« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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lundi 7 avril 2025

Pas de miracle pour le diacre



Il n'est pas habituel que la Cour de cassation soit appelée à statuer sur le licenciement d'un diacre. L'assemblée plénière s'est pourtant prononcée sur ce sujet dans un arrêt du 4 avril 2025, par lequel elle déclare la juridiction judiciaire incompétente pour juger d'un tel contentieux. Les lecteurs qui pensent que le licenciement du diacre est tout de même moins important que le jugement de Marine Le Pen se trompent lourdement. L'assemblée plénière intervient en effet pour assurer le respect du principe de séparation entre les églises et l'État. 

Observons d'emblée qu'un diacre est un membre du clergé et non pas un laïc. Il reçoit en effet les ordres mineurs. Jusqu'à Vatican II, le diacre était un séminariste se préparant à devenir prêtre, mais on trouve maintenant des "diacres permanents", c'est-à-dire des hommes qui ne se destinent pas à la prêtrise. Cela ne change rien au regard de leur situation juridique, qui est celle d'un ministre du culte.

En l'espèce, l'archevêque a suspendu, en 2007, la procédure d'ordination du requérant, à la suite de révélations par une paroissienne de faits de nature sexuelle. Il a été renvoyé de l'état clérical par l'Officialité, sanction confirmée en appel par la Rote romaine. Le diocèse lui a ensuite notifié qu'il n'appartenait plus au clergé, qu'il n'était plus rémunéré, ni affilié à la caisse d'assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes. Il a également été mis en demeure de libérer le logement de fonction, mis à sa disposition par l'association diocésaine.

L'ex-diacre a saisi le tribunal de grande instance (aujourd'hui tribunal judiciaire) en 2019 pour obtenir la nullité de la sentence prononcée par la juridiction ecclésiastique ainsi que l'indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis. Il a été débouté, mais le tribunal s'était néanmoins déclaré compétent. La cour d'appel, en revanche, infirme le jugement en déclarant recevable l'exception d'incompétence. C'est ce jugement que confirme l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

 

La neutralité de l'État

 

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 affirme, dans son article 1er, que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". L'article 2 ajoute immédiatement qu'elle "ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 21 février 2013, ajoute que la laïcité implique "la neutralité de l'État".

Les diacres, comme les autres membres du clergé, ont un statut défini par le droit canonique, et contrôlé par les juridictions ecclésiastiques. Les juges de droit commun ne sont donc pratiquement jamais saisis. Tout au plus peut-on noter l'arrêt Pont rendu par le Conseil d'État le 17 octobre 1980, affirmant que l'administration hospitalière était tenue de mettre fin aux fonctions d'un aumônier protestant licencié par sa hiérarchie. Même en région concordataire d'Alsace-Moselle, le juge administratif, dans une décision Singa du 17 octobre 2012, se déclare incompétent pour apprécier la légalité de la nomination du curé d'une paroisse par l'évêque de Metz. Dans un arrêt du 2 décembre 1981, il avait déjà affirmé que l'administration était tenue de mettre fin au traitement d'un ministre du culte révoqué par l'évêque de Strasbourg.

La jurisprudence est donc particulièrement maigre, limitée à quelques décisions du juge administratif. L'intérêt de la présente affaire réside donc dans le fait que le requérant se plaint, en invoquant le droit à un juste procès garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Il se plaint de n'avoir pu défendre sa demande indemnitaire devant les juges du fond. 

 

A bas les calottes. Henri Gustave Jossot. 1903
 

 

L'absence de lien contractuel

 

Mais il faudrait, pour cela, qu'un lien contractuel existe entre le diacre et l'Église, en l'espèce l'association cultuelle. Or la Cour de cassation, et cette fois la jurisprudence existe, considère que les ministres du culte ne sont pas titulaires d'un contrat de travail. Dans un arrêt du 12 juillet 2005, la chambre sociale en a décidé ainsi à propos d'un pasteur d'une mission évangéliste de Marseille qui avait saisi la juridiction prud'homale de son licenciement par l'association cultuelle.

S'il ne s'agit pas d'un contrat de travail, serait-il possible d'envisager un lien contractuel d'une autre nature ? L'article 1101 du code civil définit le contrat comme un "accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destinées à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations". Dans le cas du diacre, il est clair qu'il s'engage à réaliser des missions au profit d'une association cultuelle, en échange d'un salaire, d'un logement, et d'une protection sociale. 

Mais admettre un contrat innommé dans ce cas reviendrait à écarter la loi de Séparation, et c'est ce que précise l'assemblée plénière. En effet, l'ordination diaconale ou sacerdotale impose des obligations qui dépassent, de loin, de simples obligations contractuelles. D'une part, il s'agit d'un engagement perpétuel, du moins en principe. D'autre part, elle régit l'ensemble de la vie du clerc, lui imposant notamment un voeu de chasteté, contrainte que l'on ne saurait retrouver dans un contrat civil. Tous ces éléments relèvent du fonctionnement interne de l'Église, dans lequel l'État s'interdit d'intervenir.

 

Un recours détachable de l'état ecclésiastique

 

S'il n'est pas possible de retenir l'existence d'un lien contractuel, il est envisageable de considérer que certains recours sont, en quelque sorte, détachables de l'état ecclésiastique, notamment en matière de protection des droits et libertés ou lorsqu'il s'agit d'obtenir une indemnisation. 

Dans son article sur "le pouvoir pénal de l'Église", publié en 2001, le professeur Mayaud considérait que ses "actions disciplinaires restent tributaires d'une contestation toujours possible devant les juridictions nationales, afin que soient impérativement préservées et corrigées les atteintes manifestes aux droits et libertés". Il commentait alors une sanction prononcée par l'Officialité diocésaine à l'encontre d'un expert comptable lui interdisant de gérer des biens ecclésiastiques. En condamnant son cabinet à une mort économique certaine, les juges ecclésiastiques portaient une atteinte à la liberté du travail, justifiant l'intervention des juridictions nationales.

En matière d'indemnisation, un jugement du 3 avril rendu par le tribunal judiciaire de Lorient condamne la Communauté des dominicaines du Saint-Esprit, le père abbé de l'abbaye de Saint-Wandrille et la mère abbesse de l'abbaye de Boulaurt à la réparation des préjudices subis par une moniale condamnée à une "exclaustration". Même si elle était soumise à un devoir d'obéissance, le fait d'être renvoyée sur le champ de son couvent, de ne plus avoir le droit de communiquer avec ses soeurs en religion, sans avoir bénéficié d'une procédure contradictoire ni même avoir été informée de ce qui lui était reproché a été considéré comme une atteinte trop importante aux principes généraux du droit, justifiant l'indemnisation. Ces préjudices sont considérés comme détachables de la procédure d'exclaustration, dans la mesure où la même sanction aurait pu être prise dans des conditions plus respectueuses des procédures. Ce jugement a suscité l'irritation du Vatican qui, dans une "note verbale" a contesté l'ingérence des juges internes dans la liberté religieuse, estimant qu'elle était contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Mais il n'en est rien. La CEDH se montre en réalité très respectueuse de l'autonomie des États dans ce domaine. Dans un arrêt K. Nagy c. Hongrie du 14 septembre 2017, la Cour a précisément été saisie de la révocation d'un ministre du culte, un pasteur de l'Église réformée accusé de s'être exprimé un peu trop librement dans un journal local. En l'espèce, la CEDH estime qu'il n'appartient au juge interne de se prononcer sur le bien-fondé de la sanction, car il n'a pas le pouvoir de décider si un ministre du culte doit, ou non, conserver son statut clérical. En revanche, il lui appartient d'apprécier concrètement si un "droit défendable", c'est-à-dire le droit au respect de certaines procédures a, ou non, été violé. Dans l'affaire Nagy c. Hongrie, le requérant se bornait à contester le choix de la sanction, et donc son bien-fondé, ce qui ne relève pas de la compétence des tribunaux internes.

Dans sa décision du 4 avril 2025, l'assemblée plénière reprend la jurisprudence Nagy c. Hongrie, en affirmant qu'il n'appartient pas au juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé d'une décision qui retirer l'état ecclésiastique à un diacre. En l'espèce, l'indemnisation des préjudices subi par le requérant n'est pas détachable de sa révocation. Qu'il s'agisse de la perte de son salaire, de son logement ou de sa protection sociale, ces dommages ne sont que l'effet automatique de cette révocation. Le diacre, qui s'était conduit sottement à l'égard d'une paroissienne, est donc définitivement renvoyé à la vie civile.

L'assemblée plénière parvient ainsi à résoudre le problème délicat de la frontière entre la sanction canonique qui relève exclusivement de l'Église et sa mise en oeuvre, qui peut parfois relever du juge interne. Pour le moment très isolée, cette jurisprudence pourrait prendre une importance plus grande si l'Église se décidait enfin à sanctionner systématiquement les ministres du culte qui ont commis des atteintes sexuelles, en particulier sur des enfants. Certes, ils peuvent être poursuivis par le juge pénal comme n'importe quel auteur d'infractions, mais il est utile de s'assurer que le pouvoir disciplinaire de l'Église s'exerce dans le respect des garanties imposées par le droit, et particulièrement dans la transparence.

 

Le principe de laïcité et la neutralité : Chapitre 10, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet 



vendredi 21 mars 2025

L'acte du gouvernement, et la non-participation israélienne à Euronaval



La théorie des actes de gouvernement est parfois bien utile pour se débarrasser d'un contentieux politiquement sensible. Le tribunal des conflits, dans une décision du 10 mars 2025, vient précisément de l'utiliser dans une affaire concernant directement la politique française à l'égard d'Israël.

Le 1er octobre 2024, un conseil de défense présidé par le Président de la République interdit à des entreprises israéliennes d'exposer au salon Euronaval des matériels militaires susceptibles d'être utilisés à Gaza ou au Liban. Cette décision a été transmise par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)  le 15 octobre à la société SOGENA, organisatrice d'Euronaval. En conséquence, celle-ci a informé, le 21 octobre, la société Israël Shipyards Ltd, quelle ne pourrait disposer du stand qu'elle avait réservé. 

 

Un conflit positif

 

L'entreprise israélienne a donc cherché un juge devant lequel contester cette décision, mais elle s'est heurtée à un conflit positif. Celui-ci existe lorsque l'administration, en la personne du représentant de l'Etat dans le département, conteste la compétence d'un tribunal de l'ordre judiciaire pour juger d'une affaire dont ce dernier a été saisi.

Le tribunal de commerce a été saisi d'un référé contre la société SOGENA, mais le préfet d'Ile-de-France, préfet de Paris, a immédiatement transmis un déclinatoire de compétence. On note avec intérêt que, par un jugement du 30 octobre 2024, le tribunal de commerce a néanmoins écarté ce déclinatoire de compétence. Statuant en référé, il a ordonné à la société SOGENA de suspendre l'exécution des mesures interdisant aux entreprises israéliennes d'accéder au salon Euronaval. Le préfet a alors élevé le conflit.

 

Marins sur le port de Toulon. Raoul Dufy. 1925
 

 

Nullité du jugement 


Le tribunal des conflits commence par affirmer que le jugement en référé du tribunal de commerce est entaché de nullité. En effet, l'article 22 du décret du 27 février 2015 impose à la juridiction qui rejette un déclinatoire de compétence de ne pas statuer sur le litige avant l'expiration d'un délai de quinze jours, laissé au préfet pour, s'il le souhaite, élever le conflit. En l'espèce, le tribunal a écarté le déclinatoire et statué par le même jugement du 30 octobre 2024. Il a donc commis une grossière erreur de droit.

Mais cette nullité ne met pas un point final à la décision. Le tribunal des conflits doit statuer sur la compétence, tout simplement parce que l'entreprise requérante doit savoir si elle peut saisir un juge, et lequel.  

 

L'acte de gouvernement 

 

Le tribunal des conflits lui ôte tout espoir, en déclarant que la décision prise par les autorités françaises est un acte de gouvernement qui n'est pas détachable des relations internationales de la France.

Lorsque les manuels de droit administratif traitent de l'acte de gouvernement, c'est généralement pour mentionner son déclin. Dans la première moitié du XIXe s, le Conseil d'État estimait, en particulier dans une décision Laffitte du 1er mai 1822, que toute décision gouvernementale touchant à une "question politique" était insusceptible de recours. La jurisprudence a évolué avec le célèbre arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875, dans lequel il a requalifié en acte administratif une mesure que l'administration présentait comme "politique".

Depuis cette date, le temps a passé, et le champ de l'acte de gouvernement s'est réduit. De manière très restrictive, l'espace du politique ne concerne plus que rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels. Sur ce plan, l'espace de l'acte de gouvernement a cessé de se rétracter. Est ainsi concernée la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel, la décision de soumettre un projet de révision constitutionnelle au référendum, ou encore, tout récemment dans une décision du 20 juin 2024, le décret de dissolution de l'Assemblée nationale.

 

L'acte non détachable des relations internationales

 

En l'espèce, la qualification d'acte de gouvernement concerne une décision qui n'est pas détachable des relations internationales. Le critère essentiel est celui de l'éventuelle ingérence du juge dans les relations extérieures de l’État ou dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014 M. B. C., le Conseil d’État considère ainsi comme insusceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Aux yeux du juge, cette décision n’est pas détachable de la mise en œuvre du traité de Rome de 1998 qui crée la CPI. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se montre plutôt réticente à l'égard de ce second type d'acte de gouvernement, ce qui pourrait être considéré comme un témoignage de la réduction de son champ. Dans un arrêt du 14 septembre 2022, H. et F. c. France, elle estime ainsi que le refus de rapatrier les femmes de Djihadistes retenues en Syrie avec leurs enfants ne saurait constituer un acte de gouvernement. Une telle décision doit donc être prise par une autorité indépendante et comporter une motivation. L'importance de la jurisprudence européenne doit toutefois être nuancée car, depuis une décision Markovic c. Italie du 14 décembre 2006, elle reconnaît que l'acte de gouvernement répond aux besoins des plus hautes autorités de l'État, dans leur activité politique et diplomatique.

La décision du 10 mars 2025 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence. Le tribunal des conflits se fonde sur le fait que la décision d'exclure les entreprises du salon Euronaval s'inscrit "dans le contexte du conflit au Proche-Orient" et qu'elle a été prise en conseil de défense sous la présidence du président de la République. L'acte de la SOGENA s'analyse comme un acte de compétence liée qui se borne à "tirer les conséquences" d'une décision de nature diplomatique non détachable des relations internationales.

Bien entendu, cette décision n'interdit pas à l'entreprise israélienne d'engager un contentieux pour obtenir l'indemnisation du préjudice causé par le non-respect d'un contrat commercial, à moins que le dommage ait déjà été indemnisé par un accord amiable. L'important est que, par cette décision, le tribunal des conflits évite aux juges français d'être saisis d'un contentieux plus embarrassant sur le fond. D'une certaine manière, le bénéficiaire de l'opération est sans doute le juge administratif qui n'a pas été saisi et ne le sera jamais. Car il n'était pas tout à fait exclu que la décision du SGDSN puisse être considérée comme susceptible de recours, dans la mesure où elle faisait grief aux entreprises israéliennes. En la considérant comme une sorte de sous-produit de la décision du conseil de défense, le tribunal des conflits protège le juge administratif contre tout recours. C'est sans doute parce que son objet même est de se débarrasser des contentieux embarrassants que l'acte de gouvernement, présenté comme en déclin, témoigne finalement d'une belle vitalité.

 

jeudi 14 novembre 2024

GPA : La filiation du parent d'intention enfin simplifiée


La première chambre civile de la Cour de cassation reconnaît, dans un arrêt du 14 novembre 2024, que l'absence de lien biologique entre un enfant né par gestation pour autrui (GPA) à l'étranger et son parent d'intention ne heurte aucun principe essentiel du droit français. La filiation, dès lors qu'elle a été légalement établie dans le pays où s'est déroulée la GPA, peut donc être reconnue par la France.

Une femme seule s'est rendue au Canada pour bénéficier d'une GPA. L'enfant a été conçu par fécondation in vitro, à partir des gamètes de deux donneurs, porté ensuite et mis au monde par une mère porteuse. En d'autres termes, la femme qui a eu recours à la GPA n'a aucun lien biologique avec l'enfant. Conformément au droit canadien, une décision des juges de ce pays l'a déclarée mère légale de l'enfant.

Mais cette filiation n'était valide qu'au Canada. Pour l'établir en France, la mère d'intention a utilisé la procédure judiciaire d'exequatur. Concrètement, il s'agit, pour le juge français, de reconnaître et d'exécuter une décision de justice étrangère. En l'espèce, la requérante a obtenu des décisions favorables des juges du fond, mais le procureur près la Cour d'appel a déposé un pourvoi devant la Cour de cassation. Celle-ci précise deux points essentiels, et oppose ainsi une fin de non-recevoir aux arguments traditionnellement développés par ceux qui veulent sanctionner celles et ceux qui recourent à la GPA en les privant du lien de filiation avec l'enfant né de cette pratique.


L'ordre public international


Le premier moyen développé, d'ailleurs très souvent invoqué, repose sur l'idée que la GPA n'étant pas conforme à l'ordre public français, tous les actes ultérieurs définissant le statut juridique de l'enfant sont, en quelque sorte, entachés d'une illégalité à la fois originelle et définitive.

Il est parfaitement exact que la GPA n'est pas conforme à l'ordre public français. L’article 16 al. 7 du code civil énonce que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». Certes, mais cela ne signifie pas que les juges français de l'exequatur soient tenus de rejeter le jugement d'une juridiction étrangère statuant sur une procédure qui, dans l'État considéré, est parfaitement licite. 

Sur ce point, la Cour de cassation fait une distinction claire entre l'ordre public interne et l'ordre public international. Et précisément, celui-ci impose le respect du principe selon lequel l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toutes les décisions le concernant. 



Représentation archaïque d'une fécondation in vitraux

Le Chat. Gelück


L'intérêt supérieur de l'enfant


La Cour de cassation a mis du temps à accepter de prendre en considération l'intérêt supérieur de l'enfant né par GPA. Chaque évolution dans ce domaine a été initiée par la jurisprudence européenne.

La première étape a été la reconnaissance de la filiation du parent biologique avec la célèbre affaire Mennesson. Dans deux décisions du 26 juin 2014 Mennesson c. France et Labassee c. France, la CEDH sanctionne ainsi le droit français qui refusait la transcription de l’état civil de jumelles nées par GPA aux Etats-Unis. Or la GPA avait eu lieu à la demande d'un couple hétérosexuel, le père ayant donné ses gamètes. La filiation avec le père, en l'espèce le père biologique, a finalement été reconnue par la Cour de cassation le 3 juillet 2015.

La seconde étape, plus complexe, est celle de la reconnaissance de la filiation du parent d'intention, celui qui, par hypothèse, n'a aucun lien biologique avec l'enfant. Dans quatre arrêts du 5 juillet 2017, la Cour de cassation ne lui permettait qu'une adoption simple, dont on sait qu'elle ne supprime donc pas tous les liens avec la mère porteuse. 

La CEDH, sollicitée pour avis le 10 avril 2019, consacre un droit de ces enfants à la filiation maternelle, mais laisse les États choisir entre la transcription directe dans l’état civil ou l’adoption. S’appuyant sur cet avis, elle précise ensuite, dans un arrêt D. B. c. Suisse du 22 novembre 2022,  que ce droit à la filiation doit bénéficier au second parent d’intention, y compris le membre d’un couple homosexuel.

Il est donc désormais acquis, largement grâce à la jurisprudence européenne que la naissance d'un enfant par GPA ne peut, à elle seule, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée, faire obstacle à la reconnaissance en France des liens de filiation établis à l'étranger tant à l'égard du parent biologique qu'à l'égard du parent d'intention. L'arrêt du 14 novembre 2024 s'analyse ainsi comme un ralliement plein et entier de la Cour de cassation au libéralisme de la jurisprudence européenne. 

En témoigne évidemment l'abandon total de la jurisprudence ancienne qui considérait que le parent d'intention devait se contenter d'une adoption simple. La Cour de cassation affirme désormais très clairement que la filiation établie par le jugement d'exequatur ne saurait être assimilé à une adoption. Elle rappelle d'ailleurs qu'aucun principe de droit français ne se trouve heurté par l'absence de lien biologique entre l'enfant et le parent. Les filiations non conformes à la réalité biologiques ont toujours existé, qu'il s'agisse de l'assistance médicale à la procréation avec donneur ou tout simplement de la reconnaissance d'un enfant sans avoir avec lui de lien biologique.

La décision du 14 novembre 2024 est le résultat d'une lente évolution, et l'on connaît les réticences de la Cour de cassation qui a longtemps refusé de considérer l'intérêt supérieur de l'enfant, préférant considérer que la gestation pour autrui avait pour conséquence l'illicéité de tous les actes postérieurs concernant son statut juridique. Cette application absolutiste de l'adage Fraus omnia corrumpit est aujourd'hui un souvenir déjà lointain. Le dialogue des juges a été fructueux et la Cour de cassation s'est ralliée à la position européenne, d'autant qu'elle reflétait l'évolution des moeurs. La GPA demeure interdite, mais les enfants qui sont nés de cette pratique n'ont pas à en subir les conséquences, leur vie durant. Ce sont eux qui ont gagné le droit de vivre leur vie d'enfant, avec leurs parents, c'est à dire avec ceux qui les élèvent et veillent sur eux.


vendredi 8 novembre 2024

Les menus de substitution - de motifs.


La question des menus de substitution proposés par les communes dans les services municipaux de restauration, et notamment les cantines scolaires, donne lieu à une jurisprudence constante. 

Rappelons que ce qu'il est convenu d'appeler "menus de substitution" ne vise pas seulement des menus dépourvus d'interdits alimentaires imposés par certaines religions. Peuvent également être concernés les menus végétariens, voire végans, ou encore les menus de régime, par exemple pour les enfants allergiques au gluten. 

Quoi qu'il en soit, chaque nouvelle décision du juge administratif suscite des réactions identiques. Les commentateurs affirment de manière très péremptoire que le refus de proposer ce type de menu viole le principe de laïcité. En réalité la position des juges est nettement plus subtile. Ils n'interdisent pas à un maire de renoncer à ces menus de substitution, mais ils lui imposent de bien choisir les motifs de sa décision.


Les menus de substitution, à Tassin-la-demi-lune


Le jugement rendu par le tribunal administratif de Lyon le 22 octobre 2024 ne fait pas exception. Le 6 juillet 2016, une délibération du conseil municipal de Tassin-la-demi-lune porte sur le renouvellement de l'affermage du service public de restauration scolaire, à compter d'août 2016. En demandant au conseil municipal de se prononcer sur le choix du délégataire, il est expressément mentionné "qu'au sein du cahier des charges et dans la mise en oeuvre de la délégation, il n'est pas prévu de mettre en place des menus de substitution".

La Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) a demandé, en 2022, à la commune l'abrogation de cette délibération, et, devant son refus, il a saisi le tribunal administratif de Lyon d'une double demande. D'une part, le juge est sollicité en excès de pouvoir pour déclarer illégal le refus d'abroger la décision. D'autre part, il lui est demandé d'enjoindre à la commune de  rétablir ces menus. 

Observons d'emblée que la requête n'est pas tardive, même si elle intervient des années après la décision. En effet, l'article L 243-2 du code des relations entre le public et l'administration précise que "l'administration est tenue d'abroger expressément un acte réglementaire illégal ou dépourvu d'objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l'illégalité ait cessé". 

Et précisément, dans son jugement, le tribunal de Lyon donne une complète satisfaction à la LICRA. Elle annule la délibération litigieuse, ajoutant que cette annulation implique que la commune revienne au statu quo ante, c'est-à-dire à l'offre de menus de substitution.  

Doit-on pour autant affirmer, comme le font les commentateurs, que la délibération violait le principe de laïcité ? En réalité, il n'en est rien, et cette analyse sommaire, que le juge ne mentionne évidemment pas, repose sur une confusion entre les motifs du juge et ceux de la délibération du conseil municipal.




Georges d'Espagnat. circa 1925


Du menu de substitution à la substitution de motifs


Or la jurisprudence est beaucoup plus libérale que l'on pourrait le penser. La question des menus de substitution dans les cantines scolaires a déjà été évoquée dans un arrêt du Conseil d'État rendu le 11 décembre 2020. A l'époque, le juge avait annulé la délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône supprimant ce type de menu. Certes, mais c'était pour ajouter immédiatement qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon leurs contraintes alimentaires. En d'autres termes, les élus peuvent faire ce qu'ils veulent. 

Mais pas pour n'importe quel motif. Le problème est que, à Tassin-la-demi-lune comme à Châlon-sur-Saône, les élus avaient formellement appuyé leur décision sur le principe de laïcité et la neutralité du service public qu'il impose. Le maire de Tassin-la-demi-lune invoquait même un "document sur la laïcité" rédigé par l'association des maires de France

Précisément, le simple fait de fonder la décision sur le principe de laïcité est une erreur de droit.  Le juge fait observer qu'aucune disposition législative n'interdit de distribuer des menus de substitution pour des motifs liés au principe de laïcité. Mais aucune disposition n'impose non plus de distribuer ces menus, et la décision du tribunal administratif de Dijon de 2017 allant dans ce sens au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant a été annulée par la Cour administrative d'appel de Lyon le 23 octobre 2018.

Les commentateurs qui se réjouissent de cette décision au nom du droit à la liberté religieuse oublient de dire que les élus auraient pu se fonder sur un autre motif. Le Conseil d'État les y incitait dans son arrêt du 11 décembre 2020, en leur donnant la recette pour ne pas encourir ses propres foudres. Il leur suffit de fonder leur décision, non sur la neutralité ou la laïcité, mais tout simplement sur les nécessités du service, contraintes techniques, faiblesse du personnel de cuisine, coût de ces repas individualisés. 

Le tribunal administratif, le 22 octobre 2024, reprend à son compte ces efforts d'information. Il fait observer aux élus qu'il "leur appartient de prendre en compte l'intérêt général qui s'attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public", mais cette exigence s'apprécie à l'aune "des exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont disposent ces collectivités". Autrement dit, il suffit à la commune d'invoquer des contraintes financières, et malheureusement ces dernières sont de plus en plus lourdes, pour justifier son refus de servir des repas de substitution.

Rien de nouveau donc dans la jurisprudence récente. On note, avec un peu d'amusement, que l'argument du respect de la laïcité n'est pas plus efficace pour refuser les menus de substitution que pour saluer l'annulation de ce refus.

Reste tout de même à prendre note de la formidable hypocrisie du droit. Le législateur n'a jamais osé s'intéresser à ce sujet, qu'il a abandonné au droit mou, notamment au documents de l'Association des maires de France, et à la jurisprudence. Les élus se débrouillent comme ils peuvent, et le Conseil d'État en est réduit à leur souffler discrètement une méthode pour interdire les menus de substitution, sans toucher au principe de laïcité. Hélas, le maire de Tassin-la-demi-lune n'avait pas lu la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais maintenant qu'il est mieux éclairé, rien ne lui interdit de faire voter au conseil municipal une nouvelle délibération, avec de nouveaux motifs. A l'heure où le budget des communes connaît des coupes sombres, il n'est pas difficile d'en trouver.


mercredi 25 septembre 2024

CEDH : L'expulsion automatique des délinquants, en Suisse.


La décision P. J. et R. J. c. Suisse rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 17 septembre 2024 sanctionne le caractère automatique de l'expulsion d'un étranger. Cette mesure d'éloignement reposait en effet exclusivement sur la sanction pénale dont l'intéressé avait fait l'objet, sans que les autres éléments du dossier soient évoqués devant les juges suisses. L'absence antérieure de casier judiciaire, le fait que l'intéressé ait été condamné avec sursis, qu'il ait un emploi et une vie de famille stables n'ont pas été examinés.

P. J. est un ressortissant de Bosnie-Herzégovine et son épouse est de nationalité serbe. Elle a toujours vécu en Suisse, comme ses deux filles nées en 2014 et 2016. Le père de famille fut arrêté en 2018 pour trafic de stupéfiants et condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis. Conformément au code pénal suisse, il fut automatiquement expulsé de Suisse pour une durée de cinq ans, et il fut donc renvoyé en Bosnie-Herzégovine. Tous ses recours furent rejetés, et il se tourne donc vers la CEDH, en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


L'éloignement automatique


Il n'est pas contesté que la mesure d'expulsion qui frappe P. J. est de caractère automatique. Dans un arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006, la CEDH, réunie en Grande Chambre,  n'interdit pas formellement aux États parties à la Convention de prévoir des mesures d'expulsion automatique des délinquants. Dans l'affaire Üner, elle valide l'expulsion du territoire néerlandais d'un multirécidiviste. Elle examine toutefois la proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée par rapport aux nécessités de l'ordre public. En l'espèce, elle estime que les autorités néerlandaises ont ménagé un équilibre juste entre les intérêts du requérant et ceux de la société.



Difficulté d'intégration en Suisse

Le Matin, juin 2018


Le contrôle de proportionnalité


L'élément essentiel pris en compte par la CEDH réside ainsi dans l'étendue du contrôle effectué par les juges internes qui doivent avoir effectivement apprécié l'expulsion au regard des intérêts en cause. Ce principe a d'ailleurs été rappelé à propos des juges suisses dès l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. A propos du non-renouvellement de l'autorisation de séjour d'un ressortissant algérien marié à une ressortissante suisse, la Cour estime que les juges suisses n'ont pas suffisamment examiné l'atteinte à la vie familiale de l'intéressé, dès lors qu'il était difficile d'envisager que son épouse le suive en Algérie. Le droit européen exige donc des juges internes une motivation très précise de leur décision, prenant finalement en compte toutes les facettes du dossier.

La plupart des arrêts admettant l'expulsion de trafiquants de drogue concernent des personnes ayant un casier judiciaire chargé, souvent multirécidivistes, comme dans l'arrêt Loukili c. Pays-Bas du 11 avril 2023. Dans le cas de P. J., la situation est un peu différente, car l'intéressé a un casier judiciaire vierge, raison pour laquelle sa peine d'emprisonnement a été assortie du sursis.

Il est surtout reproché aux juges suisses de n'avoir apprécié l'expulsion de P. J. qu'à travers la gravité de l'infraction pénale qu'il a commise, à l'exception d'une mention relative à sa difficile maîtrise de langue allemande, après six années passées à Zürich. Les conséquences de la mesure d'expulsion sur sa vie familiale sont à peine mentionnées. Les juges suisses se bornent à mentionner que l'épouse serbe de P. J. ne devrait pas avoir de difficulté à vivre en Bosnie Herzégovine pas plus que leurs deux filles, qui pourtant n'avaient jamais habité ailleurs qu'en Suisse. Dans l'arrêt Jeunesse c. Pays-Bas du 3 octobre 2014, la CEDH affirme pourtant que les juges internes doivent étudier tous les aspects de la vie privée de l'intéressé, notamment lorsque sa vie familiale dépend entièrement de la décision de son épouse de le suivre ou non dans son exil.


L'automaticité sous le contrôle du juge


La décision du 17 septembre 2024 n'est pas surprenante, dans la mesure où la CEDH exige toujours que les décisions d'éloignement des étrangers soient appréciées par les juges internes au regard de leurs conséquences sur la vie familiale. Cette jurisprudence permet ainsi de faire de l'intégration de la personne dans la société un critère de la décision. L'individu isolé venu travailler dans le pays en laissant femme et enfants à l'étranger peut évidemment être éloigné plus facilement, car il ne dispose d'aucune vie familiale susceptible d'être protégée. 

Rien de nouveau certes, si ce n'est que la Cour limite l'impact des décisions automatiques d'éloignement, liées à une condamnation. De manière simple, elle considère que l'appréciation de la nécessite de la mesure demeure identique, que l'expulsion soit ou non automatique. Les juges internes apparaissent comme l'instrument d'une mise en cause de cette automaticité. L'éloignement demeure discutable devant les tribunaux qui peuvent l'empêcher, ce qui signifie que, finalement, il n'est pas réellement automatique. 





mardi 6 août 2024

Habilitation secret défense : un lent mouvement vers le contrôle.



Les décisions des cours administratives d'appel sont généralement peu connues, car peu accessibles. Celle rendue par la Cour administrative d'appel de Nantes le 2 juillet 2024 fait pourtant figure d'exception, car elle porte sur la question particulièrement sensible du refus d'habilitation secret-défense. 

Le requérant est entré dans la police en 1988 comme gardien de la paix. Il a ensuite gravi les échelons pour travailler dans le renseignement intérieur, avant d'être nommé en 2015 chef des groupes opérationnels de la section de recherche et d'appui de la direction départementale de la sécurité publique. En décembre 2019, alors qu'il est titulaire d'une habilitation secret-défense depuis une vingtaine d'années, il se voit opposer un refus de son renouvellement. Après un recours gracieux demeuré sans réponse, l'intéressé saisit le tribunal administratif de Rennes. Celui-ci lui donne satisfaction par un jugement du 15 juin 2023, jugement confirmé par la Cour administrative d'appel. Le refus du renouvellement de l'habilitation du requérant est donc annulé, et la juridiction administrative amorce ainsi un véritable contrôle de l'usage du secret défense.

 

L'absence de définition du secret de la défense nationale


L'évolution est loin d'être négligeable. Le secret de la défense nationale est en effet le mieux protégé dans le système juridique. Sa meilleure protection réside d'ailleurs dans sa définition, parfaitement tautologique. Aux termes de l'article 413-9 du code pénal, une information est couverte par le secret de la défense nationale, dès lors qu’elle a fait l’objet d’une mesure de protection qui en interdit la diffusion. Autrement dit, l'autorité de classement définit elle-même l'espace du secret. Celui-ci couvre ce qu'elle veut conserver confidentiel. 

L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne, quant à elle, à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

De ces deux éléments de définition, on déduit qu'une information est classée secret-défense lorsque l'autorité de classement veut assurer sa confidentialité, dans le but de ne pas nuire à la défense et à la sécurité nationale. Le pouvoir discrétionnaire de l'administration se trouve parfaitement protégé.



Le secret défense. Jean Dobritz


L'opposabilité au juge


Dans les tribunaux judiciaires, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. 

Certes, il existe bien une  Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent eu davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

Devant les tribunaux administratifs, aucun juge n'est habilité mais il demeure possible de saisir la CCSDN. Précisément, la CAA de Nantes laisse envisager une évolution. En pratique, le contrôle de la légalité interne d'un acte revient à un contrôle de ses motifs. En opérant une distinction nette entre motivation et contrôle des motifs, la Cour amorce un contrôle réel des refus d'habilitation.

 

L'absence de garanties procédurales

 

Le secret défense a pour conséquence de réduire considérablement les garanties procédurales offertes à la personne. La décision de refus ou de retrait d'une habilitation est d'abord prise sans aucune procédure contradictoire. Il s'agit là d'une dérogation qui s'applique aux fonctionnaire avec le statut de la fonction publique et aux personnes privées avec l'article L 121-1 du code des relations entre le public et l'administration qui impose une telle procédure pour toutes les décisions individuelles prises en considération de la personne. Dans un arrêt du 9 novembre 2023, le Conseil d'État confirme ainsi la légalité d'un retrait d'habilitation touchant un agent de sécurité de Naval Group. Il présente cette décision comme un acte "purement discrétionnaire" au sens où l'entendait Charles Eisenmann, c'est-à-dire un acte qui peut être pris pour quelque motif que ce soit et retiré à tout moment, aussi pour quelque motif que ce soit.

Une décision de retrait d'habilitation n'a pas davantage à être motivée, pas plus d'ailleurs que l'octroi de cette habilitation, précédée d'une enquête de sécurité dont les résultats ne sont pas communiqués à l'intéressé. Cette absence de motivation a un fondement législatif, et l'article L 311-5 du code des relations entre l'administration et le public affirme : "Ne sont pas communicables (...) les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte (... ) au secret de la défense nationale". Dans un jugement du 10 mars 2023, le tribunal administratif de Paris déclare donc irrecevable le moyen fondé sur le défaut de motivation du retrait de l'habilitation d'un officier traitant de la DGSI.

 

Motivation et contrôle des motifs

 

La question se pose alors dans les termes suivants : l'absence de motivation doit-elle systématiquement interdire tout contrôle des motifs de la décision par le juge administratif ? 

Le Conseil d'État, s'opposant à deux décisions successives de la CAA de Marseille, en a jugé ainsi le 23 février 2021. Il déclare que "les décisions qui refusent l'habilitation (...) sont au nombre de celles sont la communication des motifs est de nature à porter atteinte au secret de la défense nationale". Et le Conseil de déduire que puisque le contrôle des motifs ne peut être exercé, la décision n'avait pas à être motivée. L'analyse ressemble étrangement à celle que développaient les membres du Conseil d'État avant le vote de la loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs. Mais à l'époque, il s'agissait d'affirmer le contraire : la motivation de l'acte était inutile, car le Conseil d'État "protecteur-des-libertés" exerçait le contrôle des motifs. L'administré n'avait pas besoin d'être informé, puisqu'il était protégé par la Haute Juridiction.

La décision du 2 juillet 2024 ouvre une brèche dans ce raisonnement, en détachant le contrôle des motifs de la motivation de l'acte. Saisi d'un moyen portant sur la légalité des motifs d'un refus ou d'un retrait d'habilitation, le juge administratif doit pouvoir prendre "toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, sans porter atteinte au secret de la défense nationale." Au cours de l'instruction, il peut donc demander à l'administration des éléments de nature à lui permettre d'exercer son contrôle. Et la CAA précise l'intensité de ce contrôle en ajoutant qu'elle doit "s’assurer que la décision contestée n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation". 

Certes, nul n'ignore que le contrôle de l'erreur manifeste est un premier degré dans le contrôle des motifs. Mais l'important est dans la procédure, car ce contrôle minimum suffit à justifier des demandes de pièces justificatives. Certes, le Tribunal administratif de Besançon, dans un jugement du 4 mai 2023, avait déjà enjoint un préfet de lui donner des éléments de nature à justifier le retrait d'une habilitation, mais les suites de cette procédure ne sont pas encore connues. 

En revanche, la CAA de Nantes, le 2 juillet 2024, tire les conséquences de l'insuffisance du dossier qui lui a été transmis. Elle n'a reçu qu'une note des services de renseignement mentionnant que lors de l'enquête de sécurité, le requérant se serait montré "sur la défensive" et aurait apporté des "réponses souvent approximatives", sans plus de précision. De même, lui était-il reproché d'avoir épousé une ressortissante chinoise et d'envoyer à ses beaux-parents chinois les photos de leurs petits-enfants. Mais la Cour fait observer que cette vulnérabilité, si elle existe, n'a guère suscité de réaction, car le requérant est marié depuis plus de dix ans. Au demeurant, les rapports sur la manière de servir du requérant n'ont jamais cessé d'être élogieux. De tous ces éléments, la CAA déduit que les éléments transmis lui permettent de juger que ce refus de renouvellement est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation. 

Cette décision témoigne d'une évolution vers la mise en place d'un contrôle des motifs sur les actes liés au secret de la défense, à commencer par les retraits ou refus d'habilitation. A cet égard, le juge français pourrait se rapprocher des systèmes étrangers, notamment anglais et américains, dans lesquels les juges sont eux-mêmes habilités à connaître des éléments indispensables à leur fonction. Il faut toutefois tempérer notre optimisme, car il s'agit d'une décision rendue par une Cour administrative d'appel. On ne doute pas que le Conseil d'État sera saisi en cassation, et il ne ménage généralement pas ses efforts pour protéger les secrets de l'État.


lundi 29 juillet 2024

Prostitution : l'abolitionnisme devant la CEDH.



Dans une décision du 25 juillet 2024, M. A. et autres c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que la loi française pénalisant l'achat d'actes sexuels n'emporte pas une atteinte excessive au droit à la vie privée des personnes qui se livrent à la prostitution, ni à celle de leurs clients.

La CEDH était saisie par 261 travailleuses et travailleurs du sexe qui dénonçaient la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Ce texte s'inscrit dans un mouvement abolitionniste, qui a irrigué tous les partis politiques, à droite comme à gauche. Il repose sur l'idée que l'abolition de la prostitution peut seule protéger les personnes prostituées de la traite et du proxénétisme. L'idée générale est donc que toutes les personnes prostituées doivent être considérées comme des victimes, y compris celles qui disent se livrer librement à cette activité.

Dans ce but, la loi du 13 avril 2016 supprime le délit de racolage, afin d'insister sur le fait qu'il est nécessaire de protéger les personnes prostituées plutôt que de les interpeller. Quant aux clients, ils sont désormais passibles d'une amende de 1500 €, et de 3750 € en cas de récidive.

Pour les requérants, cette loi pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à la précarité, situation porteuse de multiples risques, notamment de contamination par différentes infections dont le VIH, mais aussi de violences sexuelles rendues possibles par l'isolement des victimes. Les dix premières pages de l'arrêt de la Cour sont constitués de témoignages accablants sur leur situation. 

La loi de 2016 a été rapidement contestée. Le Syndicat du travail sexuel, Médecins du Monde, et un certain nombre des requérants individuels, ont demandé en 2018 l'abrogation du décret du 12 décembre 2016 mettant en oeuvre la loi. A l'occasion du recours contre le refus implicite opposé par le gouvernement, ils ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité QPC contestant la conformité de la loi à la constitution. Dans sa décision du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel estime que la loi "assure une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre (...) d'une part l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité humaine et, d'autre part, la liberté personnelle". La décision rendue le 24 juillet par la CEDH raisonne à peu près de la même manière. Dans sa décision de recevabilité du 27 juin 2023, elle avait déjà jugé que les requérants pouvaient être considérés comme victimes d'une ingérence dans leur vie privée, notamment dans leur autonomie personnelles et leur liberté sexuelle. 

 

L'ingérence dans la vie privée

 

Il n'est pas contesté que cette ingérence a un fondement légal, mais la question de la légitimité des buts poursuivis donne lieu à une analyse plus détaillée de la part de la Cour. Elle note que la France fait partie des pays abolitionnistes et elle l'avait déjà admis dans l'arrêt V.T. c. France du 11 septembre 2007.  Les objectifs abolitionnistes de la France étaient alors déduits, non pas du corpus législatif, mais de la ratification de la convention de 1949 sur la traite des êtres humains. A l'occasion de cette décision, la Cour précise que la prostitution est " incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte". Les États sont donc parfaitement fondés à lutter contre les réseaux de prostitution. 

En revanche, la Cour relativise la démarche abolitionniste choisie par certains États, dont la France. En effet, elle envisage clairement l'hypothèse dans laquelle la prostitution n'est pas "contrainte", c'est à dire lorsqu'elle est un choix de vie. Dans ce cas, il n'y a pas nécessairement d'atteinte à la personne humaine, et la personne prostituée peut invoquer le libre choix de sa profession et de sa vie sexuelle. En soi, cette observation de la Cour revient à mettre en question une démarche française qui considère la personne prostituée comme une victime, même si elle a choisi de se prostituer.

Précisément, les requérants font valoir que l'objectif de préservation de l'ordre public et de lutte contre la traite des êtres humains peut être poursuivi sans pour autant interdire la prostitution de manière générale et absolue. Cette objection conduit à se poser la question de la "nécessité de l'ingérence dans une société démocratique", c'est à dire de la proportionnalité des mesures prises par le droit français, en particulier la pénalisation des clients, par rapport à l'intérêt général poursuivi.

 

 


 La complainte des filles de joie. Georges Brassens. Bobino. 1972

L'absence de consensus

 

Comme elle le fait souvent, la CEDH admet, dans ce domaine, une très large marge d'appréciation des États. Comme dans l'arrêt S.H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011, la Cour constate que l'absence de consensus entre les États, en particulier sur des questions morales ou éthiques, a pour effet de conférer à l'État une grande liberté dans les choix qu'il fait pour assurer un équilibre satisfaisant entre les intérêts publics et privés. La CEDH observe ainsi que "grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer non seulement sur le « contenu précis des exigences de la morale » mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre". Dans son arrêt Vavřička et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, la Cour estime ainsi que les États sont les mieux placés pour imposer la vaccination obligatoire des enfants et l'accompagner des sanctions adéquates.

La Cour a déjà constaté, à plusieurs reprises, que la prostitution fait partie de ces sujets sensibles qui soulèvent des questions morales et éthiques. Les divergences se situent essentiellement sur le point de savoir si la prostitution est toujours une exploitation reposant sur la contrainte ou si elle peut être clairement consentie. En tout état de cause, la CEDH sanctionne l'État qui a omis de diligenter une enquête sur le caractère forcé ou non de la prostitution, sur son lien avec un réseau de traite des êtres humains, comme dans la décision S. M. c. Croatie du 25 juin 2020.  

Les États divergent en revanche sur le traitement juridique de la prostitution. Rappelons que la France a adopté une démarche abolitionniste comme certains pays nordiques, estimant la prostitution comme attentatoire à la dignité de la personne, pénalisant le commerce sexuel sans pour autant l'interdire totalement. D'autres États comme la Roumanie ou la Lituanie sont prohibitionnistes, ce qui signifie qu'ils interdisent totalement la prostitution, sanctionnant à la fois la personne prostituée et son client. D'autres enfin, et ce sont les plus nombreux, sont réglementaristes, la prostitution y étant autorisée mais soumise à des contrôles. Les divergences sont donc évidentes, et la Cour en déduit logiquement l'absence de consensus.


Prostitution et vie privée

 

Il n'en demeure pas moins que la démarche abolitionniste frappe au coeur même de la vie privée, la sexualité en étant un élément essentiel. Ce principe a été rappelé notamment dans l'arrêt K.A. et A.D. c. Belgique du 17 février 2005. Cette décision précise toutefois les limites du droit à la liberté sexuelle. La Cour refuse en effet de sanctionner les condamnations pénales de deux ressortissants belges, un magistrat et un médecin, condamnés pour coups et blessures volontaires dans le cadre de pratiques sadomasochistes.

Dans le cas de la décision du 25 juillet 2024, la Cour observe que les requérants invoquent certes le droit de se livrer à la prostitution entre adultes consentants, mais ce moyen n'est pas totalement exploré, au profit d'une argumentation reposant plutôt sur la liberté d'exercer la prostitution comme profession. La Cour note cet amalgame qui revient à dissoudre la vie professionnelle dans la vie privée, pour ajouter qu'elle "n'est pas convaincue" par l'analyse. 

Elle reprend ensuite le détail de la procédure législative française, précédée de différents rapports montrant une volonté d'entendre les différents points de vue et de faire un état des lieux de la prostitution. Elle en déduit que le législateur français a opéré un choix à l'issue d'un examen attentif et qu'il ne lui appartient pas de se substituer à lui.

La décision de la CEDH se caractérise donc par sa très grande prudence. On pourrait même y déceler une certaine forme de langue de bois, lorsque la Cour reprend l'idée que la pénalisation du client "permet d'inverser le rapport de force avec le client pour les personnes prostituées, en les positionnant en tant que victimes et en leur permettant de dénoncer celui‑ci en cas de violences". Certes, mais les témoignages figurant en introduction de la décision disent l'isolement des personnes prostituées, contraintes de recevoir les clients chez elles, augmentant au contraire le risque de violences. En d'autres termes, le droit actuel permet à la personne prostituée de poursuivre l'auteur des violences si on connaît son identité, mais il ne lui offre aucune protection contre cette violence. On retient tout de même que la Cour a une conclusion qui sonne un peu comme un avertissement : "Il revient aux autorités nationales de garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée". En d'autres termes, l'approche abolitionniste mériterait aujourd'hui un premier bilan que tout le monde attend avec impatience, à commencer par les travailleurs et travailleuses du sexe. Peut-être même serait-il possible de les consulter, de les écouter ?



samedi 13 juillet 2024

Asile : les femmes afghanes comme "groupe social".


La Commission nationale du droit d'asile (CNDA), réunie en Grande Formation, a rendu le 11 juillet 2024 une décision Mme O., permettant aux femmes persécutées dans leur pays d'origine pour des motifs d'obscurantisme religieux d'obtenir un peu plus facilement l'asile dans notre pays. Après avoir examiné attentivement leur statut d'infériorité et de discrimination en Afghanistan, la Cour juge que les femmes, en tant que telles, constituent un "groupe social" susceptible d'être protégé par l'octroi du statut de réfugiées.

L'asile sollicité par Mme O, accompagnée de ses trois enfants, est l'asile conventionnel, reposant sur la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés. Au sens de cette convention, le terme   « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est alors accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions.

 

Le "groupe social"

 

La décision du 11 juillet 2024 est la première application par la CNDA d'une jurisprudence européenne. Dans un arrêt du 11 juin 2024 K. L. c. Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'était déjà penchée sur cette qualification de "groupe social", appliquée aux femmes.

La directive du 13 décembre 2011 constatait déjà la nécessité "d'adopter une nouvelle définition commune du motif de persécution que constitue "l'appartenance à un certain groupe social". Et, elle ajoutait qu'il convenait de prendre en considération "les questions liées au genre du demandeur (...)".

 


Chappatte. L'Hebdo de Lausanne. 17 octobre 1996

 

La jurisprudence européenne


La CJUE, dans l'affaire du 11 juin 2024, était saisie d'une question préjudicielle posée par la justice néerlandaise. Elle était saisie du cas de deux soeurs, de nationalité irakienne, nées en 2003 et 2005, arrivées aux Pays-Bas en 2015, et y séjournant depuis cette date sans interruption. Elles demandent l'octroi de la qualité de réfugié, au motif qu'elles sont désormais totalement occidentalisées et qu'elles redoutent d'être persécutées si elles rentrent en Irak. Elles invoquent donc une identité de genre construite aux Pays-Bas, à partir de normes et de comportements qui n'ont rien à voir avec les pratiques de leur pays d'origine. Elles soutiennent donc que leur occidentalisation les intègre dans un "groupe social" qui, en tant que tel, doit être protégé par le statut de réfugié.

La CJUE leur donne satisfaction, et précise qu'un groupe devient un "groupe social" si deux conditions cumulatives sont remplies. D'une part, les membre du groupe doivent partager au moins l'un des trois traits d'identification, qui sont une "caractéristique innée", une "histoire commune qui ne peut être modifiée", ou alors une "caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l'identité ou la conscience qu'il ne devrait pas être exigé d'une personne qu'elle y renonce". D'autre part, ce groupe doit avoir son “identité propre" dans le pays d'origine "parce qu'il est perçu comme étant différent par la société environnante".

Cette formulation n'est pas d'une clarté tout-à-fait limpide, mais heureusement la CJUE va appliquer ces critères au cas des deux jeunes irakiennes. 

Elle affirme d'abord que le fait d'être de sexe féminin constitue une caractéristique innée, et suffit, partant, à satisfaire à cette condition. Elle a repris cette formulation dans un arrêt du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques). Quant à "l'histoire commune qui ne peut être modifiée", elle peut être trouvée dans le fait que ces femmes ont dû quitter leur foyer pour échapper à des persécutions, souvent à un mariage forcé. Enfin, "l'identité propre" dans le pays d'origine est caractérisée par l'adhésion à des valeurs occidentales, notamment d'attachement à l'égalité entre les femmes et les hommes, situation qui, en soi, est porteuse de menaces dans un pays attaché à la subordination des femmes. D'une manière générale, il apparaît que l'appartenance à un "groupe social" est un fait social objectif, indépendant d'une quelconque manifestation de volonté de ses membres. En s'occidentalisant, les jeunes irakiennes ont rompu avec les traditions d'une société dans laquelle elles ne peuvent plus s'intégrer et sont même menacées dans leur intégrité physique et morale.


Application par la CNDA


Dans sa décision Mme O., la CNDA reprend la jurisprudence de la CJUE, à une petite nuance près. En effet, elle se fonde essentiellement sur "la documentation publique disponible". Elle cite les rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'home du 20 juin 2023 et du rapporteur spécial des Nations Unies des 1er septembre 2023 et 13 mai 2024, ainsi que la note d'orientation pour l'Afghanistan de l'agence de l'Union européenne pour l'asile. De cet ensemble, elle déduit que "les autorités afghanes ont porté atteinte, depuis leur arrivée au pouvoir le 15 août 2021, aux droits et libertés fondamentaux des femmes et des jeunes filles afghanes". Etait-il nécessaire de citer cette littérature onusienne pour finir par observer que les femmes afghanes ont été exclues du gouvernement provisoire, que toutes les institutions qui avaient été créées pour promouvoir l'identité entre les femmes et les hommes ont été supprimées, et que les Afghanes ont été privées du droit à l'éducation et que leur liberté d'aller et venir a disparu ?  

Quoi qu'il en soit, la CNDA juge que cet ensemble de normes juridiques et sociales démontre que les femmes et les jeunes filles sont désormais perçues de manière différente dans la société afghane et que les pratiques qui les visent doivent analysées comme autant de persécutions. Elles doivent donc être considérées comme un "groupe social" susceptible d'être protégé par l'octroi du statut de réfugiées.

La CNDA prend tout de même soin de préciser que ce libéralisme ne concerne pas toutes les femmes vivant dans des sociétés dans lesquelles l'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas parfaite. Dans deux décisions du même jour, Mme F. et Mme B., elle refuse de considérer comme appartenant à un groupe social méritant protection, une Mexicaine et une Albanaise. Certes, leur situation personnelle est loin d'être parfaite. Mais le Mexique comme l'Albanie ont adhéré aux conventions internationales relatives à l'égalité des sexes et ont adopté des normes internes pour la promouvoir. Cette situation n'empêche pas les violences, mais interdit d'admettre l'existence d'un "groupe social" de femmes persécutées.

On se réjouit évidemment d'une décision qui s'analyse comme une reconnaissance des persécutions subies par les femmes afghanes, en espérant qu'elle sera bientôt étendue aux femmes iraniennes. 

Bien entendu, même si les juges européens et français décident que ces femmes peuvent obtenir l'asile, cela ne signifie pas qu'elles pourront quitter leur pays pour demander la qualité de réfugié. Nul n'ignore qu'elles sont prisonnières, contraintes de vivre dans une subordination totale aux hommes et privées des droits les plus élémentaires, notamment la liberté de circulation qui leur permettrait de partir. Elles sont aussi largement privées du soutien des mouvements féministes, notamment français, qui ont si peur d'être taxés d'islamophobie qu'ils ne se manifestent guère pour dénoncer le sort fait à ces femmes. Alors le droit d'asile comme "groupe social", même si seulement quelques femmes pourront en bénéficier, c'est déjà ça.