« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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samedi 16 août 2025

Les aventures de Barbie à Noisy-le-Sec


Qui pouvait imaginer que le film Barbie de Greta Gerwig serait un jour censuré ? Daté de 2023, il avait pour objet de redorer les finances de Mattel en présentant la célèbre poupée sous un jour nouveau d'icône féministe. Le film n'avait donc aucun contenu de nature à justifier une interdiction. Et pourtant le maire de Noisy-le-Sec, Olivier Sarrabeyrouse (PCF) a annulé la projection gratuite qui devait se dérouler dans sa ville le 8 août.

Lors d'une conférence de presse, l'élu a justifié sa décision en invoquant des "agressions verbales" dont ont été victimes les agents municipaux chargés de mettre en place l'écran géant et les éléments logistiques indispensables à l'évènement. Une dizaine de jeunes hommes ont vivement reproché au film de faire «l’apologie de l’homosexualité» et de « porter atteinte à l’intégrité de la femme». L'élu a porté plainte contre X, et une enquête est ouverte par le parquet de Bobigny pour menace, violence ou acte d’intimidation envers un chargé de mission de service public. Sur le plan pénal, le maire de Noisy-le-Sec a parfaitement rempli son rôle. 

Le problème essentiel réside dans l'annulation de la projection, qui pose des questions juridiques plus sérieuses qu'il n'y paraît.

 

La liberté d'expression cinématographique

 

Certes, le cinéma est une industrie et Barbie l'illustre parfaitement, puisqu'il avait pour but de relancer les ventes d'une entreprise de jouets. Mais ce n'est pas qu'une industrie, c'est aussi une liberté. Dans sa célèbre décision d'assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d'Etat affirme qu'une décision de restreindre la diffusion d'un film doit résulter de "l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d'expression". La décision se réfère à la police spéciale du cinéma, créée par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l'image animée. 

Elle met en place un régime d'autorisation, qui prend la forme d'un visa d'exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. La Cour européenne des droits de l'homme, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré, dans un arrêt du 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni que ce système ne portait pas atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression.

Sans doute est-il inutile de préciser que le film Barbie a obtenu son visa d'exploitation pour tous publics. Il ne serait venu à l'idée de personne d'interdire un film largement destiné aux enfants, et à ceux qui le sont restés. Il convient donc de revenir à la décision du maire de Noisy-le-Sec.

 


 Barbie. Greta Gerwig. 2023

 

Un retrait, pas une interdiction 

 

En l'espèce, la nature juridique de la décision du maire de Noisy-le-Sec n'est pas clairement définie. Contrairement à ce qu'affirment les médias, il ne s'agit pas réellement d'une interdiction puisque c'est la municipalité elle-même qui était à l'origine de la projection. Il s'agit donc du retrait de la décision de projeter le film. Peu importe que cette décision ait ou non été formalisée dans un acte administratif. Le juge administratif déduit souvent l'existence d'un acte de l'évidence de son exécution, permettant ainsi la recevabilité du recours. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 27 novembre 2000, déduit ainsi des bouquets déposés sur la tombe du maréchal Pétain au nom du Président de la République, François Mitterrand au moment des faits, que ce dernier avait bien pris la décision de la fleurir. Dans le cas de Barbie, situation plus anecdotique, on peut déduire qu'un acte est à l'origine de la déprogrammation du film.

Qu'il s'agisse d'une interdiction ou d'un retrait, cette distinction n'a d'intérêt que pour affirmer ou écarter la recevabilité d'un éventuel recours. Mais sur le fond, il est clair que l'acte a, en tout état de cause, pour conséquence de porter atteinte à la liberté d'expression cinématographique. 

 

Le pouvoir de police du maire

 

Bien entendu, cette liberté n'est pas absolue et le pouvoir de police générale du maire peut conduire à une interdiction, à la condition toutefois que la projection porte atteinte à l'ordre public, condition issue de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, mise en oeuvre à l'époque à propos de la liberté de réunion.

Dans l'arrêt Société des Films Lutetia du 18 décembre 1959, le Conseil d'État déclare qu'une atteinte à l'ordre public peut résulter "du caractère immoral du film et de circonstances locales". Sur ce point, la jurisprudence est très datée. C'est ainsi qu'en 1960, une soixantaine de communes avaient cru bon d'interdire Les Liaisons dangereuses de Roger Vadim. La jurisprudence était alors quelque peu impressionniste. Le Conseil d'État avait annulé la plupart des interdictions, mais en avait admis quelques unes, par exemple à Lisieux, ville marquée par la pratique régulière de pèlerinages, ou à Senlis, en raison de l'existence de "nombreuses institutions pour jeunes filles".

Aujourd'hui, cette jurisprudence bien datée a heureusement évolué, et le tribunal administratif de Bordeaux, dans un jugement du 13 février 1990, estimait déjà que la diffusion de La dernière tentation du Christ à Arcachon n'était pas de nature à justifier une interdiction. Les élus locaux ont désormais plus ou moins renoncé à interdire un film, d'autant que les spectateurs peuvent toujours aller le voir au cinéma de la commune d'à côté ou sur une plateforme de diffusion.

En l'espèce, il est particulièrement évident que le retrait prononcé par le maire est très difficilement compatible avec une jurisprudence de plus en plus libérale. 

D'une part, il est un peu délicat de considérer Barbie comme un spectacle "immoral", même si c'était manifestement ce que pensaient les jeunes hommes qui ont interpelé les agents municipaux chargés d'organiser la projection. Voir dans Barbie «l’apologie de l’homosexualité» et « l'atteinte à l’intégrité de la femme» est sans doute le reflet de convictions religieuses qui n'ont rien à voir avec l'ordre public. C'est ainsi que le droit positif autorise la dissolution d'associations qui refusent l'égalité entre l'homme et la femme, et que ce fondement peut aussi justifier un refus d'octroi de la nationalité. A cet égard, céder à ces revendications revient à les tolérer. 

D'autre part, il est évident que les conditions des jurisprudences Benjamin et Société des Films Lutetia ne sont pas remplies, car l'atteinte à l'ordre public n'est pas telle qu'il soit impossible d'assurer la sécurité de la projection. L'élu lui même a reconnu que les critiques, purement verbales, sont le fait d'une "dizaine de jeunes hommes". Dans ces conditions, il est clairement possible de prévoir quelques forces de police pour renforcer la sécurité du spectacle. La Cour européenne des droits de l'homme rappelle ainsi, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression". 

Au cinéma ou au théâtre, la liberté d'expression doit donc être privilégiée, en toutes circonstances. Bien entendu, on peut comprendre que l'élu local a eu peur, peur de violences d'une partie de la population pratiquant une religion de manière particulièrement obscurantiste, peur peut être aussi de la réaction des agents municipaux confrontés à ces "jeunes hommes" menaçants. Certes, mais la peur n'évite pas le danger, et céder aux pressions n'est jamais une solution. On ne doute pas que l'élu va engager une nouvelle réflexion sur le sujet, et reprogrammer Barbie. Et on espère que ces "jeunes hommes" si critiques viendront le voir... Il paraît que Barbie est devenue féministe.

 

 

La liberté d'expression cinématographique  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 3 § 1 B

mardi 29 juillet 2025

Le porno, c'est pas pour les enfants



Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 15 juillet 2025, refuse de suspendre l'exécution de l'arrêté du ministre de la Culture qui, le 26 février 2025. Il dresse la liste des services de diffusion en ligne et de partage de vidéos au contenu pornographique, désormais contraints de contrôler l'âge des utilisateurs. L'un d'entre eux, entreprise de droit chypriote, a choisi de contester cet arrêté, en invoquant à la fois une atteinte à sa situation économique et à la liberté d'expression des personnes majeures.


Le cadre juridique

 

Rappelons que l'exposition des mineurs à des contenus pornographiques est interdite par l'article 227-24 du code pénal, issu d'une loi du 22 juillet 1992. Par la suite, l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) une compétence de mise en demeure d’un service de communication au public ne respectant pas cette obligation pénale et de saisine du juge aux fins de blocage de ce site si ce dernier ne se conforme pas à cette mise en demeure. L’Arcom s'est efforcée d'exercer ces nouvelles compétences. Elle a mis en demeure treize sites, mais l'autorité se heurtait au problème récurrent de la vérification concrète de l'âge des utilisateurs.

La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (loi SREN) a donc imposé aux éditeurs et fournisseurs de services de mettre en place des systèmes de vérification de l’âge des utilisateurs. La mise en oeuvre de cette procédure est précisée par un référentiel établi par l'Autorité de régulation de la communication (Arcom). En outre, les pouvoirs de l'Arcom sont renforcés par une possibilité de blocage administratif des sites qui ne respecteraient pas leurs obligations dans ce domaine. L'arrêté contesté du ministre de la Culture vise à compléter le dispositif en listant directement les sites concernés.

 

L'influence des contentieux en cours

 

L'empilement des législations n'est pas sans conséquences, car des contentieux sont nés de la loi du 30 juillet 2020 et sont, en quelque sorte, venus polluer ceux issus de la loi de 2024. 

C'est ainsi qu'une question préjudicielle a été posée à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par le Conseil d'État, dans un arrêt Société Webgroup Czech Republic et a. du 6 mars 2024. Elle porte sur la conformité du dispositif français à la directive du 8 juin 2000 sur la société de l'information tel qu'interprété par la CJUE dans sa décision du 9 novembre 2023, Google Ireland Limited, Meta Platforms Ireland Limited, Tik Tok Technology Limited c. KommAustria. Concrètement, la question posée est celle de savoir si le dispositif de mise en demeure peut s'appliquer à des entreprises établies dans d'autres États membre de l'Union européenne. La cour d'appel de Paris, le 7 mai 2025, a elle-même sursis à statuer sur la demande de blocage d'un site pornographique, c'est-à-dire sur une procédure fondée sur la loi récente de 2024, en attendant la réponse de la CJUE. 


 Calvin & Hobbes. Jim Watterson
 
Dans la présente affaire, en première instance, le tribunal administratif de Paris, le 16 juin 2025, a accepté de suspendre l'arrêté, attendant, lui aussi, le résultat de la question préjudicielle, estimant que la réponse aurait sans doute une incidence sur le contentieux. A ses yeux, l'existence même de cette question préjudicielle témoigne d'un doute sérieux sur la compatibilité de la procédure avec le droit de l'Union européenne. Un tel doute suffit à caractériser à lui seul à la fois la situation d'urgence et le doute sérieux sur la légalité de la procédure. En d'autres termes, il est urgent d'attendre.

C'est précisément ce que refuse le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation déposé conjointement par les ministres de la Culture et de l'économie numérique. Écartant l'analyse du juge des référés du tribunal administratif, il rejette, pour défaut d’urgence, la demande de suspension.

 

Desserrer l'étau de la question préjudicielle

 


Il est vrai que les deux moyens articulés par l'entreprise ne semblaient guère convaincants. Elle invoquait
d'abord l'atteinte portée à sa situation économique par la nouvelle contrainte qui lui était imposée de vérifier l'âge des internautes. Mais le Conseil d'État fait remarquer que la société n'apporte aucun élément concret permettant d'établir un quelconque préjudice causé à la société. Celle-ci estimait ensuite que l'application de l'arrêté empêcherait la diffusion de contenus pornographiques auprès de personnes majeures ayant parfaitement le droit d'y accéder. Mais le Conseil d'État note qu'il s'agit seulement de vérifier l'âge des personnes, précisément pour permettre aux majeurs, et à eux seuls, de consulter ces sites. On ne peut donc relever dans ces législation qui ne concerne que les enfants aucune atteinte à la liberté d'expression ou à la vie privée des adultes. L'intérêt public, en l'espèce la protection des mineurs, justifie ainsi une mesure qui ne porte pas vraiment atteinte aux droits et libertés des majeurs.

Derrière cette décision, évidemment satisfaisante au regard de la protection des enfants, apparaît une autre préoccupation. Le Conseil d'État sanctionne la décision du juge des référés du tribunal administratif pour erreur de droit. Il refuse en effet de considérer, et il l'exprime très clairement, que le critère de l'urgence ne peut reposer sur la seule circonstance qu'un doute, concrétisé par une question préjudicielle, existe sur la conformité de la loi française au droit de l'Union européenne. La question préjudicielle pourrait alors devenir un outil purement dilatoire, la suspension d'un acte par la procédure de référé devenant alors plus ou moins automatique. A cet égard, la décision du 15 juillet 2025 s'inscrit dans un mouvement plus général par lequel les juges français affirment leur autonomie à l'égard du droit de l'Union.

 

mercredi 2 juillet 2025

L'éducation sexuelle à l'école.


Le 27 juin 2025, le Conseil d'État a rejeté les recours déposés par un groupe de parents d'élèves et d'associations, à la tête desquelles figurait le Syndicat de la famille dirigé par Ludovine de la Rochère, autrefois connu sous le nom de Manif pour tous. Ils contestaient deux textes signés de la ministre de l'Éducation nationale, un arrêté du 3 février 2025 fixant le programme d'éducation à la sexualité "éduquer à la vie affective et relationnelle (Evars)",  et une circulaire du lendemain, le 4 février 2025, relative à sa mise en oeuvre dans les établissements primaires et secondaires.

La décision au fond était attendue car le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 5 mars 2025, avait refusé de suspendre ces textes, au motif que la condition d'urgence n'était pas remplie. Les requérants invoquaient, pour justifier cette urgence, l'atteinte que ce programme porterait "à la primauté éducative des parents, à l'autorité parentale, au droit à l'éducation, au droit à la vie privée, au droit à la santé, au principe de neutralité du service public et qu'il est susceptible de conduire à la commission de l'infraction d'outrage sexuel". Cet empilement de motifs n'avait pas impressionné le juge qui avait refusé d'y voir la justification d'une quelconque urgence. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que l'urgence est appréciée par le juge à travers le caractère grave et immédiat d'une atteinte à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. En l'espèce, ce caractère grave et immédiat, faisait défaut, puisque le programme Evars n'entrera en vigueur qu'à la rentrée 2025. 

L'arrêt du 27 juin se prononce cette fois au fond, et il commence par affirmer la compétence de la ministre de l'Éducation nationale qui, en l'espèce, ne fait qu'appliquer la loi. Aux termes de l'article L 311-2 du code de l'éducation, l'organisation et le contenu des formations sont définis par des décrets et arrêtés du ministre chargé de l'Éducation. De manière encore plus précise l'article L 312-16 du même code impose une "information et une éducation à la sexualité" dispensés dans les établissements scolaires, à raison de trois séances annuelles, organisées par groupes d'âge homogène. Ce texte trouve son origine dans la loi du 4 juillet 2001 relative à l'IVG et à la contraception qui, la première, a prévu une éducation à la sexualité. 

Parmi tous les moyens invoqués, certains ne pouvaient qu'être écartés d'emblée. Il en est ainsi de l'idée selon laquelle le simple fait de parler sexualité à un enfant conduirait à commettre le délit d'outrage sexuel. L'article 222-33-1-1 du code pénal définit comme outrage sexuel un propos ou un comportement qui "porte atteinte à la dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant". Il semble bien difficile de considérer un cours sur la sexualité comme un traitement dégradant ou humiliant.   

Il en est de même de l'idée étrange selon laquelle cet enseignement priverait les parents de l'autorité parentale ou porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée de l'enfant. Accueillir de tels moyens reviendrait à considérer que les parents peuvent choisir à la carte les cours suivis par leurs enfants, et écarter ceux qu'ils estiment porter atteinte à sa vie privée, ou plutôt à la leur. Il deviendrait alors possible d'interdire à une petite fille d'aller à la piscine, ou à un enfant de faire de la musique, parce que ces activités sont contraires à sa religion, donc à sa vie privée. 

 


 L'Ecole des femmes, acte V, sc. 4. Molière

Isabelle Adjani et Bernard Blier. 25 mai 1973. Archives de l'INA 

 

La "primauté éducative des parents"

 

Pour les requérants, le principe essentiel auquel porte atteinte le programme d'éducation à la sexualité est celui de la "primauté éducative des parents". Le seul problème est que ce principe n'existe pas au plan juridique. L'article L. 111-4 du code de l'éducation prévoit certes que " Les parents d'élèves sont membres de la communauté éducative. (...) / Leur participation à la vie scolaire et le dialogue avec les enseignants et les autres personnels sont assurés dans chaque école et dans chaque établissement". Cela ne signifie évidemment pas qu'ils peuvent librement définir ou modifier les programmes.

Le droit ne connaît que l'autorité parentale qui, précisément, n'est pas méconnue par les trois heures annuelles d'éducation à la sexualité dispensées aux enfants. Le Conseil d'État corrige la formulation employée par les requérants et affirme que la "primauté éducative des parents" est invoquée pour contester une atteinte à l'autorité parentale. L'interprétation ne manque pas de générosité car il ne fait aucun doute que, pour les requérants, la "primauté éducative des parents" est un principe qui a pour objet d'imposer aux établissements d'enseignements des programmes conformes à leurs convictions. En revanche, en renvoyant la "primauté éducative" à l'autorité parentale, le juge ne peut qu'écarter le moyen.

Sur le fond, le Conseil d'État explique que cet enseignement est dispensé de manière appropriée à l'âge des enfants. A l'école maternelle et primaire, ils bénéficient d'une éducation à la vie affective et relationnelle, la sexualité en tant que telle n'étant évoquée que dans les établissements du second degré, au moment où les enfants deviennent de jeunes adolescents. Au demeurant, la sexualité n'est qu'une des facettes d'un enseignement, et les enfants sont également formés au principe d'égalité entre les garçons et les filles, au principe de dignité, au refus des violences sexistes et sexuelles etc.

 

Le principe de neutralité

 

L'autre moyen développé par les requérants repose sur l'atteinte au principe de neutralité du service public de l'enseignement. Sur ce point, le Conseil d'État avait déjà considéré dans une décision Association Promouvoir, le 18 octobre 2000, qu'une éducation à la sexualité, dispensée alors dans le but de lutter contre l'épidémie de Sida, ne portait pas atteinte au principe de neutralité. Elle n'avait en effet ni pour objet ni pour conséquence de porter atteinte à la liberté de conscience des élèves. Quelques jours auparavant, le Conseil d'État, dans une première décision Association Promouvoir du 6 octobre 2000, énonçait déjà qu'une simple brochure distribuée aux collégiens de la classe de 3è, les informant sur la contraception, ne portait pas atteinte au principe de neutralité.  Il précisait alors que cette neutralité n'était respectée qu'à la condition que le brochure ne contienne pas de développements sur sur les positions philosophiques ou religieuses relatives à la contraception.

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 juin 2025 peut sembler anodin. Personne ne s'attendait à ce qu'un programme officiel de l'Éducation nationale soit annuler sur des fondements aussi incertains. On observe d'ailleurs que le lobby de l'enseignement catholique s'était montré très actif durant la période de rédaction des textes, mais qu'il est arrivé devant le juge en ordre dispersé, certains groupes parmi les plus importants ne s'étant pas joints au recours. 

Le plus important réside dans le fait que le Conseil d'État affirme clairement que la définition des programmes scolaires appartient à l'État. Les parents d'élèves peuvent faire connaitre leur position, mais ils ne sauraient revendiquer un pouvoir de décision dans ce domaine. Cette affirmation de la primauté de l'État prend un intérêt particulier alors qu'arrivent de toutes parts des informations sur l'absence de contrôle exercé sur les établissements privés, y compris sous-contrat. D'une certaine manière, le Conseil d'État invite l'État à exercer ses responsabilités, enfin. 

 

L'enseignement public : chapitre 11, section 1 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 

 

 



mercredi 28 mai 2025

Au nom du Père, du Fisc et du Saint Esprit.



Comment définir une activité éducative ? A l'heure où les officines privées d'enseignement, uniquement tournées vers la recherche du profit ou la diffusion d'une idéologie, connaissent une énorme croissance, au détriment le plus souvent des élèves et étudiants qu'elles accueillent, apporter une réponse à cette question est une nécessité. 


Un contentieux fiscal

 

Le tribunal administratif de Paris, par un jugement du 19 mai 2025, estime ainsi que l'association Acadomia Christiana ne présente pas le caractère d'un organisme d'intérêt général à caractère éducatif et culturel. En l'espèce, le contentieux est purement fiscal, l'association ayant fait une demande en juillet 2018 en vue de se voir reconnaître le caractère d'organisme d'intérêt général à caractère éducatif et culturel. Cette reconnaissance lui offrait, sur le fondement de l'article 200 du Livre des procédures fiscales (LPF) la possibilité de délivrer à ses donateurs des reçus fiscaux ouvrant droit à une réduction d'impôt sur le revenu égale à 66 % du montant versé. Dans un premier temps, l'association avait obtenu une décision implicite d'acception du ministre des Finances de l'époque, Bruno Le Maire. Mais, le 22 décembre 2022, ce même ministre remettait en cause cette décision, au motif que l'association ne revêtait pas de caractère éducatif. Il est vrai qu'à l'époque, le ministre de l'Intérieur envisageait la dissolution administrative du groupement.

Le tribunal administratif affirme la légalité de cette décision de refus, estimant qu'Acadomia Christiana n'a pas grand-chose à voir avec une activité éducative. 

Dès 1937, dans son arrêt du 18 juin Ligue française pour la protection du cheval, le Conseil d'État estimait qu'un avantage fiscal fondé sur la loi du 14 janvier 1933 relative à la surveillance des établissements de bienfaisance privée, ne pouvait être accordé qu'aux associations "qui se proposent un but philanthropique et social". Aujourd'hui, le droit positif figurant dans l'article 200 LPF élargit le bénéfice de cet avantage aux "activités à caractère éducatif". Mais rien n'est changé sur le plan du contrôle du juge, qui exerce en l'occurrence un contrôle normal, c'est-à-dire un contrôle des motifs de la décision.

 


Elle préfère Bruno Le Maire. Les Goguettes. 2016

 

Le caractère militant du groupement

 

Ce contrôle revient, en l'espèce, à se demander si le caractère très militant de l'engagement de l'association fait obstacle à la mise en oeuvre de ce régime fiscal très favorable. Dans son arrêt du 17 juin 2015, Association Villages du Monde pour Enfants, le Conseil d'État exerce son contrôle à la fois sur l'objet social de l'association, en l'occurrence un groupement philanthropique pour améliorer les conditions de vie de personnes en situations précaires, et sur la manière dont cette mission est exercée. Autrement dit, si l'essentiel de l'activité est philanthropique, il est possible que l'association exerce aussi des activités annexes d'information ou de sensibilisation. Pour apprécier cet équilibre, le juge prend en considération la part des ressources affectées aux activités purement altruistes et celle qui relève des missions annexes.

Dès l'année suivante la cour administrative d'appel de Versailles, le 21 juin 2016, a appliqué cette jurisprudence non plus au cas des activités philanthropiques mais dans celui des activités culturelles. Elle observe que l'association Action-Critique-Médias (ACRIMED) s'inscrit dans une démarche militante assumée, visant à constituer un observatoire critique des médias, réunissant les acteurs du secteur, des journalistes aux chercheurs en passant par les syndicalistes et les lecteurs ou auditeurs. Mais la fonction essentielle de l'association consiste à sensibiliser les jeunes à la lecture critique de la presse, en fournissant des dossiers pédagogiques, en faisant des conférences etc. Pour la cour, l'essentiel de l'activité de l'association, et de ses moyens, est consacrée à une activité qu'il est donc possible de qualifier de culturelle. 

 

Les activités d'Acadomia Christiana

 

Dans le cas de Acadomia Christiana, le tribunal administratif constate, à l'inverse, que l'activité militante constitue le coeur des actions de l'association. Le jugement est longuement motivé, et le juge commence par examiner les statuts de l'association qui a pour objet "l'organisation de loisirs, d'activités culturelles et éducatifs, d'universités d'été ou de toute action visant à promouvoir les valeurs chrétiennes au service notamment de la jeunesse catholique dans l'esprit traditionnel de l'Église catholique et romaine". Sont ensuite envisagées les activités concrètes de l'association,  notamment une "université d'été" qui se tient chaque année à Sées (Orne), destinée aux jeunes de 18 à 30 ans. On y écoute des conférences, on participe à des activités sportives, à des services religieux, avec messe en latin.

Le contenu des activités est très fortement orienté. Un colloque de novembre 2022 avait ainsi pour thème "Sécession ou reconquêtes", les interventions ayant notamment pour sujets "Des héros et des saints : bâtir la chrétienté du XXIe siècle", "Après l'échec de Zemmour aux Présidentielles, la sécession comme seule option" et "Reconquérir les âmes et le territoire par la sécession". Pour les juges, ces activités ne sont pas de nature à favoriser le développement personnel et les aptitudes intellectuelles des individus. Elles visent uniquement à diffuser "une vision du monde caractérisés par une appréhension particulièrement orientée de sujets sociétaux, ou à aborder des thématiques spirituelles et religieuses dont la dimension pédagogique n'est pas établie". 

Rien de tout cela n'est interdit par la loi, bien entendu. Mais le financement de ces activités relève des participants et des donateurs, pas du budget de l'État. L'avantage fiscal se trouve donc logiquement exclu.

Sur ce point, le tribunal se situe dans la ligne d'une décision qui, en son temps, avait suscité un certain émoi dans l'opinion. Le 29 juin 2012, la cour administrative d'appel de Paris avait déjà refusé un avantage fiscal identique à l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain. Ses statuts étaient parfaitement clairs, "poursuivre (...) l’étude objective de la vie et de l’œuvre du maréchal Pétain, d’exercer toutes activités en vue de défendre sa mémoire et de remettre en honneur les valeurs intellectuelles, morales et spirituelles qu’il a rappelées » et qui poursuivait comme objectifs de « promouvoir (...) toute action tendant à sa réhabilitation dans l’esprit des français, en luttant pour le rétablissement de la vérité historique, systématiquement déformée, en mettant en lumière les idées, les paroles et les actes du maréchal à travers le rôle qu’il a véritablement joué dans notre histoire et obtenir la translation de la dépouille du maréchal à Douaumont ». La cour n'est pas allée jusqu'à regarder les activités réelles de l'association. Elle a déclaré simplement que le caractère culturel de l'activité faisant défaut, observant au passage le faible nombre des adhérents. Le plus surprenant est sans doute que l'association ait osé demandé un avantage fiscal pour exercer une telle activité. Là encore, tout le monde a le droit d'être pétainiste, mais pas aux frais du contribuable.

Le jugement rendu le 19 mai 2025 par le tribunal administratif de Paris n'apporte pas de modification majeure de la jurisprudence mais il présente l'intérêt de concerner les activités culturelles, alors que l'essentiel des décisions concernent les oeuvres philanthropiques. 

On doit évidemment s'interroger sur les suites de ce jugement. Sur le plan contentieux, il y aura sans doute un appel, mais rien, à ce stade, ne permet d'envisager une modification de la jurisprudence. En revanche, une nouvelle décision administrative accordant l'avantage fiscal n'est pas totalement exclue. Fin 2023, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Gérald Darmanin, avait annoncé son intention de dissoudre Acadomia Christiania, mouvement considéré comme identitaire, participant aux activités de groupements de la droite extrême. Mais les ministres changent, et il n'est plus question de dissolution depuis que Bruno Retailleau est ministre de l'Intérieur, en charge des cultes. Le ministre des finances, lui aussi, a changé...


samedi 26 avril 2025

Les Invités de LLC - Jules Ferry, Lettre aux instituteurs, 17 novembre 1883

L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs la très célèbre lettre adressée par Jules Ferry aux instituteurs le 17 novembre 1883, dans la seconde année d'application de la loi du 28 mars 1882.

 

Jules Ferry

Lettre aux instituteurs


17 novembre 1883

 


 L'écolier. Chagall. 1925

 

Monsieur l’Instituteur,


L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues après la première année d’expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus à cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que votre devoir.

La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école.

Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.

En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : « Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir. » Les autres : « Elle est banale et insignifiante. » C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime, qu’elle est très limitée et pourtant d’une très grande importance ; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.

J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d’ici quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.

Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté. Ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement : ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer. Et que ces rechutes ne vous découragent pas. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un et à l’autre ? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire : il faut qu’on l’exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d’instinct ; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre.

De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement.

Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire, c’est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.

Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle sans aliment et sans appui du dehors ? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs, ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.

C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.

Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral si elles pouvaient croire qu’il réside surtout dans l’usage exclusif d’un livre même excellent. C’est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n’auraient pour suivre vos leçons le secours d’aucun manuel ; et ce sera le cas tout d’abord dans le cours élémentaire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d’instruction civique serait manifestement inutile. À ce premier degré, le Conseil supérieur vous recommande, de préférence à l’étude prématurée d’un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l’enfant.

Dans le cours moyen, le manuel n’est autre chose qu’un livre de lectures qui s’ajoute à ceux que vous possédez déjà. Là encore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d’enseignement : le livre n’intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action.

Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de réviser, de fixer et de coordonner ; c’est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l’esprit du jeune homme.

Mais, vous le voyez, à ces trois degrés, ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est la vôtre. Il ne faudrait pas que le livre vînt en quelque sorte s’interposer entre vos élèves et vous, refroidir votre parole, en émousser l’impression sur l’âme de vos élèves, vous réduire au rôle de simple répétiteur de la morale. Le livre est fait pour vous, non vous pour le livre. Il est votre conseiller et votre guide, mais c’est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves.

Pour vous donner tous les moyens de nourrir votre enseignement personnel de la substance des meilleurs ouvrages, sans que le hasard des circonstances vous enchaîne exclusivement à tel ou tel manuel, je vous envoie la liste complète des traités d’instruction morale et civique qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses académies ; la bibliothèque pédagogique du chef-lieu de canton les recevra du ministère, si elle ne les possède déjà, et les mettra à votre disposition. Cet examen fait, vous restez libre ou de prendre un de ces ouvrages pour en faire un des livres de lecture habituelle de la classe ; ou bien d’en employer concurremment plusieurs, tous pris, bien entendu, dans la liste générale ci-incluse ; ou bien encore, vous pouvez vous réserver de choisir vous-même, dans différents auteurs, des extraits destinés à être lus, dictés, appris. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous le redire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à faire adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les jeunes générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments.

Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée, le bon sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.

J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République et si je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens.

Recevez, Monsieur l’instituteur, l’expression de ma considération distinguée.


Le Président du Conseil,
Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,
Jules Ferry.

lundi 7 avril 2025

Pas de miracle pour le diacre.



Il n'est pas habituel que la Cour de cassation soit appelée à statuer sur le licenciement d'un diacre. L'assemblée plénière s'est pourtant prononcée sur ce sujet dans un arrêt du 4 avril 2025, par lequel elle déclare la juridiction judiciaire incompétente pour juger d'un tel contentieux. Les lecteurs qui pensent que le licenciement du diacre est tout de même moins important que le jugement de Marine Le Pen se trompent lourdement. L'assemblée plénière intervient en effet pour assurer le respect du principe de séparation entre les églises et l'État. 

Observons d'emblée qu'un diacre est un membre du clergé et non pas un laïc. Il reçoit en effet les ordres mineurs. Jusqu'à Vatican II, le diacre était un séminariste se préparant à devenir prêtre, mais on trouve maintenant des "diacres permanents", c'est-à-dire des hommes qui ne se destinent pas à la prêtrise. Cela ne change rien au regard de leur situation juridique, qui est celle d'un ministre du culte.

En l'espèce, l'archevêque a suspendu, en 2007, la procédure d'ordination du requérant, à la suite de révélations par une paroissienne de faits de nature sexuelle. Il a été renvoyé de l'état clérical par l'Officialité, sanction confirmée en appel par la Rote romaine. Le diocèse lui a ensuite notifié qu'il n'appartenait plus au clergé, qu'il n'était plus rémunéré, ni affilié à la caisse d'assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes. Il a également été mis en demeure de libérer le logement de fonction, mis à sa disposition par l'association diocésaine.

L'ex-diacre a saisi le tribunal de grande instance (aujourd'hui tribunal judiciaire) en 2019 pour obtenir la nullité de la sentence prononcée par la juridiction ecclésiastique ainsi que l'indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis. Il a été débouté, mais le tribunal s'était néanmoins déclaré compétent. La cour d'appel, en revanche, infirme le jugement en déclarant recevable l'exception d'incompétence. C'est ce jugement que confirme l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

 

La neutralité de l'État

 

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 affirme, dans son article 1er, que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". L'article 2 ajoute immédiatement qu'elle "ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 21 février 2013, ajoute que la laïcité implique "la neutralité de l'État".

Les diacres, comme les autres membres du clergé, ont un statut défini par le droit canonique, et contrôlé par les juridictions ecclésiastiques. Les juges de droit commun ne sont donc pratiquement jamais saisis. Tout au plus peut-on noter l'arrêt Pont rendu par le Conseil d'État le 17 octobre 1980, affirmant que l'administration hospitalière était tenue de mettre fin aux fonctions d'un aumônier protestant licencié par sa hiérarchie. Même en région concordataire d'Alsace-Moselle, le juge administratif, dans une décision Singa du 17 octobre 2012, se déclare incompétent pour apprécier la légalité de la nomination du curé d'une paroisse par l'évêque de Metz. Dans un arrêt du 2 décembre 1981, il avait déjà affirmé que l'administration était tenue de mettre fin au traitement d'un ministre du culte révoqué par l'évêque de Strasbourg.

La jurisprudence est donc particulièrement maigre, limitée à quelques décisions du juge administratif. L'intérêt de la présente affaire réside donc dans le fait que le requérant se plaint, en invoquant le droit à un juste procès garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Il se plaint de n'avoir pu défendre sa demande indemnitaire devant les juges du fond. 

 

A bas les calottes. Henri Gustave Jossot. 1903
 

 

L'absence de lien contractuel

 

Mais il faudrait, pour cela, qu'un lien contractuel existe entre le diacre et l'Église, en l'espèce l'association cultuelle. Or la Cour de cassation, et cette fois la jurisprudence existe, considère que les ministres du culte ne sont pas titulaires d'un contrat de travail. Dans un arrêt du 12 juillet 2005, la chambre sociale en a décidé ainsi à propos d'un pasteur d'une mission évangéliste de Marseille qui avait saisi la juridiction prud'homale de son licenciement par l'association cultuelle.

S'il ne s'agit pas d'un contrat de travail, serait-il possible d'envisager un lien contractuel d'une autre nature ? L'article 1101 du code civil définit le contrat comme un "accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destinées à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations". Dans le cas du diacre, il est clair qu'il s'engage à réaliser des missions au profit d'une association cultuelle, en échange d'un salaire, d'un logement, et d'une protection sociale. 

Mais admettre un contrat innommé dans ce cas reviendrait à écarter la loi de Séparation, et c'est ce que précise l'assemblée plénière. En effet, l'ordination diaconale ou sacerdotale impose des obligations qui dépassent, de loin, de simples obligations contractuelles. D'une part, il s'agit d'un engagement perpétuel, du moins en principe. D'autre part, elle régit l'ensemble de la vie du clerc, lui imposant notamment un voeu de chasteté, contrainte que l'on ne saurait retrouver dans un contrat civil. Tous ces éléments relèvent du fonctionnement interne de l'Église, dans lequel l'État s'interdit d'intervenir.

 

Un recours détachable de l'état ecclésiastique

 

S'il n'est pas possible de retenir l'existence d'un lien contractuel, il est envisageable de considérer que certains recours sont, en quelque sorte, détachables de l'état ecclésiastique, notamment en matière de protection des droits et libertés ou lorsqu'il s'agit d'obtenir une indemnisation. 

Dans son article sur "le pouvoir pénal de l'Église", publié en 2001, le professeur Mayaud considérait que ses "actions disciplinaires restent tributaires d'une contestation toujours possible devant les juridictions nationales, afin que soient impérativement préservées et corrigées les atteintes manifestes aux droits et libertés". Il commentait alors une sanction prononcée par l'Officialité diocésaine à l'encontre d'un expert comptable lui interdisant de gérer des biens ecclésiastiques. En condamnant son cabinet à une mort économique certaine, les juges ecclésiastiques portaient une atteinte à la liberté du travail, justifiant l'intervention des juridictions nationales.

En matière d'indemnisation, un jugement du 3 avril rendu par le tribunal judiciaire de Lorient condamne la Communauté des dominicaines du Saint-Esprit, le père abbé de l'abbaye de Saint-Wandrille et la mère abbesse de l'abbaye de Boulaurt à la réparation des préjudices subis par une moniale condamnée à une "exclaustration". Même si elle était soumise à un devoir d'obéissance, le fait d'être renvoyée sur le champ de son couvent, de ne plus avoir le droit de communiquer avec ses soeurs en religion, sans avoir bénéficié d'une procédure contradictoire ni même avoir été informée de ce qui lui était reproché a été considéré comme une atteinte trop importante aux principes généraux du droit, justifiant l'indemnisation. Ces préjudices sont considérés comme détachables de la procédure d'exclaustration, dans la mesure où la même sanction aurait pu être prise dans des conditions plus respectueuses des procédures. Ce jugement a suscité l'irritation du Vatican qui, dans une "note verbale" a contesté l'ingérence des juges internes dans la liberté religieuse, estimant qu'elle était contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Mais il n'en est rien. La CEDH se montre en réalité très respectueuse de l'autonomie des États dans ce domaine. Dans un arrêt K. Nagy c. Hongrie du 14 septembre 2017, la Cour a précisément été saisie de la révocation d'un ministre du culte, un pasteur de l'Église réformée accusé de s'être exprimé un peu trop librement dans un journal local. En l'espèce, la CEDH estime qu'il n'appartient au juge interne de se prononcer sur le bien-fondé de la sanction, car il n'a pas le pouvoir de décider si un ministre du culte doit, ou non, conserver son statut clérical. En revanche, il lui appartient d'apprécier concrètement si un "droit défendable", c'est-à-dire le droit au respect de certaines procédures a, ou non, été violé. Dans l'affaire Nagy c. Hongrie, le requérant se bornait à contester le choix de la sanction, et donc son bien-fondé, ce qui ne relève pas de la compétence des tribunaux internes.

Dans sa décision du 4 avril 2025, l'assemblée plénière reprend la jurisprudence Nagy c. Hongrie, en affirmant qu'il n'appartient pas au juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé d'une décision qui retirer l'état ecclésiastique à un diacre. En l'espèce, l'indemnisation des préjudices subi par le requérant n'est pas détachable de sa révocation. Qu'il s'agisse de la perte de son salaire, de son logement ou de sa protection sociale, ces dommages ne sont que l'effet automatique de cette révocation. Le diacre, qui s'était conduit sottement à l'égard d'une paroissienne, est donc définitivement renvoyé à la vie civile.

L'assemblée plénière parvient ainsi à résoudre le problème délicat de la frontière entre la sanction canonique qui relève exclusivement de l'Église et sa mise en oeuvre, qui peut parfois relever du juge interne. Pour le moment très isolée, cette jurisprudence pourrait prendre une importance plus grande si l'Église se décidait enfin à sanctionner systématiquement les ministres du culte qui ont commis des atteintes sexuelles, en particulier sur des enfants. Certes, ils peuvent être poursuivis par le juge pénal comme n'importe quel auteur d'infractions, mais il est utile de s'assurer que le pouvoir disciplinaire de l'Église s'exerce dans le respect des garanties imposées par le droit, et particulièrement dans la transparence.

 

Le principe de laïcité et la neutralité : Chapitre 10, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet 



vendredi 21 mars 2025

L'acte du gouvernement, et la non-participation israélienne à Euronaval.



La théorie des actes de gouvernement est parfois bien utile pour se débarrasser d'un contentieux politiquement sensible. Le tribunal des conflits, dans une décision du 10 mars 2025, vient précisément de l'utiliser dans une affaire concernant directement la politique française à l'égard d'Israël.

Le 1er octobre 2024, un conseil de défense présidé par le Président de la République interdit à des entreprises israéliennes d'exposer au salon Euronaval des matériels militaires susceptibles d'être utilisés à Gaza ou au Liban. Cette décision a été transmise par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)  le 15 octobre à la société SOGENA, organisatrice d'Euronaval. En conséquence, celle-ci a informé, le 21 octobre, la société Israël Shipyards Ltd, quelle ne pourrait disposer du stand qu'elle avait réservé. 

 

Un conflit positif

 

L'entreprise israélienne a donc cherché un juge devant lequel contester cette décision, mais elle s'est heurtée à un conflit positif. Celui-ci existe lorsque l'administration, en la personne du représentant de l'Etat dans le département, conteste la compétence d'un tribunal de l'ordre judiciaire pour juger d'une affaire dont ce dernier a été saisi.

Le tribunal de commerce a été saisi d'un référé contre la société SOGENA, mais le préfet d'Ile-de-France, préfet de Paris, a immédiatement transmis un déclinatoire de compétence. On note avec intérêt que, par un jugement du 30 octobre 2024, le tribunal de commerce a néanmoins écarté ce déclinatoire de compétence. Statuant en référé, il a ordonné à la société SOGENA de suspendre l'exécution des mesures interdisant aux entreprises israéliennes d'accéder au salon Euronaval. Le préfet a alors élevé le conflit.

 

Marins sur le port de Toulon. Raoul Dufy. 1925
 

 

Nullité du jugement 


Le tribunal des conflits commence par affirmer que le jugement en référé du tribunal de commerce est entaché de nullité. En effet, l'article 22 du décret du 27 février 2015 impose à la juridiction qui rejette un déclinatoire de compétence de ne pas statuer sur le litige avant l'expiration d'un délai de quinze jours, laissé au préfet pour, s'il le souhaite, élever le conflit. En l'espèce, le tribunal a écarté le déclinatoire et statué par le même jugement du 30 octobre 2024. Il a donc commis une grossière erreur de droit.

Mais cette nullité ne met pas un point final à la décision. Le tribunal des conflits doit statuer sur la compétence, tout simplement parce que l'entreprise requérante doit savoir si elle peut saisir un juge, et lequel.  

 

L'acte de gouvernement 

 

Le tribunal des conflits lui ôte tout espoir, en déclarant que la décision prise par les autorités françaises est un acte de gouvernement qui n'est pas détachable des relations internationales de la France.

Lorsque les manuels de droit administratif traitent de l'acte de gouvernement, c'est généralement pour mentionner son déclin. Dans la première moitié du XIXe s, le Conseil d'État estimait, en particulier dans une décision Laffitte du 1er mai 1822, que toute décision gouvernementale touchant à une "question politique" était insusceptible de recours. La jurisprudence a évolué avec le célèbre arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875, dans lequel il a requalifié en acte administratif une mesure que l'administration présentait comme "politique".

Depuis cette date, le temps a passé, et le champ de l'acte de gouvernement s'est réduit. De manière très restrictive, l'espace du politique ne concerne plus que rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels. Sur ce plan, l'espace de l'acte de gouvernement a cessé de se rétracter. Est ainsi concernée la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel, la décision de soumettre un projet de révision constitutionnelle au référendum, ou encore, tout récemment dans une décision du 20 juin 2024, le décret de dissolution de l'Assemblée nationale.

 

L'acte non détachable des relations internationales

 

En l'espèce, la qualification d'acte de gouvernement concerne une décision qui n'est pas détachable des relations internationales. Le critère essentiel est celui de l'éventuelle ingérence du juge dans les relations extérieures de l’État ou dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014 M. B. C., le Conseil d’État considère ainsi comme insusceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Aux yeux du juge, cette décision n’est pas détachable de la mise en œuvre du traité de Rome de 1998 qui crée la CPI. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se montre plutôt réticente à l'égard de ce second type d'acte de gouvernement, ce qui pourrait être considéré comme un témoignage de la réduction de son champ. Dans un arrêt du 14 septembre 2022, H. et F. c. France, elle estime ainsi que le refus de rapatrier les femmes de Djihadistes retenues en Syrie avec leurs enfants ne saurait constituer un acte de gouvernement. Une telle décision doit donc être prise par une autorité indépendante et comporter une motivation. L'importance de la jurisprudence européenne doit toutefois être nuancée car, depuis une décision Markovic c. Italie du 14 décembre 2006, elle reconnaît que l'acte de gouvernement répond aux besoins des plus hautes autorités de l'État, dans leur activité politique et diplomatique.

La décision du 10 mars 2025 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence. Le tribunal des conflits se fonde sur le fait que la décision d'exclure les entreprises du salon Euronaval s'inscrit "dans le contexte du conflit au Proche-Orient" et qu'elle a été prise en conseil de défense sous la présidence du président de la République. L'acte de la SOGENA s'analyse comme un acte de compétence liée qui se borne à "tirer les conséquences" d'une décision de nature diplomatique non détachable des relations internationales.

Bien entendu, cette décision n'interdit pas à l'entreprise israélienne d'engager un contentieux pour obtenir l'indemnisation du préjudice causé par le non-respect d'un contrat commercial, à moins que le dommage ait déjà été indemnisé par un accord amiable. L'important est que, par cette décision, le tribunal des conflits évite aux juges français d'être saisis d'un contentieux plus embarrassant sur le fond. D'une certaine manière, le bénéficiaire de l'opération est sans doute le juge administratif qui n'a pas été saisi et ne le sera jamais. Car il n'était pas tout à fait exclu que la décision du SGDSN puisse être considérée comme susceptible de recours, dans la mesure où elle faisait grief aux entreprises israéliennes. En la considérant comme une sorte de sous-produit de la décision du conseil de défense, le tribunal des conflits protège le juge administratif contre tout recours. C'est sans doute parce que son objet même est de se débarrasser des contentieux embarrassants que l'acte de gouvernement, présenté comme en déclin, témoigne finalement d'une belle vitalité.