« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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jeudi 23 octobre 2025

L'application de la charte de la laïcité


La cour administrative d'appel (CAA) de Douai affirme, le 17 octobre 2025, la légalité du refus de la caisse d'allocations familiales (CAF) d'accorder une subvention au Patronage Saint Roch, centre de loisirs pour enfants. Elle confirme sur ce point un jugement du tribunal administratif d'Amiens qui avait refusé d'annuler le rejet par la CAF du recours gracieux déposé par le Patronage le 4 avril 2024.

Concrètement, il s'agit d'une "prestation de service ordinaire" dont l'objectif est de faciliter l'accès des familles à ces centres afin de permettre une meilleure conciliation de la vie professionnelle et familiale.

Les conditions d'octroi de la prestation sont définies par une lettre-circulaire du 10 décembre 2008. Elle précise que son versement est conditionné au respect d' « une ouverture et un accès à tous visant à favoriser la mixité sociale » et à « la production d'un projet éducatif obligatoire, répondant à un principe de neutralité philosophique, syndicale, politique et religieuse ».

 

La charte de la laïcité

 

En outre, toute association sollicitant une subvention publique s'engage à respecter la charte de la laïcité. Dans le champ de compétence de la CAF, une circulaire de son directeur général, datée du 7 novembre 2017, énonce que "le principe d'ouverture à tous doit être affirmé et que l'effectivité de sa mise en oeuvre doit être démontrée, quelle que soit l'appartenance philosophique, politique, spirituelle ou confessionnelle". Si les activités de caractère religieux ne sont pas interdites, elles doivent être définies et quantifiées afin qu'elles conservent un "caractère accessoire".

Ces dispositions reflètent l'élargissement de la Charte de la laïcité. On se souvient que celle-ci a été initiée avec la charte de la laïcité à l'école, présentée le 9 septembre 2013 par le ministre de l'Éducation nationale, à l'époque Vincent Peillon. L'objet est d'expliquer et de faire vivre la laïcité dans les établissements publics, en rappelant ses principes fondamentaux, notamment le fait que "nul ne peut se prévaloir de sa religion pour ne pas se conformer aux règles de l'école". Une circulaire du 6 septembre 2013 exige qu'elle soit affichée dans tous les établissements scolaires publics.

Par la suite, la Charte a été multipliée ou plutôt déclinée dans l'ensemble des services publics. Dans le cas des CAF, elle a été adoptée en 2017 et mise en place en 2018. Elle impose la neutralité du service, et s'applique aussi bien aux agents publics qu'aux partenaires subventionnés participant au service public, centres sociaux, associations familiales, relais d'aide à la parentalité etc.

 


Le catéchisme. Hélène Delaroche. Circa 1930 

 

Un principe général de neutralité

 

Le Patronage Saint Roch ne répond pas réellement aux exigences de ce dispositif. La structure, étroitement liée au diocèse d'Amiens, est gérée par des membres du clergé, qui sont membres de droit de l'association et ont un droit de veto sur toutes ses décisions. Dans son objet social, elle propose aux jeunes une pratique religieuse sous forme de temps de prière, de catéchisme, de célébrations diverses dans l'église attenante au Patronage. Certes, les derniers documents communiqués au juge mentionnent que ces activités sont désormais limitées à 25 % des activités proposées, mais elles demeurent un élément de l'identité même du centre de loisirs. Elles figurent d'ailleurs dans toute sa communication externe. De tous ces éléments, la cour administrative d'appel déduit que la CAF n'a pas commis d'erreur manifeste en refusant la subvention, dès lors que le principe de neutralité n'est pas respecté. 

La décision rendue par la CAA de Douai n'est évidemment par surprenante. Elle témoigne du fait que la charte de la laïcité, ou plutôt les chartes de la laïcité, ne sont que la réaffirmation des principes posés par la loi de Séparation du 9 décembre 1905. Son article 2 mentionne que "la République ne subventionne aucun culte". Certes, cela n'empêche pas une subvention aux activités non religieuses d'un organisme à caractère confessionnel, et l’on a vu le Conseil d’État admettre, dans un arrêt du 4 mai 2012, la subvention d’un colloque par la ville de Lyon, alors même qu’il était prévu d’interrompre les travaux pour permettre aux participants de remplir leurs devoirs religieux. Mais le sujet du colloque n’était pas spécifiquement religieux, et réunissait des intervenants de différentes confessions.

Tel n'est pas le cas dans la décision de la CAA de Douai, car les enfants accueillis au Patronage Saint Roch baignaient dans une ambiance religieuse qui était l’objet même de leur présence, leurs parents ayant choisi de leur donner cette éducation. De fait, il était parfaitement impossible à la CAF de dissocier les activités religieuses et non religieuses, de subventionner les unes sans subventionner les autres. Le principe de neutralité interdit donc toute subvention publique, le financement du Patronage devant ainsi être pris en charge par le diocèse et les parents des enfants qui y sont accueillis.

dimanche 19 octobre 2025

Procréation post mortem : L'intérêt supérieur de l'enfant contre la rigidité de la loi


Dans deux arrêts du 14 octobre 2025, la cour d'appel de Paris se fonde sur l'intérêt supérieur de l'enfant pour définir les droits d'enfants nés d'une insémination post mortem. Dans les deux cas, les enfants français sont nés en Espagne, pays qui autorise une veuve à bénéficier d'une assistance médicale à la procréation (AMP), à partir d'une insémination avec les gamètes de leur conjoint défunt, ou encore à partir d'un réimplantation d'un embryon conçu avec les gamètes du couple.

La première décision de la cour d'appel de Paris établit un lien de filiation paternelle en faveur de l'enfant. La seconde décision s'inscrit, quant à elle, dans un contentieux relatif à la succession du défunt, son ex-épouse issue d'un premier mariage ayant engagé une action pour faire déclarer inapte à succéder l'enfant du second mariage issu d'une réimplantation d'embryon réalisée post mortem en Espagne. En revanche, le premier enfant de ce second mariage était, quant à lui, apte à succéder, puisque la petite fille était née dix-sept jours avant le décès de son père. La seconde, celle potentiellement privée du droit de l'aptitude à la succession, était née dix-mois après ce décès, ce qui fait une différence d'à peine vingt mois entre les deux enfants issus du même patrimoine génétique. Prenant acte de l'inégalité successorale qui aurait résulté d'un refus, les deux enfants d'une même fratrie n'étant pas traités de la même manière, la cour reconnaît l'aptitude à succéder de l'enfant né par AMP dix-neuf mois après la mort de son père.

 

Un droit de fermeture

 

Ces deux décisions ont pour point commun d'offrir un instrument de contournement, certes modeste mais réel, d'une législation extrêmement sévère à l'égard des femmes souhaitant obtenir une AMP à partir des gamètes de leur époux décédé. 

La conception post mortem a été formellement interdite dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique qui affirme que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". 

Cette approche restrictive a été validée par la CEDH, dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023. Il est vrai que la Cour européenne ne prend pas une position de principe hostile à l'AMP des veuves. Elle se borne à laisser aux États une très large autonomie, dans un domaine où il n'existe pas de consensus européen. Dans sa décision  Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022, elle dressait ainsi une véritable liste des positions des États, témoignant d'une division sur la conception post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme  la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, et bien entendu l'Espagne, pays dans lequel l'époux de chacune des deux requérantes avait choisi de déposer ses gamètes. 

Le droit français ne peut empêcher l'AMP en tant que telle, dès lors qu'elle a été effectuée dans un pays dans lequel elle est parfaitement licite. C'est la raison pour laquelle les contentieux se concentrent sur les conséquences de cette AMP au regard de la filiation d'abord, de la succession ensuite.

 


 Il grandira car il est espagnol

La Périchole. Offenbach. Théâtre des Champs Elysées. 2022 

 

La tentation libérale 

 

Sur la question de l'AMP post mortem, les juges français ont toujours été libéraux, et la loi de 2021 a mis une fin brutale à une évolution jurisprudentielle qui se montrait compréhensive. Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État avait ainsi autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Celle-ci vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui pouvait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes avait également permis l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, l'enfant était lui même décédé in utero en avril 2016. La perte de cet enfant témoignait de l'existence d'un véritable projet parental, qui constituait, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

La loi de 2021, par le caractère péremptoire de sa formulation, semble mettre fin à ce libéralisme et interdire au juge d'apprécier la situation au cas par cas. Mais en réalité, la jurisprudence a entre-ouvert des portes, dans lesquelles la cour d'appel s'engouffre aujourd'hui.


Une porte entre-ouverte

 

Certes, l'arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023 n'empêche par les États d'interdire la procréation post- mortem. Les deux affaires dataient de 2019, période antérieure à la loi de 2021. Le code de la santé publique précisait alors que, pour bénéficier d'une AMP,  "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants".  

Le droit a évolué depuis cette date, avec la loi de 2021 qui ouvre l'AMP aux femmes seules ou en couple. Dans les deux décisions de la cour d'appel de Paris du 14 octobre 2025, cette rupture d'égalité entre les femmes seules parce qu'elles l'ont choisi, et celles qui malheureusement ont perdu leur conjoint n'est toutefois pas pertinente. Il ne s'agit pas, en effet, de contester l'AMP elle-même, mais ses effets sur la filiation ou l'aptitude à la succession. Il n'empêche que la CEDH se borne à prendre acte de l'absence de consensus européen dans ce domaine, laissant les juges internes libres d'en tirer les conséquences de leur choix.

L'ouverture s'élargit encore avec un arrêt du 28 novembre 2024 rendu par  le Conseil d'État. Certes, il rejette le recours d'une veuve contre la décision du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen lui refusant de poursuivre son parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Mais la requérante avait invoqué une ingérence excessive dans son droit de mener une vie familiale normale, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La lecture de l'arrêt montre que le Conseil d'État n'écarte pas le moyen sans examiner la proportionnalité de cette ingérence au regard de ce droit. Il estime en l'espèce que cette ingérence est proportionnée, dans la mesure où la requérante n'avait aucun lien avec l'Espagne. Sa demande d'exportation de ses embryons ou des gamètes de son mari avait donc comme unique objet de contourner la loi française. Mais a contrario, on pouvait déduire que si la requérante avait eu la chance de naître espagnole, ou son défunt mari, le juge aurait peut-être statué autrement. 

Précisément, dans les deux décisions du 14 octobre 2025, la cour d'appel profite de cette possibilité de contrôle de proportionnalité.

 

Intérêt supérieur de l'enfant et appréciation in concreto

 

Dans l'affaire relative à la filiation de l'enfant, elle commence par rappeler le principe de l'interdiction de l'AMP pour les veuves, la poursuite du projet parental étant subordonnée au maintien du consentement des deux membres du couple et à la persistance du couple lui-même. Elle ajoute que ces dispositions ne portent pas, en tant que telles, "une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l'enfant".

Cette formulation conduit toutefois à un contrôle de proportionnalité et la cour affirme qu'il lui "appartient d'apprécier concrètement si l'atteinte à la vie privée de l'enfant n'est pas excessive", notamment au regard de la convention européenne des droits de l'homme. La cour d'appel examine donc la situation concrète d'une petite fille de cinq ans, qui connaît son histoire, celle de son père, et qui est élevée dans son souvenir. Elle parvient à la conclusion que "la construction identitaire de (l'enfant), qui a commencé dès sa naissance, repose ainsi (...) sur deux branches paternelle et maternelle, l'existence de la première n'ayant jamais été contestée au sein de son entourage et étant au contraire fortement encouragée, de sorte que la nier et l'en exclure pourrait s'avérer psychologiquement préjudiciable". Elle décide donc d'écarter les conséquences de l'article 2141-2 du code de la santé publique interdisant la procréation post mortem. Elle s'appuie, pour cela, sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989 qui impose de prendre toute décision le concernant en fonction de son "intérêt supérieur". Traité international, la convention est évidemment supérieur à la loi. En l'espèce, la cour d'appel précise que le couple ayant déjà eu fils aujourd'hui adolescent, et qu'il serait préjudiciable à l'enfant qu'issue du même patrimoine génétique, elle ne puisse porter le même nom que son frère.

La solution est comparable dans le contentieux successoral. La cour d'appel énonce de la même manière que l'exclusion de l'enfant de la succession affecte sa vie privée de manière disproportionnée "en lui signifiant une place différente au sein de la fratrie malgré une histoire commune entre les deux soeurs et un quotidien partagé, en la privant d'une pleine et entière reconnaissance des droits issus d'une filiation non contestée, et  portant en germe une atteinte à l'équilibre familial dans ses dimensions symbolique, psychologique, affective et matérielle".

Ces deux décisions témoignent d'une heureuse utilisation du contrôle de proportionnalité. On peut néanmoins s'interroger sur le rôle que remplit la notion d'intérêt supérieur de l'enfant qui sert finalement à écarter les conséquences néfastes d'une loi absurde. Le législateur de 2021 s'est montré parfaitement incohérent. D'un côté, il autorise les femmes seules à recourir à l'AMP, reconnaissant ainsi la possibilité d'un projet parental solitaire. L'évolution semblait logique si l'on considère que, sans AMP, il est toujours possible à une femme seule d'avoir un enfant. Mais de l'autre côté, ce même législateur de 2021 interdit à une veuve d'utiliser les gamètes de son mari qui ont pourtant été conservés avec son consentement à une procréation post mortem. Le projet parental existait donc. On se demande donc si ce n'est pas le législateur qui s'est ingéré de manière excessive dans la vie privée des personnes, en décidant de détruire ce projet. Le juge fait aujourd'hui ce qu'il peut pour écarter les conséquences nuisibles de cette législation, mais la meilleure solution serait tout de même de la modifier.

 

La procréation post mortem : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7,  section 3 § 2 B


 


 

dimanche 12 octobre 2025

Haro sur la belle-mère !


Le Conseil constitutionnel, dans sa QPC du 9 octobre 2025 Mme Catherine I., épouse C., refuse de déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives qui interdisent l'adoption d'un même enfant par ses deux beaux-parents. A l'heure où les familles recomposées sont considérées comme participant d'une vie familiale normale, le Conseil constitutionnel se prononce en faveur d'une vision traditionnelle, voire traditionaliste, de la famille. L'audience vidéo est particulièrement éclairante sur ce point, avec l'intervention d'une association invoquant les "valeurs familiales" pour justifier une règle qui opère une discrimination parfaitement visible entre les beaux-parents d'un enfant.

En l'espèce, M. et Mme C., mariés en juin 1991, ont chacun un enfant né d'une précédente union, l'un en 1977 et l'autre en 1979.  Tous deux ont été élevés ensemble par le couple, et en 2023 la famille décide de donner un ancrage juridique à ce lien familial, à la fois pour des motifs affectifs et aussi pour protéger leurs enfants lors de leur succession. L'adoption de l'enfant de Madame C. par Monsieur C. se déroule sans aucune difficulté, actée par un jugement d'octobre 2024. En revanche, Madame C. se voit brutalement refuser l'adoption de l'enfant de son époux, au motif qu'il a déjà fait l'objet d'une adoption simple par le nouveau mari de sa mère. Ce dernier affirme donner son accord à cette nouvelle adoption, mais rien n'y fait. 

 


Image de la belle-mère

La méchante sorcière de l'Ouest

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939 

 

Une adoption, une seule

 

Madame C. se voit en effet opposer les dispositions de l'article 345-2 du code civil. D'une exemplaire concision, elles énoncent  que "nul ne peut être adopté par plusieurs personnes si ce n'est par deux époux, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux concubins". On l'a compris, les beaux-parents n'existent pas. Ces dispositions sont issues de l'ordonnance du 5 octobre 2022, prise en application de la loi du 21 février 2022 réformant l'adoption

Les motifs de cette prohibition ne sont guère explicités. Certes, le décret du 2 Germinal an XI c'est à dire la partie relative à l'adoption du nouveau code civil, énonçait déjà que "nul ne peut être adopté par plusieurs, si ce n'est par deux époux". L'origine de ces dispositions remonte donc à une époque où la famille recomposée était juridiquement inexistante. Reprises au fil des ans sans trop de discussion, elles auraient pu faire l'objet d'un vrai débat constitutionnel devant le Conseil. 

Figure ainsi dans la décision l'idée selon laquelle Madame C. n'est pas victime d'une règle automatique. En effet, l'article 345 alinéa 2 du code civil prévoit qu'une nouvelle adoption simple peut être demandée et prononcée après le décès de l'adoptant ou des adoptants. En d'autres termes, Madame C. doit espérer la mort du primo-adoptant... à moins qu'elle n'envisage de l'assassiner ? Quoi qu'il en soit, le Conseil en déduit que le droit n'interdit pas vraiment les adoptions multiples.  

 

Égalité devant la loi et prime au primo-adoptant

 

Il est évident que Mme C., alors qu'elle est dans la même situation que les autres adoptants, se trouve écartée par l'application d'une norme automatique. La chronologie est le seul motif qui lui est opposé. Elle ne peut adopter l'enfant de son mari, tout simplement parce que le mari de l'ex-femme de ce dernier l'a adopté avant elle.

Le Conseil constitutionnel ne nie pas la différence de traitement entre les conjoints respectifs des parents d’une personne, dès lors que seul l’un d’entre eux peut établir un lien de filiation adoptive avec elle. Il rappelle sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle "le principe de l'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général (...)". Cette formulation figure dans de nombreuses décisions, notamment celle du 18 mars 2009.

Il est absolument impossible de considérer que le beau-père et la belle-mère sont dans une situation différente au regard de l'adoption de l'enfant de leur conjoint. Reste donc le motif d'intérêt général, et le Conseil constitutionnel s'efforce d'en trouver un. Il se réfère donc à la nécessité de stabilité dans les liens de parenté et aux "difficultés juridiques qui résulteraient de l’établissement de multiples liens de filiation adoptive". Dans le cas de Madame C., ces motifs sont peu convaincants. La stabilité des liens est déjà établie depuis de longues années et il ne s'agit pas d'établir un mille-feuilles de liens de filiation mais plus simplement de prendre acte de la situation familiale, par ailleurs parfaitement harmonieuse, d'une famille recomposée.

Mais précisément, le cas personnel de Madame C. est sans importance puisqu'une norme d'application automatique lui est appliquée. Par ricochet, cette rigueur lui interdit aussi d'invoquer l'absence d'examen approfondi et individualisé de la situation de l'enfant et de l'adoptant, règle qui pourtant constitue le fondement de l'office du juge en matière d'adoption.

 

Le droit de mener une vie familiale normale

 

Le dernier motif invoqué devant le Conseil et relève du droit de mener une vie familiale normale. Le Conseil constitutionnel l'écarte rapidement, au motif que rien n'interdit à Madame C. de mener une vie familiale normale, alors même qu'elle n'a pas pu adopter l'enfant de son conjoint. Son rôle est celui d'une belle-mère et uniquement d'une belle-mère. Le Conseil fait observer que le beau-parent peut être  "associé à l’éducation et à la vie de l’enfant" et que "le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit pour le conjoint du parent d’une personne à l’établissement d’un lien de filiation adoptive avec celle-ci". On se réjouit tout de même que le Conseil ne soit pas allé jusqu'à préciser que la place de belle-mère est dans sa cuisine...

Enfin, mais heureusement, le Conseil ne l'a pas mentionné, il convient de citer le mémoire du secrétaire général du gouvernement invoquant l'origine de ce refus d'une adoption croisée. Il précise en effet que celle-ci multiplie les titulaires de l'autorité parentale... La famille C. a dû bien rire. Au moment de la demande d'adoption, les enfants C. sont âgés respectivement de 44 et 46 ans ! Autant dire que l'autorité parentale ne s'exerce plus guère.

La décision du 9 octobre 2025 apparaît ainsi comme une sorte de survivance d'une vision traditionnelle de la famille, vision dans laquelle les beaux-parents sont priés de rester à leur place. Le plus surprenant dans l'analyse réside sans doute dans l'absence de référence à l'inégalité désormais actées entre les enfants eux-mêmes. Au regard de la succession de leurs parents en effet, celui qui a bénéficié de l'adoption simple sera évidemment favorisé alors que l'autre ne sera qu'un tiers au regard de la belle-mère privée d'adoption. Mais cela n'a pas d'importance, car les "valeurs familiales" sont sauvegardées.


Le droit de mener une vie familiale normale : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 2

vendredi 19 septembre 2025

La voix de l'enfant, victime d'un enlèvement international


L'arrêt M. P. c. Grèce rendu le 9 septembre 2025 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) devrait susciter l'intérêt de tous ceux qui ont pour mission la protection de l'enfance. C'est enfant la première décision par laquelle, dans le cas d'un enlèvement d'enfant, elle impose aux juges internes d'envisager son audition avant de statuer sur son retour auprès d'un de ses parents.

 

Un enlèvement international 

 

Dans le cas présent, la requête a été déposée par une femme de nationalité grecque qui a rencontré un homme d'origine grecque mais ayant la nationalité américaine. Le couple s'est marié en avril 2016 aux États-Unis où il s'est installé, d'abord à Houston puis à Orlando, et deux enfants sont nés en 2016 et 2018. Mais les épisodes conflictuels se multiplient, et l'épouse se rend à Rhodes en octobre 2020. Bien que la date de son retour aux États-Unis ait été fixée, d'un commun accord, à février 2021, elle reste en Grèce, et s'y installe durablement. En août 2021, le mari saisit donc les tribunaux grecs, dans le but d'obtenir le retour aux Etats-Unis de ses enfants, et s'installe à Rhodes temporairement. L'épouse, de son côté, porte plainte contre son mari pour non-versement des pensions alimentaires et violences envers les enfants. Finalement, en juillet 2024, la justice grecque attribue la garde des enfants au père et celui-ci repart avec eux aux États-Unis en décembre de la même année.

Sur le fond, il n'y a pas grand-chose à dire d'une affaire qui ressemble à toutes les affaires d'enlèvement international d'enfants. Son intérêt réside exclusivement dans la procédure suivie, car il est constant que les tribunaux grecs n'ont pas procédé à l'audition des enfants, âgés en 2024 de six et huit ans. La requérante y voit un manquement à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

Voutch

 

L'audition de l'enfant, une procédure à envisager

 

Mais la Convention européenne n'est pas le seul traité susceptible d'être invoqué devant la CEDH. Dans son arrêt Neuligner et Shuruk c. Suisse rendu en Grande Chambre le 6 juillet 2010, la Cour affirme que, dans le cas notamment d'un enlèvement d'enfant, le respect du droit au respect de la vie familiale doit s'interpréter à la lumière de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989.

Elle effectue relativement souvent ce travail d'interprétation, mais, jusqu'à présent, ses décisions venaient surtout sanctionner l'inertie ou la négligence de juges internes, peu pressés de rendre des enfants mineurs à un parent étranger. Par exemple, dans la décision du 15 janvier 2015 M. A. c. Autriche, la Cour sanctionne le défaut de diligence des juges autrichiens, qui n'ont pas exécuté avec le diligence requise les décisions de la justice italienne ordonnant le retour d'un enfant enlevé par sa mère. De même, dans l'arrêt K. J. c. Pologne du 1er mars 2016, la Cour sanctionne les autorités polonaises qui n'ont tenu aucun compte des expertises psychologiques montrant que l'enfant supportait bien le partage de la garde entre ses deux parents, alors que sa mère affirmait le contraire pour justifier l'enlèvement.

La question de l'audition de l'enfant lors de la procédure a déjà été évoquée, dans des décisions où elle avait eu lieu. La Cour s'est alors efforcée d'apprécier la place que doit prendre cette audition dans le processus de décision. Dans un arrêt Blaga c. Roumanie du 1er juillet 2014, la Cour affirme ainsi que les juges ne peuvent appuyer leur décision sur la seule audition des enfants. Celle-ci est certes un élément de la décision, mais le rôle du juge ne consiste pas à suivre aveuglément leur désir. De la même manière, leur opposition au retour chez l'un des parents ne fait pas nécessairement obstacle à ce retour, si les juges estiment que c'est leur intérêt, principe affirmé dans la décision Raw c. France du 7 mars 2013.

En l'espèce, aucune audition des enfants n'a été organisée par les juges grecs. Ce n'est pas exactement ce que leur reproche la CEDH. Elle les sanctionne pour n'avoir même pas envisagé cette éventualité. Trois juridictions différentes ont ainsi été appelées à se prononcer sur la résidence de ces enfants mais, à aucun moment, ils n'ont pu s'exprimer. Pour la CEDH, l'opportunité d'entendre les enfants doit être examinée d'office. Si le juge estime que ce n'est pas nécessaire, il doit nécessairement motiver sa décision, en expliquant par exemple pourquoi il a estimé que l'enfant n'avait pas le discernement suffisant pour donner un avis. La décision n'est guère surprenante si l'on considère que l'arrêt Voica c. Roumanie du 7 juillet 2020 avait déjà adopté ce principe, à propos d'un divorce conflictuel entre un père français et une mère roumaine, heureusement sans enlèvement d'enfant.

La décision était donc prévisible, mais elle a le mérite de poser une règle claire. En affirmant que l'audition de l'enfant doit être envisagée, elle ne conduit pas à surévaluer sa position. On sait en effet que les enfants victimes de ce type de situation sont aussi, bien souvent, l'objet de manipulations diverses par l'un ou l'autre de ses parents. Mais c'est au juge d'apprécier l'ensemble du dossier. En tout cas, la décision montre une nouvelle fois que certaines règles issues de Convention relative aux droits de l'enfant font clairement partie du corpus juridique auquel se réfère la CEDH. 

 

mercredi 3 septembre 2025

Le prénom, objet d'injure raciste


La liberté d'expression est de mise dans le débat politique, et le débat d'intérêt général, notion mise à jour par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) permet souvent de justifier une certaine vivacité dans le propos. Dans ce domaine, le contentieux de l'injure pourrait donc sembler en déclin, les noms d'oiseaux étant considérés comme admissibles, en quelque sorte inhérents au débat politique.

L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la cour de cassation le 2 septembre 2025 montre qu'il n'en est rien. Une plainte pour injure conserve des chances de conduire à une condamnation, en particulier lorsqu'il s'agit d'une injure envers un particulier prononcée "à raison de son origine ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion", incrimination prévue à l'article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881. Dans ce cas particulier, les plaintes sont fréquentes, et une enquête menée par la Chancellerie en 2023 montrait que sur l'ensemble des 3700 affaires liées à des propos racistes ou des discriminations, 76 % recevaient la qualification d'injure, publique ou privée.

Dans l'affaire jugée le 2 septembre, Mme W, qui porte le prénom d'Hapsatou, a déposé plainte avec constitution de partie civile contre M. Z. qui lui a déclaré en septembre 2018, lors d'une émission de télévision "Les Terriens du dimanche", que son prénom était une "insulte à la France". La provocation à la discrimination n'a pas été retenue par les juges. En revanche, l'intéressé a été condamné en 2023 par le tribunal correctionnel de Paris à 4000 € d'amende pour injure raciste, peine confirmée en mars 2024 par la cour d'appel et aujourd'hui par la cour de cassation.


Petite histoire juridique du prénom


En l'espèce, M. Z. livrait le fond de sa pensée, en regrettant que la mère d'Hapsatou n'ait pas choisi un "prénom du calendrier" pour l'appeler "Corinne, par exemple". Sur le plan juridique, il semble se fonder sur la loi du 11 germinal an XI qui, selon lui, imposait le choix d'un prénom français. En réalité ce texte était beaucoup plus libéral et autorisait "les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus dans l'histoire ancienne".

Ces "différents calendriers" ne renvoient donc pas à la seule liste des saints catholiques. En 1803, le calendrier révolutionnaire de Fabre d'Églantine était encore une référence, et il l'est demeuré fort longtemps. C'est sur lui que se fonde la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 10 juillet 1981, écarte une décision d'un officier d'état civil refusant le prénom de Cerise.  

La possibilité d'utiliser "l'histoire ancienne" pour choisir un prénom offre également un large choix. Sous le Consulat, le législateur songeait aux prénoms bibliques et inspirés de l'Antiquité gréco-romaine. A l'époque, une liste fut publiée pour aider les heureux parents, autorisés à appeler leur fils Dorymédon ou Théopompe, et leur fille Cuthburge ou Golinduche. Par la suite, la jurisprudence a élargi le corpus à l'ensemble des périodes historiques, et les juges ont admis des prénoms tirés de l'histoire russe ou américaine, avec notamment un Jefferson admis par la cour d'appel d'Angers le 14 septembre 1992.

Même sous l'empire de la loi de 1803, rien ne permet de penser qu'un prénom d'origine africaine aurait été interdit. Au XIXè s., les parents pouvaient se référer aux cultures extra-européennes. Un enfant a même été baptisé Sadi, parce que son grand-père, Lazare Carnot, était un grand admirateur du poète persan Saadi. A l'époque, personne n'a songé à dire que c'était une "insulte à la France" et cela n'a pas empêché Sadi Carnot de devenir Président de la République.

Quoi qu'il en soit, la loi du 11 Germinal an XI a été abrogée, et le droit actuel repose sur celle du 8 janvier 1993. Le principe est le libre choix des parents, et il appartient à l'officier d'état civil d'avertir le parquet si le prénom est de nature à nuire à l'enfant ou à porter atteinte aux droits des tiers. Dans ce cas, ce sera au juge aux affaires familiales de se prononcer. Cette procédure est détaillée dans la circulaire du 3 mars 1993.

De fait, les cas de refus d'un prénom sont extrêmement rares. La Cour de cassation, le 5 juin 1993, a ainsi écarté Ravi et Titeuf, le 15 février 2012. On pourrait aussi citer Assedic, Exocet ainsi que Babord et Tribord pour des jumeaux, que les juges ont heureusement épargné à des malheureux enfants. L'intervention du juge est perçue comme exceptionnelle, destinée à protéger l'enfant contre la stupidité de ses parents, contre le ridicule, mais les prénoms d'origine étrangère ne sont pas davantage prohibés que sous l'empire de la loi de l'an XI. 

La CEDH ne raisonne pas différemment. Elle considère, dans un arrêt du 24 octobre 1996 Guillot c. France, que le choix d'un prénom par les parents revêt un caractère intime et affectif qui le fait entrer dans la sphère de la vie privée. Le prénom est donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale. Sur cette base, la plaignante est donc fondée à considérer que son prénom d'Hapsatou relève de sa vie privée.

 


 Éric Hapsatou Zemmour. Les Goguettes 2019

 

L'injure

 

Ces observations sont certes indispensables pour comprendre l'affaire, mais il faut aussi voir dans quelle mesure le fait d'affirmer qu'un prénom "constitue une insulte à la France" est considéré comme injurieux. Sur ce point, la chambre criminelle donne une motivation précise.

L'injure est définie à l'article 29 al. 2 de la loi de 1881, comme une expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait précis. Lorsqu'un fait précis est invoqué, c'est en effet la diffamation qui est en cause. En l'espèce, M. Z. n'invoque aucun fait précis, et se borne à un jugement de valeur particulièrement négatif sur le prénom d'Hapsatou.

Pour relever du tribunal correctionnel, l'injure doit être publique. L'injure privée en effet n'est passible que d'une peine contraventionnelle. L'article 23 de la loi de 1881 dresse une liste des vecteurs susceptibles de permettre la qualification d'injure publique. Parmi eux, figure "tout moyen de communication au public", et la télévision relève, à l'évidence de cette catégorie.

L'injure raciale est une injure aggravée qui fait encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à un an d'emprisonnement et 45000 € d'amende. Encore faut-il, dans ce cas, prouver un mobile ségrégationniste. En d'autres termes, l'auteur des propos doit établir un lien de causalité entre le mépris qu'il entend jeter sur la victime et ses origines ethniques ou religieuses.

Dans le cas présent, M. Z. invoque le débat d'intérêt général, notion affirmée par la CEDH pour faire prévaloir la liberté d'expression sur d'autres droits protégés. C'est d'abord le respect de la vie privée qui a été écarté dans plusieurs arrêts portant, le plus souvent, sur la diffusion d'informations relatives à la famille princière monégasque. Mais le débat d'intérêt général est aussi utilisé pour protéger le débat sur des sujets réellement importants comme le fonctionnement de la justice avec l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015. De même, la Cour de cassation, cette fois dans deux arrêts du 11 mai 2022 rendus par la première chambre civile, a écarté deux actions en diffamation, les mouvements #MeToo et #Balancetonporc ayant été considérés comme rattachés au débat d'intérêt général.

Dans l'affaire jugée le 2 septembre 2025, la chambre criminelle accepte de considérer que les propos tenus par M. Z. au début de son intervention traitaient, d'une manière très générale, de la question du choix du prénom de leurs enfants par les parents étrangers ou d'origine étrangère. En tant que telle, la question pouvait relever du débat d'intérêt général, d'autant que la question de la cohésion sociale était mentionnée. En revanche, la citation incriminée vise directement l'une des participantes à l'émission de télévision. La Cour observe qu'ils "sont outrageants à l'égard de la partie civile, en ce qu'ils assimilent son prénom, attribut essentiel de sa personnalité, à une injure faite à la France". Un lien de causalité est réalisé entre le mépris que M. Z. veut jeter sur la victimes et ses origines. C'est donc la personnalisation du propos qui, en quelque sorte, constitue le critère essentiel de son caractère injurieux, et c'est ce qui justifie le rejet du pourvoi. 

La décision n'a rien de très surprenant, et les propos de M. Z. étaient manifestement injurieux. Elle présente tout de même un intérêt en quelque sorte pédagogique. La frontière entre le débat d'intérêt général et l'injure est clairement exposée, ce qui sera sans doute utile aux juges de fond. Quant à M. Z., que tout le monde a reconnu, il reste à espérer que sa condamnation l'incitera à calmer un peu son obsession des prénoms. Tout le monde ne peut pas s'appeler Éric.


L'injure : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 1 A


 

samedi 16 août 2025

Les aventures de Barbie à Noisy-le-Sec


Qui pouvait imaginer que le film Barbie de Greta Gerwig serait un jour censuré ? Daté de 2023, il avait pour objet de redorer les finances de Mattel en présentant la célèbre poupée sous un jour nouveau d'icône féministe. Le film n'avait donc aucun contenu de nature à justifier une interdiction. Et pourtant le maire de Noisy-le-Sec, Olivier Sarrabeyrouse (PCF) a annulé la projection gratuite qui devait se dérouler dans sa ville le 8 août.

Lors d'une conférence de presse, l'élu a justifié sa décision en invoquant des "agressions verbales" dont ont été victimes les agents municipaux chargés de mettre en place l'écran géant et les éléments logistiques indispensables à l'évènement. Une dizaine de jeunes hommes ont vivement reproché au film de faire «l’apologie de l’homosexualité» et de « porter atteinte à l’intégrité de la femme». L'élu a porté plainte contre X, et une enquête est ouverte par le parquet de Bobigny pour menace, violence ou acte d’intimidation envers un chargé de mission de service public. Sur le plan pénal, le maire de Noisy-le-Sec a parfaitement rempli son rôle. 

Le problème essentiel réside dans l'annulation de la projection, qui pose des questions juridiques plus sérieuses qu'il n'y paraît.

 

La liberté d'expression cinématographique

 

Certes, le cinéma est une industrie et Barbie l'illustre parfaitement, puisqu'il avait pour but de relancer les ventes d'une entreprise de jouets. Mais ce n'est pas qu'une industrie, c'est aussi une liberté. Dans sa célèbre décision d'assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d'Etat affirme qu'une décision de restreindre la diffusion d'un film doit résulter de "l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d'expression". La décision se réfère à la police spéciale du cinéma, créée par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l'image animée. 

Elle met en place un régime d'autorisation, qui prend la forme d'un visa d'exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. La Cour européenne des droits de l'homme, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré, dans un arrêt du 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni que ce système ne portait pas atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression.

Sans doute est-il inutile de préciser que le film Barbie a obtenu son visa d'exploitation pour tous publics. Il ne serait venu à l'idée de personne d'interdire un film largement destiné aux enfants, et à ceux qui le sont restés. Il convient donc de revenir à la décision du maire de Noisy-le-Sec.

 


 Barbie. Greta Gerwig. 2023

 

Un retrait, pas une interdiction 

 

En l'espèce, la nature juridique de la décision du maire de Noisy-le-Sec n'est pas clairement définie. Contrairement à ce qu'affirment les médias, il ne s'agit pas réellement d'une interdiction puisque c'est la municipalité elle-même qui était à l'origine de la projection. Il s'agit donc du retrait de la décision de projeter le film. Peu importe que cette décision ait ou non été formalisée dans un acte administratif. Le juge administratif déduit souvent l'existence d'un acte de l'évidence de son exécution, permettant ainsi la recevabilité du recours. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 27 novembre 2000, déduit ainsi des bouquets déposés sur la tombe du maréchal Pétain au nom du Président de la République, François Mitterrand au moment des faits, que ce dernier avait bien pris la décision de la fleurir. Dans le cas de Barbie, situation plus anecdotique, on peut déduire qu'un acte est à l'origine de la déprogrammation du film.

Qu'il s'agisse d'une interdiction ou d'un retrait, cette distinction n'a d'intérêt que pour affirmer ou écarter la recevabilité d'un éventuel recours. Mais sur le fond, il est clair que l'acte a, en tout état de cause, pour conséquence de porter atteinte à la liberté d'expression cinématographique. 

 

Le pouvoir de police du maire

 

Bien entendu, cette liberté n'est pas absolue et le pouvoir de police générale du maire peut conduire à une interdiction, à la condition toutefois que la projection porte atteinte à l'ordre public, condition issue de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, mise en oeuvre à l'époque à propos de la liberté de réunion.

Dans l'arrêt Société des Films Lutetia du 18 décembre 1959, le Conseil d'État déclare qu'une atteinte à l'ordre public peut résulter "du caractère immoral du film et de circonstances locales". Sur ce point, la jurisprudence est très datée. C'est ainsi qu'en 1960, une soixantaine de communes avaient cru bon d'interdire Les Liaisons dangereuses de Roger Vadim. La jurisprudence était alors quelque peu impressionniste. Le Conseil d'État avait annulé la plupart des interdictions, mais en avait admis quelques unes, par exemple à Lisieux, ville marquée par la pratique régulière de pèlerinages, ou à Senlis, en raison de l'existence de "nombreuses institutions pour jeunes filles".

Aujourd'hui, cette jurisprudence bien datée a heureusement évolué, et le tribunal administratif de Bordeaux, dans un jugement du 13 février 1990, estimait déjà que la diffusion de La dernière tentation du Christ à Arcachon n'était pas de nature à justifier une interdiction. Les élus locaux ont désormais plus ou moins renoncé à interdire un film, d'autant que les spectateurs peuvent toujours aller le voir au cinéma de la commune d'à côté ou sur une plateforme de diffusion.

En l'espèce, il est particulièrement évident que le retrait prononcé par le maire est très difficilement compatible avec une jurisprudence de plus en plus libérale. 

D'une part, il est un peu délicat de considérer Barbie comme un spectacle "immoral", même si c'était manifestement ce que pensaient les jeunes hommes qui ont interpelé les agents municipaux chargés d'organiser la projection. Voir dans Barbie «l’apologie de l’homosexualité» et « l'atteinte à l’intégrité de la femme» est sans doute le reflet de convictions religieuses qui n'ont rien à voir avec l'ordre public. C'est ainsi que le droit positif autorise la dissolution d'associations qui refusent l'égalité entre l'homme et la femme, et que ce fondement peut aussi justifier un refus d'octroi de la nationalité. A cet égard, céder à ces revendications revient à les tolérer. 

D'autre part, il est évident que les conditions des jurisprudences Benjamin et Société des Films Lutetia ne sont pas remplies, car l'atteinte à l'ordre public n'est pas telle qu'il soit impossible d'assurer la sécurité de la projection. L'élu lui même a reconnu que les critiques, purement verbales, sont le fait d'une "dizaine de jeunes hommes". Dans ces conditions, il est clairement possible de prévoir quelques forces de police pour renforcer la sécurité du spectacle. La Cour européenne des droits de l'homme rappelle ainsi, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression". 

Au cinéma ou au théâtre, la liberté d'expression doit donc être privilégiée, en toutes circonstances. Bien entendu, on peut comprendre que l'élu local a eu peur, peur de violences d'une partie de la population pratiquant une religion de manière particulièrement obscurantiste, peur peut être aussi de la réaction des agents municipaux confrontés à ces "jeunes hommes" menaçants. Certes, mais la peur n'évite pas le danger, et céder aux pressions n'est jamais une solution. On ne doute pas que l'élu va engager une nouvelle réflexion sur le sujet, et reprogrammer Barbie. Et on espère que ces "jeunes hommes" si critiques viendront le voir... Il paraît que Barbie est devenue féministe.

 

 

La liberté d'expression cinématographique  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 3 § 1 B

mardi 29 juillet 2025

Le porno, c'est pas pour les enfants



Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 15 juillet 2025, refuse de suspendre l'exécution de l'arrêté du ministre de la Culture qui, le 26 février 2025. Il dresse la liste des services de diffusion en ligne et de partage de vidéos au contenu pornographique, désormais contraints de contrôler l'âge des utilisateurs. L'un d'entre eux, entreprise de droit chypriote, a choisi de contester cet arrêté, en invoquant à la fois une atteinte à sa situation économique et à la liberté d'expression des personnes majeures.


Le cadre juridique

 

Rappelons que l'exposition des mineurs à des contenus pornographiques est interdite par l'article 227-24 du code pénal, issu d'une loi du 22 juillet 1992. Par la suite, l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) une compétence de mise en demeure d’un service de communication au public ne respectant pas cette obligation pénale et de saisine du juge aux fins de blocage de ce site si ce dernier ne se conforme pas à cette mise en demeure. L’Arcom s'est efforcée d'exercer ces nouvelles compétences. Elle a mis en demeure treize sites, mais l'autorité se heurtait au problème récurrent de la vérification concrète de l'âge des utilisateurs.

La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (loi SREN) a donc imposé aux éditeurs et fournisseurs de services de mettre en place des systèmes de vérification de l’âge des utilisateurs. La mise en oeuvre de cette procédure est précisée par un référentiel établi par l'Autorité de régulation de la communication (Arcom). En outre, les pouvoirs de l'Arcom sont renforcés par une possibilité de blocage administratif des sites qui ne respecteraient pas leurs obligations dans ce domaine. L'arrêté contesté du ministre de la Culture vise à compléter le dispositif en listant directement les sites concernés.

 

L'influence des contentieux en cours

 

L'empilement des législations n'est pas sans conséquences, car des contentieux sont nés de la loi du 30 juillet 2020 et sont, en quelque sorte, venus polluer ceux issus de la loi de 2024. 

C'est ainsi qu'une question préjudicielle a été posée à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par le Conseil d'État, dans un arrêt Société Webgroup Czech Republic et a. du 6 mars 2024. Elle porte sur la conformité du dispositif français à la directive du 8 juin 2000 sur la société de l'information tel qu'interprété par la CJUE dans sa décision du 9 novembre 2023, Google Ireland Limited, Meta Platforms Ireland Limited, Tik Tok Technology Limited c. KommAustria. Concrètement, la question posée est celle de savoir si le dispositif de mise en demeure peut s'appliquer à des entreprises établies dans d'autres États membre de l'Union européenne. La cour d'appel de Paris, le 7 mai 2025, a elle-même sursis à statuer sur la demande de blocage d'un site pornographique, c'est-à-dire sur une procédure fondée sur la loi récente de 2024, en attendant la réponse de la CJUE. 


 Calvin & Hobbes. Jim Watterson
 
Dans la présente affaire, en première instance, le tribunal administratif de Paris, le 16 juin 2025, a accepté de suspendre l'arrêté, attendant, lui aussi, le résultat de la question préjudicielle, estimant que la réponse aurait sans doute une incidence sur le contentieux. A ses yeux, l'existence même de cette question préjudicielle témoigne d'un doute sérieux sur la compatibilité de la procédure avec le droit de l'Union européenne. Un tel doute suffit à caractériser à lui seul à la fois la situation d'urgence et le doute sérieux sur la légalité de la procédure. En d'autres termes, il est urgent d'attendre.

C'est précisément ce que refuse le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation déposé conjointement par les ministres de la Culture et de l'économie numérique. Écartant l'analyse du juge des référés du tribunal administratif, il rejette, pour défaut d’urgence, la demande de suspension.

 

Desserrer l'étau de la question préjudicielle

 


Il est vrai que les deux moyens articulés par l'entreprise ne semblaient guère convaincants. Elle invoquait
d'abord l'atteinte portée à sa situation économique par la nouvelle contrainte qui lui était imposée de vérifier l'âge des internautes. Mais le Conseil d'État fait remarquer que la société n'apporte aucun élément concret permettant d'établir un quelconque préjudice causé à la société. Celle-ci estimait ensuite que l'application de l'arrêté empêcherait la diffusion de contenus pornographiques auprès de personnes majeures ayant parfaitement le droit d'y accéder. Mais le Conseil d'État note qu'il s'agit seulement de vérifier l'âge des personnes, précisément pour permettre aux majeurs, et à eux seuls, de consulter ces sites. On ne peut donc relever dans ces législation qui ne concerne que les enfants aucune atteinte à la liberté d'expression ou à la vie privée des adultes. L'intérêt public, en l'espèce la protection des mineurs, justifie ainsi une mesure qui ne porte pas vraiment atteinte aux droits et libertés des majeurs.

Derrière cette décision, évidemment satisfaisante au regard de la protection des enfants, apparaît une autre préoccupation. Le Conseil d'État sanctionne la décision du juge des référés du tribunal administratif pour erreur de droit. Il refuse en effet de considérer, et il l'exprime très clairement, que le critère de l'urgence ne peut reposer sur la seule circonstance qu'un doute, concrétisé par une question préjudicielle, existe sur la conformité de la loi française au droit de l'Union européenne. La question préjudicielle pourrait alors devenir un outil purement dilatoire, la suspension d'un acte par la procédure de référé devenant alors plus ou moins automatique. A cet égard, la décision du 15 juillet 2025 s'inscrit dans un mouvement plus général par lequel les juges français affirment leur autonomie à l'égard du droit de l'Union.

 

mercredi 2 juillet 2025

L'éducation sexuelle à l'école.


Le 27 juin 2025, le Conseil d'État a rejeté les recours déposés par un groupe de parents d'élèves et d'associations, à la tête desquelles figurait le Syndicat de la famille dirigé par Ludovine de la Rochère, autrefois connu sous le nom de Manif pour tous. Ils contestaient deux textes signés de la ministre de l'Éducation nationale, un arrêté du 3 février 2025 fixant le programme d'éducation à la sexualité "éduquer à la vie affective et relationnelle (Evars)",  et une circulaire du lendemain, le 4 février 2025, relative à sa mise en oeuvre dans les établissements primaires et secondaires.

La décision au fond était attendue car le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 5 mars 2025, avait refusé de suspendre ces textes, au motif que la condition d'urgence n'était pas remplie. Les requérants invoquaient, pour justifier cette urgence, l'atteinte que ce programme porterait "à la primauté éducative des parents, à l'autorité parentale, au droit à l'éducation, au droit à la vie privée, au droit à la santé, au principe de neutralité du service public et qu'il est susceptible de conduire à la commission de l'infraction d'outrage sexuel". Cet empilement de motifs n'avait pas impressionné le juge qui avait refusé d'y voir la justification d'une quelconque urgence. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que l'urgence est appréciée par le juge à travers le caractère grave et immédiat d'une atteinte à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. En l'espèce, ce caractère grave et immédiat, faisait défaut, puisque le programme Evars n'entrera en vigueur qu'à la rentrée 2025. 

L'arrêt du 27 juin se prononce cette fois au fond, et il commence par affirmer la compétence de la ministre de l'Éducation nationale qui, en l'espèce, ne fait qu'appliquer la loi. Aux termes de l'article L 311-2 du code de l'éducation, l'organisation et le contenu des formations sont définis par des décrets et arrêtés du ministre chargé de l'Éducation. De manière encore plus précise l'article L 312-16 du même code impose une "information et une éducation à la sexualité" dispensés dans les établissements scolaires, à raison de trois séances annuelles, organisées par groupes d'âge homogène. Ce texte trouve son origine dans la loi du 4 juillet 2001 relative à l'IVG et à la contraception qui, la première, a prévu une éducation à la sexualité. 

Parmi tous les moyens invoqués, certains ne pouvaient qu'être écartés d'emblée. Il en est ainsi de l'idée selon laquelle le simple fait de parler sexualité à un enfant conduirait à commettre le délit d'outrage sexuel. L'article 222-33-1-1 du code pénal définit comme outrage sexuel un propos ou un comportement qui "porte atteinte à la dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant". Il semble bien difficile de considérer un cours sur la sexualité comme un traitement dégradant ou humiliant.   

Il en est de même de l'idée étrange selon laquelle cet enseignement priverait les parents de l'autorité parentale ou porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée de l'enfant. Accueillir de tels moyens reviendrait à considérer que les parents peuvent choisir à la carte les cours suivis par leurs enfants, et écarter ceux qu'ils estiment porter atteinte à sa vie privée, ou plutôt à la leur. Il deviendrait alors possible d'interdire à une petite fille d'aller à la piscine, ou à un enfant de faire de la musique, parce que ces activités sont contraires à sa religion, donc à sa vie privée. 

 


 L'Ecole des femmes, acte V, sc. 4. Molière

Isabelle Adjani et Bernard Blier. 25 mai 1973. Archives de l'INA 

 

La "primauté éducative des parents"

 

Pour les requérants, le principe essentiel auquel porte atteinte le programme d'éducation à la sexualité est celui de la "primauté éducative des parents". Le seul problème est que ce principe n'existe pas au plan juridique. L'article L. 111-4 du code de l'éducation prévoit certes que " Les parents d'élèves sont membres de la communauté éducative. (...) / Leur participation à la vie scolaire et le dialogue avec les enseignants et les autres personnels sont assurés dans chaque école et dans chaque établissement". Cela ne signifie évidemment pas qu'ils peuvent librement définir ou modifier les programmes.

Le droit ne connaît que l'autorité parentale qui, précisément, n'est pas méconnue par les trois heures annuelles d'éducation à la sexualité dispensées aux enfants. Le Conseil d'État corrige la formulation employée par les requérants et affirme que la "primauté éducative des parents" est invoquée pour contester une atteinte à l'autorité parentale. L'interprétation ne manque pas de générosité car il ne fait aucun doute que, pour les requérants, la "primauté éducative des parents" est un principe qui a pour objet d'imposer aux établissements d'enseignements des programmes conformes à leurs convictions. En revanche, en renvoyant la "primauté éducative" à l'autorité parentale, le juge ne peut qu'écarter le moyen.

Sur le fond, le Conseil d'État explique que cet enseignement est dispensé de manière appropriée à l'âge des enfants. A l'école maternelle et primaire, ils bénéficient d'une éducation à la vie affective et relationnelle, la sexualité en tant que telle n'étant évoquée que dans les établissements du second degré, au moment où les enfants deviennent de jeunes adolescents. Au demeurant, la sexualité n'est qu'une des facettes d'un enseignement, et les enfants sont également formés au principe d'égalité entre les garçons et les filles, au principe de dignité, au refus des violences sexistes et sexuelles etc.

 

Le principe de neutralité

 

L'autre moyen développé par les requérants repose sur l'atteinte au principe de neutralité du service public de l'enseignement. Sur ce point, le Conseil d'État avait déjà considéré dans une décision Association Promouvoir, le 18 octobre 2000, qu'une éducation à la sexualité, dispensée alors dans le but de lutter contre l'épidémie de Sida, ne portait pas atteinte au principe de neutralité. Elle n'avait en effet ni pour objet ni pour conséquence de porter atteinte à la liberté de conscience des élèves. Quelques jours auparavant, le Conseil d'État, dans une première décision Association Promouvoir du 6 octobre 2000, énonçait déjà qu'une simple brochure distribuée aux collégiens de la classe de 3è, les informant sur la contraception, ne portait pas atteinte au principe de neutralité.  Il précisait alors que cette neutralité n'était respectée qu'à la condition que le brochure ne contienne pas de développements sur sur les positions philosophiques ou religieuses relatives à la contraception.

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 juin 2025 peut sembler anodin. Personne ne s'attendait à ce qu'un programme officiel de l'Éducation nationale soit annuler sur des fondements aussi incertains. On observe d'ailleurs que le lobby de l'enseignement catholique s'était montré très actif durant la période de rédaction des textes, mais qu'il est arrivé devant le juge en ordre dispersé, certains groupes parmi les plus importants ne s'étant pas joints au recours. 

Le plus important réside dans le fait que le Conseil d'État affirme clairement que la définition des programmes scolaires appartient à l'État. Les parents d'élèves peuvent faire connaitre leur position, mais ils ne sauraient revendiquer un pouvoir de décision dans ce domaine. Cette affirmation de la primauté de l'État prend un intérêt particulier alors qu'arrivent de toutes parts des informations sur l'absence de contrôle exercé sur les établissements privés, y compris sous-contrat. D'une certaine manière, le Conseil d'État invite l'État à exercer ses responsabilités, enfin. 

 

L'enseignement public : chapitre 11, section 1 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,