« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 15 mai 2020

Covid-19 : Cour de cassation v. Conseil d'Etat, à propos du renvoi d'une QPC

Dans une décision du 13 mai 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation décide de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), portant sur la conformité à la Constitution du 4è alinéa de l'article L 3136-1 du code de la santé publique. Cette disposition, issue de la loi du 23 mars 2020 créant l'état d'urgence sanitaire, prévoit qu'une personne verbalisée trois fois dans le même mois pour avoir violé les contraintes imposées lors du confinement,  peut être déférée devant le tribunal correctionnel. Cette triple verbalisation est donc, en tant que, telle constitutive d'un délit puni de six mois d'emprisonnement de de 3750 € d'amende. 

Il n'est pas question, à ce stade de la procédure, de s'interroger sur les chances de succès de cette QPC devant le Conseil constitutionnel, mais plutôt d'examiner les motifs de cette décision de renvoi. Un commentateur ne peut en effet manquer d'être surpris par la différence d'analyse entre la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. Car ce dernier, conformément à sa pratique habituelle depuis la déclaration de l'état d'urgence sanitaire, avait écarté sans ménagement et surtout sans réelle motivation la même demande de renvoi. Dans une ordonnance du 4 avril 2020, M. Caulet, le juge des référés du Conseil d'Etat se bornait à affirmer que, en définissant ce délit, "le législateur n'a pas prévu des sanctions manifestement disproportionnées au regard de la gravité et de la nature des infractions réprimées". 

Se serait-il passé quelque chose entre le 4 avril, date de la décision du juge des référés du Conseil d'Etat, et le 13 mai, date de celle de la Cour de cassation ? Un problème de constitutionnalité aurait-il brutalement surgi ? Non, on a simplement changé de juge. La Cour de cassation, elle, trouve que la QPC présente un caractère sérieux, et elle invoque trois moyens à l'appui de sa décision de renvoi. 


L'atteinte au principe de légalité des délits et des peines



Le principe de légalité des délits et des peines trouve son fondement dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui énonce que "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires". Certes, on pourrait considérer que la peine consistant à prononcer une peine d'emprisonnement à l'encontre d'une personne verbalisée à trois reprises n'est peut-être pas tout-à-fait une peine "nécessaire", dans la mesure où les établissements pénitentiaires ont été considérés comme des espaces où règne une promiscuité peu compatible avec les exigences sanitaires de protection contre le virus. 

Mais, plus simplement, la Cour s'interroge sur l'automaticité, non pas de la peine, mais de l'infraction. Elle note que "le législateur a créé un délit caractérisé par la répétition de simples verbalisations".  Les juges conservent un pouvoir de modération de la peine, voire une possibilité de dispense de peine, mais il n'empêche que ce délit nouveau est constitué de manière purement automatique, par une simple accumulation de contraventions.


Examen d'une QPC par le Conseil d'Etat
Non, je ne vois rien. Les Problèmes. 1965


L'incompétence négative



La Cour de cassation articule cette analyse avec un éventuel grief d'incompétence négative du législateur. Elle affirme en effet que les contraventions répriment la "méconnaissance d’obligations ou d’interdictions dont le contenu pourrait n’être pas défini de manière suffisamment précise dans la loi qui renvoie à un décret du Premier ministre". 

Aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi "fixe les règles concernant la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables". Or, en l'espèce, les obligations ou les interdictions donnant lieu à contravention ne sont pas définies par la loi, mais renvoyées à un décret du Premier ministre, en l'occurrence l'article 3 du décret du 23 mars 2020

Le juge des référés du Conseil d'Etat ne voit pas plus loin et se borne à rappeler qu'une peine contraventionnelle peut être définie par le pouvoir réglementaire. Le délit, quant à lui, s'accompagne d'une peine de prison, et il est donc défini par le législateur, ce qui explique qu'il soit mentionné dans la loi du 23 mars 2020. La Cour de cassation, quant à elle, constate que les faits à l'origine du délit sont précisément ceux qui figurent dans le décret créant la contravention.

Et précisément, elle constate, avec un joli sens de l'Understatement, l'existence d'obligations ou d'interdictions " dont le contenu pourrait n’être pas défini de manière suffisamment précise dans la loi qui renvoie à un décret du Premier ministre". Qui a oublié en effet les personnes verbalisées pour avoir rédigé une attestation au crayon ou parce qu'elles utilisaient une bicyclette, alors que ces prohibitions ne figuraient ni dans la loi, ni dans le décret, mais sur un site internet ?

Le législateur semble ainsi avoir renvoyé au pouvoir réglementaire, voire à un site internet, la définition de comportements susceptibles d'envoyer leur auteur en prison. Or, le Conseil constitutionnel a rappelé, à plusieurs reprises et notamment dans sa décision QPC du 1er juin 2018, que le principe de légalité des délits et des peines impose au législateur de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale "en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire". Dès sa décision du 5 mai 1998, le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs sanctionné une disposition faisant dépendre le champ d'application de la loi pénale d'une décision administrative. Le Conseil d'Etat ne s'est pas arrêté à de tels détails, alors même que la notion d'acte administratif devrait lui être familière.


La présomption d'innocence



Enfin, la Cour de cassation invoque une éventuelle atteinte au principe de présomption d'innocence, sur lequel elle ne s'étend pas. Il est vrai que cette irrégularité est tellement énorme qu'il n'est guère besoin d'élaborer.

Une personne verbalisée dispose, en principe, d'un délai de quarante-cinq jour pour contester la contravention. Mais en l'espèce, le délit est constitué si elle a été verbalisée trois fois en un mois, ce qui signifie qu'elle risque d'être condamnée à une peine d'emprisonnement avant d'avoir pu contester les contraventions qui sont précisément à l'origine du délit. L'intéressé risque donc se retrouver en prison à cause de trois conventions, au regard desquelles il est toujours juridiquement innocent. Avouons que cette ignorance du droit par les auteurs de la loi offre un excellent motif d'inconstitutionnalité.

Mais une nouvelle fois, le juge des référés du Conseil d'Etat n'a rien voulu voir. Il est vrai que la présomption d'innocence n'était pas sa préoccupation immédiate. On se souvient qu'il n'avait trouvé aucune irrégularité dans la prolongation de la détention provisoire par une ordonnance réglementaire, mesure écartant pourtant l'intervention du juge pour maintenir en détention des personnes juridiquement innocentes. Cette même disposition a toutefois été retirée ensuite du projet de loi de prorogation de l'état d'urgence sanitaire, par crainte d'une éventuelle inconstitutionnalité. Ce qui est affirmé comme légal par le Conseil d'Etat pourrait donc se révéler finalement inconstitutionnel ?

La comparaison entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation est donc particulièrement éclairante. La crise du Covid-19 a montré une haute juridiction administrative faisant une confusion permanente entre moyens et motifs, les moyens développés par l'Exécutif devenant purement et simplement les motifs de ses décisions, moyens d'ailleurs stéréotypés qui donnent l'impression de décisions identiques. En revanche, la Cour de cassation, joue avec sérénité son rôle de garante de la liberté individuelle et des principes fondamentaux du droit pénal. On nous dit aujourd'hui que la crise sanitaire devrait changer beaucoup de chose... Et si elle ouvrait la réflexion sur la légitimité d'une juridiction administrative et sur l'intérêt d'un pouvoir judiciaire unique ?




mardi 12 mai 2020

Covid-19 : La loi de prorogation de l'état d'urgence sanitaire devant le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 11 mai 2020, sur la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire. L'essentiel du texte est déclaré conforme à la Constitution, même si on relève quelques points censurés et des réserves d'interprétation. Tout le monde peut donc se déclarer satisfait. Le gouvernement d'abord, qui dispose enfin d'un fondement juridique aux mesures qu'il entend prendre pour réussir le déconfinement, l'opposition ensuite qui a obtenu une ou deux petites victoires symboliques, et le président du Sénat, Gérard Larcher, s'est félicité de cette décision.


La maîtrise des horloges



On ne reviendra pas sur l'absence de maîtrise des horloges, puisque la loi a été votée trop tard pour laisser au Conseil constitutionnel le temps de se prononcer avant le début du déconfinement. Un décret du 11 mai a donc été rédigé à la hâte, pour donner un fondement juridique aux différents actes mis en oeuvre à cette occasion, décret qui a donc eu une durée de vie de 24 heures. Le gouvernement doit espérer que sa légalité ne sera jamais mise en cause devant le juge administratif, car il n'est pas vraiment certain que le pouvoir réglementaire soit compétent pour prendre des mesures restrictives de libertés, l'article 34 de la Constitution affirmant clairement la compétence du législateur dans ce domaine.

Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a fait son possible pour statuer rapidement. Aux termes de l'article 61 de la Constitution, il doit se prononcer dans le délai d'un mois lorsqu'il est saisi avant promulgation, délai ramené à huit jours, à la demande du gouvernement, en cas d'urgence. Dans le cas présent, la saisine du président de la République et du Président du Sénat est intervenue le 9 mai, et celles des parlementaires le lendemain. Le Conseil a donc statué en quarante-huit heures.

Il est vrai que les dispositions les plus manifestement contraires à la Constitution avaient été retirées lors des débats parlementaires. Tel est le cas de celle relative à la prolongation de la détention provisoire par une décision administrative qui portait atteinte à la séparation des pouvoirs et donc à l'article 16 de la Déclaration de 1789. Le fait que le juge des référés du Conseil d'Etat n'ait rien trouvé d'attentatoire à une liberté fondamentale dans cette disposition n'a sans doute pas suffit à convaincre de sa constitutionnalité.

Il en est de même de l'amendement introduit au Sénat, et soutenu par Aurore Bergé pour LaRem, prévoyant l'irresponsabilité pénale, pour les opérations de déconfinement, des élus locaux et des "personnes dépositaires d’une mission de service public", c'est-à-dire, concrètement, de l'Exécutif lui-même. Cette fois, c'est l'article 6 de cette même Déclaration qui est en cause. Il énonce que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Dans une décision QPC du 27 septembre 2019, le Conseil rappelait ainsi que si la loi peut prévoir des procédures différentes selon les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées. Quelle aurait donc pu être la justification de cette immunité ainsi accordée à l'Exécutif ? Devant l'impossibilité de répondre à cette question, on a préféré substituer à l'article litigieux une disposition au contenu normatif incertain, qui se borne à rappeler l'existence d'une obligation de moyens  en matière de responsabilité, lorsqu'il s'agit d'un manquement à une obligation de prudence ou de sécurité.

Ces dispositions prudemment retirées, il restait quelques points problématiques, et le Conseil a censuré partiellement des dispositions relativement secondaires dans l'ensemble du dispositif, portant sur l'isolement des malades et sur le traçage numérique.


La quarantaine. Philippe Clay. 1971


L'isolement des malades et l'article 66



La loi prévoit, dans son article 3, deux formes d'isolement pendant quatorze jours des malades ou des personnes susceptibles de diffuser le virus. Une quarantaine peut être décidée, concernant celles qui pénètrent sur le territoire national, mesure qui interdit toute sortie. Une assignation à domicile ou dans un lieu d'hébergement peut être aussi être décidée, pendant une plage horaire de plus de douze heures par jour.  Le Conseil constitutionnel affirme clairement que ces mesures sont "privatives de liberté" et en déduit que leur éventuelle prolongation, au-delà de quatorze jours, ne saurait avoir lieu sans l'intervention du juge judiciaire.

On peut saluer le fait que le Conseil s'appuie sur l'article 66 de la Constitution, selon lequel "nul ne peut être arbitrairement détenu", principe dont le respect est confié à "l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle". Ce rappel de la compétence judiciaire en matière de liberté individuelle est toujours bienvenu, tant il est vrai que le Conseil, s'abritant derrière le principe de "bonne administration de la justice" a tendance à confier le contentieux des actes administratifs au juge administratif. Il n'empêche que, dans une QPC du 22 décembre 2015, appréciant les assignations à résidence décidées sur le fondement de la loi de 1955 relative à l'état d'urgence "ordinaire", avait estimé que "la place horaire maximale de l'astreinte à domicile (...) ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté". De même, dans une décision QPC du 26 novembre 2010 avait-il jugé qu'une hospitalisation psychiatrique sans consentement ne pouvait "être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d'une juridiction de l'ordre judiciaire". Le Conseil constitutionnel est donc demeuré sur un terrain juridique bien connu.

Ce coup de chapeau au juge judiciaire est réalisé sans frais. En effet, il y a bien peu de chances qu'une mesure de confinement, quarantaine ou assignation, dure plus de quatorze jours, délai d'incubation reconnu par l'ensemble de la communauté scientifique. Autant dire que la compétence judiciaire est d'autant plus volontiers consacrée par le Conseil constitutionnel qu'elle n'a pas beaucoup de chances de s'exercer.


Le "traçage" des personnes atteintes, et le respect de la vie privée



La décision du Conseil était surtout attendue sur le système d'information destiné à l'identification des personnes atteintes du Covid-19. Or ce système prévoit un partage de données médicales, sans le consentement des intéressés, entre les professionnels chargés de traiter les chaines de contamination, professionnels qui ne sont pas tous médecins.

Il y avait bien peu de chances que le Conseil invoque le secret médical, qui n'a pas valeur constitutionnelle en droit français. Il se réfère en revanche au droit au respect de la vie privée qu'il a rattaché, plus ou moins artificiellement, à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme, dans sa décision du 23 juillet 1999.  En l'espèce, il reconnaît que la communication de données à caractère personnel de nature médicale impose une "vigilance" particulière, d'autant que ces informations concernent à la fois les personnes atteintes et leurs contacts. S'il admet que la collecte, le traitement et la partage de des informations portent atteinte au droit au respect de la vie privée, il ajoute immédiatement que cette mesure poursuit l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue la protection de la santé.

Il n'est pas davantage dérangé par le nombre important des personnes et institutions susceptibles d'avoir accès à ces données, équipes de soins mais aussi établissements sociaux, pharmaciens etc.  Aux yeux du Conseil, cette extension "est rendue nécessaire par la masse des démarches à entreprendre pour organiser la collecte des informations nécessaires à la lutte contre le développement de l'épidémie". Le contrôle de proportionnalité est ainsi utilisé pour valider l'essentiel du traitement de données.

Mais tout de même, le Conseil sait montrer qu'il est attentif aux droits des personnes, et il s'intéresse aux organismes qui sont chargés de l'accompagnement social des intéressés. Dans leur cas particulier, l'absence de consentement de l'intéressé à la communication des données relatives à sa santé est disproportionnée à l'objectif poursuivi, et porte donc une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée.

Là encore, l'affirmation de la primauté de la vie privée est réalisée à propos d'une disposition qui n'est vraiment pas le coeur du dispositif de "traçage". Le Conseil ajoute toutefois quelques réserves d'interprétation, imposant une procédure d'habilitation des agents pour garantir la confidentialité des données échangées ainsi que la suppression des éléments d'identification non seulement pour les personnes infectées mais aussi pour ses contacts, dans les parties de ces fichiers consacrées à la surveillance épidémiologique, et exigeant enfin la traçabilité du système.

La décision du Conseil constitutionnel se caractérise ainsi par une absence totale d'innovation juridique. Le principe de consentement à la collecte et à la conservation des données personnelles demeure purement législatif, comme le secret médical. Et tout deux peuvent être écartés, dès lors que l'objectif est la protection de la santé. En invoquant la compétence judiciaire en matière de libertés individuelles et le droit au respect de la vie privée, il s'affiche comme protecteur des libertés, même si les dispositions censurées sont tout-à-fait marginales dans l'ensemble du dispositif. Ainsi le Conseil réussit sa communication institutionnelle.




samedi 9 mai 2020

Facebook crée sa "Cour Suprême"

Le Covid-19 a certainement empêché sa médiatisation, mais le Conseil de surveillance créé par Facebook commence à fonctionner, à la grande satisfaction de Mark Zuckerberg. On se souvient qu'en 2016, l'affaire Cambridge Analytica avait beaucoup nui à l'image du réseau social, des millions de données personnelles d'utilisateurs ayant été aspirées par cette entreprise de communication politique, ensuite réutilisées pour des compagnes en faveur du Brexit au Royaume-Uni ou de l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis. 

A l'époque, Mark Zuckerberg avait dû faire acte de contrition, afficher sa repentance devant le Congrès, et promettre de mieux protéger les données personnelles. De la même manière, a-t-il dû accepter une certaine remise en cause des algorithmes utilisés pour le filtrage des contenus, le réseau social suspendant sans nuance le compte d'un internaute qui avait osé reproduire "L'origine du monde" de Gustave Courbet, tout en laissant l'auteur de la tuerie de Christchurch diffuser en direct les images d'un attentat qui a fait cinquante et une victimes dans deux mosquées de Nouvelle-Zélande. 


Le droit de Facebook



La création d'un Conseil de surveillance s'inscrit, de toute évidence, dans ce contexte de communication de crise. Mais on ne doit pas s'y tromper. Facebook n'annonce pas qu'il entend désormais se soumettre au droit applicable à ses activités, y compris le droit européen. Il entend, au contraire, créer son propre droit, sorte de Soft Law affiché comme autonome, mais tout de même solidement appuyé sur le droit américain.

En témoigne le fait que cette structure nouvelle est comparée à une "Cour suprême" par Mark Zuckerberg lui-même : "You can imagine some sort of structure, almost like a Supreme Court, that is made up of independent folks who don’t work for Facebook, who ultimately make the final judgment call on what should be acceptable speech in a community that reflects the social norms and values of people all around the world". Elle rendra donc un "final judgment", moins de quatre-vingt-dix jours après que l'internaute ait épuisé les voies de recours internes, pas devant les tribunaux, mais devant les instances mises en place par Facebook lui-même. Quatre-vingt-dix jours, c'est-à-dire trois mois, délai relativement court pour une juridiction, mais immense si l'on considère qu'il s'agit de se prononcer sur des informations publiées sur un réseau social. Un délai de trois mois est alors bien suffisant pour que la diffusion ou non de l'information litigieuse ne présente plus aucun intérêt.


"Des valeurs admises dans le monde entier"



Quant aux normes applicables, il ne s'agit pas des normes juridiques en vigueur, mais de déterminer, par consensus, ce qui constitue un discours "acceptable" dans la communauté Facebook, c'est-à-dire un discours qui reflète les "valeurs" admises "dans le monde entier". Comme bien souvent, la référence aux "valeurs" a pour fonction première d'écarter la contrainte de la norme juridique, du moins celle en vigueur dans les Etats. Par ce propos, Zuckerberg affirme vouloir créer son propre droit, un droit de Facebook applicable au réseau social. Et ce droit, reposant sur des "valeurs admises dans le monde entier", pourrait bien conduire à la généralisation du droit américain, reposant sur l'idée que l'information, y compris l'information personnelle, est un bien qui s'achète et se vend et non pas un élément de la vie privée.
Qui sont ceux qui seront chargés de dire ce "droit" ? Le Conseil de surveillance est présenté comme un organe parfaitement indépendant du réseau social. Ses membres ne sont pas employés par le réseau social et ne peuvent être licenciés. Quant aux décisions prises, elles s'imposeront à lui, et même à Zukerberg lui-même. A noter tout de même que les règles de fonctionnement du Board prévoient que cette force obligatoire trouve ses limites, si la décision est "contraire à la loi". Le droit positif est donc de retour, lorsqu'il s'agit de l'utiliser pour calmer un Conseil de surveillance un peu trop audacieux.


La cooptation des membres



Ce risque est modeste, car le mode de désignation du Conseil de surveillance assure une parfaite marginalisation des trouble-fêtes, et notamment de ces Européens un peu trop attachés à la protection des données. La procédure a été initiée par Facebook qui a choisi quatre co-présidents, ces derniers ont ensuite recruté seize nouveaux membres, le nombre final d'heureux participants pouvant atteindre quarante. Pour le moment, on sait surtout que le Board répond aux exigences de parité et de diversité, "valeurs" auxquelles les GAFA attachent une grande importance. La répartition géographique, quant à elle, est énoncée en ces termes : 20 % des membres viennent d'Europe, 25 % venant d'Amérique du Nord, 15 % d'Extrême Orient et 10 % des autres régions, dont l'Asie et l'Afrique. Sans doute, mais tout cela ne fait pas 100 %...

L'impression de flou est accentuée si l'on entreprend de rechercher l'identité des heureux élus. Facebook communique volontiers sur la participation de l'ancienne Premier ministre du Danemark et sur la présence d'une lauréate du Prix Nobel de la Paix, en l'occurrence la Yéménite Tawakkol Karman qui parvient à concilier le combat pour la libération des femmes et le soutien indéfectible aux Frères Musulmans. Pour les autres membres, on nous dit seulement qu'il y a des juristes, et pas n'importe qui, puisque l'on trouve des spécialistes de droit constitutionnel et de droit international, mais aussi des droits des femmes, des personnes LGBT etc.. Impossible toutefois de trouver une liste officielle, et la page Facebook, intitulée "Rencontrez les membres du Conseil de surveillance" demeure désespérément blanche. Tout au plus nous dit-on que certains membres ont été choisis, alors même qu'ils avaient osé, dans une vie antérieure, critiquer Facebook.

Tout au plus peut-on trouver quelques noms qui ont filtré dans la presse, comme celui d'Andras Sajo, ancien juge hongrois à la Cour européenne des droits de l'homme, Alan Rusbridger, ancien rédacteur en chef du Guardian, ou encore Julie Owono, directrice exécutive de l'ONG Internet sans Frontières. C'est d'ailleurs une interview donnée par cette avocate camerounaise qui nous apprend les détails du processus de sélection : " J’ai postulé et j’ai eu un entretien avec les quatre coprésidents (choisis par Facebook), avec une discussion axée sur les valeurs et sur la liberté d’expression". Il ne s'agit donc pas d'apprécier les compétences de la personne, mais bel et bien de coopter quelqu'un qui partage les mêmes "valeurs". On peut donc penser que le Conseil de surveillance tiendra un discours parfaitement huilé et politiquement correct, conformément à la pratique habituelle des GAFA qui consiste à masquer une stratégie de puissance derrière un rideau de fumée délicieusement bien-pensant.

Le Conseil de surveillance va donc entrer en fonctions. Que l'on se rassure, ses besoins les plus élémentaires seront assurés, car Facebook lui a débloqué un crédit de 130 millions de dollars. Mais il ne saurait être question d'une quelconque subordination financière, puisque ce budget est mis à disposition par un trust, juridiquement indépendant de Mark Zuckerberg. La précision fait sourire si l'on considère que le principe du trust est de mettre une fortune à l'abri de ceux qui en touchent les intérêts, mais pas d'en écarter le propriétaire.

Voutch



La Cour Suprême, la vraie, n'a pas disparu



Quoi qu'il en soit, l'intérêt ne réside pas dans la future pratique de cette institution, mais dans ce qu'elle révèle. Comme l'ensemble des GAFA, Facebook se veut complètement indépendant des Etats, structures probablement considérées comme obsolètes dans un univers de mondialisation heureuse remplie de "valeurs universelles". Après avoir lancé sa monnaie "privée", il crée aujourd'hui sa "Cour Suprême", chargée d'appliquer "son" droit.

On peut toutefois se demander si cette arrogance ne risque pas, un jour ou l'autre, de heurter les Etats, à commencer par les Etats-Unis eux-mêmes. Le droit américain ne risque-t-il pas, un jour, de se retourner contre Facebook ? Rien n'oblige en effet les internautes à user de cette "procédure-maison" et ils peuvent saisir les juges, les vrais, et réintroduire la norme juridique dans le débat. Et les Etats-Unis ont une Cour Suprême, une vraie, pas un organe-croupion, peut-être pas trop fâchée à l'idée de rappeler à l'ordre une institution qui ose usurper son nom. ll est vrai que la protection des données personnelles n'est pas un sujet réel aux Etats-Unis, mais il y a d'autres moyens de s'attaquer aux GAFA s'ils sont considérés comme trop puissants. Google et Facebook sont actuellement menacés d'enquêtes sur le fondement des lois anti-trust et Donald Trump, s'il est réélu, ne protégera évidemment pas des entreprises qui comptent parmi ses opposants.

mercredi 6 mai 2020

Covid-19 : La liberté d'aller et venir, à vélo

Après avoir successivement malmené le droit à la sûreté, la présomption d'innocence, la séparation des pouvoirs, voire le droit à la santé, le juge des référés du Conseil d'Etat a enfin rendu une ordonnance favorable aux libertés. Le 30 avril 2020, il a en effet consacré le principe selon lequel la liberté d'aller et de venir implique le droit de circuler avec un moyen de locomotion, en l'espèce à bicyclette. Le juge précise que cette liberté n'impose pas qu'il soit enjoint aux préfets de réouvrir les pistes cyclables fermées pendant le confinement. Mais le droit de circuler à bicyclette manquait cruellement à notre corpus juridique, et il faut remercier le juge d'avoir pensé à en faire une liberté fondamentale, susceptible de donner lieu à un référé-liberté.

Nul doute que cette décision le remette en selle comme protecteur des libertés publiques, car le juge des référés a même eu l'audace d'adresser au Premier ministre une injonction. Celui-ci devait, en effet, rappeler publiquement, dans les vingt-quatre heures, que la faculté de se déplacer comportait le droit d'user d'un tel moyen de locomotion. L'intéressé s'est immédiatement exécuté, par un communiqué de presse diffusé sur le site du ministère de l'intérieur.


Une contradiction dans la communication

 

Le juge des référés était saisi par la Fédération des usagers de la bicyclette, qui estimait que le droit de l'état d'urgence sanitaire déraillait quelque peu. En effet, le décret du 23 mars 2020 interdit tout déplacement hors du domicile, sauf situations dérogatoires soigneusement listées dans le texte. Par la suite, il a été précisé, sur les sites internet du ministère de l'intérieur et du ministère des sports, que les déplacements en bicyclette étaient interdits, sauf pour se rendre au travail, et sauf pour les enfants dans le cadre des promenades quotidiennes. De fait, les forces de police ont souvent verbalisé les adultes pratiquant la bicyclette au titre de l'activité physique autorisée dans la limite d'une heure, et dans un rayon d'un kilomètre autour du domicile, alors que cette activité est parfaitement licite.

Le juge fonde sa décision sur les "contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques", sources de "l'incertitude" qui s'est installée. C'est donc une mauvaise "communication" qui est sanctionnée comme une atteinte à une liberté fondamentale. Il est vrai que l'intelligibilité et la lisibilité de la loi est un objectif à valeur constitutionnelle, consacré par le Conseil constitutionnel dans une décision du 19 novembre 2009. Ensuite, dans une décision du 28 décembre 2011, il précise que le législateur doit exercer sa compétence en adoptant des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques. Le Conseil d’Etat reprend le même principe pour apprécier la légalité des actes réglementaires, faisant référence, par exemple dans un arrêt du 31 décembre 2019, à « l’intelligibilité et la lisibilité du droit ».


 A bicyclette. Bourvil. 1947


La valeur juridique de l'information diffusée sur les sites gouvernementaux



Ce fondement juridique était possible, mais on peut s’étonner que le juge des référés ne se soit pas penché sur l’incompétence, pourtant un moyen d’ordre public. Sur le plan juridique, les auteurs des éléments ajoutés sur les sites sont respectivement le ministre de l’intérieur et celui des sports. Or ces sites ont créé une norme juridique nouvelle, l’interdiction de faire de la bicyclette pendant le confinement, qui ne figurait pas dans le décret du 23 mars 2020, mais qui a néanmoins servi de fondement à un certain nombre de verbalisations. Or nul n’ignore que le ministre ne dispose pas du pouvoir réglementaire, celui-ci étant exercé par le Premier ministre. En d’autres termes, les dispositions figurant sur les sites émanaient d’une autorité incompétente.

Sans doute, le raisonnement est-il imparable, mais il n'était pas sans inconvénient pour le juge, le conduisant en effet à s'interroger sur la valeur juridique des informations diffusées sur le site. Or c’est précisément la question qu'il ne voulait pas poser, laissant  ainsi subsister l’ambiguïté. Communication politique ou information juridique ? Le choix appartient au ministre seul, et rien ne lui interdit d'opérer de savants mélanges entre les deux démarches. Considérée sous cet angle, la décision est extrêmement favorable à l'Exécutif qui peut continuer à user du caractère officiel d'un site ministériel pour réaliser des opérations de communication plus ou moins électorales.


Le juge en lutte contre les Fake News



Le juge a donc préféré changer de braquet et se montrer plus modeste. Il se borne à regarder si  la communication ainsi diffusée est inexacte au regard des textes en vigueur, ce qui devrait peut-être inciter les services administratifs à regarder d'un peu plus près les informations figurant sur leur site.

Avouons tout de même que la décision ne manque pas de sel, au moment précis où  l'on expliquait au citoyen, un grand enfant peu en mesure d'apprécier les choses par lui-même, qu'il devait se rendre sur Gouvernement.fr pour trouver de l'information soigneusement triée à son intention. Il s'agissait de lui épargner la lecture de Fake-News qui pourraient l'empêcher d'apprécier à sa juste valeur la qualité du travail gouvernemental dans la présente crise. Or, précisément, voilà que le juge des référés du Conseil d'Etat vient enjoindre au Premier ministre de corriger les Fake-News diffusées par les membres de son gouvernement. C'est peut-être le ridicule de cette situation qui a conduit les services du Premier ministre à retirer du site la page controversée.




vendredi 1 mai 2020

Où l'on reparle d'audience par visio-conférence

Le 30 avril 2020, le Conseil constitutionnel a rendu, sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), une décision, M. Maxime O., qui semble parfaite pour redorer son blason, après la celle, désastreuse, du 26 mars 2020, dans laquelle il écartait purement et simplement la Constitution, pour des motifs liés aux "circonstances particulières" de l'état d'urgence sanitaire. 

Point de circonstances particulières en l'espèce, car la QPC s'inscrit dans le droit commun, situation nettement plus confortable. Le Conseil déclare inconstitutionnelles les dispositions de l'alinéa 4 de l'article 706-71 du code de procédure pénale, ou plus exactement trois mots de cet alinéa : "la Chambre de l'instruction". Il censure ainsi la possibilité offerte à cette juridiction d'imposer une audience par visioconférence à une personne placée en détention provisoire en matière criminelle, et qui demande sa mise en liberté. Dès lors que, en application de l'article 145-2 du code de procédure pénale, la première prolongation de la détention provisoire peut n'intervenir qu'à l'issue d'une durée d'une année, le fait d'imposer la visioconférence conduirait en effet à priver une personne de la possibilité, pendant une année entière, de comparaître devant le juge appelé à statuer sur sa détention provisoire. L'atteinte aux droits de la défense est donc jugée excessive, et ces dispositions déclarées inconstitutionnelles.

Par cette décision, le Conseil donne l'apparence du libéralisme et de l'attention la plus grande portée aux droits de la défense. Mais l'analyse n'est pas si simple. 


La copie d'une décision précédente

 

Observons d'abord que la décision du 30 avril est une copie exacte d'une autre décision QPC , d'ailleurs très récente, du 20 septembre 2019. M Abdelnour B. A l'époque, le Conseil se prononçait sur les dispositions de ce même article 706-71 , dans leur rédaction issue de l'ordonnance du 1er décembre 2016. Le seul problème est que la loi Belloubet de programmation pour la justice du 23 mars 2019 a repris exactement la même formulation, avec les mêmes conséquences. Même le représentant du Secrétaire général du gouvernement, censé défendre le texte à l'audience devant le Conseil constitutionnel, a renoncé à cette mission suicide, se bornant à mentionner  qu'un nouveau projet de loi avait été adopté en première lecture par le Sénat le 3 mars 2020. Il précise, dans son article 10-II, qu'une personne en détention depuis plus de six mois peut s'opposer au recours à la visioconférence pour une audience de mise en liberté, à la seule condition qu'elle n'ait pas physiquement comparu depuis au moins six mois. La Garde des Sceaux s'est donc finalement décidée, tardivement, à tenir compte de la décision du Conseil.

Cette décision est donc le fruit d'un cafouillage législatif, et elle n'aurait aucun intérêt si le débat ne s'était pas porté sur la modulation dans le temps de la décision d'abrogation prononcée par le Conseil. On peut même se demander si la Cour de cassation n'a pas renvoyé la QPC dans le seul but de susciter ce débat, dès lors qu'elle aurait sans doute pu, en s'appuyant sur l'autorité de chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel, écarter la disposition inconstitutionnelle. Rappelons en effet que l'autorité de chose jugée s'étend aux motifs qui ont fondé la décision, et que, en l'espèce, les nouvelles dispositions contestées étaient identiques à celles qui avaient déjà été abrogées. Mais, dans ce cas, la Cour n'avait d'autre choix que d'écarter la disposition immédiatement.


 Jailhouse Rock. Film de Richard Thorpe, 1957
Elvis Presley


L'abrogation différée



Or précisément, tout l'effort du Secrétaire général du gouvernement vise à obtenir une abrogation différée, jusqu'au moment où la nouvelle loi entrera en vigueur. Sur ce point, il présente un certain nombre d'arguments que les avocats du requérant n'ont guère été en mesure de contester. 

Le plus important réside dans le fait que, en supprimant les mots "Chambre de l'Instruction", l'abrogation immédiate priverait cette juridiction de l'utilisation de la visioconférence pour l'ensemble du contentieux de la détention provisoire dont elle a à connaître, alors même que la décision du Conseil ne concerne que l'audience de mise en liberté. Il n'est donc pas question de mettre en cause le principe même de l'usage de cette visioconférence, comme l'auraient souhaité les différentes associations et syndicats intervenus à l'audience.  

Surtout, la référence à la "bonne administration de la justice" pour justifier le recours à cette technique n'est pas réellement mise en question. Il demeure donc toujours possible de justifier la visioconférence par des considérations extérieures aux droits de la défense, par exemple le risque éventuel de l'extraction d'un individu particulièrement dangereux pour l'accompagner à l'audience ou, tout simplement, le coût de ces extractions. La vision managériale de l'administration de la justice demeure donc identique.


Une étrange situation



Reste l'apparente étrangeté de la décision. Portant sur la visioconférence, elle s'est accompagnée précisément d'une intervention en visioconférence de l'avocat du demandeur, demeuré à Aix-en-Provence pour cause de confinement. Cette situation vient nous rappeler que nous vivons sous le régime de l'état d'urgence sanitaire, situation qui réduit considérablement l'impact de la décision du Conseil constitutionnel. 

Quelques jours avant que le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnel le recours à la visioconférence pour des personnes placées en détention provisoire depuis un an et qui réclament leur mise en liberté, le juge des référés du Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 3 avril 2020, avait refusé de voir la moindre atteinte aux droits de la défense ou à la séparation des pouvoirs dans la prolongation purement administrative de l'ensemble des détentions provisoires. L'état d'urgence sanitaire, tel qu'interprété par le Conseil d'Etat, vide ainsi de son contenu effectif la décision du Conseil constitutionnel. Alors que le Conseil constitutionnel impose une relation effective entre la personne en détention provisoire et le juge, le juge des référés du Conseil d'Etat fait disparaître le juge. Il est vrai que cette étrangeté cessera sans doute avec la fin de l'état d'urgence sanitaire, à une date indéterminée. D'ici là, il serait peut-être judicieux de transmettre aux personnes placées en détention provisoire, et qui sont juridiquement innocentes, un petit résumé en 245 pages de leur situation juridique.


lundi 27 avril 2020

Covid-19 : "StopCovid" devant la CNIL

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a rendu, le 24 avril 2020, un avis sur le projet d'application mobile dénommée Stopcovid. Cet avis est favorable, mais s'accompagne de nombreuses mises en garde. 

L'application, téléchargeable sur smartphone, a pour objet d'informer les personnes du fait qu'elles ont été, tout récemment, à proximité d'une ou plusieurs personnes positives au Covid-19. Cette proximité induisant un risque de transmission, l'intéressé, jugeant de l'importance de son exposition au virus, pourra alors demander à se faire tester. Sur le plan technique, StopCovid repose sur la technologie Bluetooth qui permet aux smartphones de communiquer entre eux, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la géolocalisation.

La Commission était saisie par le secrétaire d'Etat en charge du numérique, Cédric O, conformément à l'article 8-I-2°-e  de la loi du 6 janvier 1978 qui oblige les pouvoirs publics à solliciter son avis préalablement à toute création d'un traitement collectant et conservant des données à caractère personnel.

Dans le cas présent, force est de constater que cet avis intervient dans des conditions particulièrement difficiles. D'une part, la CNIL a dû délibérer extrêmement rapidement, puisque l'avis est rendu quatre jours après la saisine. D'autre part, le terrain juridique est incertain, et la CNIL mentionne qu'elle n'a pu disposer que "des premiers éléments de réflexion sur l'architecture fonctionnelle et technique d'une telle application". Son avis prend ainsi l'allure d'une recommandation in abstracto, un moyen de dire au gouvernement quelles sont les contraintes juridiques qui pèsent sur la création de StopCovid.


Un traitement de données personnelles



En saisissant la CNIL, le gouvernement lui a fait part de ses doutes sur la nature des données ainsi collectées. A ses yeux, il ne s'agit pas nécessairement de données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Il fait ainsi valoir que le traitement reposera sur l'usage de pseudonymes et ne consistera pas à suivre tous les mouvements des personnes, mais simplement à dresser la liste des porteurs du virus éventuellement rencontrés. A l'évidence, le fait de ne pas considérer StopCovid comme un traitement de données personnelles faciliterait considérablement la tâche du gouvernement, car depuis le Réglement général de protection des données (RGPD), les fichiers de données non personnelles ne sont plus soumis à aucune procédure préalable.

Mais la CNIL ne lui accorde pas satisfaction sur ce point. Elle affirme au contraire que ce traitement "pose des questions inédites en termes de protection de la vie privée" et que le fait de recourir à des pseudonymes ne change rien au fait qu'il s'agit de dresser une liste des personnes que le porteur du téléphone a rencontrées. Certes, le serveur central lui-même utilisera des pseudonymes, mais ils demeurent attachés à une application téléchargée sur un téléphone qui est généralement la propriété d'une personne identifiée. La ré-identification de la personne physique demeure donc possible.
La CNIL rappelle, à ce propos, que comme tout fichier relatif à la vie privée, l'application StopCovid devra respecter le principe de proportionnalité, ce qui signifie concrètement que la collecte et la conservation des données devront être limitées à ce qui est strictement nécessaire à sa finalité, y compris dans son caractère temporaire. Toutes les données devront donc être supprimées dès que l'application ne sera plus utile.

Le Prisonnier. Je ne suis pas un numéro. 
Patrick Mac Goohan. 1967

La recherche d'un fondement légal



Le débat ne s'arrête pas là, car le gouvernement considère que le caractère volontaire du téléchargement de StopCovid s'analyse comme un consentement formel de l'intéressé, suffisant à lui conférer un fondement légal. Or les deux termes ne sont pas synonymes, et le consentement éclairé de la personne ne peut être déduite d'un téléchargement. La CNIL fait observer que la notion de volontariat ne saurait se réduire au simple fait de pouvoir télécharger, ou pas, l'application. Elle impose aussi que le refus de téléchargement n'emporte aucune conséquence négative pour l'intéressé, par exemple en termes d'accès aux tests ou aux soins, ou encore en matière de levée du confinement. De la même manière, ceux qui téléchargeront l'application ne devront pas se voir contraints d'emporter leur téléphone à chaque déplacement. C'est seulement si ces conditions sont remplies que l'on pourra parler de "volontariat", sans pour autant en faire un consentement.

La CNIL préfère donc chercher le fondement légal de StopCovid dans la mission d'intérêt public poursuivie, mentionnée dans l'article 5-5° de la loi. Il assure en effet davantage de sécurité juridique. D'une part, le droit à la santé est constitutionnellement garanti par le Préambule de 1946. D'autre part, le RGPD prévoit formellement que des traitements de données personnelles peuvent être mis en oeuvre "dans le domaine de la santé publique, tels que la protection contre les menaces transfrontalières graves pesant sur la santé", à la condition, bien entendu, que le droit interne prenne les mesures appropriées. La Commission reconnaît ainsi que StopCovid répond à cet intérêt public.

En admettant l'intérêt public de l'application, la CNIL n'entend pourtant pas donner un blanc-seing au gouvernement.


Quelques avertissements

 

La CNIL fait observer qu'elle entend suivre le dossier. Elle note que StopCovid ne sera utile que si une proportion suffisante de la population accepte de l'utiliser. Or, une part significative de celle-ci, notamment les personnes âgées, ne dispose pas des équipements adéquats ou ignorent comment installer une application. Par ailleurs, les personnes asymptomatiques ne pourront évidemment pas déclencher d'alerte. Cette initiative ne saurait donc résoudre tous les problèmes, et elle doit donc s'inscrire dans un plan d'ensemble impliquant notamment "la disponibilité de masques et de tests", l'organisation de dépistages et de mesures de soutien. Et la CNIL de mettre en garde le gouvernement contre "le solutionnisme technologique".

La CNIL adresse aussi au gouvernement un autre avertissement portant cette fois sur la procédure suivie. Elle avertit que le présent avis est donné en l'état actuel du dossier et que "les modalités exactes de mise en oeuvre, sur les plans juridique, technique et pratique ne sont pas encore arrêtés à ce stade". Elle affirme donc qu'elle devra être de nouveau saisie "après la tenue du débat au Parlement, et s'il était décidé de recourir à un tel instrument". Or on se souvient que ce débat parlement a donné lieu à quelques atermoiements. Dans un premier temps, le Premier ministre avait accepté un débat, sans vote. Ensuite, le Président de la République a accepté l'idée d'un débat suivi d'un vote. Enfin, et sans doute parce que les députés LaRem ne semblent pas tous d'accord sur cette question, il a été décidé de "noyer" le débat sur StopCovid dans la discussion plus générale sur le plan de déconfinement. Sur ce point, la CNIL risque d'être déçue. Car l'organisation du débat parlementaire qu'elle appelait de ses voeux témoigne surtout d'une volonté, à peine dissimulée, d'empêcher toute discussion de fond.