer avec la Commission européenne, dans le cadre du "réseau européen de concurrence". Pour le DSA, davantage orienté vers la protection des données personnelles, un partage des compétences est établi. L'Arcom sera "coordinateur des services numériques" en France et le CNIL devra vérifier le respect par les plateformes des restrictions imposées par le droit européen en matière notamment de profilage publicitaire. 

L'idée est ainsi de définir le rôle de chacun dans la mise en oeuvre de ces nouveaux règlements européens. La loi SREN témoigne ainsi du poids considérable du droit de l'Union européenne dans l'encadrement du net et le contrôle des entreprises du secteur. Cette situation est certainement positive car l'élaboration de standards européens renforce les armes juridiques susceptibles d'être utilisées pour contrer la puissance d'entreprises essentiellement américaines, mais aussi désormais chinoises. C'est ainsi que le fait d'imposer une concurrence véritable dans le Cloud ne peut sans doute connaître quelque succès que si la réglementation est européenne. A cet égard, la loi SREN montre que les dispositions du droit interne deviennent de plus en plus résiduelles, même si elles ne sont pas inutiles.

La protection des données : Chapitre 8, section 5 du manuel de libertés publiques sur internet



vendredi 13 octobre 2023

RIO : Le ministre de l'Intérieur en prend pour son matricule

Dans un arrêt d'Assemblée, sa formation la plus solennelle, rendu le 11 octobre 2023, le Conseil d'État déclare illégal le refus implicite opposé par le ministre de l'Intérieur à une demande tendant à ce que le port du numéro d'identification par les forces de l'ordre soit effectivement imposé. Il lui enjoint de garantir l'effectivité de cette obligation dans un délai de douze mois, ajoutant même que ce numéro devra être agrandi pour qu'il soit suffisamment lisible, notamment lorsque policiers et gendarmes interviennent à l'occasion de manifestations ou de rassemblements. 

Le recours émane de différentes associations, dont la Ligue des droits de l'homme et Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT) qui mènent depuis longtemps un combat pour assurer l'effectivité du port du RIO.

 

Le RIO

 

Le Référentiel des identités et de l'organisation (RIO) est un matricule à sept chiffres qui doit être arboré de manière visible par tous les agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Il concerne donc les fonctionnaires du ministère, le corps préfectoral et les agents administratifs en préfecture. Mais il concerne aussi, et c'est ce qui est en cause en l'espèce, les membres des forces de l'ordre, police nationale et Gendarmerie. Ils doivent le porter sur leur uniforme, ou sur un brassard, s'ils n'exercent pas leurs fonctions en uniforme.

Cette obligation a un fondement réglementaire dans l'article R434-15 du Code de la sécurité intérieure, qui précise que l'agent, "sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Seuls en sont dispensés les personnels travaillant dans les services de renseignement ou ceux chargés de la sécurité des services diplomatiques à l'étranger.

Le problème est que cette obligation n'a jamais été sérieusement respectée dans la police. Les syndicats de police en effet sont opposés au port du RIO et se sont toujours efforcés de soustraire les personnels à cette obligation. Et nul n'ignore que les syndicats de police ne sont pas sans influence au ministère de l'Intérieur. 

 


 L'homme de Rio. Philippe de Broca. 1964

Jean-Paul Belmondo

 

Le référé du 5 avril 2023

 

Le contentieux sur le port du RIO avait pourtant mal démarré. Dans un premier temps, une demande de référé visant à enjoindre au ministre de l'Intérieur de prendre toutes mesures utiles susceptibles de rendre effectif le port de ce numéro par les policiers et les gendarmes avait été écartée. Dans une ordonnance du 5 avril 2023, le juge des référés du Conseil d'État reconnaissait alors le caractère obligatoire du port du numéro d'identification individuelle des forces de l'ordre. En revanche, il tirait les conséquences des lacunes du dossier et refusait de prononcer l'injonction demandée.

A l'époque, la demande de référé avait été formulée immédiatement après les incidents de Sainte-Soline. Les associations requérantes invoquaient pêle-mêle des atteintes à "la liberté de manifester, à la liberté de réunion, au droit au respect de la vie, à la prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants et au droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction".  

Il était alors évident que la liberté de réunion n'était pas en cause, pas davantage que la liberté de manifestation, l'absence de port du RIO n'ayant, heureusement, jamais entravé l'exercice de ces libertés. De même, le droit à la vie et la prohibition des traitements inhumains et dégradants sont certainement des "libertés fondamentales" au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, mais le lien de causalité entre l'absence de RIO et ces graves violations des droits de l'homme n'est pas clairement établi. Il était évidemment bien délicat de soutenir que le port d'un numéro d'identification pourrait être suffisant pour supprimer toute violence lors des opérations de maintien de l'ordre.

De la même manière, le juge des référés sanctionnait aussi les lacunes matérielles du dossier. Si les associations requérantes montraient quelques photos témoignant de l'absence de visibilité du RIO, elles ne donnaient aucun élément permettant de mesurer l'ampleur réelle du phénomène. Le ministre de l'Intérieur, en revanche, faisait état d'instructions régulières données aux forces de l'ordre, leur rappelant cette obligation.


Le référé "mesures utiles"


De toute évidence, le recours pour excès de pouvoir à l'origine de l'arrêt du 11 octobre se présentait sous des auspices plus favorables. D'un côté, on doit observer que le ministre de l'Intérieur ne s'est pas donné la peine de répondre aux associations, son refus résultant d'une décision implicite de rejet de leur demande. 

De l'autre côté, le dossier des associations était bien mieux préparé qu'en avril 2023. A l'argumentaire désordonné du premier référé-liberté a été substituée une demande d'injonction simplement destinée à faire respecter une obligation légale. Le référé "mesures utiles" de l'article L 521-3 du code de la justice administrative offrait ainsi une voie de droit simple et accessible. Elle permettait surtout aux associations de se présenter comme des défenseurs de la légalité plutôt que comme des militants de Sainte-Soline. 


L'office du juge


Cette décision est évidemment importante, dans la mesure où elle a pour objet de contraindre le ministère de l'Intérieur au respect de la légalité. Il est en effet impensable qu'une pression syndicale permette à des agents publics de s'exonérer d'une contrainte légale. Mais elle est aussi remarquable au regard de l'office du juge, et c'est la raison pour laquelle la décision a été prise par l'assemblée du contentieux. Celle-ci affirme clairement que le juge administratif peut, si la méconnaissance d'une obligation légale est avérée, enjoindre à l'administration de prendre toutes mesures utiles pour en assurer le respect. En revanche, le juge ne saurait se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou leur enjoindre de le faire. Le même jour, dans une seconde décision du 11 octobre 2023, l'Assemblée précise ainsi qu'il n'appartient pas au Conseil d'État d'enjoindre au gouvernement de redéfinir totalement la politique publique des contrôles d'identité, dans le but d'éviter ceux qui sont discriminatoires. L'Assemblée rappelle ainsi ce qui constitue une évidence : le Conseil d'État a pour mission de faire respecter la légalité, pas d'imposer au gouvernement de changer de politique.

 


Les contrôles d'identité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section  2 § 1 B



 

lundi 9 octobre 2023

Les Invités de LLC. Le Président Magnaud et les violences infligées à un enfant

 

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Nous recevons aujourd'hui le célèbre Président Magnaud, le "bon juge" qui fut président du tribunal de Chateau-Thierry avant d'être élu député radical-socialiste de la Seine. 

Liberté Libertés Chéries a déjà reproduit le plus célèbre de ses jugements, l'affaire Ménard dans laquelle le juge Magnaud invoquait l'état de nécessité pour acquitter la prévenue, coupable d'avoir volé un pain pour se nourrir ainsi que son enfant. Après un exemple de sa "bienfaisante clémence", c'est cette fois un exemple de sa sévérité qui est est reproduit. Il s'agit en effet de punir des violences commises sur une enfant de deux ans. On observe que le juge n'hésite pas à faire pression sur la mère, elle-même victime de violences, pour qu'elle demande le divorce. C'est seulement à cette condition qu'elle pourra récupérer son enfant, confiée à l'Assistance publique.


 

 

Affaire B..., 17 juin 1898

Président Paul Magnaud (1848-1926)


 

 

 


 

 

 

 

Audience publique du 17 juin 1898. Présidence de M, Magnaud

Le Tribunal :

Attendu qu'il est établi par les débats qu'à plusieurs reprises, en 1898, B. a violemment frappé l'enfant L... D... âgée de deux ans, sur laquelle il avait autorité par suite de son mariage avec sa mère qui l'avait eue avant cette union;

Que notamment, le 13 mai 1893, il a porté plusieurs coups de sabot à la tête de cette enfant et sur différentes parties de son corps, malgré l'intervention de sa femme, victime fort souvent, elle aussi, de ses brutalités.

Attendu que B., tout en reconnaissant qu'il était quelquefois "un peu vif" prétend qu'il n'a jamais infligé que de très légères corrections à cette enfant.

Mats attendu qu'à l'époque indiquée, certains voisins des époux B. ont entendu non seulement le bruit des coups que recevait l'enfant, mais encore la femme B. s'écrier, en s'adressant à son mari : "Je te défends de frapper ainsi ma fille à coups de sabot".

Attendu que ces mêmes témoins ont, en outre, constaté sur tout le corps de l'enfant de nombreuses ecchymoses et des plaies à la tête qui, le surlendemain, étaient encore saignantes, et affirment qu'elle était continuellement l'objet de mauvais traitements du prévenu.

Attendu que les brutalités répétées de B. ont justement soulevé l'indignation de la population de P... déjà très irritée contre lui en raison du dénuement complet dans lequel, par suite de sa paresse invétérée, il laissait sa femme et son enfant.

Qu'il leur est même arrivé, parfois, de manquer des aliments de première nécessité, malgré l'intervention charitable assez fréquente de quelques personnes qui attestent le caractère à la fois doux et très craintif de la petite 0. et l'attachement que sa mère avait pour elle.

Attendu, d'ailleurs que, dès l'arrivée de l'enfant au domicile conjugal, B. manifesta sa haine pour elle en disant à sa femme : "Tu as amené cette petite là, je ne veux pas la nourrir, il m'est impossible de la voir ni de la sentir, tu travailleras pour elle si tu veux. »

Attendu que dans une autre circonstance, il s'est exprimé ainsi : « Cette sale gosse a vu deux ans, mais elle n'en verra pas trois. »

Qu'à la vérité, B. prétend qu'en tendant ce dernier propos, il entendait dire que la petite fille n'habiterait pas avec lui pendant sa troisième année ; mais que cette explication, du reste tout à fait incompréhensible, ne saurait laisser de doute sur la funèbre pensée qui le hantait ;

Qu'un pareil langage établit nettement quel était le secret espoir nourri par B. et le but révoltant qu'il comptait bien atteindre.

Attendu que les faits relevés à la charge de B. constituent, non pas le délit de l'article 311 du Code pénal visé dans la citation, mais celui qui est prévu et réprimé par l'article 313, modifié par l'article t", paragraphe 3, de la loi du 19 avril 1898.

Sur l'application de la peine.

Attendu que si, dans bien des circonstances, le juge peut apprécier avec indulgence les manquements à certaines lois pénales, conséquence d'une misère parfois imméritée, il doit, au contraire, se montrer d'une rigueur extrême pour toutes les infractions qui protègent l'enfance et qui méritent l'approbation et le respect de tous.

Attendu que les brutalités commises sur des enfants, outre qu'elles sont une entrave à leur développement physique, dénotent chez celui qui les commet, une nature méchante sur laquelle la bienfaisante clémence serait sans effet et que la crainte d'un châtiment rigoureux est seule capable de maîtriser.

Qu'il y a donc lieu de faire à B. une application rigoureuse de la loi.

Attendu cependant qu'il convient de le faire bénéficier des dispositions de l'article 463 du Code pénal, non pas que le Tribunal reconnaisse une atténuation quelconque à sa conduite, mais parce qu'il n'a pas subi à ce jour de condamnation, et aussi, en raison de ce qu'il a pu ne pas connaître par suite de sa récente promulgation, toutes les justes sévérités de la loi du 19 avril 1893.

En ce qui concerne l'enfant L.„ 0...

Attendu que malgré l'affection qu'elle témoigna à son enfant, la mère est hors d'état de la protéger contre de nouvelles brutalités possibles de son mari, qui pourraient prendre un caractère encore beaucoup plus grave ;

Que, tant qu'elle sera tenue dans les liens du mariage, il échet, conformément à l'article 6 de la lois sus-visée et, à défaut d'un parent capable de s'en charger, de confier cette enfant jusqu'à l'âge de seize ans à l'assistance publique chargée de l'élever et de l'instruire.

Par ces motifs,

Le tribunal condamne B. à un an d'emprisonnement.

Le déclare privé des droits mentionnés à l'article 42 du Code pénal, pendant cinq ans à partir du jour où il aura subi sa peine.

Confie l'enfant L,.. 0... en raison de son tout jeune âge à l'Assistance publique.

Dit que, si avant cet âge, les liens du mariage qui unissent les époux B. étaient dissous, la femme B. pourrait reprendre son enfant sous la condition de justifier qu'elle est en état de subvenir à ses besoins.

 

vendredi 6 octobre 2023

De la dignité humaine durant la garde à vue


Les conditions matérielles de la garde à vue, parfois déplorables au point d'emporter une atteinte au principe de dignité, ne peuvent toutefois avoir pour conséquence l'inconstitutionnalité de l'ensemble des dispositions législatives organisant cette procédure. Le Conseil constitutionnel refuse ainsi, dans sa décision du 6 octobre 2023 Association des avocats pénalistes, d'abroger les articles du code de procédure pénal relatifs à la garde à vue.

Observons d'emblée que la question prioritaire de constitutionnalité n'est pas posée par une personne qui, durant sa garde à vue, aurait souffert de conditions indignes liées au manque d'hygiène des locaux ou à la surpopulation des cellules. La question provient exclusivement de l'Association des avocats pénalistes qui a demandé au ministre de l'Intérieur et au Garde des Sceaux de prendre toutes mesures utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité des personnes placées dans des locaux de garde à vue. Ils ont obtenu une décision implicite de rejet, qu'ils ont pu attaquer devant le Conseil d'État. Cette procédure a donc permis le dépôt d'une QPC, et le Conseil national des Barreaux comme le Syndicat des avocats de France ont évidemment soutenu cette initiative, en présentant des observations en intervention.

La QPC repose sur un unique moyen juridique que constitue l'incompétence négative, c'est à dire la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Depuis sa décision QPC du 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement, le Conseil admet que l'incompétence négative soit invoquée lors d'une QPC, à la condition toutefois que soit "affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit".  En l'espèce, l'association requérante invoque donc une atteinte au principe de dignité.


Principe de dignité et droit au recours


Le principe de dignité a été déduit par le Conseil constitutionnel des dispositions du Préambule de 1946.  Il commence par affirmer sa valeur constitutionnelle dans sa décision du 29 juillet 1994, avant de déclarer plus clairement, dans celle du 19 novembre 2009 que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation (...) constitue un principe à valeur constitutionnelle". Par la suite, dans une QPC du 25 avril 2014, il abroge une disposition législative relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues.

Mais par "procédure", il faut entendre droit au recours. Dans une QPC du 2 octobre 2020, le Conseil constitutionnel fait ainsi peser sur le législateur l'obligation d'offrir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge judiciaire si elles estiment souffrir de conditions de détention contraires à la dignité de la personne. Il abroge donc l'alinéa 2 l'article 144-1 du code de procédure pénale qui énonce que "le juge d'instruction ou, s'il est saisi, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit ordonner la mise en liberté immédiate de la personne placée en détention provisoire, si les conditions posées par l'article 144 ne sont plus remplies". Ces conditions de l'article 144 sont en fait les motifs de la détention provisoire, mesure qui ne peut être décidée que dans des buts limitativement énumérés, parmi lesquels la nécessité de conserver des preuves ou celle d'empêcher des pressions sur les témoins. A la suite de cette abrogation, la loi du 8 avril 2021 modifie l'article 144-1 pour imposer un principe général de droit au recours, lorsque la personne placée en détention provisoire estime être incarcérée dans des conditions qui violent le principe de dignité de la personne humaine. Par la suite, la décision QPC du 16 avril 2021 Section française de l'Observatoire des prisons sanctionne de la même manière l'absence de recours des personnes en détention.

L'association requérante invoque évidemment ces décisions. Mais le problème juridique posé en 2023 est finalement différent. En effet, l'incompétence négative est reconnue en 2020 et 2021, parce que les personnes en détention provisoire, innocentes tant qu'elles n'ont pas été jugées, ne disposaient pas du droit au recours contre leurs conditions de détention. Dans le cas de la présente QPC de 2023, le gardé à vue peut, à l'issue de la procédure pénale, contester devant le juge les conditions de sa garde à vue. L'association requérante ne se plaint donc pas de l'absence de recours. Elle veut faire peser sur l'autorité administrative une obligation générale lui imposant de contrôler les lieux de garde à vue, et sur l'autorité judiciaire une compétence liée, lui imposante de faire cesser une garde à vue non conforme au principe de dignité.   


Cabu. 2010


La QPC du 30 juillet 2010


Est également invoqué le précédent que constitue la célèbre QPC du 30 juillet 2010, Daniel W. et autres, celle-là même qui a finalement imposé la présence de l'avocat dès la première de la garde à vue. Il est exact qu'elle déclare qu'il "appartient aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne". La dignité est alors présentée non pas comme un droit de la personne, mais plutôt comme un devoir des autorités qui ont la personne sous leur garde. Le Conseil ajoute d'ailleurs que le juge a pour mission de prévenir, de réprimer et de réparer les éventuelles atteintes à la dignité durant la garde à vue.

Certes, mais la suite du texte de la décision a peut être été oubliée par les requérants de 2023. Car le Conseil précise en effet que la méconnaissance éventuelle du principe de dignité durant la garde à vue "n'a pas, en elle-même, pour effet d'entacher ces dispositions d'inconstitutionnalité". En d'autres termes, même si l'on peut souhaiter une intervention du législateur pour mieux garantir le principe de dignité, son abstention n'entraine pas l'inconstitutionnalité du dispositif en vigueur. En plaidant l'incompétence négative, l'association requérante se mettait donc dans une situation délicate puisque précisément, le Conseil avait, en 2010, refusé l'idée même d'une incompétence négative dans ce domaine.

L'incompétence négative ne permet pas souvent d'obtenir une décision d'abrogation du Conseil constitutionnel, surtout lorsque c'est l'unique moyen développé par le requérant. L'échec était donc prévisible. Le droit positif demeure donc en vigueur, et le procureur de la République reste l'autorité compétente pour contrôler le déroulement de la garde à vue. Sur le plan individuel, des conditions indignes peuvent justifier le refus de la garde à vue ou de sa prolongation. Sur le plan plus général, l'article 41 du code de procédure pénale confère donne compétence au procureur pour visiter "les locaux de garde à vue chaque fois qu'il l'estime nécessaire et au moins une fois par an". Certes, ces inspections ne donnent lieu qu'à un rapport transmis, le cas échéant, au Garde des sceaux. Mais peut-être serait-il utile de s'appuyer sur ce qui existe, par exemple en renforçant les prérogatives du procureur dans ce domaine ? Car le but n'est pas de faire cesser la garde à vue, mais de la rendre conforme au principe de dignité humaine.

 

dimanche 1 octobre 2023

Conseil constitutionnel : Mais où donc est passé le quorum ?


La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 28 septembre 2023 a suscité l'intérêt des médias. Le nom du requérant, même anonymisé, M. François F. ne pouvait les laisser indifférents, d'autant que Nicolas S.  et Thierry H. ont déposé des observations en intervention. Sur le fond, le Conseil abroge une partie de l'article 385 du code de procédure pénale relatif à la purge des nullités en matière correctionnelle, et certains ont immédiatement déduit que M. François F., et surtout M. Nicolas S. pourraient bientôt bénéficier d'un nouveau procès qui, bien entendu, reconnaîtrait, enfin, leur innocence. C'est évidemment une audacieuse anticipation de la future décision de la Cour de cassation, mais il est doux d'espérer.

 

Ils n'étaient que six 

 

La presse, tant elle était occupée à évoquer le sort de François F. et Nicolas S., a toutefois oublié de relever un détail, mais un détail qui pourrait bien avoir son importance dans la suite du contentieux. Il faut se donner la peine de lire la décision jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la toute fin du dispositif : 

"Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 septembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT".

On compte et on recompte, mais ils n'étaient que six. Manquaient à l'appel Alain Juppé, François Pillet et François Seners. Tous se sont déportés parce qu'ils avaient entretenu des liens avec François F. Alain Juppé a exercé à trois reprises des fonctions ministérielles alors qu'il était Premier ministre, François Seners était membre de son cabinet en 2009. Quant au sénateur François Pillet, il avait activement soutenu la candidature de François F. aux primaires de 2016, en vue de l'élection présidentielle de 2017. Autant dire que tous avaient effectivement de sérieuses raisons de se déporter.

Ils n'étaient que six, chiffre qui entraîne une violation de l'article 14 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique ainsi rédigé : 

"Les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal".

Il apparaît donc, très clairement, que la décision QPC du 23 septembre 2023 a été rendue, alors que les membres du Conseil n'avaient pas le quorum indispensable pour rendre une décision. La situation est relativement inédite, et elle suscite de nombreuses questions.

 

 
 Membre du Conseil constitutionnel cherchant le quorum
L'ho perduta, Air de Barberine. Les Noces de Figaro. Mozart
Magali Simard Galdes

 

La question de la force majeure


L'article 14 affirme que ce quorum s'impose "sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal". Certes, mais on observe d'emblée que ledit procès-verbal n'est pas accessible sur le site du Conseil. Il est donc impossible de vérifier l'existence d'une mention au procès-verbal. On doit donc supposer qu'elle existe. 

La mention existe peut-être, mais la force majeure elle-même peut-elle être retenue ? On doit envisager deux hypothèses. 

Dans la première, le Conseil constitutionnel considère que la situation de conflit d'intérêts qui justifie le déport d'un membre serait, en soi, un cas de force majeure. Cela semble peu probable, car les conditions de la force majeure sont loin d'être réunies. Rappelons en effet que la force majeure ne peut être reconnue que si intervient un évènement imprévisible, irrésistible, et s'il est extérieur à la personne en cause. Or, en l'espèce, le conflit d'intérêt n'a rien d'imprévisible dans un Conseil constitutionnel largement composé de personnalités politiques et appelé à se pencher sur une QPC déposée par un ancien homme politique. Il n'aurait rien d'insurmontable si les autorités de nomination renonçaient à nommer au Conseil des amis politiques. Enfin, le conflit d'intérêt n'est pas extérieur aux membres concernés, puisque précisément il est lié à leur carrière politique. Il semble donc bien difficile de considérer que le conflit d'intérêt constitue, en soi, une force majeure.

Reste donc la seconde hypothèse qui consiste à considérer que la force majeure réside dans le fait même que le Conseil ne soit pas en mesure de statuer. L'absence de quorum est alors considérée, en tant que telle, comme un cas de force majeure. Bien entendu, les éléments de la force majeure ne sont pas davantage réunis. L'absence de quorum n'est pas imprévisible dans la mesure où les membres doivent se déporter en cas de conflit d'intérêts. Elle n'est pas davantage extérieure à l'institution puisque, au contraire, elle résulte des conditions de nomination de ses membres. Le Conseil a-t-il considéré que le caractère insurmontable suffisait à caractériser la force majeure ? On peut en douter, car il ne pouvait ignorer que les éléments de la force majeure sont cumulatifs et non pas alternatifs. 

Surtout, la thèse selon laquelle l'absence de quorum suffirait à fonder la force majeure conduit purement et simplement à écarter l'article 14 de la loi organique. L'exigence des sept membres présents est en effet purement et simplement supprimée, dès lors que l'on considère que l'on peut statuer en l'absence de quorum. 

En tout état de cause, on ne voit pas exactement sur quel fondement la force majeure pourrait être invoquée pour justifier ce non-respect des règles imposées par une loi organique.

 

La Cour de cassation

 

Une autre question essentielle se trouve dans les conséquences de cette irrégularité. Il convient de rappeler que la Cour de cassation doit prochainement se prononcer sur le pourvoi déposé par François F., procédure contentieuse durant laquelle a été déposée la QPC du 23 septembre. Mais comment la Cour de cassation peut-elle tenir compte de l'irrégularité qui affecte la décision du Conseil ? Pourrait-elle se référer, au moins implicitement, à la théorie de l'inexistence, qui peut la conduire à écarter une décision grossièrement illégale ? La situation est inédite et il est difficile, à ce stade, de savoir ce que fera la Cour de cassation. 

Il est aussi possible qu'elle ne fasse rien, du moins officiellement. Elle n'est liée que par l'abrogation d'une phrase de l'article 383 du code de procédure pénale, et cette situation ne lui interdit pas de faire ce qu'elle veut du pourvoi déposé par François F.  Dans ce cas elle serait toutefois contrainte de couvrir l'irrégularité grossière de la décision du Conseil constitutionnel.

 

Illustration du caractère politique des nominations


Au-delà du cas particulier de François F., la décision QPC du 23 septembre 2023, avec son absence de quorum, témoigne surtout de la politisation du Conseil constitutionnel. L'absence de quorum est tout simplement due au nombre toujours croissant de nominations politiques, au point que l'institution baigne désormais dans le conflit d'intérêts. Beaucoup de membres sont contraints de se déporter, précisément parce qu'ils ont des liens avec la classe politique ou parce qu'ils ont défendu les lois qu'ils sont appelés à contrôler. 

Rappelons aussi que les anciens Présidents de la République sont membres de droit. Pour le moment, tous ont actuellement renoncé à siéger. Mais n'est-il pas surprenant de constater que Nicolas S. est intervenu dans la présente QPC, alors qu'il demeure membre de droit, et qu'il ne lui est pas interdit de revenir siéger au Conseil quand il le souhaitera ? 

Dans de telles conditions, c'est la crédibilité même du Conseil qui est en cause, et particulièrement en matière de QPC. Ses décisions s'intègrent désormais dans les procédures contentieuses de droit commun, elles sont même suscitées par un renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, et elles sont finalement prises par une assemblée d'anciens politiciens parfois bien peu informés du droit constitutionnel. Cette situation peut-elle durer ?



Le Conseil constitutionnel : Chapitre 3, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet



samedi 30 septembre 2023

Le référé, bonne à tout faire des postures politiques.


L'administration est traditionnellement dotée du privilège de l'exécutoire, qui impose une mise en oeuvre immédiate de ses décisions, le recours au juge n'étant possible qu'a postériori. Une telle pratique a toutefois été considérée comme susceptible de provoquer des atteintes irrémédiables aux droits des personnes, et la loi du 30 juin 2000 a finalement introduit la procédure de référé dans le contentieux administratif. S'il existe plusieurs types de référés, tous ont en commun de permettre au requérant de demander au juge, de prendre une mesure d'urgence immédiate, ce qui n'empêche pas un examen au fond de la légalité de l'acte, qui interviendra ensuite par la voie traditionnelle du recours pour excès de pouvoir.


Un référé, des référés


Le référé irrigue l'ensemble du contentieux administratif, mais il est particulièrement utilisé en cas d'atteinte, réelle ou supposée, à une liberté fondamentale. Le référé-liberté, figurant dans l'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l’exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. Le référé-suspension de l'article L 521-1, peut être aussi utilisé, même s'il a un champ d'application plus généraliste, non limité aux libertés. Le juge peut alors suspendre de l'acte, si l'urgence le justifie et s'il existe un doute sérieux sur sa légalité. 

Une troisième procédure d'urgence a été récemment créée par l'article 5 de la loi du 24 août 2021. Le référé-laïcité peut désormais être utilisé, "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. Ce texte a été récemment utilisé par le préfet de l'Isère, pour obtenir la suspension de la délibération du conseil municipal de la ville de Grenoble, modifiant le règlement intérieur des piscines municipales, afin d'y autoriser le port du burkini.

Ces procédures d'urgence constituent, à l'évidence, des instruments de protection des libertés qui se sont révélées efficaces. De nombreuses décisions attentatoires aux libertés ont été suspendues, et, le plus souvent, leurs auteurs n'attendaient pas un éventuel recours au fond pour renoncer au projet contesté.

 

L'instrumentalisation du référé

 

La période récente a pourtant vu une sorte de détournement de la procédure de référé. Elle devient en effet un instrument politique. L'administration se sent ainsi autorisée à prendre des actes susceptibles de séduire l'opinion même s'ils sont grossièrement illégaux, puisqu'elle sait qu'ils seront suspendus quelques jours plus tard. De leur côté, les requérants, le plus souvent des mouvements associatifs militants, n'hésitent pas à saisir le juge des référés de recours sans aucun espoir d'obtenir la suspension de l'acte, dans le seul but de cristalliser un débat politique et de conforter l'engagement des militants.

Des exemples très récents permettent d'illustrer ces deux types de dévoiements de la procédure de référé. 



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L'administration : le référé nettoie les illégalités


Personne n'a oublié la célèbre affaire Dieudonné et l'usage qui avait été fait du référé-liberté. Le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance extrêmement médiatisée par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un précédent spectacle du même Dieudonné à Saint Herblain. A l'époque, l'interdiction du spectacle émanait du préfet de Loire-Atlantique, faisant application d'une circulaire signée du Premier ministre Manuel Valls

Pour admettre cette interdiction, le juge avait procédé à un élargissement considérable du principe de dignité consacré par l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Ce dernier n'était plus invoqué pour empêcher le traitement inhumain et dégradant infligé à une personne donnée en spectacle, en l'occurrence une malheureuse victime de l'attraction de "lancer de nain". Il était désormais utilisé pour interdire un spectacle au nom de la dignité des spectateurs potentiels susceptibles d'être choqués par le caractère antisémite de son contenu. En même temps, l'ordonnance de 2014 allait à l'encontre de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, pivot du système libéral organisant la liberté de réunion et le régime des spectacles. Elle repose sur une idée simple : la liberté doit pouvoir s'exercer librement, et le pouvoir de police ne peut prononcer une interdiction préalable que si les autorités sont dans l'impossibilité matérielle de garantir un ordre public fortement menacé. Il n'est pas surprenant que l'ordonnance de 2014 ait suscité des commentaires sévères de la doctrine juridique et de tous ceux qui refusent le principe même de l'interdiction préalable de l'exercice d'une liberté. 

L'année suivante, le juge des référés du Conseil d'Etat a donc renoncé, à petit bruit, à cette jurisprudence. Dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, il confirme la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne, estimant que la mesure d'interdiction préalable était disproportionnée, l'ordre public pouvant facilement être protégé en l'espèce. Ce faisant, le juge des référés ressuscitait une jurisprudence Benjamin qui n'aurait jamais dû disparaître. Ce retour à la jurisprudence Benjamin n'a plus guère été contesté depuis cette date.

Et pourtant, le préfet de police de Paris n'a pas hésité à prendre un arrêté du 26 septembre 2023 interdisant les spectacles de Dieudonné prévus pour les 28 et 29 septembre suivants et donnés dans un car, le Dieudobus. Exactement comme en 2014, il s'appuie sur les éventuelles atteintes à la dignité commises durant le spectacle, d'autant que celui-ci, affirme-t-il, laisse une large part à l'improvisation. Et comme en 2014, il s'agit d'interdire un spectacle en raison de propos antisémites qui n'ont pas encore été tenus. 

Le juge des référés, dans une ordonnance du 28 septembre 2023, ordonne la suspension de l'arrêté du préfet de police. Reprenant les termes de l'ordonnance de 2015, il estime que le préfet n'établit pas que le spectacle, non encore donné, contiendrait des propos caractérisant une atteinte à la dignité de la personne, alors même qu'il pourrait comporter des improvisations. Il ajoute, conformément à la jurisprudence Benjamin, que la réalité et la gravité des troubles matériels à l'ordre public ne sont pas davantage établies. 

La suspension de l'arrêté préfectoral était donc certaine et on peut alors se demander pourquoi ce texte a été pris, alors que son auteur ne pouvait ignorer son irrégularité. En réalité, il s'agissait, pour le préfet de police, de donner une satisfaction toute provisoire aux groupes demandaient l'annulation du spectacle de Dieudonné en se fondant sur l'antisémitisme du pseudo-humoriste. L'administration, et au-dessus d'elle le gouvernement, peut ainsi s'attribuer le mérite d'une mesure qui donne satisfaction aux demandeurs. Et si elle est ensuite suspendue par le juge des référés, ce n'est tout de même pas de sa faute ! L'administration prend donc sciemment une mesure irrégulière, en sachant parfaitement que le juge des référés viendra ensuite nettoyer son illégalité. 
 

Les associations : un référé pour conforter l'engagement militant



Le juge de rôles est identique, mais inversé, pour les associations requérantes. L'affaire de l'interdiction du port de l'abaya illustre cette pratique. On se souvient que le 7 septembre 2023, le juge des référés du Conseil d'État a écarté une demande de référé-liberté formulée par l'association Action Droits des musulmans, et demandant la suspension de la note de service du ministre de l'Éducation nationale du 27 août 2023, interdisant le port de l'abaya dans les établissements d'enseignement secondaire.

Ce premier référé n'avait déjà aucune chance d'être accueilli. La circulaire s'analysait en effet comme une simple mise en oeuvre de la loi du 15 mars 2004 qui permet d'interdire un signe ou une tenue qui "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse". Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État avait déjà été saisi du cas d'un élève portant un turban et, comme pour l'abaya, le requérant affirmait qu'il portait une tenue traditionnelle et non pas religieuse. Le juge énonçait alors que le jeune lycéen, "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe, et cela sans que l'administration n'ait à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme (...)". Autrement dit, pour manifester l'appartenance à une religion, il suffit que le vêtement soit considéré comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée. 
 
Cette jurisprudence bien établie n'a pas empêché l'association musulmane de déposer un référé-liberté, accompagné d'une campagne médiatique parfaitement bien orchestrée. Bien entendu, chacun a le droit de saisir le juge, même sans aucun espoir d'obtenir satisfaction. Le but de l'action résidait plutôt dans l'écho donné à cette affaire par les médias, comme en témoigne l'incohérence des termes du recours. D'un côté, l'association requérante affirmait que l'abaya était un vêtement non religieux, de l'autre elle invoquait une discrimination en matière de liberté religieuse. 

La preuve du caractère très médiatique de ce référé réside dans le dépôt d'un second référé, cette fois un référé-suspension, déposée par différents syndicats et associations lycéennes. Bien entendu, le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 27 septembre 2023, écarte cette nouvelle demande. Il note en particulier que le port de ce vêtement "s'inscrit dans une logique d’affirmation religieuse, ainsi que cela ressort notamment des propos tenus au cours des dialogues engagés avec les élèves". Il ajoute que le ministre n'a pas inexactement qualifié le port de l'abaya comme une manifestation ostensible d’appartenance religieuse, au sens de la loi de 2004. 

Le seul intérêt de ce second référé réside dans le fait qu'il n'a pas bénéficié d'une médiatisation identique à celle du premier référé-liberté. Le temps était passé, et l'interdiction de l'abaya n'avait donné lieu qu'à un tout petit nombre de contestations, exactement comme l'interdiction du voile en 2004. La bataille de l'abaya était perdue, même si on ne doute pas que de nouvelles offensives apparaîtront bientôt. Précisément, ce second référé prend l'apparence d'un acte destiné à assurer la cohésion des groupes favorables au port des signes religieux dans les établissements d'enseignement, à les encourager à mener d'autres combats.  Chaque référé correspond ainsi à une posture politique, le premier destiné aux médias, le second aux militants.

Qu'il s'agisse de la décision d'un préfet ou de l'agitation de militants, le référé se trouve instrumentalisé. Dans un cas, l'administration s'autorise des actes illégaux et attend que le juge des référé répare les dommages causés à l'État de droit. Dans l'autre, les associations ou groupements politiques investissent un nouveau lieu de manifestation, le prétoire étant utilisé comme une tribune. Quant au juge des référés, il lutte comme il peut contre cette tendance qui vise à transformer son prétoire en Talk Show ou en ring.