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Veille juridique sur les droits de l'homme et les libertés publiques

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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 13 février 2025

Cnews devant la CEDH, encore.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 16 janvier 2025 Société d'exploitation d'un service d'iformation CNews c. France, déclare irrecevable un recours déposé par la chaine. Elle contestait une mise en demeure qui lui avait été adressée par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). 

En l'espèce, la mise en demeure visait des propos tenus par I. R., un éditorialiste de la chaine, très présent dans l'émission "L'heure des pros".  Le 2 février 2022, le débat portait sur le traitement réservé aux personnes non vaccinées contre le Covid. Réagissant au propos d'un épidémiologiste qui comparait ce traitement aux persécutions nazies, I. R. déclarait alors : 

" (...) Il faut faire attention à la ségrégation hygiéniste, parce que (...) on a connu ça sous le nazisme, notamment où ils cherchaient l'homme parfait, l'homme sain, l'homme sans poux et sans contaminant. Rappelez-vous quand même que quand le ghetto de Varsovie a été créé en 1940, c'était un lieu de contaminants (...) un lieu de contaminés. C'était un lieu hygiéniste, (...) c'était un lieu qui était fait pour préserver du typhus. Et donc naturellement, la comparaison s'arrête là, on ne peut pas aller beaucoup plus loin que ça, mais malgré tout, cette ségrégation qui s'est installée, au nom d'un hygiénisme d'État, est tout à fait totalitaire". 

Le scandale médiatique qui a  suivi s'est accompagné de plusieurs saisines de l'Arcom. Le 10 mai 2022, l'autorité indépendante mit CNews en demeure de se conformer à la fois à la convention régissant son autorisation de diffusion et à la délibération du CSA du 18 avril 2018 qui impose à l'éditeur d'un service de communication d'assurer "l'honnêteté de l'information et des programmes qui y concourent" et "de faire preuve de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information".


La mise en demeure


La mise en demeure est une procédure prévue par l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 et elle a pour but d'imposer aux éditeurs le respect de leurs obligations. Il ne s'agit pas d'une sanction, mais d'une décision administrative qui impose à l'entreprise destinataire une obligation de comportement. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'est pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, si la chaîne ne respecte pas l'obligation qui lui est imposée par la mise en demeure, elle risque une sanction qui, elle, sera soumise au contradictoire, qu'il s'agisse d'une sanction pécuniaire, voire, dans les cas extrêmes d'une résiliation de l'autorisation d'exploitation.

Dans le cas présent, l'Arcom dénonce le manque d'honnêteté de l'information, en faisant observer que l'hygiénisme n'a été utilisé que pour regrouper la communauté juive de Varsovie, dans le but de procéder ensuite à sa déportation et à son extermination. Surtout, l'Arcom observe que les propos d'I.R. n'ont suscité aucune réaction de la part de la part des personnes présentes, et notamment de l'animateur, ce qui "caractérisait un défaut de maîtrise de l'antenne". CNews a contesté vainement cette délibération devant le Conseil d'État qui a rejeté son recours le 4 août 2023.

Devant la CEDH, la chaine invoque une atteinte à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. De fait, il n'est pas contesté qu'une telle mise en demeure entraine une ingérence dans cette liberté, principe d'ailleurs mentionné dans un précédent arrêt CNews du 7 novembre 2023.


Calvin et Hobbes. Jim Watterson


Les limites du débat d'intérêt général


L'ingérence est prévue par la loi, puisque la délibération de l'Arcom trouve son fondement dans une délibération du CSA, et donc dans la loi de 1986. Elle poursuit un but légitime, dès lors qu'il s'agit d'empêcher que soient tenus des propos antisémites et discriminatoires. Ces points ne sont pas réellement contestés, et le débat se focalise sur la nécessité de cette mise en demeure, ce qui conduit la Cour à s'interroger sur sa proportionnalité au regard de son but légitime.

CNews fait valoir que les propos de son éditorialiste s'inscrivent un débat d'intérêt général. Sur ce point, l'arrêt N.I.T. srl c. République de Moldavie du 5 avril 2022 exprime clairement les principes gouvernant la jurisprudence de la Cour. Ele affirme que les éventuelles sanctions infligées à la presse ne doivent jamais être de nature à la dissuader d'évoquer un débat d'intérêt général. Sur ce point, il est clair que le débat sur le traitement des personnes non vaccinées durant le Covid relève du débat d'intérêt général.

En revanche, la Cour affirme que cette intégration dans un débat d'intérêt général "ne garantit pas une liberté d'expression sans aucune restriction", principe acquis dès l'arrêt Bladet Tromso et Stensaas c. Norvège du 20 mai 1999. Dans le cas de CNews, les propos tenus par I. R. niaient un fait historique. Leur impact a été accru par l'heure de grande écoute de la diffusion, la notoriété de l'intervenant, et surtout par l'absence totale de réaction de l'animateur du débat. La CEDH estime donc que l'ingérence de l'Arcom dans la liberté d'expression était justifiée, d'autant qu'aucune sanction n'a été prononcée, et que la perspective d'une sanction n'existe qu'en cas de récidive.

Finalement, la CEDH considère la requête comme "mal fondée", ce qui signifie que l'entreprise requérante ne développe aucun moyen sérieux susceptible de faire évoluer une jurisprudence classique. L'irrecevabilité est donc prononcée, sans grande surprise.

On observe tout de même que CNews, habituellement si critique à l'égard de les Cour européenne, n'hésite pas à multiplier les recours devant elle. La chaine est à l'origine de trois décisions en trois ans. La première, du 7 novembre 2023, concernait une mise en demeure pour des propos tenus par Eric Zemmour, alors chroniqueur sur CNews.  La seconde du 19 décembre 2024 portait cette fois sur une vraie sanction, une amende de 200 000 € de nouveau pour des propos du même éditorialiste, la sanction étant considérée comme une récidive après la première mise en demeure. Enfin, l'arrêt du 16 janvier 2025 écarte un recours contre une nouvelle mise en demeure. Dans les trois affaires, les juges déclarent les recours irrecevables car manifestement infondés. On ne peut pas vraiment dire que CNews fait avancer la jurisprudence, mais au moins sa persévérance dans les recours témoigne finalement d'une certaine confiance dans la jurisprudence européenne. 


La procédure devant l'Arcom : chapitre 9, section 2 § 2 A du manuel de libertés publiques sur Amazon



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lundi 10 février 2025

Affaire Doualemn : quand l'Exécutif confond vitesse et précipitation


L'affaire Doualemn agite beaucoup les politiques et les médias. Les juges administratifs sont violemment accusés d'empêcher l'éloignement de cet influenceur qui avait appelé à "tuer" et à "faire souffrir" les opposants au régime algérien. Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau,  dans un entretien au JDD, déclare que "la règle de droit ne protège plus la société française, mais désarme l'État régalien", Son collègue de la Justice, Gérald Darmanin, n'hésite pas, quant à lui, à affirmer que "si le droit ne permet pas d'expulser des influenceurs qui appellent au meurtre, qui appellent au viol, qui appellent à la haine de la France, oui il faut changer le droit". Ces graves accusations sont relayées par nombre de journaux et par une multitude de messages sur les réseaux sociaux, particulièrement violents à l'égard de la juridiction administrative.

Laquelle ? De quel juge administratif parle-t-on ? Car tout le monde semble ignorer que l'objet de cette vindicte ne réside pas dans une décision contentieuse mais dans deux jugements bien distincts, rendus par deux tribunaux différents. On observe que les juges, sans doute un peu fatigués par les anathèmes jetés contre leurs décisions, ont pris l'excellente décision de les publier sur le site de chacune des juridictions. C'est une excellente initiative, même si la plupart des politiques et des médias n'ont pas pris la peine de les lire.


1er jugement : l'urgence absolue et la jurisprudence constante


Le premier jugement est une ordonnance du 29 janvier 2025 rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Il se prononce sur deux actes intervenus le 7 janvier 2025 et signés du ministre de l'Intérieur. On se souvient que, avant toute intervention du juge, les autorités françaises avaient mis l'influenceur dans un avion à destination d'Alger dès le 9 janvier, mais que les autorités algériennes avaient refusé le retour de leur ressortissant, le renvoyant immédiatement à Paris. La procédure contentieuse avait donc suivi son cours, pendant que l'intéressé était placé dans un centre de rétention administrative.

Est d'abord envisagé le retrait du titre de séjour de Doualemn, titre de séjour de dix ans qui avait été renouvelé le 26 décembre 2024. Le juge des référés refuse de suspendre cet acte, validant ainsi le principe de l'éloignement de l'intéressé. En revanche, il suspend la seconde décision du même jour, l'arrêté d'expulsion en urgence absolue, au motif que précisément aucune situation d'urgence ne justifiait de priver l'intéressé des droits de la défense qui s'exercent lors de la procédure d'expulsion ordinaire devant une commission composée de magistrats. Si on résume, le juge des référés valide le retrait du titre de séjour et confirme que l'intéressé peut être expulsé, par la procédure d'expulsion ordinaire.

Sur ce point, le juge des référés applique une jurisprudence constante. Le contrôle des motifs est particulièrement approfondi en matière d'expulsion en urgence absolue, dans le but d'éviter qu'elle soit utilisée pour échapper aux droits de la défense qui caractérisent la procédure de droit commun. De fait, pour motiver le choix de la procédure en urgence absolue, l'expulsion doit reposer sur la « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique », ou sur un « comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État ». 

En l'espèce, le juge énonce clairement que les propos tenus par M. Doualemn dans trois vidéos diffusées sur Tik-Tok au profit de ses 138 000 abonnés s'analysent comme une incitation à des violences volontaires sur un opposant politique en Algérie. L'expulsion est donc justifiée aux yeux du juge. En revanche, il estime que les motifs invoqués pour justifier la procédure d'urgence absolue ne sont pas convaincants. Les liens avec d'autres influenceurs radicalisés sont "non établis en l'état de l'instruction", les condamnations pénales de l'intéressé existent certainement, mais la plus récente remonte à 23 ans.  En d'autres termes, le danger que représente l'influenceur est une réalité mais ce danger n'est pas "imminent pour l'ordre public". 

La situation est évidemment bien différente de l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac qui avait fait l'apologie du terrorisme en déclarant sur Facebook son soutien aux attaques commises le 7 octobre 2023 à Gaza. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 27 septembre 2024, avait alors justifié l'expulsion, en affirmant que les propos de l'imam "portaient atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État".

 


 L'hiver en Algérie. Édouard Herzig. 1910

 

Le second jugement : une erreur de droit

 

Le second jugement, cette fois au fond, a été prononcé le 6 février 2025 par le tribunal administratif de Melun. Cette fois, le texte contesté est une obligation de quitter le territoire français (OQTF) prise par un arrêté du préfet de l'Hérault le 30 janvier 2025, et fondée sur le retrait du titre de séjour issu de la décision du 7 janvier 2025. On comprend que le ministre de l'Intérieur, irrité par la décision du 29 janvier 2025, a voulu, dès le lendemain, engager une autre procédure. Cette fois, il ne s'agit plus d'expulsion, mais d'OQTF. Certes, mais précisément, le droit prévoit deux procédures d'éloignement bien distinctes qu'il est impossible de mélanger selon les besoins.

L'étranger résidant régulièrement sur le territoire peut être éloigné selon deux procédures bien distinctes. La première est l'arrêté d'expulsion pris sur le fondement de l'article L 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). L'article R 432- 3 de ce même code prévoit, dans ce cas, le retrait automatique du titre de séjour.  La seconde procédure réside dans le retrait du titre de séjour, prévu par l'article R 432-4, mais alors la conséquence est une OQTF et pas une expulsion, procédure prévue par l'article L 611-1. En l'espèce, le ministre fonde une OQTF sur un retrait automatique de titre de séjour intervenu comme conséquence d'un arrêté d'expulsion qui a été suspendu. Et, dans le cas de l'OQTF, le retrait du titre de séjour est un préalable, pris après examen de la situation personnelle de l'intéressé. 

L'erreur de droit est évidente. Par voie de conséquence, la rétention administrative n'a plus de fondement juridique et le préfet se voit contraint de délivrer à Daoulemn une autorisation provisoire de séjour. Cette situation ne lui interdit cependant pas de recommencer une nouvelle procédure d'éloignement, sur un seul fondement cette fois.

Les juges administratifs n'ont donc fait qu'appliquer le droit en vigueur. Certes, il n'est pas interdit au ministre de s'agiter médiatiquement pour demander à le changer et l'on sait que ce type de discours, appuyé sur un dénigrement des juges, trouve généralement un large écho médiatique. Mais au lieu de changer le droit, peut être serait-il préférable de l'appliquer convenablement ? Car finalement, aucune des deux décisions n'est défavorable à l'éloignement de l'influenceur algérien, mais quel journal, quel ministre a mentionné ce fait ?

 

 

L'expulsion des étrangers : Chapitre 5, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet

 


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vendredi 7 février 2025

Appel au boycott : Qui Praud embrasse mal étreint.


Existe-t-il une liberté d'appeler au boycott ? Le droit positif l'affirme désormais, et l'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 4 février 2025 va résolument dans ce sens. Il confirme le non-lieu prononcé par les juges du fond, à la suite d'une plainte déposée par CNews contre Sleeping Giants, un "collectif de lutte contre le financement du discours de haine". En octobre 2019, celui-ci avait appelé les annonceurs à retirer leurs marchés publicitaires à la chaine pour protester contre les propos jugés haineux tenus par Éric Zemmour dans l'émission Face à l'Info. 

L'affaire, si on la considère au seul regard des faits de l'espèce, ne présente plus aucun intérêt. Dès le 8 septembre 2021, l'Arcom (à l'époque CSA) a adopté une délibération imposant à CNews de décompter le temps de parole d'Éric Zemmour, désormais considéré, non plus comme un journaliste mais comme un "acteur du débat politique national". Il a donc été contraint de quitter des fonctions d'éditorialiste qui déséquilibraient totalement les temps de parole des personnalités politiques sur la chaîne, temps de parole qui doit être décompté au prisme du principe de pluralisme.

C'est donc sur le plan pénal que l'arrêt du 4 février 2025 suscite l'intérêt, car CNews avait porté plainte pour discrimination fondée sur l'expression d'opinions politiques de nature à entraver l'exercice normal d'une activité économique. L'entreprise requérante invoquait donc l'article 225-1 du code pénal qui sanctionne la discrimination, d'une manière générale. Certes, son alinéa 2 prévoit que des personnes morales peuvent en être victimes, mais aucun motif, parmi ceux énumérés, ne mentionne une discrimination qui serait le résultat d'un appel au boycott. 

La règle de l'interprétation étroite qui prévaut dans le droit pénal imposait sans doute le non-lieu. Mais celui-ci était également justifié par une évolution jurisprudentielle qui considère désormais l'appel au boycott comme directement rattaché à la liberté d'expression.  

 

La jurisprudence ancienne

 

De tout évidence, CNews s'appuyait sur une jurisprudence quelque peu dépassée, même s'il est vrai que l'appel au boycott a longtemps suscité des débats juridiques, d'autant plus âpres qu'il s'agissait généralement d'affaires relatives à l'appel au boycott des produits israéliens pour protester contre l'occupation des territoires palestiniens. En 2015, des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) étaient intervenus dans des supermarchés alsaciens, pour appeler les consommateurs à boycotter les produits israéliens. Ils avaient été poursuivis, et condamnées, pour "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. 

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 20 octobre 2015, avait alors confirmé la peine, estimant que l'élément matériel de l'infraction était établi, dès lors que les militants incitaient les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". L'appel au boycott était donc analysé comme "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël".  

De toute évidence, CNews s'appuyait sur cette décision. Dans les années qui l'ont suivie, elle a d'ailleurs reçu un soutien de l'Exécutif. Le 20 octobre 2020, le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, demandait encore aux procureurs et aux présidents de tribunaux de poursuivre et condamner les appels au boycott de l'État d'Israël, qui peuvent être considérés comme "une provocation à la discrimination à l'égard d'une nation". 

 


 All the free speech money can buy. Shepard Fairey. 2015

 

La jurisprudence nouvelle

 

Hélas, Éric Dupond-Moretti n'avait sans doute pas vu la jurisprudence européenne. Cette même affaire de 2015 a, en effet, donné lieu à un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans sa décision du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France, elle s'oppose frontalement à la jurisprudence de la Cour de cassation, et déclare que ces condamnations emportent une ingérence excessive dans la liberté d'expression.

D'une manière générale, elle refuse de considérer qu'un appel au boycott peut être qualifié, en tant que tel, comme une pratique discriminatoire. Certes, il s'agit d'une démarche protestataire, mais, dans l'affaire Baldassi, les condamnés sont de simples citoyens, nullement astreints à une obligation de réserve. Leur action vers les clients d'un supermarché vise à susciter une réflexion chez les consommateurs, les mettre devant un choix qu'ils maîtrisent totalement. Autrement dit, un appel au boycott n'oblige personne à boycotter. L'action s'inscrit donc dans un "débat d'intérêt général", et plus précisément dans un débat politique que la CEDH protège avec une vigilance particulière. 

Dans une décision rendue le 17 octobre 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation aligne finalement sa jurisprudence sur celle de la CEDH, affirmant clairement que l'appel au boycott s'analyse juridiquement comme "une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié". Comme dans l'affaire Baldassi, il s'agissait d'un collectif de militants appelant les clients des pharmacies à boycotter les produits issus de laboratoires israéliens. Et comme dans l'affaire Baldassi, cet appel était demeuré sans conséquences au regard des intérêts des entreprises visées.

 

Le contrôle des juges du fond

 

Dans l'affaire jugée le 4 février 2025, le "collectif de lutte contre le financement du discours de haine" est également composé de militants appelant des annonceurs à boycotter la chaîne. Mais celle-ci affirme que certains ont retiré leurs budgets publicitaires, causant un préjudice à CNews. La Cour de cassation, alors que rien ne l'y oblige, rappelle la jurisprudence européenne qui impose aux juges internes de s'assurer qu'une ingérence à la liberté d'expression est "nécessaire dans une société démocratique", et constate qu'en l'espèce ce contrôle de proportionnalité n'a pas été mis en oeuvre. Doit-on en déduire qu'un appel au boycott qui aurait de lourdes conséquences financières, c'est-à-dire qui réussirait, pourrait constituer une infraction ? Il faudra attendra la jurisprudence ultérieure sur l'éventuelle violation de l'article 24 de la loi de 1881 pour obtenir des précisions sur ce point.

En l'espèce en effet, cette lacune des juges du fond n'a aucune importance, car CNews s'était fondé, non sur les délits de presse, mais sur la non-discrimination de l'article 225-1 du code pénal. Or celui-ci ne prévoit aucune discrimination liée à un appel au boycott, ce qui signifie qu'aucune qualification pénale n'était susceptible d'être retenue à l'égard de l'activité du collectif contestataire et de ses membres. 

On doit en déduire que la plainte n'avait pas fait l'objet d'une étude juridique bien sérieuse, et la Cour de cassation manifeste, fort discrètement, un certain agacement à l'égard de ce qui constitue, in fine, une procédure bâillon. L'affaire est en effet jugée selon la procédure prévue par l'article 567-1-1 du code de procédure pénale. Il énonce que "lorsque la solution d'une affaire soumise à la chambre criminelle lui paraît s'imposer", elle peut être jugée par une formation réduite de trois magistrats. Celle-ci "déclare non admis les pourvois irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation". Le plus humiliant pour CNews réside dans le fait que sa plainte n'est pas considérée comme sérieuse. Encore un mauvais coup des juges rouges, certainement tous membres du syndicat de la magistrature.

 

La liberté d'expression et le débat d'intérêt général : Chapitre 9, section 4 du manuel de libertés publiques sur internet






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mardi 4 février 2025

Voir Naples et mourir, empoisonné.


Un nouveau pas vers la consécration d'un droit à un environnement sain a été franchi avec la décision Cannavacciulo c. Italie rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 30 janvier 2025. Les juges européens condamnent en effet l'État italien pour son inaction face à la pollution générée dans la Terra dei Fuocchi, région proche de Naples dans laquelle résident presque quatre millions de personnes. Sorte de gigantesque décharge, cette zone de quatre-vingt-dix communes se caractérise par l'enfouissement ou la crémation à ciel ouvert de déchets, souvent dangereux. Ces activités, contrôlées par la mafia, se déroulent sur des terrains privés, et l'État italien s'est gardé de toute intervention, alors même que le taux de cancers est anormalement élevé dans la région, et que la pollution des eaux souterraines à la dioxine s'aggrave rapidement.

Quarante-et-un citoyens italiens invoquent une violation de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit à la vie. Ils parviennent devant la Cour à l'issue d'une class action visant à faire condamner les pollueurs. Vainqueurs devant les juges du fond, ils ont vu les peines se réduire en appel, et la Cour de cassation casser et renvoyer l'affaire devant une autre cour d'appel qui a immédiatement déclaré la prescription de la procédure. Devant la CEDH, les requérants ont eu le soutien de plusieurs associations de protection de l'environnement, même si la Cour a estimé que certains d'entre elles n'avaient pas la qualité de victimes, n'étant pas elles-mêmes concernés par la pollution de la Terra dei Fuocchi.

 

Droit à la vie et pollution

 

La CEDH estime que l'affaire relève incontestablement du champ d'application de l'article 2. Celui-ci ne concerne pas uniquement les décès résultant de l'usage de la force par des agents de l'État, mais il impose également une obligation positive aux États de prendre toutes les mesures appropriées pour protéger la vie des personnes relevant de leur juridiction. Ce principe est acquis depuis longtemps, avec notamment les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998 et Budayeva c. Ukraine du 9 mars 2023. La négligence coupable de l'État, lorsqu'elle conduit au décès de l'intéressé ou lui fait courir un risque vital relève ainsi de l'article 2. Dans l'affaire Kolyadenko et a. c. Russie du 28 février 2012 est sanctionnée l'absence totale d'anticipation par les autorités de la crue d'une rivière qui a finalement fait de nombreuses victimes. 

Même si elles n'ont pas d'obligation de résultat, les autorités doivent donc prendre les mesures appropriées pour répondre à un "risque réel et imminent" pesant sur la population. Dans l'affaire Cannavacciulo, il appartient donc à la CEDH de s'assurer que ses mesures ont très concrètement été prises. Dans l'arrêt Kolyadenko, il s'agit du risque d'inondation, et dans la décision de Grande Chambre Öneryildiz c. Turquie de 30 novembre 2004, il s'agissait déjà d'une explosion de méthane survenue dans un dépôt d'ordures municipal. 

Pour que l'Etat se voie ainsi imposer une obligation d'agir pour protéger sa population, il faut que le risque létal soit "réel et imminent". La Cour va donc examiner la situation, et regarder si l'action étatique a eu lieu dans un délai raisonnable compte tenu de l'urgence et de manière appropriée au regard du danger encouru. 

 


O Sole mio. Les 3 Ténors. 1994

Luciano Pavarotti, Jose Carreras, Placido Domingo

 

La défaillance des autorités

 

En l'espèce, l'application à la situation des habitants de la Terra dei Fuocchi est accablante.  Le danger ne vient pas d'une source de pollution clairement identifiée, comme par exemple une usine chimique. Il vient d'une multitude d'activités privées aussi illicites qu'opaques et un grand nombre d'entre elles présentent un danger pour la vie des personnes. Le danger que représentaient ces décharges était parfaitement connu depuis le début des années 1990. Différentes études, pas moins de sept commissions d'enquêtes parlementaires, toute une série de documents ont dénoncé cette situation. Mais il ne s'est rien passé.

Depuis l'arrêt Tatar c. Roumanie du 27 janvier 2009, la CEDH fait pourtant peser sur les États une obligation de mettre en oeuvre le principe de précaution. Il s'agissait d'une contamination des eaux d'une rivière par du cyanure de sodium, pollution causée par une entreprise industrielle. Aucune mesure n'avait été prévue pour protéger la population en limitant les rejets et aucune évaluation scientifique des risques pour la santé n'avait été réalisée. Pour la Cour, et elle l'affirme très clairement, le principe de précaution s'étend à l'obligation d'enquêter pour identifier clairement et évaluer la nature et le niveau du risque.  

Dans le cas napolitain, la CEDH note que des études ont été faites permettant d'évaluer les effets de la pollution. Mais tout se fait avec une extrême lenteur alors que la situation est urgente est que la célérité s'impose. A la date de l'arrêt, janvier 2025, on ne dispose toujours pas d'une vue d'ensemble des sites à dépolluer. Quant à la justice pénale, elle est singulièrement absente même s'il existe en Italie un droit pénal de l'environnement. Depuis les années 1990, seules sept condamnations ont été prononcées à l'encontre des pollueurs de la Terra dei Fuocchi. La CEDH se déclare donc "pas convaincue" que l'État ait mis en oeuvre des mesures de justice pénale de nature à dissuader les responsables de ces pollutions. Enfin, la communication visant à informer les habitants a été singulièrement absente, d'autant que ces informations sont très longtemps demeurées couvertes par le secret d'État.

 

La procédure de l'arrêt pilote

 

La CEDH condamne donc la défaillance des autorités italiennes qui n'ont pas fait preuve de la diligence requise pour protéger la population. Dans le cas présent, elle utilise la procédure de l'arrêt pilote qui lui permet de dénoncer des violations structurelles des droits garantis par la Convention européenne en proposant des mesures d'exécution susceptibles d'être rapidement mises en oeuvre. Bien entendu, l'arrêt pilote vise d'abord à traiter en une seule fois des contentieux impliquant un grand nombre de victimes, et, à ce titre, c'est un instrument de lutte contre l'engorgement de la Cour. En témoigne le premier arrêt pilote Broniowski c. Pologne du 22 juin 2004. Il s'agissait alors de l'indemnisation de 80 000 familles qui avaient dû abandonner leurs maisons, désormais situées en Ukraine après la modification des frontières à la fin de la seconde guerre mondiale. La Cour constate alors une défaillance structurelle du droit polonais qui n'a jamais prévu la moindre indemnisation.

L'arrêt pilote est donc un moyen d'imposer à l'État de prendre des mesures lorsqu'il est confronté à un problème structurel. Dans le cas présent, la Cour donne deux années à l'Italie pour engager la dépollution sérieusement. Si rien n'est fait, la CEDH pourrait indemniser toutes les personnes victimes, dans une zone qui compte presque quatre millions d'habitants.

Mais finalement, quel est ce problème structurel ? D'où vient cette pollution ? Elle provient évidemment des activités de la mafia qui contrôle entièrement le domaine de l'élimination des déchets et qui considère cette région pauvre comme une sorte de grande poubelle. Et les autorités, locales comme nationales, ferment les yeux. Il est même probable que certains élus en tirent quelques avantages. L'Italie est malade de sa pollution, mais aussi de sa mafia.







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vendredi 31 janvier 2025

Le Fact Checking de LLC : La circulaire Retailleau.


La circulaire Retailleau du 23 janvier 2025 sur la régularisation des étrangers a fait l'objet d'une large médiatisation et de bon nombre de commentaires politiques. Pour les uns, c'est une évolution saluée comme ouvrant la porte au  renvoi systématique des étrangers installés en France. Pour les autres, c'est une atteinte intolérable aux droits de ces mêmes étrangers. Ces discours nourrissent le débat politique mais ils n'éclairent pas vraiment sur le contenu exact du texte.


Une simple circulaire


Observons d'abord qu'il s'agit d'une simple circulaire qui ne saurait aller à l'encontre d'une loi. Concrètement, elle abroge la circulaire Valls du 28 novembre 2012 qui définissait les conditions de régularisation du séjour des étrangers en situation irrégulière. Le champ d'application demeure donc relativement étroit, et le texte de 2025 se présente comme des orientations générales relatives à l'admission exceptionnelle au séjour prévue aux articles L 435-1 et suivants du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Elle vient compléter une première circulaire Retailleau du 28 octobre 2024 qui insistait sur le rôle des préfets dans l'éloignement des étrangers et leur demandait une implication personnelle dans la politique migratoire. Ces deux textes visent à assurer la mise en oeuvre de la loi immigration du 26 janvier 2024.

La circulaire du 23 janvier 2025 a un champ d'application relativement restreint, limité à la mise en oeuvre de l'article L 435-1 ceseda. Celui-ci prévoit une  admission exceptionnelle au séjour (AES) qui repose soit sur des considérations humanitaires, soit sur des motifs exceptionnels justifiant un titre séjour temporaire salarié, travailleur temporaire, ou vie privée et familiale. Il s'agit donc d'une procédure dérogatoire, l'article L 412-1 ceseda prévoyant que tout étranger pénétrant en France doit fournir un visa en bonne et due forme.

A propos de la circulaire Valls qui, elle aussi, fixait des orientations générales, le Conseil d'État avait précisé, dans un arrêt de section du 4 février 2015 que ses dispositions n'étaient pas invocables lors d'un recours contre un refus de délivrance d'un titre de séjour. Cette jurisprudence, rappelée le 14 octobre 2022, signifiait qu'il n'existe pas de droit à obtenir une régularisation en s'appuyant sur la circulaire. A l'inverse, il est impossible de considérer que la circulaire Retailleau impose aux préfets de refuser toutes les régularisations, même si la pression du ministre est évidemment très forte. Mais les préfets devront aussi prendre en considération le fait que les motifs invoqués pour  refuser la régularisation pourront être discutés, conformément au droit commun, d'abord devant la commission du titre de séjour prévue à l'article L 432-14 ceseda, ensuite, le cas échéant, devant les juges. 

La puissance juridique d'une circulaire, somme toute relativement modeste, ne permet donc pas de présenter le texte comme l'outil d'une exclusion systématique de tous les étrangers en situation irrégulière, qu'elle soit souhaitée ou redoutée.



Honte à cet étranger. Les Goguettes. automne 2024


Durcissement des critères de régularisation


Si l'on examine maintenant le contenu de la circulaire, il est indéniable qu'elle durcit les critères de régularisation. La manifestation la plus évidente réside dans l'allongement de la durée minimale de résidence en France pour pouvoir y prétendre. Passant de cinq à sept ans, elle témoigne d'une volonté très claire de restreindre le nombre de bénéficiaires de la procédure. Mais peut-être pourrait-on penser que cette exigence, très largement mentionnée dans les médias, ne changera pas beaucoup les choses ? Un étranger en situation irrégulière qui est sur le territoire depuis cinq ans, et qui, le plus souvent, exerce un emploi, sera sans doute motivé pour rester deux années supplémentaires.

Une autre condition réside dans la maîtrise de la langue française. Elle existait déjà dans les textes, mais il faut bien reconnaître qu'elle n'était que modestement mise en oeuvre et l'on n'exigeait que la "maîtrise orale au moins élémentaire de la langue française".  Désormais, sera exigé un diplôme ou une certification linguistique. L'exigence est louable, mais on peut se demander pourquoi l'administration ne se donne pas la peine, comme c'est la pratique dans de nombreux États, de faire passer elle-même l'examen. Tout le monde sait que les certifications de langue sont bien souvent délivrées par des officines commerciales, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Les étrangers en situation irrégulières sont ainsi une sorte de marché émergent pour des commerçants qui vendent un produit. 

Enfin, une exigence de respect des valeurs de la République est clairement posée. Elle intègre notamment l'égalité devant la loi, le principe de laïcité, l'égalité entre les hommes et les femmes. Certes, mais il est précisé que l''étranger s'engage par contrat à respecter ces principes, selon un système très proche de ce qui existe pour les associations recevant des subventions publiques. Cette exigence est sans doute très louable, mais il serait sans doute utile de l'accompagner d'une mention des risques encourus en cas de non-respect du contrat.


Des préfets et des juges


Les conditions de régularisation sont donc clairement durcies, mais pas tant que cela. La pression la plus importante pour les étrangers réside peut-être dans les directives données aux préfets, les invitant notamment à porter une attention particulière au cas des étrangers en situation irrégulière qui ont refusé de se soumettre à une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Sur ce point, il faut attendre les contentieux qui ne manqueront pas d'intervenir pour comprendre si cette attention particulière s'analyse comme un refus systématique ou si des motifs exceptionnels peuvent justifier une dérogation à cette recommandation.

La circulaire Retailleau est donc bien loin des excès de louanges ou des excès de critiques dont elle a fait l'objet. S'il est vrai que les conditions de régularisation ont été durcies, la procédure n'a pas changé, et les refus seront scrutés par les juges. Les garanties de l'État de droit sont donc préservées, d'autant qu'elles sont prévues par la loi et que, précisément, le ministre de l'Intérieur n'a pas trop intérêt actuellement à déposer un nouveau projet de loi sur le sujet. Les majorités parlementaires sont si difficiles à trouver.


La régularisation des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 B 2





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mardi 28 janvier 2025

La communauté de lit devant la CEDH.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrêt H. W. c. France rendu le 23 janvier 2025, sanctionne la justice française qui a prononcé le divorce de la plaignante pour faute, à ses torts exclusifs, au motif qu'elle avait cessé d'avoir des relations sexuelles avec son conjoint. Les commentateurs de la décision en déduisent que la CEDH sanctionne la notion de "devoir conjugal" utilisée par le droit français, au motif qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante, droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. De toute évidence, la notion de "devoir conjugal" porte atteinte au droit de disposer de son corps, et le consentement au mariage n'implique pas le consentement aux relations sexuelles futures. 

Certes, mais la lecture de la décision conduit, non à infirmer, mais à nuancer cette analyse. 

Dans l'affaire H. W. l'épouse, en 2015, assigne son mari en divorce pour faute, au motif qu'il privilégie sa carrière professionnelle et se montre irascible et violent à son égard. L'époux formule ensuite une demande reconventionnelle en demandant que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la requérante, au motif, parmi d'autres, qu'elle s'était soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années. L'époux s'abstient toutefois de demander une indemnisation sur ce fondement, invoquant un manquement au devoir de respect mutuel. Le juge aux affaires familiales se borne à prononcer le divorce pour altération définitive du lien conjugal, probablement sensible au fait que l'épouse fait état de graves soucis de santé. En revanche, la Cour d'appel de Versailles prononce le divorce aux torts exclusifs de la requérante, au motif que son abstention rend intolérable le maintien de la vie commune. Cette décision a été confirmée par la Cour de cassation, sans motivation particulière.



La non demande en mariage. Georges Brassens

Bobino 19 janvier 1967. Archives de l'INA


Le devoir conjugal en droit français


La loi française, en l'espèce le code civil, ne mentionne pas le "devoir conjugal". Les textes applicables à l'espèce sont essentiellement au nombre de deux. D'une part, l'article 215 al. 1er qui énonce que "les époux se doivent mutuellement communauté de vie". La communauté de vie ne signifie pas nécessairement la communauté de lit. D'autre part, l'article 242, selon lequel "le divorce peut être demandé par l'un des époux lorsque des faits constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune".

Le "devoir conjugal" trouve donc son origine ailleurs que dans la loi. Sur le plan historique, il renvoie à la copula carnalis du droit canon, condition de l'indissolubilité du mariage et l'un des devoirs qui lui était rattaché. Aujourd'hui, on le trouve dans la jurisprudence, même si la Cour de cassation ne s'y est pas référée depuis son arrêt du 17 décembre 1997. Encore s'y réfère-t-elle de manière quelque peu ambigüe. Dans un premier temps, elle déclare que la Cour d'appel aurait dû rechercher le caractère intentionnel de l'abstinence de l'épouse, plongée dans une profonde dépression. Mais ensuite, elle affirme que les preuves médicales n'étaient pas suffisantes pour justifier son abstinence.

Les juges du fond évoquent, de temps en temps, le devoir conjugal. Ils apprécient alors si les faits sont imputables à l'époux concerné et s'ils sont "constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage (...) rendant intolérable le maintien de la vie commune". Tel est le cas d'un mari qui refuse de consommer le mariage, la Cour d'appel de Grenoble, dans une décision du 3 avril 2000, considérant alors que l'épouse peut obtenir un divorce pour faute. En revanche, tel n'est pas le cas lorsque la brutalité du mari ou la maladie de l'épouse peuvent justifier le refus de relations sexuelles.

Si l'on résume la jurisprudence actuelle, on s'aperçoit que le refus de rapports sexuels n'est pas une faute, d'autant que les deux époux ont parfaitement le droit de consentir à cette situation. En revanche, s'y refuser de manière permanente et sur une longue durée peut justifier le divorce aux torts de l'intéressé(e), si le maintien du lien conjugal est intolérable. Autrement dit, la faute réside dans le fait que le conjoint abstinent a rendu le mariage intolérable, davantage que dans le refus de rapports sexuels


Un glissement vers le droit pénal


Aucune partie ne conteste, devant la CEDH, que l'existence même d'un divorce pour faute lié à l'abstinence de l'un des époux emporte une ingérence dans la vie privée. Depuis l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, il est acquis que la vie sexuelle est précisément au coeur de la vie privée des personnes. La Cour s'interroge donc sur le caractère nécessaire de cette ingérence. Elle commence par affirmer que ce divorce est prévu par la loi, car l'on sait que, aux yeux de la CEDH, la "loi" se définit comme l'ensemble des dispositions applicables à un litige, qu'elles soient législatives ou jurisprudentielles. L'arrêt de 1997 rendu par la Cour de cassation est donc jugé suffisant pour que considérer que le devoir conjugal n'a pas disparu du droit français. A dire vrai, on pourrait en discuter car cet arrêt n'est certainement pas un arrêt de principe.

Dès lors qu'il s'agit de la vie sexuelle, la CEDH considère que les États n'ont qu'une faible marge de manoeuvre et qu'elle doit donc d'assurer que les juges internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence. Comme elle l'énonce dans l'affaire Ivanov et Petrova c. Bulgarie du 14 juin 2011,  le maintien d'un époux contre son gré dans les liens du mariage peut porter une atteinte excessive à ses droits. En revanche, aux yeux de la Cour européenne, le devoir conjugal ne prend pas en considération le principe du consentement aux relations sexuelles, alors qu'il constitue une limite fondamentale à la liberté sexuelle d'autrui. Elle refuse donc d'admettre que le consentement au mariage emporte consentement aux relations sexuelles. 

Sur ce point, tout le monde est d'accord. Mais le raisonnement de la CEDH est tout de même quelque peu vicié par un glissement, à peine sensible, du droit civil au droit pénal. En effet, elle s'appuie sur le fait que tout acte sexuel non consenti s'analyse comme une violence sexuelle et nous entrons alors dans le domaine pénal. Pour la CEDH, "cet interdit pénal ne suffit pas à priver d'effet l'obligation civile introduite par la jurisprudence". Elle ajoute que "l'idée qu'un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu'elle est contraire à une notion civilisée du mariage". On a l'impression très nette que la Cour se laisse emporter par son élan... En effet, le viol et les violences sexuelles entre époux sont pénalement réprimées en France, ce qui garantit tout de même un mariage relativement "civilisé". 

On peut penser que la notion de "devoir conjugal" devrait disparaître en tant que telle, car elle est finalement inutile. Les juges, souverains dans leur appréciation, ne l'utilisent qu'avec parcimonie et se fondent généralement sur un ensemble d'éléments plus larges pour prononcer un divorce pour manquement aux obligations du mariage. La notion pourrait donc disparaître sans grand dommage pour le droit positif. Il n'en demeure pas moins que le mariage implique des obligations civiles, dont le non-respect est sanctionné civilement. 


La liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1


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