« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 8 décembre 2020

La CEDH et les squatters


Dans un arrêt Papachela et Amazon S.A. c. Grèce du 3 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme sanctionne l'inaction de l'Etat grec qui n'a rien fait pour protéger les droits d'un propriétaire dont le bien avait été squatté. 

 

 Abandonnée par l'Etat

 

Mme Papachela, unique actionnaire de l'entreprise requérante, a hérité de son père un hôtel situé dans le centre d'Athènes. En 2015, l'établissement qui rencontre des difficultés financières est fermé et mis en vente. C'est à ce moment qu'intervient une grave crise migratoire et la propriétaire entre en pourparlers avec le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies, en vue de louer son établissement pour y accueillir des migrants. 

Mais avant que l'opération soit finalisée, l'hôtel est squatté par des "personnes solidaires" membres d'un "réseau pour les droits civils et politiques" qui précisèrent à la requérante "que lhôtel allait dorénavant abriter de réfugiés dont les droits étaient plus importants que ceux de celle-ci". La police refuse de déplacer, la justice n'enregistre sa plainte qu'après avoir tout fait pour retarder la procédure. Même la compagnie des eaux, pourtant informée de la situation, la poursuit pour une dette de 81 500 € liée à la consommation des squatters. Quant au vice-Premier ministre qui la reçoit, membre du gouvernement d'Alexis Tsipras, il lui déclare qu'elle est propriétaire du bâtiment et demeure redevable des taxes et des dettes accumulées par les occupants.

Ce n'est qu'en 2017 qu'elle obtient une injonction du juge au "réseau pour les droits civils et politiques" de restituer l'hôtel à sa légitime propriétaire, décision demeurée sans effet, la police ayant refusé son concours pour procéder à l'évacuation. Et le 18 janvier 2018, Mme Papachela, écrasée par les taxes et les factures des squatters, reçoit finalement un avis de confiscation de sa maison personnelle, pour dettes envers l'Etat. 

Heureusement pour elle, Mme Papachela a finalement été sauvée par les élections législatives de 2019. Ses squatters ont quitté l'hôtel de leur propre gré, quelques après la désignation du nouveau gouvernement conservateur en Grèce dirigé par Kyriakos Mitsotakis.

Il ne fait aucun doute que Mme Papachela a été abandonnée par l'Etat grec et que cet élément contextuel n'est pas sans influence sur la décision. Mais le débat juridique porte sur l'article 1er du Protocole n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui énonce : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international". Peut-on considérer que la requérante a été victime d'une véritable confiscation de sa propriété, condition pour qu'elle soit protégée par ces dispositions ?
 
 

Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971
 
 

Le précédent italien

 


La CEDH répond de manière positive à cette question. Elle s'inspire de l'arrêt Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie du 13 décembre 2018 dont les faits sont très proches de la présente affaire. La Cour avait alors constaté une violation de l'article 1er du Protocole n° 1, au préjudice de la propriétaire d'une clinique inoccupée de Rome qui avait été squattée par un "mouvement citoyen de défense du droit au logement" dans le but d'y loger des personnes sans domicile. Comme dans l'affaire Papachela, la propriétaire n'avait obtenu aucune secours de la force publique, la municipalité de Rome préférant tolérer le squat dans la mesure où elle n'avait pas les moyens de reloger les personnes qui y avaient trouvé abri. La Cour européenne avait estimé que la confiscation de la propriété était réelle, dès lors que le "mouvement citoyen de défense du droit au logement" avait commencé par rendre inaccessible l'immeuble en posant des grillages. 
 
 

Inaction et ordre public

 

Dans l'affaire Papachela, la Cour précise les obligations qui sont celles de l'Etat dans une telle situation. S'appuyant sur sa jurisprudence Öneryildiz c. Turquie du 30 novembre 2004, elle affirme que la protection du droit de propriété ne saurait se limiter à une approche libérale impliquant la seule abstention de l'Etat. Des mesures positives doivent être prises, mesures que le requérant peut légitimement attendre lorsqu'il est mis dans l'impossibilité de jouir de son bien. 
 
La Cour constate que le gouvernement grec justifie son inaction par des raisons d'ordre public. Le Premier ministre Tsipras avait déjà reconnu publiquement, lors d'une conférence de presse tenue à l'époque, que les "squats" servaient les intérêts du gouvernement, incapable de gérer des flux particulièrement intenses de migrants et de trouver un hébergement pour chacun d'entre eux. Par ailleurs, la Cour ne nie pas le risque pour l'ordre public que représente l'évacuation d'un bâtiment occupé par une action militante, surtout en l'absence de relogement. De manière traditionnelle, en particulier dans son arrêt de 2008 Hutten-Czapska c. Pologne (GC), elle laisse aux Etats une large autonomie pour mettre en oeuvre les impératifs d'intérêt général liés à une politique sociale.


Confiscation et contrôle du juge



Certes, mais la justification de l'intérêt général n'autorise pas tout, et c'est ce qu'entend rappeler la CEDH. Elle étudie l'ensemble des intérêts en jeu et que les droits garantis par la Convention doivent demeurer "concrets et effectifs". Elle a ainsi pu admettre une confiscation d'un bien par les autorités publiques dans le cas d'une personne condamnée pour corruption, dans l'hypothèse d'une saisie douanière ou de la saisie des produits d'un trafic de drogue. Tous ces exemples concernent toutefois des privations de biens mal acquis prononcées par des juges. 

Dans le cas présent, la confiscation a été réalisée par un groupement purement privé, groupement de fait constitué de militants, agissant dans l'illégalité la plus totale. Et ces occupants sans titre ont privé Mme Papachela de l'ensemble des attributs du droit de propriété, usus, abusus, fructus. Elle ne pouvait plus user de son bien, recueillir les fruits de sa location ni évidemment le louer ou le vendre. Il y avait donc effectivement une totale confiscation du droit de propriété. Surtout, l'abstention de l'Etat grec était particulièrement fautive et la Cour rappelle qu'il aurait dû consacrer un moment à la négociation avec les occupants sans titre avant de procéder à leur évacuation. Pour toutes ces raisons, il est condamné à annuler les dettes de la requérantes et à lui verser 310 000 € pour le préjudice subi. 

Si l'on se place uniquement sous l'angle de la jurisprudence, une telle situation ne devrait pas exister en droit français. Le juge admet que l'expulsion entraine une ingérence dans la vie privée des occupants mais que celle-ci "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété". La 3è Chambre civile de la Cour de cassation décide, dans une décision du 28 novembre 2019, que l'expulsion d'un campement illégal de gens du voyage est la seule solution pour protéger l'exercice du droit de propriété. Il n'en demeure pas moins que si les propriétaires victimes de squatters trouvent assez facilement un juge pour prononcer l'expulsion des occupants sans titre, juge qui intervient dans un délai généralement fort long, ils ne bénéficient pas toujours du concours des autorités de police. Indifférence, impossibilité de reloger les squatters, tous ces éléments viennent s'accumulent et mettent les propriétaires privés dans une situation intenable, d'autant qu'ils doivent, eux aussi, payer les dettes de ces occupants indélicats.


Sur les atteintes au droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6, section 2.



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