Après un difficile parcours contentieux, la question des menus de
substitution dans les cantines scolaires de Châlon-sur-Saône est
parvenue au Conseil d'Etat le 11 décembre 2020. Conformément à sa longue tradition de prudence et de circonspection en matière de laïcité, il annule une délibération du conseil municipal supprimant ce type de menu, tout en jugeant qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon les contraintes alimentaires imposées par leur religion. Une décision sans doute très adaptée à la politique du "en même temps", mais qui ne risque pas d'offrir aux élus un fondement juridique solide pour justifier leurs décisions.
En septembre 2015, le conseil municipal de Châlon-sur-Saône avait modifié le règlement intérieur des cantines scolaires, pour ne proposer désormais qu'un seul type de repas à l'ensemble des enfants, au motif que "le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public".
Un parcours contentieux chaotique
Une première décision du tribunal administratif de Dijon en 2017 avait annulé cette mesure en s'appuyant sur la convention sur les droits de
l'enfant de 1989, dont l'article 3 énonce
que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le
concernant. Supprimer le menu de substitution peut en effet conduire
certains enfants à ne pas se nourrir ou à se nourrir moins bien pour ne
pas consommer de produits proscrits par leur religion. La Cour administrative d'appel (CAA) de Lyon avait ensuite annulé cette décision le 23 octobre 2018 pour des motifs de forme, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ayant cru bon de développer ce même moyen devant le tribunal administratif alors qu'elle n'y était invitée que comme Amicus curiae. N'étant pas partie à l'instance, n'ayant aucun intérêt direct à promouvoir, la CNCDH ne pouvait donc y produire que "des observations d'ordre général" et ne devait pas se prononcer sur le fond de dossier. La maladresse d'un Amicus curiae sorti de son rôle est donc à l'origine de l'annulation par la Cour administrative d'appel du jugement rendu par le tribunal de Dijon.
La décision du Conseil d'Etat était attendue avec impatience pour clarifier la jurisprudence. Sur ce plan, c'est un échec complet, car elle ne pose aucun principe général. De sa décision, on peut seulement déduire que les élus peuvent faire ce qu'ils veulent, mais qu'il demeure possible de ne pas offrir de menus de substitution à la cantine, à la condition surtout de ne pas se fonder sur le principe de laïcité.
Les élus peuvent ne pas accorder de menus de substitution
Les élus peuvent accorder des menus de substitution
Mais si l'on ne peut invoquer ses convictions religieuses pour obtenir un menu spécifique, il n'est pas interdit à la collectivité territoriale de l'accorder, à la condition de ne pas s'appuyer sur le principe de laïcité.
La CAA de Lyon, dans sa décision sur la même affaire, avait déjà envisagé la piste du principe d'adaptation, ou de mutabilité, du service public. Pour René Chapus, il signifie que le régime des services publics "doit pouvoir être adapté, chaque fois qu'il le faut, à l'évolution des besoins collectifs et aux exigences de l'intérêt général", conditions contrôlées par le juge. Rien n'interdit aux élus de proposer des menus alternatifs aux enfants, afin qu'ils bénéficient d'un repas équilibré sans être contraints de consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses. Dans ce cas, c'est l'intérêt général qui fonde la décision, pas le respect du principe de laïcité.
Les élus peuvent supprimer les menus de substitution
Une nouvelle équipe municipale peut-elle supprimer cette offre alternative ? C'est ce qu'a fait le Conseil municipal de Châlon-sur-Saône, et le Conseil d'Etat annule sa délibération au motif qu'elle se fonde sur le respect des seuls principes de laïcité et de neutralité du service public.
"En même temps", le Conseil d'Etat donne aux élus quelques pistes pour supprimer ces repas sans encourir ses propres foudres. Ils doivent en effet fonder leur argumentation sur les nécessités du service. Ce moyen avait été soulevé dès la première instance mais la référence aux principes de laïcité et de neutralité suffisait à constituer l'erreur de droit. En revanche, les nécessités du services, invoquées seules, pourraient se justifier la suppression de ces menus. Les élus pourraient faire état de contraintes techniques, par exemple la faiblesse du personnel de cuisine si la cantine est directement gérée par la commune, voire de contraintes financières si le coût de ces repas spécifiques se révélait élevé, notamment en raison de la diversité des demandes.
En matière de menus de substitution, la laïcité doit donc avancer masquée. Dans une circulaire du 16 août 2011, le ministre de l'intérieur rappelle que la gestion des cantines scolaires relève pourtant du principe de libre administration des collectivités locales et que les convictions des usagers ne sauraient remettre en cause le fonctionnement normal des services publics de restauration collective. Les parents d'élèves ne peuvent donc exiger la mise en place de menus de substitution, mais la même circulaire affirme que les élus peuvent néanmoins les organiser. Ce "droit mou" manque singulièrement de clarté et de courage. Car la circulaire du 16 août 2011 s'affirme comme "relative au rappel des règles afférentes au principe de laïcité". Mais, avec la décision rendue par le Conseil d'Etat le 11 décembre 2020, les élus souhaitant supprimer les menus de substitution ne peuvent plus, sous peine d'illégalité, se fonder sur le principe de laïcité. Comprenne qui pourra.
On doit toutefois s'interroger sur le rôle du Conseil d'Etat dans ce domaine. Un rapprochement s'impose avec l'affaire des lycéennes voilées de Creil qui, en 1989, avait suscité un rapport du Conseil d'Etat, rapport peu clair, mi-chèvre, mi-chou, incapable de se prononcer clairement sur le port de signes religieux par les élèves. A l'époque, l'intervention du législateur avait permis de mettre fin à l'incertitude, en posant un principe d'interdiction qui a finalement été bien respecté. Aujourd'hui, la question des cantines scolaires suscite des interrogations identiques, mais il n'appartient pas au Conseil d'Etat de statuer sur une question qui devrait être résolue par la loi. Or la neutralité des cantines scolaires est remarquablement absente du projet de loi "renforçant les principes républicains". Le parlement n'aurait-il pas le droit d'en débattre ?
Sur la neutralité de l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 1 § 2.