« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 17 mai 2022

Burkini grenoblois : Quel déféré ?



Le maire de Grenoble, Éric Piolle (EÉLV), a obtenu du conseil municipal le vote, à deux voix de majorité, d'une délibération du 16 mai 2022 autorisant le port du burkini dans les piscines municipales. On observe toutefois que le mot n'est pas prononcé, et l'article 10 du règlement des piscines interdit les shorts et les tee-shirts flottants et impose "des tissus spécifiques à la baignade, ajustés près du corps". Autrement dit, on peut se baigner en burkini ou en combinaison d'homme-grenouille, mais pas avec un short un peu large.

La médiatisation du débat a surtout témoigné de la formidable aptitude de l'élu à trouver des sujets clivants et à aborder les questions sous un angle communautaire. C'est ainsi que les membres de "l'Alliance citoyenne", association musulmane militant pour le burkini, ont pu suivre les débats dans une salle municipale obligeamment prêtée par la mairie, alors que les méchants opposants se sont vus refuser un local et ont dû se contenter de les suivre dans la rue.

 

Le référé-laïcité

 

Quoi qu'il en soit, la question qui se pose aujourd'hui est celle de la contestation juridique de cette délibération. L'opposition municipale a déjà annoncé un recours devant le juge administratif. Le préfet, quant à lui, avait révélé son intention avant le vote : "Cette délibération, dont l’objectif manifeste est de céder à des revendications communautaristes à visées religieuses, paraît contrevenir au principe de laïcité posé par la loi de 1905 ainsi qu’aux dispositions de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le maire, dans le cadre de ses compétences, s’il doit garantir la liberté religieuse de ses administrés, doit également s’assurer du respect de ces règles. Ainsi, conformément aux instructions qu’il a reçues du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, le préfet de l’Isère saisira le tribunal administratif de Grenoble en cas d’adoption de cette délibération par le biais d’un référé laïcité en vue d’en obtenir la suspension, en complément du déféré d’annulation."

Rappelons que le déféré est, en fait, un recours pour excès de pouvoir ouvert au préfet pour contester devant le tribunal administratif la légalité d'un acte émanant d'une collectivité locale. Cette procédure est toutefois relativement lente et le préfet a donc tout intérêt à accompagner son déféré d'une demande de référé, c'est-à-dire d'une demande de suspension de l'acte litigieux. En l'espèce, il annonce se fonder sur l'article 5 de la loi du 24 août 2021 qui prévoit en effet un référé-laïcité, "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021.

Le préfet doit alors déposer sa demande de référé dans le mois qui suit la décision contestée, et le juge des référés a 48 heures pour statuer. La brièveté de ce délai a pour but d'éviter "que les effets produits par l'acte ne se prolongent, en particulier lorsque des atteintes graves portées aux principes de laïcité et de neutralité affectent des services publics qui accueillent des usagers dans leurs locaux (équipements sportifs, cantines, bibliothèque)". Le texte de l'instruction du 31 décembre semble ainsi viser particulièrement la situation grenobloise. En l'espèce, le préfet de l'Isère doit donc faire un déféré au fond, et accompagner son référé-laïcité de la démonstration de l'atteinte portée aux principes de laïcité et de neutralité.

 

Un résultat aléatoire

 

Certes, mais la situation grenobloise est loin d'être aussi simple, car la délibération du conseil municipal ne mentionne pas le principe de laïcité, ni la liberté religieuse. Elle reste purement factuelle sur la tenue que les baigneurs, et surtout les baigneuses, doivent porter dans les bassins.

Le burkini a déjà donné lieu à des revendications militantes des mouvements communautaristes. Durant l'été 2016, une première offensive avait été organisée, à l'époque sur les plages. Cet épisode avait suscité l'intervention du juge administratif, appelé à statuer sur la légalité des arrêtés municipaux interdisant le port de ce vêtement sur les plages de leur commune. La situation n'est pas tout-à-fait identique, car une piscine municipale est un service public et les baigneuses ont la qualité d'usager. Or la neutralité dans les services publics, en l'état actuel du droit, s'impose aux agents, mais pas aux usagers.

Quoi qu'il en soit, les décisions portant sur le burkini à la plage constituent tout de même un précédent dont il faut tenir compte. Dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés.

Même si des ordonnances de référé ne sauraient, en soi, faire jurisprudence, force est de constater que ces principes risquent d'être appliqués au référé-laïcité engagé par le préfet. En effet, la délibération litigieuse ne mentionne pas une fois la liberté religieuse. Au contraire, on feint de considérer que le port du burkini est un simple choix vestimentaire, sans aucun lien avec les convictions religieuses. De fait, le juge administratif pourrait être tenté d'opérer un repli vers ces principes classiques. En l'absence d'atteinte directe à l'ordre public, la délibération du conseil municipal de Grenoble pourrait donc ne pas être suspendue. On ne peut qu'observer le danger de cette jurisprudence qui risque d'inciter les opposants au burkini à susciter eux-mêmes des désordres pour créer une atteinte à l'ordre public. Ne serait-il pas tentant de transformer les piscines municipales en camp de nudistes ou en bal costumé ? 

Certes, mais la mise en oeuvre d'une stratégie aussi transgressive est assez peu probable, venant de personnes attachées au principe de légalité. Le préfet aurait donc tout intérêt à recourir au référé-liberté ordinaire. 

 

Tout nu et tout bronzé. Carlos. 1993


Le référé-liberté

 

Deux moyens peuvent être développés par le préfet.

D'une part, l'égalité des sexes, qui est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait ainsi figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel  "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le mari au détriment de la femme. Depuis cette date, la portée de ce principe a considérablement évolué. La décision du  16 mai 2013 qui affirme ainsi qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Certes, les mandats électoraux n'ont pas grand chose avec voir avec le port du burkini, mais la décision de 2013 est intéressante, dans la mesure où elle attribue en ce domaine une double mission au législateur. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner qui que ce soit dans un rôle social sexué. Or le burkini cantonne les femmes dans leur "nature féminine". C'est parce qu'elles sont des femmes qu'elles doivent porter le symbole de leur soumission, à Dieu, mais aussi aux hommes, puisque c'est de leur regard qu'elles doivent se protéger.

L'argumentaire est séduisant, mais repose largement sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il n'est pas certain que le Conseil d'État, traditionnellement prudent en matière de laïcité, le reprenne à son compte.

D'autre part, le préfet pourrait aussi invoquer le principe de dignité, grand absent des décisions de 2016. A l'époque, il avait été soulevé devant le juge, mais le moyen était demeuré sans réponse. Depuis, le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, le principe de dignité est pourtant consacré comme l'une des composantes de l'ordre public. Il s'agissait, à l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un "lancer de nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le Conseil d'Etat en avait alors admis l'interdiction par le maire en s'appuyant sur le principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il était même rémunéré pour participer à ce spectacle humiliant. Le préfet de l'Isère peut ainsi tenter d'utiliser le fait que le principe de dignité n'a aucun rapport avec l'éventuel consentement de la victime de cette humiliation. L'éternel argument des partisans de la soumission des femmes, selon lequel elles ont consenti à porter le vêtement symbole de leur infériorité, tombe à l'eau, ce qui n'est pas fâcheux dans une histoire de piscine. 

 

Le référé-suspension

 

Reste l'argumentaire moins risqué, qui peut être utilisé un référé-suspension ordinaire. Il s'agit de s'appuyer tout simplement sur l'ordre public, dont l'hygiène et l'ordre public sont des composantes. On sait que le port d'un short par les hommes est généralement interdit dans les piscines municipales pour des motifs d'hygiène, et le port d'un vêtement qui couvre une femme de la tête aux pieds pourrait être considéré comme respectant les règles de l'hygiène la plus élémentaire ? En outre, et c'est sans doute le plus important, pompiers et maîtres nageurs insistent sur le fait qu'en cas d'accident, il serait bien difficile de soigner une femme ainsi empaquetée. De précieuses minutes seraient gâchées pour la désincarcérer de son burkini, avant, par exemple, de pouvoir utiliser un défibrillateur. L'argument est puissant, et peut permettre de fonder la condition d'urgence exigée pour le référé-suspension. Au demeurant, puisque les élus grenoblois présentent le port du burkini comme un simple vêtement que chacune est libre de porter, refusant d'y voir l'affichage de convictions religieuses, pourquoi ne pas faire comme eux ? Le burkini pourrait fort bien être contesté au regard du seul danger qu'il présente pour les baigneuses.

Le recours du préfet de l'Isère est donc loin d'être simple. Son succès est loin d'être garanti, mais il dépend, au moins en partie, de l'aptitude de l'administration de sortir d'une position dogmatique. Le but de la démarche n'est pas de faire la promotion de de la loi "séparatisme" du 24 août 2021, mais bien davantage d'obtenir la suspension d'une délibération qui méprise l'égalité entre les hommes et les femmes, qui ramènent ces dernières à une "nature féminine" qui implique soumission et infériorité. La municipalité de Grenoble a fait le choix du développement séparé, en laissant les femmes musulmanes à l'écart des standards de l'égalité hommes-femmes. Développement séparé... A une époque, cela s'appelait l'Apartheid.

Sur le port de signes religieux : Chapitre 10 Section 1 § 2 du Manuel

 



samedi 14 mai 2022

#Balance ton porc devant la Cour de cassation


La 1ère chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux décisions le 11 mai 2022 écartant deux actions en diffamation engagées par des hommes qui avaient été accusés d'atteintes sexuelles dans le cadre du mouvement #MeToo ou #Balancetonporc. L'une avait été initiée par M. P. J., aujourd'hui âgé de quatre-vingt-six ans, contre Mme A.F.. Celle-ci, elle-même fille de ministre, avait accusé, en octobre 2017 un «ancien ministre de Mitterrand» de s'être livré à des agressions sexuelles lors d'une soirée à l'Opéra. L'autre action avait été engagée par M. E. B., ancien responsable de la chaîne Equidia, contre la journaliste S. M., celle-là même qui avait lancé le hashtag #Balancetonporc. Pour illustrer sa démarche dénonciatrice, elle avait alors diffusé un tweet qu'elle avait reçu de M. E. B., à l'évidence d'un goût exquis : "«Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit". En première instance, devant la 17è chambre du tribunal de Paris, les deux femmes avaient été condamnées pour diffamation, les juges ayant considéré que les faits n'étaient pas clairement établis. 


Deux décisions d'espèce

 

La Cour de cassation confirme les deux décisions de la Cour d'appel qui avaient annulé les jugements de première instance et écarté le caractère diffamatoire des dénonciations rendues publiques par les deux femmes. Ces décisions consacrent-elles pour autant une liberté d'expression totale en faveur des femmes dénonçant des violences sexuelles sur internet ? Certains commentateurs l'ont pensé et ont salué une sorte de reconnaissance judiciaire des mouvements  #MeToo et #Balancetonporc.

La portée de ces décisions est cependant plus modeste et l'on observe d'emblée que la Cour n'a pas entendu leur assurer une large diffusion. Au contraire, aucun communiqué de presse n'a été publié. Autant dire qu'il s'agit de décisions d'espèce, d'autant qu'elles sont rendues sur conclusions contraires de l'avocat général. Elles donnent toutefois des éclaircissement utiles sur la diffamation.

 

La définition de la diffamation

 

Il convient de revenir à la définition de la diffamation, telle qu'elle figure dans l'article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881  : "Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Quatre éléments de définition peuvent donc être distingués. D'abord, le caractère public des propos tenus, ce qui, en l'espèce, n'est guère contestable : l'une des deux femmes s'est exprimée sur un blog, l'autre sur Twitter. Le deuxième critère impose la mention de faits précis et là encore,  les attouchements durant la représentation de l'Or du Rhin et le message salace s'analysent comme des faits précis. Les troisième et quatrième éléments ne se heurtent pas non plus à de sérieuses difficultés, les deux hommes étant parfaitement identifiables, et la dénonciation dont ils ont fait l'objet portant évidemment atteinte à l'honneur et à la considération. 

 


 Piggies. Beatles. 1968

 

La bonne foi

 

Les personnes poursuivies pour diffamation disposent de deux moyens de défense, l'exception de vérité et la bonne foi. La Cour de cassation estime que les deux femmes peuvent difficilement s'appuyer sur l'exception de vérité, car elles se heurtent à une difficulté de preuve. Les faits relatés sont anciens et aucune des deux victimes n'a porté plainte. Certes, mais la Cour aurait tout aussi bien pu dissocier les deux affaires sur ce point. S'il ne fait guère de doute que la preuve des faits se révèle délicate dans le cas de l'ancien ministre, ne serait-ce qu'en raison des failles dans les souvenirs de l'intéressée, la preuve des faits ne pose guère de problème dans le cas d'E. B. Il a lui-même reconnu avoir envoyé le tweet dénoncé. L'exception de vérité aurait donc sans doute pu être utilisée par la destinataire du message.

Quoi qu'il en soit, la Cour décide d'appliquer le même raisonnement aux deux affaires et de s'appuyer sur la bonne foi. Elle exige que l'auteur du propos ait poursuivi un but légitime, en l'espèce l'information du public et la volonté de diffuser la parole des femmes, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits, et enfin qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité. 

Dans l'affaire E. B., la modération du propos pourrait largement être débattue. L'association du nom de l'intéressé avec le hashtag #Balancetonporc conduisait en effet à le traiter comme un parfait spécimen de la race porcine, ce qui est parfaitement compréhensible, mais pas précisément modéré. La Cour de cassation observe cependant que l'intéressé avait déjà admis, sur Facebook, avoir tenu ces propos, ce qui leur conférait une base factuelle suffisante. Certes, mais la modération reste une question non résolue. 

Quant à P. J., il ne fait pas de doute que le propos de la dénonciatrice est moins violent, car elle se borne à rappeler les faits. Mais précisément, la Cour observe que les souvenirs de l'intéressée comportent de nombreuses erreurs factuelles. Contrairement à ce qu'elle affirme, l'Or du Rhin ne montre pas la "mort des Dieux" et est joué à l'Opéra sans entracte, peut-être pour que les spectateurs ne soient pas tentés de fuir. Mais la Cour reconnaît que la mémoire peut-être infidèle, plus de sept années après les faits. 

 

Le débat d'intérêt général

 

S'écartant de ce terrain mouvant, la Cour de cassation se fonde finalement sur la notion de "débat d'intérêt général" issue de la jurisprudence de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme et largement reprise par les juridictions internes. Elle affirme en effet que les dénonciations effectuées dans le cadre de #Balancetonporc relèvent du débat d'intérêt général, et que ce seul élément suffit à démontrer la bonne foi des accusatrices.

Déjà, dans une décision du 11 décembre 2018, la chambre criminelle avait considéré comme relevant du débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais l'injure raciale a pourtant été écartée car la suite de la chanson montrait qu'elle s'inscrivait dans le débat d'intérêt général : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésent, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Pour les juges, les propos tenus "pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", entendaient dénoncer le racisme dans la société. A ce titre, ils s'intégraient dans un débat d'intérêt général. Il en est de même d'un dessin publié par Charlie-Hebdo , particulièrement insultant à l'égard d'une candidate à l'élection présidentielle, mais dont la Cour de cassation considère dans un arrêt du 25 octobre 2019 qu'il s'intègre dans la campagne électorale et dans le débat d'intérêt général. 

Le débat d'intérêt général apparaît ainsi comme une sorte de couteau suisse du contrôle juridictionnel qui permet de faire prévaloir la liberté d'expression, quand le juge en a besoin.

On pourrait objecter que cette jurisprudence porte sur l'injure et non sur la diffamation. Mais précisément, cette référence au débat d'intérêt général a pour conséquence de rapprocher le régime juridique de la diffamation de celui de l'injure. Celui-ci, rappelons-le, n'exige pas une référence à des faits précis, et les décisions du 11 mai 2022, portant pourtant sur deux actions en diffamation, ne s'intéressent guère à la précision des faits, pourvu qu'ils soient rapportés de bonne foi.

C'est sans doute la raison pour laquelle il n'est pas possible de les analyser comme développant une jurisprudence nouvelle. En tout état de cause, la Cour de cassation a entendu affirmer qu'elle entendait conférer un label d'intérêt général au mouvement #Balancetonporc, à la condition toutefois que cette sorte de bénédiction judiciaire qui lui est ainsi donnée demeure, du moins pour le moment, sans conséquence. C'est bien le cas dans ces deux affaires, dans lesquelles aucune plainte pénale n'a été déposée, d'ailleurs jugées par la première chambre civile de la Cour. Il ne fait aucun doute que les choses pourraient être totalement différentes si des procédures pénales avaient été engagées.

 

 Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8, section 4 § 1, C du Manuel


mercredi 11 mai 2022

Les Invités de LLC : Pierre Choderlos de Laclos sur la liberté de presse

Pierre Choderlos de Laclos n'est pas seulement l'auteur des "Liaisons dangereuses". Secrétaire du duc d'Orléans, il fut aussi le rédacteur principal, jusqu'à la fin 1791 du Journal des Amis de la Constitution, publication du Club des Jacobins. En août 1791, l'Assemblée débat du texte qui allait devenir la loi Thouret du 22 août 1791. Ce texte institue un certain nombre de délits de presse : provocation à la désobéissance aux lois, à la résistance aux pouvoirs publics, calomnies contre les fonctionnaires et les personnes privées. Laclos défend alors une liberté de presse absolue, comparable à celle que consacre le Premier Amendement le Constitution Américaine, ratifié précisément en 1791.



Pierre Choderlos de Laclos 1741-1803

Maurice Quentin de La Tour

 

 

"C'est une grande question, en ce moment, dans une assemblée de gens d'esprit, de savoir s'il faut, à l'exemple de Numa Pompilius, faire fustiger les libellistes ou leur couper les oreilles, suivant la gravité du méfait. Nous avouons que tout cela n'est pas une question pour nous  ; que nous persistons à penser que la liberté de la presse doit être indéfinie ; et qu'une loi même contre les libelles et les libellistes ous paraît plus dangereuse qu'utile, en ce qu'elle deviendrait trop facilement l'occasion ou le prétexte de détruire le palladium de tous les libertés.

Est-il possible comme le département et la municipalité de Paris l'ont demandé, qu'il y ait un code sur la liberté de la presse ? (...) Ne conviendrait-il pas de placer au rang des crimes de lèse-nation, au premier chef, tout atteinte portée à la liberté de la presse ?".

(...)

De la liberté des opinions reconnues par la Déclaration des droits naît, comme une conséquence nécessaire, la liberté indéfinie de la presse, le droit de vendre, donner, publier, colporter, afficher sa pensée, ses projets, ses spéculations. On a beaucoup parlé contre les placards. Mais le seul homme qui ait le droit de m'empêcher de coller ma pensée sur un mur, c'est le propriétaire de la maison. Ce droit, cette liberté indéfinie, tient à la souveraineté du peuple, qui ne peut être aliénée et qui existe dans chaque individu. L'Assemblée nationale elle-même ne peut pas y porter atteinte. Les mandataires de peuple, lorsqu'ils ont provoqué une loi pénale et inquisitoriale contre la presse, ont été infidèles à leurs devoirs et traîtres aux droits de leurs commettants (...)".


vendredi 6 mai 2022

Lawfare et libertés syndicales


L'arrêt Vlahov c. Croatie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 5 mai 2022, traite d'un aspect peu étudié de la liberté syndicale. Dans ce domaine, les contentieux les plus fréquents portent sur les prérogatives des syndicats et, d'une manière générale, sur le droit d'action collective. Dans le cas de l'affaire Vlahov c. Croatie, sont en cause le droit d'adhérer à une organisation syndicale, et corrélativement, le droit de l'organisation de refuser des adhérents. En l'espèce, la condamnation pénale du requérant pour avoir refusé des adhésions est sanctionnée par la Cour comme une ingérence disproportionnée dans la liberté d'auto-organisation syndicale.

M. Vlahov était en 2007 représentant syndical à Sibenik pour la branche du syndicat des douaniers croates (SDC), un des deux syndicats actifs dans cette profession. Le SDC avait alors une taille plus que modeste, recensant une trentaine de membres dans un système de libre adhésion. On aurait pu penser que le SDC ne pensait qu'à grandir, mais de janvier à février 2007, M. Vlahov rejeta la demande d'adhésion de quinze agents des douanes de Sibenik, jusqu'à la tenue d'une assemblée générale ordinaire de l'organisation. Le président du SDC n'a pas apprécié ce refus, et une assemblée générale, extraordinaire cette fois, du SDC a décidé, en mars 2007, de démettre M. Vlahov de ses fonctions de représentant syndical.

A la suite d'une plainte déposée par la direction du SDC, M. Vlahov fut ensuite condamné pénalement à une peine de quatre mois de prison avec sursis. Le code pénal croate sanctionne en effet directement l'atteinte au droit d'adhérer au syndicat de son choix. Mais précisément, l'affaire fait apparaître les deux facettes de la liberté syndicale, car M. Vlahov estime que sa condamnation porte atteinte au droit du groupement de s'auto-organiser, et, éventuellement de refuser des adhésions.

 

Le droit d'adhérer à un syndicat

 

Rappelons que si la liberté syndicale est parfaitement autonome en France depuis la célèbre loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, il n'en est pas de même en droit européen. L'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme adopte perspective bien différente : " Toute personne a droit (…) à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts". La liberté syndicale est ainsi considérée comme un droit dérivé de la liberté d’association et qui ne s’en distingue pas clairement. La CEDH refuse en conséquence de reconnaître sa spécificité. Elle précise, dans son arrêt Syndicat national de la police belge c. Belgique du 27 octobre 1975, que l’article 11 « ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l’État ». Cette jurisprudence, jamais remise en cause, conduit à laisser à l’État une large autonomie dans l’organisation du droit syndical. 

La CEDH a néanmoins posé un certain nombre de principes cardinaux que les États doivent respecter, au nombre desquels figure le droit d'adhérer au syndicat de son choix. Dans la décision Young, James et Webster de 1981, la CEDH confirme ainsi qu’un individu ne jouit pas du droit d’adhérer à un groupement « si la liberté d’action ou de choix qui lui reste se révèle inexistante, ou réduite au point de n’offrir aucune utilité ». La liberté syndicale implique donc le pluralisme des organisations syndicales.

 

 

 

Choeur des douaniers croates

Chanson traditionnelle croate dans le palais de Dioclétien. Split.

 

Le droit de s'auto-organiser


Cette liberté d'adhésion peut-elle trouver sa limite dans le droit dont disposent les syndicats de s'auto-organiser ? C'est en tout cas ce que prétend le requérant, qui invoque le fait que son refus d'accepter de nouvelles adhésions lui était dicté par l'assemblée générale des membres de sa section syndicale. La CEDH reconnaît en effet, dans un arrêt Johansson c Suède du 7 mai 1990, qu'un syndicat "est libre d'établir ses propres règlements, d'administrer ses propres affaires". La Cour doit donc se demander si la condamnation pénale prononcée contre M.Vlahov emporte une ingérence excessive dans la liberté syndicale.

Les principes gouvernant le contrôle de la CEDH sur ce droit à l'auto-organisation syndicale ont été posés dans la décision Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni du 27 février 2007. Celle-ci énonce d'abord que les syndicats ont parfaitement le droit de gérer leur politique d'adhésion. M. Vlahov, responsable syndical dans sa région, était en effet compétent, au regard des statuts de l'organisation, pour gérer les adhésions. Dans ces conditions, il ne fait guère de doute que sa condamnation pénale s'analyse comme ingérence dans le droit d'auto-organisation syndicale. Cette ingérence est prévue par la loi et répond à un but légitime, puisqu'elle a pour objet précisément de protéger l'autre facette de la liberté syndicale que constitue le droit d'adhérer au syndicat de son choix. Quinze personnes ont été privées de ce droit, et la condamnation repose sur cette violation.

Mais la CEDH observe que les juges croates n'ont pas motivé leur décision de manière satisfaisante, et ne ne se sont pas interrogés sur le point de savoir si l'ingérence dans la liberté syndicale que constitue la condamnation pénale de M. Vlahov était "nécessaire dans une société démocratique". Les décisions de justice en effet ne font pas mention des statuts du syndicat ni du fait que l'intéressé était alors compétent pour refuser des adhésions, ni du conflit interne particulièrement aigu qui l'opposait à la direction du SDC.

La Cour observe en outre que le syndicat des douaniers croate ne fonctionne pas en Closed-Shop, aucun accord de monopole syndical n'étant en vigueur. Les victimes du refus d'adhésion n'ont donc pas subi un préjudice très lourd puisqu'elles pouvaient toujours adhérer à l'autre organisation représentative de la profession. Elles n'ont pas davantage souffert de discrimination, car M. Vlahov s'était borné à refuser l'adhésion jusqu'à la prochaine assemblée générale ordinaire du syndicat. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc que l'ingérence dans la liberté syndicale, au sens cette fois de l'auto-organisation du mouvement, était excessive.

La décision Vlahov c. Croatie révèle aussi un certain malaise de la Cour, confrontée à une affaire qui ressemble davantage à un règlement de compte entre membres d'un syndicat qu'au règlement d'un conflit juridique. Il est évident que les dirigeants du SDC se sont empressés d'engager des poursuites pénales contre le requérant, dans le but de s'assurer de son éviction définitive de l'organisation. Lui-même avait d'ailleurs peut-être refusé les adhésions dans le cadre de ce conflit. La CEDH reproche finalement aux tribunaux croates de n'avoir pas fait la part des choses et d'avoir donné suite à une plainte qui précisément n'aurait jamais dû prospérer. C'est donc la judiciarisation d'un conflit syndical qui est sanctionnée, une stratégie de Lawfare que la Cour s'efforce de combattre.

Sur la liberté syndicale : Chapitre 12 Section 2 § 2  du Manuel

mardi 3 mai 2022

La fermeture de la mosquée de Pessac suspendue en référé


Le 26 avril 2022, le juge des référés du Conseil d'État a rendu une ordonnance qui suspend la fermeture d'un lieu de culte, en l'espèce la mosquée Al Farouk de Pessac. La suspension avait été décidée par la préfète de la Gironde pour une durée de six mois, par un arrêté du 14 mars 2022. Les responsables de l'association qui gère ce lieu de culte ont donc immédiatement saisi le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux qui avait déjà prononcé la suspension. L'ordonnance du 26 avril a donc été rendue sur recours du ministre de l'Intérieur.

Elle présente l'intérêt d'être l'une des premières décisions de justice rendues à l'occasion de l'application de la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République, même si les dispositions de ce texte sont très proches de celles qui, antérieurement, étaient issues de la loi du 30 octobre 2017. Ce premier texte avait un objectif plus étroit de lutte contre le terrorisme, sa finalité état d'intégrer dans le droit commun des mesures purement administratives autorisées par l'état d'urgence.

L'article L 227-1 du code de la sécurité intérieure impose trois conditions de fond pour qu'une telle fermeture soit prononcée. D'une part, elle doit avoir pour finalité de "prévenir la commission d'actes de terrorisme". D'autre part, elle ne peut viser qu'un lieu de culte dans lequel "les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination, provoquent à la commission d'actes de terrorisme ou font l'apologie de tels actes". Enfin, la durée de la fermeture doit être "proportionnée aux circonstances qui l'ont motivée" et ne saurait excéder six mois. En l'espèce, la préfète de la Gironde a donc choisi la durée de fermeture la plus longue possible autorisée par la loi.

 

Liberté de conscience et liberté de culte

 

La liberté de conscience, purement individuelle, énonce que chacun à la droit de choisir sa religion librement, ou de n'en choisir aucune. Dans sa décision QPC du 18 octobre 2013, le Conseil constitutionnel fonde la liberté de conscience sur l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, affirmant qu'elle est "au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit". Elle suppose donc l'abstention de l'État qui n'a pas à s'ingérer dans les convictions de chacun.

La liberté de culte s'analyse en revanche comme une liberté de la vie collective. Elle doit donc être conciliée avec les nécessités de l'ordre public et la protection des personnes, ce qui suppose un encadrement juridique défini par l'État. Le passage de la liberté de conscience à la liberté de culte traduit ainsi un passage des convictions intimes à une pratique sociale et collective. Les dispositions de la loi du 24 août 2021, en permettant la fermeture des lieux de culte, encadrent ainsi les manifestations extérieures de la religion, sans porter atteinte aux convictions des personnes. 

S'il est donc possible d'établir des restrictions d'ordre public à la liberté de culte, le caractère constitutionnel de cette liberté, également protégée par l'article 10 de la Déclaration de 1789, impose un contrôle du juge sur la proportionnalité de la mesure prise. 

 


 Femmes devant la mosquée de la pêcherie, Alger. Léon Cauvy. 1874-1933

 

La jurisprudence issue de la loi du 30 octobre 2017

 

En l'espèce, le juge des référés peut se référer à la jurisprudence issue de la loi du 30 octobre 2017, elle même interprétée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 29 mars 2018, M. Rouchdi B. et autres. Il précise en effet que "la mesure de fermeture d'un lieu de culte ne peut être prononcée qu'aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme et que les propos tenus en ce lieu, les idées ou théories qui y sont diffusées ou les activités qui s'y déroulent doivent soit constituer une provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d'actes de terrorisme, soit provoquer à la commission d'actes de terrorisme ou en faire l'apologie". 

A partir de ces principes, le Conseil d'État s'est efforcé d'exercer un contrôle de proportionnalité réel sur les mesures de fermeture des lieux de culte. Il apprécie donc les circonstances qui les ont motivées de manière détaillée. Dans une ordonnance du 22 novembre 2018, il justifie ainsi la fermeture du Centre Zahra à la Grande Scynthe par la tenue de "prêches, de propos tenant à légitimer le djihad armé, s'accompagnant d'un endoctrinement de la jeunesse". Le contrôle se précise ensuite dans l'ordonnance du 25 novembre 2020 Fédération musulmane de Pantin. La fermeture de la mosquée de Pantin est alors justifiée par deux éléments. D'une part, est mentionnées la violence des prêches, la pratique radicale de l'imam ainsi que sa polygamie religieuse et ses choix éducatifs. D'autre part, il est également reproché aux responsables de la mosquée, et c'est sans doute l'élément essentiel de la décision, d'avoir laissé diffuser sur le compte Facebook le nom et les coordonnées de Samuel Paty ainsi que des messages violents faisant l'apologie d'un islam radical.

 

Notes blanches et contrôle de proportionnalité

 

La lecture de l'ordonnance du 26 avril 2022 révèle une situation bien différente. La motivation de la décision de fermeture fait état d'accusations moins précises. La préfète se réfère ainsi à l'accueil d'imams "connus pour leur appartenant à la mouvance islamiste" et à des "messages incitant au repli identitaire" et invitant les fidèles à méconnaître les lois de la République. De même, la mosquée est-elle accusée de diffuser, "sous couvert d'un soutien au peuple palestinien", des "publications antisémites et haineuses à l'égard d'Israël". De même, est-il fait état de propos favorables à l'assassinat de Samuel Paty par "un groupe de jeunes fidèles".

Le juge des référés mentionne clairement qu'une bonne part de ces informations viennent de "notes blanches" produites par les services de renseignement. En soi, ce n'est pas illégal. Dès un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. Dans une ordonnance du 11 décembre 2015, ce même juge, intervenant cette fois à propos d'une assignation à résidence intervenue sur le fondement de l'état d'urgence, a ensuite posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif".

En l'espèce, ce ne sont pas les notes blanches qui posent problème, mais le fait que les comportements relevés par la préfètes ne peuvent que difficilement être qualifiés en termes d'incitation ou de provocation au terrorisme. Il n'est pas établi que les prêches des imams actifs à Pessac encouragent la haine ou la violence. Quant aux propos tenus par des "jeunes fidèles" ou des intervenants sur internet, il n'est certes pas contesté qu'ils puissent inciter au repli identitaire, voire contenir des propos antisémites. Mais le juge précise qu'il ne faut pas confondre les responsables de la mosquée et les fidèles, d'autant que précisément les imams, informés des menaces de fermeture, se sont hâtés de mettre en place un système de modération de la page Facebook de la mosquée. 

De tous ces éléments, le juge des référés, confirmant la décision du juge bordelais, déduit que la mesure de fermeture était disproportionnée et portait une atteinte excessive à la liberté de culte. Cette décision témoigne de la vigilance du juge pour protéger les libertés, mais aussi, finalement, d'une certaine efficacité du dispositif mis en place par la loi du 24 août 2021. En effet, on s'aperçoit que la menace de fermeture suffit, en l'espèce, à susciter un changement d'attitude des responsables de la mosquée. Se sachant surveillés, ils ont tendance, eux aussi, à mieux surveiller leurs fidèles. C'est déjà un progrès en soi.

 

 

Sur la fermeture des lieux de culte : Chapitre 10 Section 2 § 2 A  du Manuel


 

 

 

s

samedi 30 avril 2022

La suspension de l'acte de dissolution d'associations palestiniennes


Le juge des référés du Conseil d'État a rendu deux décisions le 29 avril 2022, ordonnant la suspension de deux décrets prononçant la dissolution de deux mouvements pro-palestiniens. La première concerne une association, le Comité Action-Palestine. La seconde vise un groupement de fait, Palestine Vaincra. Par ces deux ordonnances, le juge des référés montre sa volonté de contrôler étroitement la procédure de dissolution purement administrative des associations, considérablement élargie par la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République.

L'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi) offre désormais une liste des motifs justifiant la dissolution administrative d'un groupement. Y figurent au premier chef ceux issus de la célèbre loi du 10 janvier 1936 qui avait permis la dissolution d'une association "détenant ou ayant accès des armes, doté d'une organisation hiérarchisée et susceptible de troubler l'ordre public". A l'époque, il s'agissait de lutter efficacement contre les ligues armées actives le 6 février 1934 et étaient également visés les groupements organisant des manifestations armées, ayant pour objet de porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou à la forme républicaine du gouvernement, ou encore s'ils provoquaient à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales.

Ces motifs de dissolution n'ont pas disparu de l'ordre juridique. Ils ont au contraire été élargis, d'abord aux "groupements qui se livrent (...) à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme (...)", puis à ceux qui pratiquent la "provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens". Dans les deux décisions concernées, plusieurs de ces motifs sont invoqués par le ministre de l'Intérieur, mais ils sont rapidement écartés par le juge des référés.


Une accusation d'antisémitisme non fondée


Dans le cas du groupement de fait Palestine Vaincra, le décret de dissolution invoque la diffusion de propos sur le "sentiment d'oppression des peuples musulmans", sur le "sionisme mondial" ainsi que la qualification d'Israël comme "monstruosité créée par les puissances impérialistes". Le juge des référés observe toutefois qu'aucune pièce versée au dossier ne permet de prouver que ce groupement aurait effectivement été l'auteur de tels propos. 

Quant au Comité Action Palestine, il se voit reprocher d'avoir diffusé des publications présentant un caractère antisémite et provoquant à la discrimination. Le juge des référés note cette fois que les pièces versées au dossier sont déjà anciennes. Si elles expriment "des opinions tranchées et parfois virulentes" sur la politique israélienne et sur le soutien que l'association apporte à la cause palestinienne, rien dans le dossier ne permet de déceler une provocation à la haine et à la discrimination. 

Aucun élément ne vient appuyer l'affirmation selon laquelle des membres du groupement ont été condamnés pour une participation à des actes antisémites. On doit à ce sujet s'interroger sur la motivation du décret qui affirme que certains "ont été impliqués dans des actes antisémites". On apprend ensuite que des plaintes sur ce fondement ont été déposées pour injure non publique... en 2013, mais que ces plaintes n'ont jamais abouti à une condamnation pénale. De même, des commentaires antisémites ont certes été déposés par des internautes sur la page Facebook du groupement, mais le juge prend acte que celui-ci a désormais mis en place un système de modération et de suppression de ce type de commentaires, dont rien ne dit, d'ailleurs, qu'ils émanent de membres du groupe.



Membres d'associations palestiniennes après les ordonnances du juge des référés

Le groupe palestinien Al-Asala Dabke Group, 2005

 

L'appel au boycott des produits israéliens


Le décret de dissolution de Palestine Vaincra se réfère ensuite à l'appel au boycott des produits israéliens, considéré comme une pratique antisémite. Cet amalgame est désormais sanctionné par la jurisprudence et l'on ne peut manquer d'être surpris de cette persévérance des autorités française qui continuent à l'invoquer régulièrement.

Il est vrai que la Cour de cassation, le 20 octobre 2015 avait rendu une surprenante décision, estimant que l'appel au boycott ne pouvait être analysé comme rattaché à la liberté d'expression. Elle validait alors la condamnation des auteurs d'un tel appel visant les produits israéliens pour provocation à la discrimination. 

Il serait utile que les autorités françaises actualisent un peu leurs connaissances jurisprudentielles. Car la position de la Cour de cassation a été balayée par un arrêt Baldassi c. France du rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 11 juin 2020. Elle affirme alors très clairement que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression. 

Le juge des référés du Conseil d'État, mieux informé sans doute que le ministre de l'Intérieur, prend acte de cette évolution jurisprudentielle. Il énonce ainsi que "l'appel au boycott, en ce qu'il traduit l'expression d'une opinion protestataire, constitue une modalité particulière de la liberté d'expression". Il ne saurait donc, par lui-même, être regardé comme une provocation à la discrimination.


La notion de provocation


D'une manière générale, le juge des référés entend faire respecter la définition de la "provocation" à des actes antisémites, voire à des actes terroristes. Il opère une distinction claire entre le soutien à la cause palestinienne, qui n'a rien d'illicite quand bien même elle s'exprimerait un peu vivement, et la provocation à commettre des infractions graves. Selon la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". En l'espèce, aucun délit de provocation ne peut être relevé à l'égard des membres des deux groupements.

A l'issue de l'analyse, on est tenté de comparer la motivation extrêmement soignée de la dissolution de l'association Barakacity en octobre 2020 avec le méli-mélo à peine juridique sanctionné aujourd'hui par le juge des référés du Conseil d'État. Cette motivation aurait-elle été élaborée hâtivement pour des motifs peut-être électoraux ? A moins que le ministre de l'Intérieur ait donné une satisfaction de courte durée à ceux qui réclamaient cette dissolution, en sachant parfaitement que la motivation ne franchirait pas l'obstacle du juge administratif ? Il est évidemment impossible de répondre à cette question.

Les deux décisions comportent cependant une lueur d'espoir. Le juge des référés considère en effet comme recevable l'intervention d'une autre association, l'Union juive française pour la paix, qui vient au soutien de la demande de suspension. Un beau rapprochement au nom de la liberté d'association.


Sur la dissolution des associations: Chapitre 12 Section 2 § 1 B  du Manuel