« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 avril 2022

La suspension de l'acte de dissolution d'associations palestiniennes


Le juge des référés du Conseil d'État a rendu deux décisions le 29 avril 2022, ordonnant la suspension de deux décrets prononçant la dissolution de deux mouvements pro-palestiniens. La première concerne une association, le Comité Action-Palestine. La seconde vise un groupement de fait, Palestine Vaincra. Par ces deux ordonnances, le juge des référés montre sa volonté de contrôler étroitement la procédure de dissolution purement administrative des associations, considérablement élargie par la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République.

L'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi) offre désormais une liste des motifs justifiant la dissolution administrative d'un groupement. Y figurent au premier chef ceux issus de la célèbre loi du 10 janvier 1936 qui avait permis la dissolution d'une association "détenant ou ayant accès des armes, doté d'une organisation hiérarchisée et susceptible de troubler l'ordre public". A l'époque, il s'agissait de lutter efficacement contre les ligues armées actives le 6 février 1934 et étaient également visés les groupements organisant des manifestations armées, ayant pour objet de porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou à la forme républicaine du gouvernement, ou encore s'ils provoquaient à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales.

Ces motifs de dissolution n'ont pas disparu de l'ordre juridique. Ils ont au contraire été élargis, d'abord aux "groupements qui se livrent (...) à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme (...)", puis à ceux qui pratiquent la "provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens". Dans les deux décisions concernées, plusieurs de ces motifs sont invoqués par le ministre de l'Intérieur, mais ils sont rapidement écartés par le juge des référés.


Une accusation d'antisémitisme non fondée


Dans le cas du groupement de fait Palestine Vaincra, le décret de dissolution invoque la diffusion de propos sur le "sentiment d'oppression des peuples musulmans", sur le "sionisme mondial" ainsi que la qualification d'Israël comme "monstruosité créée par les puissances impérialistes". Le juge des référés observe toutefois qu'aucune pièce versée au dossier ne permet de prouver que ce groupement aurait effectivement été l'auteur de tels propos. 

Quant au Comité Action Palestine, il se voit reprocher d'avoir diffusé des publications présentant un caractère antisémite et provoquant à la discrimination. Le juge des référés note cette fois que les pièces versées au dossier sont déjà anciennes. Si elles expriment "des opinions tranchées et parfois virulentes" sur la politique israélienne et sur le soutien que l'association apporte à la cause palestinienne, rien dans le dossier ne permet de déceler une provocation à la haine et à la discrimination. 

Aucun élément ne vient appuyer l'affirmation selon laquelle des membres du groupement ont été condamnés pour une participation à des actes antisémites. On doit à ce sujet s'interroger sur la motivation du décret qui affirme que certains "ont été impliqués dans des actes antisémites". On apprend ensuite que des plaintes sur ce fondement ont été déposées pour injure non publique... en 2013, mais que ces plaintes n'ont jamais abouti à une condamnation pénale. De même, des commentaires antisémites ont certes été déposés par des internautes sur la page Facebook du groupement, mais le juge prend acte que celui-ci a désormais mis en place un système de modération et de suppression de ce type de commentaires, dont rien ne dit, d'ailleurs, qu'ils émanent de membres du groupe.



Membres d'associations palestiniennes après les ordonnances du juge des référés

Le groupe palestinien Al-Asala Dabke Group, 2005

 

L'appel au boycott des produits israéliens


Le décret de dissolution de Palestine Vaincra se réfère ensuite à l'appel au boycott des produits israéliens, considéré comme une pratique antisémite. Cet amalgame est désormais sanctionné par la jurisprudence et l'on ne peut manquer d'être surpris de cette persévérance des autorités française qui continuent à l'invoquer régulièrement.

Il est vrai que la Cour de cassation, le 20 octobre 2015 avait rendu une surprenante décision, estimant que l'appel au boycott ne pouvait être analysé comme rattaché à la liberté d'expression. Elle validait alors la condamnation des auteurs d'un tel appel visant les produits israéliens pour provocation à la discrimination. 

Il serait utile que les autorités françaises actualisent un peu leurs connaissances jurisprudentielles. Car la position de la Cour de cassation a été balayée par un arrêt Baldassi c. France du rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 11 juin 2020. Elle affirme alors très clairement que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression. 

Le juge des référés du Conseil d'État, mieux informé sans doute que le ministre de l'Intérieur, prend acte de cette évolution jurisprudentielle. Il énonce ainsi que "l'appel au boycott, en ce qu'il traduit l'expression d'une opinion protestataire, constitue une modalité particulière de la liberté d'expression". Il ne saurait donc, par lui-même, être regardé comme une provocation à la discrimination.


La notion de provocation


D'une manière générale, le juge des référés entend faire respecter la définition de la "provocation" à des actes antisémites, voire à des actes terroristes. Il opère une distinction claire entre le soutien à la cause palestinienne, qui n'a rien d'illicite quand bien même elle s'exprimerait un peu vivement, et la provocation à commettre des infractions graves. Selon la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". En l'espèce, aucun délit de provocation ne peut être relevé à l'égard des membres des deux groupements.

A l'issue de l'analyse, on est tenté de comparer la motivation extrêmement soignée de la dissolution de l'association Barakacity en octobre 2020 avec le méli-mélo à peine juridique sanctionné aujourd'hui par le juge des référés du Conseil d'État. Cette motivation aurait-elle été élaborée hâtivement pour des motifs peut-être électoraux ? A moins que le ministre de l'Intérieur ait donné une satisfaction de courte durée à ceux qui réclamaient cette dissolution, en sachant parfaitement que la motivation ne franchirait pas l'obstacle du juge administratif ? Il est évidemment impossible de répondre à cette question.

Les deux décisions comportent cependant une lueur d'espoir. Le juge des référés considère en effet comme recevable l'intervention d'une autre association, l'Union juive française pour la paix, qui vient au soutien de la demande de suspension. Un beau rapprochement au nom de la liberté d'association.


Sur la dissolution des associations: Chapitre 12 Section 2 § 1 B  du Manuel

 


2 commentaires:

  1. Au-delà du cas d'espèce sur lequel nous ne nous prononcerons pas, il n'est pas interdit de s'interroger sur deux problématiques générales soulevées pas ces référés.

    - L'indigence récurrente des Mémoires de l'Administration devant les juridictions administratives, en général et devant le Conseil d'Etat, en particulier, Ce qui vaut pour le ministère de l'Intérieur vaut également pour le ministère des Affaires étrangères chargé de plaider devant les juridictions internationales et européennes. Que dire de ces fonctionnaires disposés à écrire tout et n'importe quoi pour défendre l'indéfendable. Cela nous rappelle une période sombre de notre Histoire.

    - La versatilité des membres du Palais-Royal qui savent alterner, avec un brio qui force le respect, approche très procédurière et démarche en opportunité en fonction des cas de figure. Pourquoi ? Comprenne qui pourra en termes d'indépendance et d'impartialité de notre plus haute juridiction administrative .... La question n'est toujours pas tranchée et pourrait l'être, un jour qui sait, par les juges de Strasbourg.

    La vie au Palais-Royal n'est pas un long fleuve tranquille !

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  2. Les derniers paragraphes interrogent tout de même sur le parti pris.

    D'autant que l'arrêt Baldassi c. France est nettement plus nuancé que la lecture que vous en proposez.

    En l'espèce, il s'agissait d'un problème d'imputation des faits et de preuve de ces derniers, et non d'un "balayage".

    Mais encore faut-il lire les arrêts que l'on cite ...

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