« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 11 décembre 2019

Le droit de propriété reprend des couleurs

La troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 novembre 2019 fait prévaloir le droit de propriété sur le droit au respect du domicile, lorsque ce domicile est occupé par un occupant sans titre. 

L'affaire illustre à la perfection la place délicate qu'occupe le droit de propriété au sein de l'ensemble des libertés publiques. D'un côté, il est directement rattaché aux valeurs libérales, et l'on sait qu'il est le seul droit affirmé à deux reprises par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, d'abord dans son article 2 qui le consacre comme "naturel et imprescriptible", ensuite dans l'article 17 qui prévoit que nul ne peut en être privé sans une juste et préalable indemnité. De l'autre côté, le droit de propriété a été de plus en plus envisagé à travers sa fonction sociale, l'intérêt général étant régulièrement invoqué pour justifié des atteintes nombreuses à son exercice.


Domicile v. Propriété



En l'espèce, des gens du voyage avaient installé en 2015 un campement sauvage sur un terrain appartenant à la commune d'Aix en Provence, situé en bordure d'autoroute. On ignore s'il s'agit du domaine public ou privé de la commune, mais la distinction n'est guère utile en l'espèce. La collectivité locale pouvait dans tous les cas saisir le juge et elle a donc assigné les occupants en référé pour obtenir leur expulsion. Mais les juges du fond, dont le jugement a été confirmé par la Cour d'appel d'Aix en juin 2017, ont estimé que l'expulsion était "de nature à compromettre l'accès aux droits", notamment en matière de prise en charge scolaire, d'emploi et d'insertion sociale, de famille "ayant établi sur les terrains litigieux leur domicile, même précaire". Pour la Cour d'appel, l'expulsion ne pouvait être envisagée qu'à la condition de proposer des mesures alternatives d'hébergement, de nature à permettre l'exercice de ces droits. 

Il est vrai que le domicile est le lieu d'exercice du droit au respect de la vie privée. Les juges se montrent très compréhensifs sur la nature de ce domicile, admettant par exemple qu'il puisse être situé dans un véhicule ou dans la caravane des gens du voyage. Abri de la vie privée, le domicile est protégé par le principe d'inviolabilité, à condition d'en faire un usage conforme aux lois et règlements en vigueur. Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que l'inviolabilité du domicile a valeur constitutionnelle et doit être pris en considération lorsque le législateur se penche sur des dispositions portant atteinte au droit de propriété.


Photographie anonyme. 1871

Contrôle de proportionnalité




La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), de son côté, estime, depuis un arrêt Winterstein c. France du 17 octobre 2013, qu'une occupation, même illégale, confère à l'occupant des garanties liées à sa vie privée. En l'espèce, elle voit une violation de l'article 8 de la Convention dans le droit français autorisant l'expulsion de gens du voyage de terrains qu'ils occupaient illégalement à Herblay. Observons toutefois que cette violation ne résulte pas de l'expulsion en tant que telle, mais de l'absence de contrôle de proportionnalité de l'ingérence ainsi réalisée dans la vie privée des intéressés. Elle insiste en particulier sur la nécessité de proposer aux intéresser des solutions de relogement.

Les juges du fond se sont immédiatement saisis de ce contrôle de proportionnalité. La Chambre criminelle, dans un arrêt du 31 janvier 2017, examine ainsi la proportionnalité d'une décision de démolition d'une construction illégale au regard du droit au respect de la vie privée de celui qui est aussi l'auteur de l'infraction. Mais ce contrôle ne l'empêche pas un an plus tard, le 16 janvier 2018, de considérer comme licite la démolition d'une construction illégale en zone inondable, quelle que soit l'atteinte à la vie privée et familiale que cette mesure entraine.

La 3è Chambre civile suit en quelque sorte la chambre criminelle dans cette évolution. Dans une première décision du 4 juillet 2019, elle sanctionne, à la demande de toute une série d'associations, une décision de la cour d'appel de Montpellier qui avait écarté le recours dirigé contre l'expulsion d'un campement illégal. Elle se fondait sur le motif traditionnellement affirmé constatant l'existence d'un "trouble manifestement illicite caractérisé par l'occupation sans droit ni titre". Aux yeux de la Cour, les juges du fond doivent donc se livrer à ce contrôle de proportionnalité. Considérée sous cet angle, la décision du 28 novembre 2019 apparaît comme l'équivalent, au civil, de celle intervenue au pénal le 16 janvier 2018. Le contrôle de proportionnalité, en effet, est effectué par le juge, pour finalement conclure que l'ingérence dans la vie privée des occupants sans titre "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété".

La décision apparaît ainsi comme un cas d'effet boomerang d'une jurisprudence de combat. En exerçant le contrôle de proportionnalité, la Cour apprécie à la fois l'ingérence dans la vie privée des occupants sans titre, mais aussi l'ingérence dans le droit de propriété. Et précisément, les juges du fond se sont exclusivement fondés sur la première, en oubliant le second.  La cour de cassation constate alors que "l'expulsion est la seule mesure de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien occupé illicitement". En refusant cette expulsion, les juges du fond ont donc conduit la Cour de cassation à affirmer haut et fort que le droit de propriété doit prévaloir sur la vie privée des occupants sans titre. Il est vrai qu'une occupation sans titre conduit à priver le propriétaire de l'ensemble des attributs du droit de propriété : l'usus, le fructus, et l'abusus.




Sur le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel de Libertés publiques sur internet






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