« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 10 août 2013

Indépendance de la justice : l'avis de la CNCDH

La lecture du Journal Officiel n'est certainement pas l'activité préférée des Français, encore moins le 31 juillet. Ils ont tort, car cette austère publication, le 31 juillet 2013, portait à leur connaissance l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur l'indépendance de la justice. En moins d'une dizaine de pages, la Commission livre à une analyse extrêmement sévère. Elle y dénonce une "justice en crise" et affirme que l'indépendance du pouvoir judiciaire a besoin d'être "refondée".

Rappelons que la CNCDH est une commission consultative rattachée au Premier ministre. Son statut n'est pas réellement celui d'une autorité administrative indépendante, mais la loi du 5 mars 2007 précise néanmoins qu'elle "exerce sa mission en toute indépendance". D'une manière générale, elle joue un rôle de proposition dans le domaine des droits de l'homme, tant auprès du parlement que du gouvernement. Son avis peut être sollicité par le Premier ministre ou un membre du gouvernement, mais elle peut aussi s'autosaisir, et attirer ainsi l'attention des autorités sur un sujet qui lui semble important.

Une approche globale

C'est précisément la voie choisie dans le présent avis. Le gouvernement a certes engagé des réformes ponctuelles dans ce domaine, avec le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public déposé en mai 2013 devant l'Assemblée nationale, sans compter le projet de loi constitutionnelle sur la modification du CSM, aujourd'hui abandonnée. La CNCDH a préféré une démarche globale, portant sur l'indépendance de l'autorité judiciaire dans son sens le plus large.

Le sujet peut surprendre comme d'ailleurs la sévérité des conclusions. L'indépendance de la justice n'est-elle pas un principe reconnu par une multitudes de normes ? Elle figure dans l'article 64 de la Constitution, dans l'article 14 al 1 du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques de 1966, dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'article 47 de la Charte européenne des droits fondamentaux etc... L'indépendance de la justice est donc, à première vue, un principe solidement ancré dans notre droit positif. Méfions nous cependant de cette première impression, car l'accumulation des normes ne constitue pas une garantie de leur effectivité.

C'est ce que démontre l'avis de la CNCDH qui étudie l'indépendance de la justice, non pas à travers les normes, dans leur caractère proclamatoire, voire incantatoire, mais à travers leur mise en oeuvre, à travers les pratiques qui sont celles du droit positif.

Honoré Daumier. Les gens de justice. 1845


L'indépendance dans l'exercice de la fonction

Pour la Commission, le déclin de l'indépendance du pouvoir judiciaire est d'abord celui de l'indépendance des juges. Elle dénonce, au premier chef, une remise en cause du travail de la justice, bien souvent par les politiques eux-mêmes. On songe évidemment, même s'il n'est pas formellement mentionné, à un ancien président de la République qui n'hésite pas à dénoncer la partialité d'un juge qui a osé le mettre en examen. On songe aussi au choix de retirer aux juges le contentieux Tapie pour engager un arbitrage considéré comme plus commode et sans doute plus avantageux pour le principal intéressé. Dans toutes ces pratiques, l'indépendance de la justice est tout simplement méprisée, et les juges qui ne se comportent pas en auxiliaires des politiques sont insultés ou écartés.

D'un autre côté, les dix dernières années ont été marquées par une dénonciation constante d'un prétendu laxisme de la justice que la CNCDH qualifie de "mythe". Ce discours a été utilisé pour réduire les prérogatives des juges sans que l'opinion s'en inquiète réellement. L'institution des "peines planchers" a ainsi été considérée comme un moyen de lutte contre la récidive, alors que son caractère dissuasif n'apparait pas clairement. Mais elle réduit en même temps le pouvoir d'appréciation des juges. De même, la procédure de comparution immédiate accélère la procédure mais réduit aussi le temps laissé au juge pour prendre connaissance du dossier. La plupart des affaires pénales sont aujourd'hui jugées sans instruction, selon une logique purement quantitative.

Celle-ci est renforcée par la mise en place d'indicateurs de performance centrés sur le nombre de dossiers traités. Le bon juge est celui qui éponge le plus grand nombre d'affaires. Pour être bien noté, il doit "systématiser" son travail dit pudiquement la Commission, c'est à dire rendre une justice de masse. L'autorité politique n'y trouve que des avantages. D'une part, la justice est plus rapide. D'autre part, le contrôle des juges est renforcé par une centralisation de la gestion de leurs performances.

L'indépendance du parquet

Plus classique est sans doute l'analyse de la CNCDH déplorant l'absence d'indépendance du parquet. La Cour européenne, dans le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, n'a t elle pas refusé de considérer le procureur comme une "autorité judiciaire", dès lors qu'il se trouve subordonné au ministre de la justice ?

La Commission aborde cependant la question de manière originale, à partir du droit comparé. Dans une recommandation 2000-19, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a observé que certains pays ont un ministère public indépendant, alors que d'autres ont choisi un système où il est hiérarchiquement soumis au ministre de la justice et est donc considéré comme un fonctionnaire ordinaire. Le problème est que le droit français hésite entre les deux options : les magistrats du parquet son rattachés à l'autorité judiciaire en principe indépendante, mais ils demeurent soumis au Garde des sceaux par un lien hiérarchique.

L'évolution récente interdit de considérer les procureurs comme des fonctionnaires ordinaires soumis au pouvoir hiérarchique. Leurs fonctions proprement juridictionnelles se sont élargies, notamment en matière d'orientation vers la procédure de comparution immédiate. Aux yeux de la Commission, ce choix a de telles conséquences pour les prévenus qu'il "peut être considéré comme un pré-jugement". Les membres du parquet sont désormais dotés d'une fonction juridictionnelle de plus en plus importante, qui rend indispensable l'octroi d'un statut d'indépendance réelle. Une telle réforme n'aurait pas nécessairement pour conséquence de priver le ministère de la justice de son pouvoir d'orientation de la politique pénale. Les "instructions générales de politique pénale" pourraient être abandonnées au profit de "circulaires d'orientation générale", que les procureurs généraux et procureurs de la République pourraient adapter en tenant compte du contexte dans lequel ils exercent leurs fonctions.

 Le renforcement des pouvoirs du CSM, un voeu pieux

 Une telle évolution devrait se traduire, aux yeux de la CNCDH, par une réforme globale du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Sur ce point, on sent que le projet actuellement en cour ne la satisfait pas totalement. Elle souhaiterait que lui soit confié l'ensemble de la gestion des carrières des magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet. Sur le plan constitutionnel, la Commission propose d'ailleurs une modification de la rédaction de l'article 64 : le CSM serait le seul garant de l'indépendance de la justice, et non plus le Président de la République.

Toute cette analyse ressemble terriblement à un voeu pieux, une idée d'autant plus audacieuse que les membres de la CNCDH ne peuvent ignorer qu'elle n'aura aucun effet. Le 4 juillet 2013, le gouvernement a en effet annoncé officiellement qu'il suspendait la réforme du CSM que le Sénat avait vidée de sa substance. Désormais certain de ne pas disposer de la majorité des 3/5è indispensable à la révision constitutionnelle, le gouvernement a préféré abandonner le projet.

Doit-on en déduire que l'avis de la CNCDH est un pur exercice de style, et qu'il finira sur une étagère poussiéreuse, à côté de nombreux rapports oubliés et d'études savantes jamais lues ? Peut être, dans l'immédiat. Mais la pression de la Cour européenne risque, à tout moment, de reposer certaines questions, notamment celle de l'indépendance des magistrats du parquet. Et cette réforme du CSM qui ne trouve pas de majorité pour la voter devra peut-être être adoptée dans l'urgence, d'ici quelques mois ou quelques années. Surtout, la réflexion engagée par la CNCDH pourrait connaître quelques prolongements. A t elle l'intention de rendre un avis sur l'indépendance de la juridiction administrative et plus particulièrement du Conseil d'Etat ? Le sujet mériterait certainement que l'on s'y attache.




mercredi 7 août 2013

DROIT DE REPONSE : Le professeur émérite et l’épouvantail : réponse à Serge Sur

Le 1er août dernier, le professeur Serge Sur, intervenant comme Invité de LLC, a publié un article intitulé "De la permanence de l'esprit canular chez les Normaliens, ou l'affaire Trayvon Martin racontée à Suzette", commentaire d'un article publié dans Le Figaro du 26 juillet, signé de Messieurs Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux et intitulé "En Floride, la légitime défense n'est pas un "permis de tuer". Ces derniers ont demandé l'exercice du droit de réponse, que nous leur avons bien volontiers accordé et que nous publions ci dessous. 

L'article initial du Figaro, à l'origine de cette disputatio, est publié sous le présent droit de réponse, en commentaire. Les lecteurs de LLC sont donc ainsi en mesure de prendre connaissance de l'ensemble des documents utiles.

Consulté, le professeur Sur nous indique que, pour ce qui le concerne, le débat est clos.  
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Le 1er août, le blog Liberté, Libertés chéries, a publié un pamphlet signé par un éminent professeur émérite, M. Serge Sur. Dans ce pamphlet, M. Sur s’attaque à un article que nous avons publié dans Le Figaro du vendredi 26 juillet, intitulé En Floride, la légitime défense n’est pas un « permis de tuer ». Les références littéraires et les traits d’esprit de M. Sur font parfois sourire. Dans ce texte, nous nous contentons de répondre au noyau rationnel de son pamphlet.

Ce noyau est constitué de quatre thèses.
Premièrement, notre article est de mauvaise foi, car nous nous attaquons à un ennemi imaginaire : la critique de Stand Your Ground.
Deuxièmement, notre article prouve le contraire de ce que son titre énonce ; à cause du mécanisme de la charge de la preuve, le droit de la légitime défense en Floride est un « permis de tuer ».
Troisièmement, ce n’est pas George Zimmerman qui était en état de légitime défense, mais Trayvon Martin.
Quatrièmement, notre article présente en fait une thèse cachée : « le droit américain [est] tellement supérieur au nôtre ».
Ces quatre thèses sont fausses.

Dans notre article du vendredi 26 juillet, nous nous attaquons à la thèse selon laquelle Stand Your Ground (« Faites face ») est la clef de voûte de l’affaire et du droit de la légitime défense en Floride. On le sait, ce type de loi permet à une personne en état de légitime défense de faire face à la menace, alors même qu’elle a la possibilité de fuir en toute sécurité. Le titre de notre article fait écho à un article de M. Philippe Bernard, publié dans Le Monde du vendredi 19 juillet et intitulé La Floride et son « permis de tuer ». Dans cet article, M. Bernard affirme que Stand Your Ground « exonère de poursuites quiconque aura défendu son droit de demeurer là où il se trouve ». Selon M. Bernard, c’est Stand Your Ground qui « a enclenché l'engrenage de l’acquittement ». Cette erreur n’est pas propre à la France : dans son discours du vendredi 19 juillet sur l’affaire, le Président Obama a lui aussi mis en cause Stand Your Ground, qui n’a pourtant joué aucun rôle dans l’acquittement. Ainsi, notre argument ne consistait pas à « s’emparer d’un argument latéral pour détruire la thèse principale », comme le dit M. Sur. Notre argument visait une contre-vérité réelle et cherchait à clarifier les termes d’un débat qui méritait d’avoir lieu, mais qui n’avait été jusqu’à présent qu’un dialogue de sourds.

En deuxième lieu, M. Sur a raison d’affirmer que l’élément décisif de l’affaire n’était pas Stand Your Ground, mais bien la question de la charge de la preuve. Il a tort lorsqu’il affirme que la distribution de la charge de la preuve transforme le droit de la légitime défense en « permis de tuer ».
En Floride et dans tous les autres Etats américains sauf un, c’est au procureur de prouver que les conditions d’exercice de la légitime défense ne sont pas réunies, et ce sans laisser subsister de doute raisonnable. Ce principe est un corollaire de la présomption d’innocence, telle qu’elle est comprise aux Etats-Unis. Il est faux d’affirmer, comme le fait M. Sur, qu’il « appartient à la victime de prouver qu’elle est bien victime » : aux Etats-Unis, la victime n’a rien à prouver, car elle n’est pas partie au procès pénal. Lorsqu’elle est morte et que l’accusé se prévaut de la légitime défense, elle n’est pas là pour contredire la version des faits que l’accusé propose. Cela rend la tâche du procureur difficile, mais pas impossible. Cette difficulté est propre à tous les cas d’homicide : la victime n’y est jamais présente, et l’accusation doit toujours combattre une version des faits présentée par l’accusé seul. Faudrait-il alors parler de « permis de tuer » dans tous ces cas ? L’absence au procès de la victime d’un meurtre n’a jamais catégoriquement empêché les procureurs de faire condamner les coupables, car ils ont le plus souvent accès à d’autres moyens de preuve que les témoignages de l’accusé et de la victime : témoignages de tiers, enregistrements de conversations téléphoniques, extraits de vidéosurveillance. Sans compter que l’interrogatoire de l’accusé à l’audience permet au procureur de le décrédibiliser.
La distribution de la charge de la preuve avantage donc l’accusé, mais en aucun cas ne l’immunise. Elle ne fait pas de la légitime défense un « permis de tuer ».

En troisième lieu, M. Sur suggère que ce n’est pas Zimmerman qui était en état de légitime défense, mais Martin ; que l’agresseur était Zimmerman. Il fait écho à M. Bernard, qui déjà dans son article du Monde affirmait : « Comme si George Zimmerman jouissait d'un droit à la légitime défense dont Trayvon Martin ne disposait pas. »
Il est exact qu’en Floride « l’agresseur initial » ne peut généralement pas se prévaloir de la légitime défense. Selon Gibbs v. State, une décision de la quatrième division de la Cour d’appel de Floride datant de 2001, l’accusé n’est « agresseur initial » que s’il commet une infraction ou provoque la victime par « force ou menace de force ». Dans l’affaire, le procureur a tenté d’argumenter que Zimmerman était l’agresseur initial. Le juge a refusé de poser une question au jury sur ce point : il a considéré que le simple fait de suivre une personne n’est ni infraction, ni force, ni menace de force. La question n’est donc pas de savoir si Martin « a pu se sentir menacé », comme le dit M. Sur, mais bien si le simple fait de suivre une personne constitue une menace de force au regard du droit. La réponse est non, et heureusement. La liberté de mouvement est à ce prix.

Enfin, d’après M. Sur, le but secret de notre article serait d’exalter la procédure accusatoire du droit américain, aux dépens du système français et de sa procédure inquisitoire.
Notre propos était tout autre : nous entendions présenter de manière claire et objective le droit de la légitime défense appliqué en Floride. Ambition bien modeste, assurément, et proportionnée aux connaissances limitées de « deux jeunes Normaliens », comme dit M. Sur. Bien loin de prendre fait et cause pour le système accusatoire américain, nous écrivons même qu’ « il est légitime d’être choqué par un droit de la légitime défense qui heurte notre conception de la proportionnalité et de la charge de la preuve ». Quant à comparer les mérites respectifs des procédures pénales américaine et française, voilà une tâche bien ardue, que nous laissons à des auteurs mieux versés que nous dans les arcanes des deux systèmes.
M. Sur grandit donc la portée de notre réflexion, ce qui n’étonne guère de la part d’un professeur émérite, habitué aux débats élevés. Ce faisant il se rend lui-même coupable du crime dont il nous accusait : il crée un adversaire imaginaire et s’ingénie à le pourfendre. Il a vu dans notre article une occasion de combattre l’influence de la procédure accusatoire et de défendre le système judiciaire français, auquel tout comme lui nous tenons. Son combat, il le livre aux mauvaises personnes : expliquer le droit de la Floride n’est pas se faire le suppôt de l’impérialisme juridique américain.

Dans son pamphlet, le professeur émérite bâtit un épouvantail puis s’efforce de le pourfendre. En chemin, il sème imprécisions et erreurs. Alors même que la position qu’il attaque n’est bien souvent pas la nôtre, nous nous sommes efforcés dans cette réponse de corriger les erreurs de M. Sur. « Deux jeunes Normaliens » qui corrigent les erreurs d’un « professeur émérite » ? En voilà « une bonne blague ».

Romain Zamour
ENS et diplômé de la Yale Law School

Charles Merveilleux du Vignaux
ENS et élève avocat à l’Ecole de Formation du Barreau

mardi 6 août 2013

La paternité du donneur de sperme

Les Papas et les Mamans de la Manif pour tous surveillent leur progéniture qui fait des pâtés sur les plages. Les veilleurs se reposent sur une chaise longue dans le jardin du cloître où ils font retraite. Le Tour de France s'est achevé sans être véritablement dérangé par les petits drapeaux roses et bleus. Quant aux représentants de l'Eglise, qui avaient initié le mouvement avec les prières du 15 août de l'été dernier, ils se font désormais remarquablement discrets.

Heureusement pour les irréductibles, un juge vient d'admettre la reconnaissance de paternité d'un donneur de sperme. Le lien de filiation entre lui et l'enfant qu'il a contribué à concevoir aux profit d'un couple de femmes est désormais chose acquise. Le juge des affaires familiales lui a donc accordé les droits du père, qui vont se développer progressivement. Il verra d'abord l'enfant en présence de sa mère, puis en dehors de celle-ci, avant de bénéficier d'un droit d'hébergement et de garde durant la moitié des vacances scolaires. Les commentaires des lecteurs du Figaro sous l'article qui reprend cette information sont particulièrement réjouissants. La décision du juge des affaires familiales n'est-elle pas la preuve éclatante de la primauté de la filiation biologique, la seule légitime, face à toutes ces innovations fâcheuses introduites par le Parlement ?

Hélas, il faut modérer l'enthousiasme des Papas et des Mamans. La décision ne proclame pas une quelconque supériorité de la filiation biologique mais se borne à trouver une solution à un problème particulier, et même très particulier. Pire, elle montre que, tôt ou tard, il faudra bien légiférer sur l'accès des couples homosexuels à la procréation médicalement assistée.

Charles Camoin (1875-1965). Enfant


Une IAD "entre soi"

En schématisant un peu, on peut dire que le trio s'est organisé "entre soi". Sébastien, le donneur de sperme, est un ami, qui accepte de donner ses gamètes à ses copines homosexuelles Magali et Flavie. Il se découvre ensuite une fibre paternelle inattendue et décide de reconnaître le bébé. 

La situation est particulière, car les trois acteurs principaux violent la loi. Le droit français réserve en effet la procréation médicalement assistée aux couples hétérosexuels, principe réaffirmé par la loi du 7 juillet 2011 et toujours en vigueur. L'insémination avec donneur (IAD) s'exerce alors de manière anonyme et gratuite, au sein des Centres d'études et de conservation des oeufs et du sperme humains (CECOS). La receveuse ignore qui est le père biologique de son enfant, et le donneur ignore qui va bénéficier de son don. Il s'engage en même temps à renoncer à toute action judiciaire dans le but de faire reconnaître sa paternité. La loi organise ainsi une rupture totale entre la filiation biologique et la filiation légale, ce qui n'a jamais choqué les Papas et les mamans pourtant si attachés à la première. Il est vrai que le système joue exclusivement au profit de couples hétérosexuels qui, seuls, peuvent dissocier complètement filiation biologique et filiation juridique. Dans les conditions posées par la loi, Magali et Flavie ne pouvaient, par hypothèse, bénéficier d'une IAD. Elles ont donc choisi de faire appel à un ami, probablement sans être conscientes qu'elles prenaient un grand risque, celui précisément que le copain refuse de renoncer à sa paternité. Le contrat implicite ainsi conclu avec le donneur était d'ailleurs entaché de nullité, du fait de l'illicéité de son objet.

Ce risque constitue une véritable épée de Damoclès pesant sur celles qui ont choisi une telle solution. Alors que dans l'accouchement sous X, la mère biologique ne dispose que d'un délai légal de rétractation de deux mois pour décider finalement de garder son enfant, Sébastien, le donneur de sperme, pouvait reconnaître son enfant à tout moment. Par hypothèse, il n'avait pas de problème pour prouver sa paternité, puisqu'il est bel et bien le père biologique. Par hypothèse encore, il n'avait pas renoncé à ses droits, puisque l'opération s'était faite en dehors d'un CECOS. Magali et Flavie ont donc été bien mal inspirées. Pour une somme relativement modique, elles auraient pu se rendre en Belgique ou dans un autre pays, et bénéficier d'un don de sperme dans des conditions juridiques plus satisfaisantes.

Une affaire antérieure à la loi Taubira

La situation est aussi particulière dans la mesure où l'affaire est antérieure à la loi Taubira, intervenue en mai 2013. Or, le bébé de Magali, Flavie... et Sébastien, est né en septembre 2011. Ce dernier l'a reconnu sept mois plus tard, soit en avril 2012. A l'époque, celle qui n'a pas mis l'enfant au monde ne pouvait pas épouser sa compagne et adopter l'enfant. Le couple se trouvait donc tout à fait démuni face à la reconnaissance de paternité du donneur de sperme. 

Dans ce cas, la reconnaissance de la filiation biologique repose sur un espace de non-droit. Le donneur de sperme bénéficie de l'absence de législation relative aux couples homosexuels, et, au premier chef, de l'absence de mariage. Il bénéficie aussi de l'absence d'encadrement juridique de son don par les CECOS. Sur ce point, la solution choque quelque peu, au regard du principe "Nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans" (nul ne peut se prévaloir de sa propre faute). Hélas, chacun sait que cette règle ne s'applique qu'en matière contractuelle et qu'en l'espèce, précisément, il n'y avait pas de contrat.

Cette primauté de la filiation biologique n'est donc que le résultat d'un concours de circonstances. N'en déplaise aux Papas et aux Mamans toujours si prompts à s'enthousiasmer, cette décision n'a rien de militant. Elle ne vise pas à affirmer la primauté de la filiation biologique, mais met en lumière la nécessité d'un encadrement juridique de ces pratiques. Il est évident que les homosexuelles ne renonceront pas à avoir des enfants par IAD et la présente affaire témoigne au moins de leur motivation. Le voyage en Belgique peut parfois leur sembler trop onéreux, ou trop lointain, et dans ce cas la tentation est grande de faire confiance à un copain, de se lancer dans une aventure dont on ne mesure pas les conséquences juridiques. Ne serait-il pas finalement plus simple de s'adresser à un CECOS et de bénéficier d'une IAD, dans les mêmes conditions qu'un couple hétérosexuel ?



dimanche 4 août 2013

Les soins sans consentement en psychiatrie : nouvelle réforme

Avant de suspendre ses travaux, l'Assemblée nationale a adopté, en première lecture, une proposition de loi réformant une nouvelle fois le traitement des patients psychiatriques sans leur consentement. Certes, la procédure législative ne fait que commencer et les sénateurs ne se prononceront qu'après les vacances. Il a cependant le soutien du gouvernement et il trouvera d'autant mieux une majorité pour le voter que ses dispositions les plus importantes ont pour objet de répondre aux exigences posées par le Conseil constitutionnel le 20 avril 2012.

De l'immobilisme à l'instabilité juridique

Durant bien des années, le droit dans ce domaine a été marqué par un surprenant immobilisme. La loi du 18 juin 1838, adoptée sous le règne de Louis Philippe, n'a été abrogée qu'en 1990. Jusqu'à cette date, le droit positif traitait donc des "aliénés" et se préoccupait surtout de leur enfermement, dans le but de mettre la population à l'abri du danger qu'ils pouvaient représenter. La loi du 27 juin 1990 a mis fin à cette législation d'un autre âge en ouvrant aux personnes hospitalisées sans leur consentement, soit à la demande de leur famille, soit sur le fondement d'une décision de l'autorité de police, le droit de saisir le juge judiciaire pour faire reconnaître le caractère abusif de leur internement et ordonner leur libération.

Par deux décisions rendues sur QPC le 26 novembre 2010 et le 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel a brutalement mis fin à cette période de stabilité. Il a censuré les dispositifs d'hospitalisation sans le consentement du patient pour violation de l'article 66 de la Constitution. La privation de liberté qu'autorisaient ces procédures pouvait en effet se prolonger au-delà de quinze jours, sans intervention du juge judiciaire, par simple décision administrative. Le Conseil ayant repoussé l'abrogation des dispositions litigieuses au 1er août 2011, le législateur est donc intervenu, non sans précipitation. La loi du 5 juillet 2011 impose désormais l'intervention du juge des libertés et de la détention de manière systématique, dès qu'une personne est soumise à des soins psychiatriques sans son consentement. Sa décision doit être rendue à l'issue d'une période d'hospitalisation complète, puis tous les six mois si le traitement doit être prolongé.

On pouvait penser que le régime juridique des soins sans le consentement des patients était enfin établi. La présente proposition de loi montre le contraire, même si elle n'a pas pour objet de modifier l'ensemble du texte de juillet 2011. C'est ainsi qu'elle ne met pas en cause l'évolution qui a permis de passer de la notion d'"hospitalisation" à celle de "soins" sans consentement. L'idée est désormais acquise que la prise en charge de la maladie mentale ne passe pas nécessairement par l'enfermement du patient. Sans doute, mais il n'en demeure pas moins que les trois modifications introduites par la proposition de loi actuellement en débat portent précisément sur les conditions d'enfermement. Si les deux premières seront sans doutes relativement consensuelles dans la mesure où elles trouvent leur origine dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la troisième, celle portant sur l'autorisation des sorties d'essai, sera sans doute davantage débattue.

Les UMD

Les UMD sont des services hospitaliers spécialisés dans le traitement des malades mentaux présentant un danger potentiel pour eux-mêmes ou pour autrui. Sur le plan thérapeutique, ils ne diffèrent guère des services de psychiatrie dans les hôpitaux ordinaires. Sur le plan de l'organisation en revanche, ce sont des espaces fermés destinés à prendre en charge la dangerosité des patients. Ces derniers y sont placés par une décision administrative, en l'occurrence un arrêté préfectoral, selon le mode SPDRE (soins psychiatriques sur décision du représentant de l'Etat) qui a succédé à l'ancienne "hospitalisation d'office". Le Conseil constitutionnel avait sanctionné ce régime juridique comme dépourvu de "garanties légales suffisantes". Sur ce point, la proposition de loi replace simplement les UMD dans le droit commun, permettant ainsi aux patients qui y sont hospitalisés de bénéficier des mêmes garanties que ceux hospitalisés dans des services hospitaliers ordinaires.

Les irresponsables pénaux

Chacun sait qu'une personne peut être jugée pénalement irresponsable lorsque, au moment de l'infraction, elle se trouvait en un état de trouble mental si important qu'il emportait abolition de son discernement. Son dossier est ensuite transmis au représentant de l'Etat qui peut décider l'internement, soit dans un service ordinaire, soit en UMD. Là encore, le Conseil constitutionnel a estimé que ce régime juridique ne tenait pas suffisamment compte de la gravité de l'infraction commise. La proposition de loi limite donc ce type d'internement aux personnes ayant commis des actes passibles de cinq de prison pour les atteintes aux personnes et de dix ans pour les atteintes aux biens. Une telle restriction ne signifie pas qu'une personne considérée comme irresponsable à la suite d'un acte moins grave sera immédiatement relâchée. Elle pourra tout de même se voir imposer des soins, sur le fondement du droit commun, c'est à dire à partir de l'évaluation du danger qu'elle représente pour elle-même ou pour les tiers.

André Lanskoy. Journal d'un fou. 1973



Les sorties d'essai

A ces éléments destinés à modifier le droit positif conformément aux exigences posées par le Conseil constitutionnel s'ajoute une disposition de nature plus idéologique. La proposition rétablit en effet les sorties d'essai, qui avaient été supprimées dans le texte de 2011. Rappelons que ces sorties d'essai permettaient au patient de quitter l'hôpital pour quelques jours ou quelques semaines, dans le but de reprendre contact avec la vie sociale. A l'époque, un certain nombre de crimes graves commis par des patients en sortie d'essai avaient suscité une réaction du législateur qui avait privilégié la sécurité des tiers. Même si ces sorties d'essai étaient remplacées par des "sorties de courte durée", inférieures à douze heures et toujours accompagnées, les psychiatres estimaient le nouveau dispositif insuffisant. A leurs yeux, la sortie d'essai, reposant sur le retour à une certaine autonomie du patient, constitue un élément de la thérapie. La proposition de loi leur donne satisfaction.

Pour le moment, ce rétablissement des sorties d'essai passe inaperçu. Sans doute sera t il cependant évoqué durant la suite du débat parlementaire.  Doit-on, comme la plupart du personnel soignant, faire confiance aux médicaments et privilégier la camisole chimique à l'enfermement ? Si l'avis des experts médicaux est certainement utile, ce ne sont pas eux qui font la loi, mais le parlement. Entre le risque pour la sécurité des personnes que représente un passage à l'acte violent et l'intérêt des patients, un équilibre doit être trouvé, et l'actuelle proposition de loi offre la possibilité d'un nouveau débat sur la question.


jeudi 1 août 2013

Les invités de LLC. Serge Sur : De la permanence de l’esprit canular chez les Normaliens ou l'affaire Trayvon Martin racontée à Suzette



Le Figaro du vendredi 26 juillet a publié, dans sa page « Opinions » (p. 14), un article signé par deux jeunes Normaliens, MM. Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux. Il fait suite à l’acquittement par un jury populaire en Floride d’un individu qui avait tué par arme à feu un jeune Noir désarmé, Trayvon Martin, qu’il considérait comme menaçant pour sa sécurité. L’avocat de l’accusé, Hispanique, a plaidé avec succès la légitime défense. Ce verdict a soulevé, aux Etats-Unis et dans le monde, surprise et indignation. Il a réveillé le spectre des jugements fondés sur la couleur de peau des protagonistes, reposant sur une présomption de dangerosité des Noirs. Plus largement, il a mis en cause la conception de la légitime défense retenue par le droit de la Floride – puisque l’on sait que chaque Etat fédéré dispose de sa propre législation pénale, qui peut être différente de la législation fédérale. C’est donc aussi bien l’application de la loi dans ce cas particulier que la loi elle-même qui se trouvent contestées.

Dans ce débat, les deux signataires de l’article, intitulé « En Floride, la légitime défense n’est pas un « permis de tuer », prennent position. On ne sait si le titre leur est dû, car souvent les journaux modifient un intitulé proposé pour en retenir un plus provoquant. Mais enfin, le sens de leurs développements est bien celui-là. Il faut alors saluer leur sens du canular, digne de Jules Romains, celui des Copains, celui du père de Jallez et Jerphanion. Leur article démontre en effet exactement le contraire. Le droit de légitime défense tel que consacré par le droit de la Floride est bien exactement cela : un permis de tuer.





Passons sur les éléments indiscutés de ce droit, communs à tous les systèmes juridiques, de la perception d’une menace à la proportionnalité de la réaction. L’essentiel, comme souvent en droit pénal, relève de la procédure et de la charge de la preuve. En droit français, expliquent les deux jeunes Normaliens, elle incombe à l’accusé -  sauf que, en vertu de la procédure inquisitoire et de l’intime conviction, il appartient au jury criminel de retenir sa propre appréciation, l’instruction étant refaite à l’audience, à charge et à décharge, et les débats menés par le président de la juridiction. Il y a là déjà une confusion entre procédure accusatoire, propre au droit américain et plus largement anglo-saxon, et droit continental, qui impose à l’autorité judiciaire de conduire l’instruction et le procès.

En d’autres termes, on n’a pas affaire à deux parties qui mènent un duel judiciaire devant un jury, mais à la recherche par la juridiction d’une vérité judiciaire qu’il lui appartient de déterminer, avant de lui conférer force légale en vertu de l’autorité de la chose jugée. Le procès est chose entièrement publique, il repose sur l’autorité de l’Etat. Aux Etats-Unis, l’Etat se contente de fournir un forum pour le débat. Il laisse accusation et défense conduire le procès, en assurant simplement égalité des parties et respect de la procédure, jusqu’à la décision de culpabilité ou non prise par un jury populaire. Trace d’une société individualiste, où l’on attend de l’Etat davantage un arbitrage entre les droits de chacun qu’un service public.  

On voit la conséquence en matière de légitime défense : il appartient à la victime de prouver qu’elle est bien victime… Mais si elle est morte ? Le procureur s’en charge, avec plus ou moins de zèle, et il doit le prouver… Mais s’il n’y a pas de témoins et si l’accusé soutient qu’il s’est cru « raisonnablement » menacé ? Il a alors le droit de tuer, s’il estime que sa vie était en jeu – non pas si elle l’était réellement. La décision dans l’affaire Trayvon Martin est donc logique sur cette base, puisque les affirmations de l’accusé ne pouvaient pas être contredites, et que le jury était enfermé par la nécessité d’une preuve contraire impossible à rapporter.

En réalité, on le voit bien, c’est Trayvon Martin qui était plutôt en état de légitime défense : désarmé face à un homme armé qui l’a suivi dans un parc où il rentrait tranquillement chez lui, il a pu se sentir menacé et se retourner vers l’accusé pour lui demander ce qu’il voulait… et il en est mort. Comment justifier que l’accusé ait pu suivre Trayvon Martin s’il se sentait lui-même menacé ? Il n’était même pas question pour lui de s’enfuir. Il aurait pu passer paisiblement son chemin, sauf à se substituer à l’autorité publique en voulant interpeller un délinquant supposé, ce qu’il n’avait aucune qualité pour faire.    

Les deux jeunes Normaliens complètent le canular en utilisant un procédé classique chez les avocats de mauvaise foi : s’emparer d’un argument latéral pour détruire la thèse principale. Ils dénoncent le fait que la critique du jugement reposerait souvent, suivant leur dire, sur un élément qui n’a joué en fait aucun rôle dans la décision, le Stand Your Ground. Ce droit implique que la personne menacée n’a pas à fuir pour échapper à la menace, mais qu’elle est autorisée à y faire face précisément par la légitime défense. Il est exact que cet élément n’est pas ici pertinent, puisque non seulement l’accusé n’a pas fui mais s’est plutôt transformé lui-même en agresseur…

Cette défense rhétorique et sophistique de la loi de Floride évoque une autre histoire, plus ancienne, qui concerne aussi Le Figaro. Lorsque est sorti le film RAS, sur la guerre d’Algérie et la reprise en main d’une section d’appelés ayant peu de goût au fusil par un lieutenant combatif, certains à l’époque ont voulu y voir la figure d’un grand reporter du Figaro. Ce reporter s’est contenté de répondre en substance : ce n’est pas moi, car dans le film le lieutenant arrive en camion, alors que je suis arrivé en hélicoptère… Humour et cynisme. Bravo donc à nos deux jeunes auteurs pour avoir démontré avec brio le contraire de leur thèse apparente.

Jeu de l’esprit, humour Normalien, Issoire et Ambert n’ont qu’à bien se tenir. Quoi que… de bons esprits me font remarquer que les auteurs ne sont pas seulement littéraires, mais aussi juristes, ou du moins apprentis juristes. L’un n’est-il pas « élève avocat à l’Ecole de formation du barreau » ? L’autre n’est-il pas « diplômé de la Yale Law School » ? (Bigre ! Mais on est moins impressionné lorsqu’on connaît un peu les universités américaines, miroirs aux alouettes).

Mais alors, ce ne serait pas un canular ? Il faudrait les prendre au sérieux ? Il faudrait y voir, au-delà de la défense de la loi de Floride et plus largement du droit américain, tellement supérieur au nôtre comme les Etats-Unis en toutes choses, une attaque dissimulée contre le droit pénal français et sa procédure inquisitoire, qui déplaît tant aux avocats, parce qu’elle les subordonne aux juges ? Ils sont des auxiliaires de justice, qui doivent concourir à la recherche de la vérité, au lieu, comme aux Etats-Unis avec la procédure accusatoire, d’utiliser tous les moyens, y compris le mensonge dès lors qu’il ne peut être démontré, pour l’emporter.

Seule la victoire est belle, innocent ou coupable, monstre ou victime, peu importe, le duel est ouvert et que le meilleur gagne. Cette corruption de l’esprit judiciaire pénètre malheureusement en France, avec l’attraction pour la procédure accusatoire qui fascinait l’ancien président et reste présente au sein du lobby des avocats. Vive le juge d’instruction ! Vive la procédure inquisitoire ! C’est ce que l’on est tenté de répondre aux deux jeunes auteurs, en souhaitant que la première impression soit la bonne, et qu’ils aient réussi une bonne blague.  


Serge Sur
Professeur émérite de droit public à l'Université Panthéon-Assas

mardi 30 juillet 2013

Le législateur et les nouvelles formes d'esclavage

Le 25 juillet 2013, le texte portant "diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France" a été définitivement adopté par le Parlement. Ces lois "portant diverses dispositions", généralement votées le dernier jour de la session parlementaires, sont souvent qualifiées de lois "fourre tout". En l'espèce, il s'agit de transposer trois directives de l'Union européenne, deux décisions-cadre, la décision renforçant Eurojust et d'adapter la législation française à plusieurs conventions internationales, et à une résolution de l'ONU.
De cette auberge espagnole juridique, les médias ont surtout retenu la suppression du délit d'offense au chef de l'Etat. Il est vrai que, dans une décision du 13 mars 2013, la Cour européenne des droits de l'homme avait considéré que cette infraction portait une atteinte excessive à la liberté d'expression, à propos de la peine de 30 € d'amende infligée à un manifestant qui avait brandi, sur le passage de l'ancien Président de la République, une pancarte revêtue du désormais célèbre "Casse-toi pôv'con". Nicolas Sarkozy demeurera ainsi dans l'histoire du droit comme le Président ayant tiré de l'oubli le délit d'offense au Chef de l'Etat, avant d'être désavoué par la Cour européenne. Sur ce point, la loi adoptée le 25 juillet se borne donc à effacer de l'ordre juridique une infraction déjà considérée comme obsolète.

La création des crimes d'esclavage et de servitude

Le plus intéressant dans la loi, passé plutôt inaperçu, est la création, dans le code pénal, de deux nouveaux crime d'esclavage et de servitude. Issu d'un amendement déposé par Axelle Lemaire, députée PS des Français de l'étranger (Europe du Nord), cette double création vise à mettre en adéquation le droit positif avec l'article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude". La précision est loin d'être inutile, car la Cour européenne, dans deux arrêt Siliadin c. France du 26 juillet 2005 puis C.N. et V. c. France du 11 octobre 2012 avait estimé que les dispositions de l'article 4 de la Convention imposaient "la criminalisation et la répression effective de tout acte tendant à maintenir une personne dans ce genre de situation".

L'acte qui consiste à réduire une personne en esclavage et à la priver des libertés les plus élémentaires était déjà prohibé dans notre système juridique. Plusieurs conventions, ratifiées par la France le condamnent expressément, comme la convention relative àl'esclavage, signée à Genève le 25 septembre 1926, et la convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, adoptée le 30 avril 1956. Au plan strictement pénal, l'article 212-1 du code pénal énonce que la réduction en esclavage, dès lors qu'elle résulte d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile, dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique, constitue un crime contre l'humanité. Enfin, les articles 225-13 et 14 du code pénal sanctionnent les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne. Il s'agissait là de textes spéciaux, sanctionnant tel ou tel comportement, sans envisager une définition pénale globale de l'esclavage.

Oh Freedom ! Negro Spiritual circa 1850
Images de la Bibliothèque du Congrès. Washington

Définition de l'esclavage

C'est chose faite avec la nouvelle loi qui définit l'esclavage comme "le fait d'exercer à l'encontre d'une personne l'un des attributs du droit de propriété". Cette définition, qui trouve son origine dans la convention de 1926, montre qu'il ne s'agit pas seulement de sanctionner l'aliénation d'une personne par son achat ou sa vente, ce qui se rattache à l'"abusus" (droit de disposer de son bien). L'esclavage existe également lorsqu'il s'agit d'"usus", ou de "fructus", quand une personne est exploitée par une autre.

Par cette définition large, le législateur entend sanctionner les formes les plus anciennes d'esclavage  qui existent toujours dans certains pays, mais aussi des formes plus indirectes avec l'exploitation de la prostitution d'autrui ou le travail forcé. Surtout, le texte rattache désormais directement à l'esclavage l'infraction de l'article 225-13  du code pénal, qui punit "le fait d'obtenir d'une personne, dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de l'auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli". Cette infraction sanctionne une pratique qui consiste à faire venir en France une jeune fille étrangère attirée par un travail régulier d'employée de maison ou de garde d'enfants, et à ensuite exploiter son travail dans une condition de servitude, l'intéressée ayant été, le plus souvent, privée de son passeport par son employeur. On note d'ailleurs que c'était précisément la situation décrite dans l'arrêt de la Cour européenne C.N. et V. c. France du 11 octobre 2012. Se référant à cette définition large, le rapporteur du texte estime que 3000 et 5000 personnes seraient victimes d'esclavage dans notre pays.

Le parlement a donc choisi de distinguer "quatre niveaux de gravité" : le "travail forcé" puni de sept ans d'emprisonnement ; la "réduction en servitude", quand le travail forcé est imposé à une personne vulnérable ou dépendante, punie de dix ans d'emprisonnement ; enfin la "réduction en esclavage" et l'"exploitation de la personne réduite en esclavage", tous deux passibles de vingt années de prison, voire trente en cas de circonstances aggravantes, par exemple lorsque ce comportement concerne des mineurs ou des personnes vulnérables, ou encore s'accompagne d'actes de torture.

Par ce texte, le parlement ajuste le droit pénal interne à la jurisprudence de la Cour européenne. Il permet aussi de réprimer avec davantage de rigueur ces nouvelles formes de servitudes d'autant plus insupportables qu'elles sont souvent le fait de privilégiés qui exploitent sans scrupule la misère de personnes isolées et vulnérables. 

Aboli, mais toujours réel

En même temps, on ne peut s'empêcher de penser que ce texte est aussi un constat d'échec. Presque un siècle et demi après le décret Schoelcher du 27 avril 1848, on éprouve le besoin d'insérer dans le code pénal le double crime, de servitude et d'esclavage. C'est la démonstration éclatante que l'esclavage, bien qu'officiellement aboli, n'a pas disparu. Il s'est transformé, il s'est diversifié, il a même fait preuve d'un remarquable pouvoir d'adaptation. Et le législateur, confronté à ces nouvelles formes d'esclavage, est contraint d'adopter de nouveaux textes pour lutter contre un fléau qui, en France même,  n'est toujours pas éradiqué.