"S'il y a des preuves de manipulation, que ça aille au pénal". Ces fortes paroles ont été prononcées par le Président de la République après la publication du rapport du Sénat sur l'influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Au coeur de l'affaire, les activités du cabinet McKinsey. Celui-ci a produit des réflexions stratégiques, notamment une étude sur la crise sanitaire pour un montant estimé à 12, 33 millions d'euros, et une autre sur l'avenir du métier d'enseignant facturée 496 000 euros pour préparer un colloque de l'Unesco finalement annulé. Il a aussi travaillé pro bono pour la Présidence de la République en 2018 et 2019, pour l'organisation du sommet "Tech for Good".
Les entités françaises de McKinsey sont accusées dans le rapport d'avoir pratiqué une technique somme toute classique d'optimisation fiscale. Elle consiste à verser des "prix de transfert" à la société mère basée au Delaware pour compenser des dépenses mutualisées au sein du groupe, par exemple les frais d'administration ou de mise à disposition de personnel. Ces "prix de transfert" sont considérés comme des charges qui contribuent à minorer le résultat fiscal. En l'espèce, le rapport sénatorial observe que McKinsey n'a pas payé l'impôt sur les sociétés en France depuis au moins dix ans, même si son directeur associé a affirmé le contraire, sous serment.
Le blanchiment contre le verrou
Cette situation a conduit le Parquet national financier (PNF) à ouvrir une enquête préliminaire pour blanchiment aggravé de fraude fiscale. En soi, cela n'a rien de surprenant, et l'on sait que le blanchiment est "aggravé", selon l'article 324-2 du code pénal, lorsqu'il utilise les facilités procurées par l'exercice d'une activité professionnelle. Cette infraction permet en outre de contourner le verrou de Bercy qui, aux termes de l'article 288 du Livre des procédures fiscales (LPF), octroie une initiative exclusive à l'administration fiscale pour déposer une plainte pour fraude fiscale. Mais si le parquet ne peut diligenter directement une enquête pour fraude fiscale, rien ne lui interdit de s'intéresser au blanchiment, qui n'est pas soumis à la même contrainte.
Le SEJF
Plus étonnant est le choix de confier ces investigations au Service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF). Il s'agit d'un service nouvellement créé par un décret du 16 mai 2019 pris sur le fondement de la loi du 23 octobre 2018. Il est composé d'officiers fiscaux judiciaires (OFJ), créés sur le modèle des officiers de douane judiciaires (ODJ). Comme les officiers de police judiciaire existant dans la police et la gendarmerie, ils sont amenés à procéder à des enquêtes, des auditions, des perquisitions pour la recherche des infractions entrant dans le champ de leurs compétences. Comme eux, ils interviennent sur réquisition du procureur de la République ou sur commission rogatoire d'un juge d'instruction. De manière très concrète, on peut ainsi considérer que les membres du SEJF sont des agents des impôts dotés de prérogatives de police judiciaire.
La formule n'avait guère suscité l'enthousiasme du Conseil d'État, intervenant pour avis lors du vote de la loi du 23 octobre 2018. Outre le fait qu'il avait estimé que la création du SEJF relevait du domaine réglementaire, il avait émis des réserves au fond. Il observait ainsi que "le nouveau service aurait des compétences identiques à celles du service existant rattaché au ministère de l'Intérieur, sans que le projet (...) ne vienne introduire des éléments de spécialisation. Le nouveau service serait donc concurrent du premier". Et le Conseil d'État insiste et avoue "n'être pas convaincu de la nécessité de créer un nouveau service d'enquête".
Sans mettre en cause la compétence de ces agents, force est tout de même de constater qu'ils sont rattachés au ministère des finances. C'est évidemment un sujet d'interrogation. Le rapport sénatorial nous apprend en effet que McKinsey ne paye pas l'impôt sur les sociétés depuis au moins dix ans sans, semble-t-il, que cette situation ne provoque un quelconque émoi des services fiscaux, et l'enquête est précisément confiée à un service de Bercy. Cette saisine est certes conforme au droit positif, mais la moindre difficulté de l'enquête risque de provoquer des rumeurs de collusion entre Bercy et McKinsey.
C à vous. 28 mars 2022
D'autres services à disposition
Pour éviter ce type de situation, le Parquet financier pouvait tout simplement saisir un autre service, rattaché celui-là au ministère de l'Intérieur. Le service de lutte contre la délinquance et la criminalité financière regroupe en effet deux offices de police judiciaire, l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et l'Office central de la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Au sein de L'OCLCIFF, la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) est tout à fait compétente pour diligenter l'enquête dans l'affaire McKinsey.
Ce choix aurait été parfaitement logique, surtout si l'on considère que le champ de compétence de chacun de ces services n'est pas tout-à-fait identique. Pour justifier la création du SEJF, l'administration a fait valoir que ses activités seraient limitées à la fraude fiscale, dans le sens le plus étroit du terme. Les services du ministère de l'intérieur pourraient donc se consacrer aux affaires complexes, notamment celles comportant une dimension de crime organisé, d'escroquerie ou de corruption. Cette fois, le choix du SEJF apparaît sous un éclairage nouveau. Ne s'agirait-il pas de limiter l'enquête à la seule hypothèse d'une fraude sur l'impôt sur les sociétés ?
A ce stade, l'enquête est donc clairement circonscrite à l'éventuelle fraude fiscale commise par McKinsey. L'hypothèse même d'éventuelles atteintes à la probité, notamment de pratiques de corruption, est exclue et le choix du SEJF permet d'afficher cette exclusion. Les esprits taquins suggéreront qu'il n'est pas question de trouver des preuves d'une corruption avant le second tour des élections présidentielles, même si un tel emballement de l'enquête était peu probable. Les plus raisonnables observeront tout simplement qu'il sera possible, si le besoin s'en faisait sentir, d'ouvrir une seconde enquête confiée cette fois aux agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Tous ces excellents professionnels sauront travailler ensemble à l'élucidation de l'affaire McKinsey.
=== MacKinsey ou le "Macrongate" ? ===
RépondreSupprimerUne fois encore, dans notre pays, la prolifération des normes et des autorités de contrôle plus ou moins indépendantes ne nous prémunit nullement contre les dérives que vous décrivez parfaitement au fil de l'eau. De plus, l'impression prévaut que l'on a fait le choix de nous dissimuler la vérité dans ce qu'elle a de plus dérangeante pour un exécutif fébrile à la veille d'une échéance cruciale.
Cette affaire, qui aurait valu à son auteur une destitution en règle dans une démocratie nordique, est traitée par le mépris par son principal instigateur. Est-ce pour autant une surprise ? Certainement pas tant Emmanuel Macron nous vantait depuis les début de son mandat les immenses mérites de la "start up nation". Celle au sein de laquelle l'on réduit à peau de chagrin le périmètre du régalien et au sein de laquelle les grands corps de contrôle (Conseil d'Etat, Cour des comptes et Inspection générale des Finances) ne sont que de superbes potiches. De plus, l'on retrouve parfois dans ces cabinets de conseil anglo-saxons certains des membres de ces grands corps. Ainsi, la boucle est bouclée.
Comme vous le releviez justement dans votre dernier post, le bilan des libertés sous le règne jupitérien est affligeant. Est-il pour autant interdit de réfléchir aux responsables de ce scandale d'Etat qui se disqualifient par de tels procédés ?
"Plutôt qu'à une recomposition, nous assistons à une décomposition politique" (Marcel Gauchet).