« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 25 février 2018

La circulaire Collomb : tout le monde est content

Le juge des référés du Conseil d'Etat a réussi une performance remarquable dans une ordonnance du 20 février 2018. Dans un domaine aussi sensible que le droit des étrangers, il parvient à satisfaire tout le monde. Il refuse de suspendre en effet la circulaire Collomb du 12 décembre 2017 relative à l'examen de la situation administrative des personnes accueillies dans des centres d'hébergement d'urgence.  A ses yeux, la condition d'urgence exigée par l'article L 521-1 du code de justice administrative n'est pas remplie.

Le ministre de l'intérieur se déclare satisfait car la circulaire n'est pas suspendue et le principe du recensement des personnes hébergées n'est pas remis en cause. Les vingt-huit associations actives dans la protection des droits des étrangers qui avaient saisi le juge font état d'une satisfaction identique. Le juge précise en effet "la lecture qu'il convient de faire de la circulaire", formule soigneusement choisie figurant dans le communiqué du Conseil d'Etat. Aux yeux de l'avocat représentant les associations, cette interprétation "neutralise une partie de la portée de cette circulaire", ce qu'il analyse comme une victoire de l'Etat de droit. A cela s'ajoute la précision, apportée dans ce même communiqué, selon laquelle le Conseil statuera au fond "à bref délai" sur la légalité de la circulaire, formulation qui permet aux associations requérantes de conserver l'espoir d'une annulation contentieuse.

Cette satisfaction générale, aussi sympathique soit-elle, ne rend pas compte des tensions développées autour de ce texte. Le débat devant le juge des référés est, en réalité, un débat de fond entre deux conceptions parfaitement opposées de la gestion des flux migratoires.

Une procédure de référé, un débat de fond


La circulaire précise que l'objet de recensement est "d'assurer l'orientation individuelle adaptée" de quatre catégories d'étrangers susceptibles de résider dans des centres d'hébergement d'urgence. Les bénéficiaires du droit d'asile devront être orientés vers un logement pérenne. Les demandeurs d'asile devront être accueillis dans les centres d'hébergement spécifiques, le temps de l'instruction de leur demande par l'OFPRA et, le cas échéant, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Les "personnes dont la situation au regard du séjour n'a pas fait l'objet d'une actualisation" seront soumises à un examen particulier afin de déterminer si elles sont en mesure d'obtenir un titre de séjour ou si une mesure d'éloignement doit être prise. Enfin, les personnes en situation irrégulière faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) devront être "orientées vers un dispositif adapté en vue de leur départ contraint".

Ce sont évidemment les deux dernières catégories d'étrangers qui cristallisent le débat en cours. Les associations requérantes souhaitent favoriser le maintien sur le territoire des déboutés du droit d'asile ou des migrants qui n'ont pas fait de demande d'asile. Le gouvernement, de son côté, voudrait au contraire effectuer un tri permettant d'accélérer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière. Pour le moment, le juge des référés se borne à constater l'absence d'urgence, et le débat de fond demeure un élément contextuel de la décision.




Né quelque part. Maxime Le Forestier. 1987

 

Inconditionnalité de l'hébergement et inviolabilité du domicile


L'objet de la circulaire est, avant tout, d'assurer le recensement des personnes qui y séjournent. Pour les associations requérantes, l'urgence était justifiée par l'atteinte grave et immédiate à la liberté du domicile. En effet, le centre d'hébergement constitue, même provisoirement, le domicile de la personne, l'abri de sa vie privée. C'est vrai, mais cela ne signifie pas que l'on puisse invoquer une inviolabilité absolue du domicile.

Une confusion est souvent faite entre l'inviolabilité du domicile et l'inconditionnalité de l'accès à l'hébergement d'urgence, principe affirmé dans l'article L 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles (CASF). Il énonce le droit de "toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale" d'accéder à un dispositif d'hébergement d'urgence. Dans des conditions d'accueil "conformes à la dignité de la personne humaine", elle doit y bénéficier de prestations lui assurant le gite et le couvert ainsi que d'une première évaluation de sa situation. L'objet de cette démarche est de l'orienter ensuite vers la structure la plus susceptible de lui apporter l'aide adaptée à sa situation. Cet hébergement est donc ouvert à tous, Français et étrangers, en situation régulière ou non. Il repose sur des considérations humanitaires et non pas sur la situation juridique des personnes au regard de leur droit au séjour.

Mais l'inconditionnalité ne signifie pas sanctuarisation. Le domicile peut faire l'objet d'intrusions des pouvoirs publics, par exemple en situation d'urgence pour permettre l'accès des services de sécurité civile, ou encore pour la nécessité de la poursuite des infractions judiciaires en cas d'arrestation ou de perquisition. En matière de recensement de la population, opération effectuée par l'INSEE, les Français comme les étrangers sont tenus de recevoir l'agent recenseur à leur domicile. La loi du 7 juin 1951 rend même obligatoire la réponse au questionnaire, sous peine d'amende. Dans tous les cas, une dérogation contraignante à l'inviolabilité du domicile est prévue par la loi, dès lors que l'article 34 de la Constitution impose l'intervention du législateur pour définir "les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques".

Précisément, la circulaire Collomb n'est pas une loi et c'est pour cette raison qu'elle n'impose aucune une atteinte directe à l'inviolabilité du domicile. Le juge des référés rappelle qu'elle ne confère aux équipes mobiles chargées du recensement "aucun pouvoir de contrainte tant à l’égard des personnes hébergées qu’à l’égard des gestionnaires des centres". A dire vrai, la circulaire Collomb n'affirme nulle part que ce recensement doit être effectué de manière coercitive et, sur ce point, le juge se borne à tirer les conséquences du texte. Les gestionnaires des centres peuvent refuser de recevoir les agents chargés du recensement et les personnes hébergées peuvent refuser de s'entretenir avec eux. On ne doute pas que les associations requérantes informeront les intéressés de ces droits et que le recensement risque de tourner court.

Le juge des référés affirme ensuite que les données recueillies lors de ce recensement devront être conservées conformément aux dispositions de la loi sur l'informatique et les libertés. Là encore, la précision est quelque peu redondante, dès lors qu'une circulaire ne saurait, en tout état de cause, exclure l'application des lois en vigueur. 

Avant la décision au fond


Il est bien difficile de prévoir quelle sera la décision du Conseil d'Etat statuant au fond. Certes, il rappelle régulièrement, en particulier dans sa décision département de Seine Saint Denis du 13 juillet 2016, que l'Etat n'est tenu d'assurer l'hébergement des personnes faisant l'objet d'une OQTF que le temps strictement nécessaire à leur départ. On doit donc en déduire que l'Etat a besoin de recenser les personnes étrangères qui sont sur son territoire dans le but, soit de leur donner une autorisation de séjour, soit de reconduire à la frontière celles qui sont en situation irrégulière. D'une manière générale d'ailleurs, on ne voit pas quel principe pourrait justifier que l'Etat ignore qui est sur son territoire.

Il est vrai que l'on peut se demander si le juge administratif aura besoin d'entrer dans cette discussion. Ne serait-il pas plus simple d'annuler la circulaire Collomb pour incompétence, dès lors que le ministre de l'intérieur est intervenu dans le domaine de la loi ? A moins que l'affaire se termine par un amendement ajouté au projet de loi actuellement débattu au parlement sur l'immigration maîtrisée et le droit d'asile effectif.  Pour le gouvernement, ce serait le moyen le plus simple de garantir la pérennité et l'efficacité d'un recensement indispensable à sa politique. Surtout, une telle solution permettrait de privilégier le débat démocratique, pratique toujours préférable à un dispositif organisé par une circulaire élaborée dans l'opacité d'un ministère, et contestée par des associations sans doute pleines de bons sentiments mais dépourvues de représentativité.

Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

jeudi 22 février 2018

GPA : Premières décisions de la Cour de réexamen des décisions civiles

Il n'est pas surprenant que les deux premières décisions rendues par la Cour de réexamen des décisions civiles le 16 février 2018 ordonnent à la Cour de cassation de réexaminer deux pourvois formés dans des affaires de transcription à l'état civil français d'actes de naissance établis à l'étranger à l'issue d'une gestation pour autrui (GPA).

La loi du 18 novembre 2016


Cette procédure de réexamen est issue de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. Un nouvel article L 452-1 du code de l'organisation judiciaire permet à un requérant débouté par la Cour de cassation de revenir devant elle si un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré la décision non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce retour n'a rien de systématique, car les dommages infligés au requérant doivent dépasser ceux qui sont susceptibles d'être réparés par la satisfaction équitable, c'est-à-dire financière, accordée par la CEDH. Il faut donc que des droits liés à l'état des personnes aient été lésés de telle manière que la simple indemnisation financière ne suffit pas à les réparer. Le réexamen est, par ailleurs, enfermé dans une condition de délai, puisque la Cour de réexamen doit être saisie dans le délai d'un an après l'arrêt de la CEDH.

Certes, le législateur a pris soin de ne pas trop brutaliser la Cour de cassation. La Cour de réexamen est composée exclusivement de treize de ses membres et son seul pouvoir consiste à renvoyer l'affaire devant la Chambre compétente ou l'assemblée plénière. Mais ces nouvelles dispositions ont tout de même pour objet, si ce n'est d'imposer, à tout le moins de faciliter le respect par la plus haute juridiction judiciaire de la jurisprudence de la CEDH. Il n'y avait pas d'autre solution que de passer par la voie législative, dès lors que la Cour de cassation, dans un arrêt de sa chambre sociale du 30 septembre 2005, avait refusé d'étendre au domaine civil la procédure de réexamen existante en matière pénale depuis la loi du 15 juin 2000.

Le libéralisme contraint de la Cour de cassation


Derrières cette finalité générale se cache, comme souvent, une préoccupation plus immédiate. Il s'agit  de contraindre la Cour à accepter la transcription à l'état civil français des enfants nés à l'étranger d'une GPA. L'amendement gouvernement à l'origine de cette disposition avait d'ailleurs été baptisé "amendement Mennesson". Il faisait directement référence à deux arrêts du 26 juin 2014 par lesquels la CEDH affirme que l'intérêt supérieur d'un enfant né à l'étranger d'une GPA exige qu'il ait un état civil français, élément de son identité au sein de notre société. Cette décision allait à l'encontre d'une jurisprudence de la Cour de cassation, réaffirmée jusqu'en 2013, qui refusait la transcription en France des actes de naissance de ces enfants. Issus d'une convention illégale en droit français, ces enfants étaient condamnés par une sorte de péché originel juridique et se voyaient refuser le droit d'avoir une identité familiale identique à celle des autres enfants.

Certes, après les arrêts Mennesson et Labassee, la Cour de cassation a finalement admis, dans deux décisions du 3 juillet 2015, qu'une convention de GPA ne pouvait faire obstacle à la transcription sur les registres d'état civil français d'actes de naissance rédigés à l'étranger. Elle a même accepté, en juillet 2017, le principe d'une adoption par le "parent d'intention", dès lors que la mère porteuse a donné son consentement à une telle procédure. Cette série de revirements s'est réalisée sous la pression de la CEDH, et il ne fait guère de doute que la Cour de cassation ne s'est soumise qu'avec réticence à cette mise en oeuvre de la notion d'intérêt supérieur de l'enfant.

Agar et l'Ange. Jean Restout. 1745



Pour autant, la procédure de réexamen est loin d'être inutile. Elle permet aux requérants d'obtenir que soient tirées toutes les conséquences de la jurisprudence de la CEDH. L'affaire ayant donné lieu au premier arrêt du 16 février 2018 est précisément l'affaire Mennesson. Certes, ce couple a obtenu, en 2014, de la CEDH un arrêt mentionnant que le refus d'accorder un état civil français à leurs jumeaux nés en Californie portait atteinte à l'intérêt supérieur de ces enfants. Mais ils demandent aujourd'hui, au-delà d'une simple indemnisation financière, qu'il soit mis fin à toutes les conséquences dommageables de cette situation. Dans l'affaire ayant suscité le second arrêt, il s'agit également de jumeaux, cette fois nés à Mumbay. Les requérants ont également été déboutés par la Cour de cassation avant l'arrêt Mennesson, le 13 septembre 2013. Le 21 juillet 2016, la CEDH a conclu à une violation de l'article 8 de la Convention qui garantit le droit au respect à la vie privée et familiale. Dans les deux cas, les affaires sont renvoyées à l'Assemblée plénière. La Cour de réexamen estime en effet que "par leur nature et leur gravité, les violations constatées entraînent pour les enfants des conséquences dommageables, auxquelles la satisfaction équitable accordée par la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas mis un terme".

La procédure répond, de toute évidence, à une préoccupation d'équité. Il n'était guère satisfaisant que des enfants soient condamnés, durant toute leur vie, à ne pas avoir d'état civil français, pour la seule raison que le contentieux lié à ce refus est antérieur de quelques mois ou quelques années à l'arrêt Mennesson. Il n'était pas plus satisfaisant qu'ils ne puissent obtenir autre chose qu'une indemnisation financière.

Au regard de la Cour de cassation, l'analyse est plus délicate. Est-elle condamnée à manger son chapeau, ou plutôt sa toque, comme le pensent certains commentateurs ? Peut-être pas, car la procédure de réexamen, placée sous son contrôle, lui offre aussi la possibilité de reprendre à son compte la jurisprudence européenne, de se l'approprier et d'en envisager les suites.

Il ne fait aucun doute cependant que le législateur a entendu mettre en place une sorte d'assurance jouant à double sens. D'une part, la procédure de réexamen garantit une meilleure exécution des futures décisions de la CEDH, en particulier s'il lui venait à l'idée de déclarer conforme à la Convention l'usage de la GPA par les couples homosexuels. D'autre part, la procédure peut aussi être utile dans l'hypothèse où le parlement français voterait une loi revenant sur certains acquis en matière de droits des personnes. Rappelons en effet qu'en novembre 2016, au moment où cette procédure de réexamen est votée, le candidat de la droite aux présidentielles a d'excellents sondages, et bénéficie du soutien de Sens Commun... Considérée sous cet angle, la procédure de réexamen permet de placer ces réformes de société directement sous la protection de la CEDH et ce n'est pas un acquis négligeable.

Sur la GPA : Chapitre 7, section 2 § 3 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.






dimanche 18 février 2018

Guerre d'Algérie : le Conseil constitutionnel indemnise tout le monde


Abdelkader A. a été blessé par balles lors d'un attentat perpétré à Mascara en février 1958, alors qu'il était âgé de huit ans. Soixante ans plus tard, il demande une pension sur le fondement de l'article 13 de la loi du 31 juillet 1963 prévoyant les avantages sociaux accordés aux Français ayant résidé en Algérie. Ces dispositions énoncent que "les personnes de nationalité française, ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu'au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d'attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements survenus sur ce territoire ont, ainsi que leurs ayants cause de nationalité française, droit à pension". Abdelkader A. était de nationalité française au moment de l'attentat dont il a été victime, mais il est Algérien depuis l'indépendance. Il s'est donc vu refuser le bénéfice d'une pension par les autorités françaises. 

Il conteste ce refus devant le Conseil d'Etat et, à cette occasion, il pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)Il ne met pas en cause la constitutionnalité de l'ensemble de l'article 13, mais seulement des dispositions qui réservent le droit à pension aux seules "personnes de nationalité française". Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 février 2018, donne droit à sa demande. Il déclare que les mots "de nationalité française" sont contraires à la Constitution et prononce leur abrogation avec effet immédiat.

Le principe d'égalité


La motivation développée par le Conseil tient en quatre lignes. A ses yeux, les dispositions contestées établissent une différence de traitement injustifiée entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu'elles ont subi.

Certes, le principe d'égalité devant la loi est garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". L'intégration de cette Déclaration dans le bloc de constitutionnalité, par la célèbre décision du 28 décembre 1973, a même été réalisée à partir de ces dispositions. La plupart des commentaires considèrent donc que le Conseil s'est borné à mettre en oeuvre le principe d'égalité. A l'appui de cette analyse, ils mentionnent une première QPC intervenue le 23 mars 2016. Le Conseil avait alors considéré comme portant atteinte au principe d'égalité devant la loi les dispositions de ce même texte limitant le droit à pension aux personnes ayant la nationalité française à la date de de sa promulgation, c'est-à-dire en 1963. Il avait donc ouvert ce droit à pension aux personnes ayant acquis la nationalité après cette date. L'idée générale est donc que la décision de 2016 avait ouvert une première brèche dans un dispositif déjà fissuré et que celle de 2018 achève cette évolution.

Cette simplicité n'est pourtant qu'une apparence. La décision de mars 2016, loin de nier la condition de nationalité, la renforçait au contraire et en faisait le critère essentiel du droit à pension. Peu importe quand elle avait été acquise, c'est en effet la nationalité française qui ouvrait ce droit à pension. La décision de 2018 n'est donc pas la suite logique de celle de 2016. Elle en est au contraire la négation et s'analyse comme un revirement de jurisprudence.

Le principe de solidarité nationale


Le caractère sibyllin de la motivation de la décision surprend le lecteur, car le Conseil ne se pose pas la question de savoir si les citoyens français et les ressortissants étrangers sont dans une situation juridique différente. Selon une jurisprudence solidement ancrée dans le droit positif, et par exemple dans la décision QPC du 28 mai 2010, il est pourtant acquis que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi". En l'espèce, le législateur de 1963 a traité de manière différentes les victimes françaises et étrangères des actes de violence commis durant le conflit algérien. Le Conseil est donc conduit à s'interroger sur l'objet de la loi, pour s'assurer que cette différence de traitement lui est conforme. 

Il affirme que le texte poursuivait un "objectif de solidarité nationale", le législateur ayant entendu "garantir le paiement d'une rente aux personnes ayant souffert de préjudices issus de dommages qui se sont produits sur un territoire français de l'époque". Ce principe de solidarité, tout droit issu du solidarisme de Duguit, trouve son fondement constitutionnel dans l'alinéa 12 du Préambule de 1946. Certes, mais celui énonce que "La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales". Aux termes de la Constitution, la solidarité "nationale" concerne donc "tous les Français"...

Aux yeux du Conseil, cette rédaction de l'alinéa 12 du Préambule est sans importance. La situation à prendre en considération est celle de l'ayant-droit auquel il convient de garantir la compensation de la perte de la pension servie au bénéficiaire décédé. Distinguer les ayants-droit au regard de leur nationalité constituerait une rupture d'égalité inacceptable. Il convient donc de traiter de la même manière l'enfant algérien d'une victime française que l'enfant français d'une victime française. Pourquoi pas ? Mais le problème est que le Conseil est ainsi passé de l'objet de la loi à l'objet de la pension, s'écartant ainsi considérablement de sa jurisprudence traditionnelle.

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette décision. Passons sur les conséquences financières qui risquent d'être extrêmement lourdes pour le budget de l'Etat. Toutes les victimes algériennes, y compris les anciens combattants du FLN et leurs ayants-droit, sont désormais fondées à exiger une pension des autorités françaises. Mais au-delà de cet aspect matériel, les conséquences de cette décision résident essentiellement dans le fait qu'elle crée une insécurité juridique.

La Kasbah à Alger. Charles Brouty. 1950


La loi de 1946 et les victimes de la seconde guerre mondiale

 

Insécurité juridique d'abord pour la loi du 20 mai 1946 sur la réparation à accorder aux victimes civiles de la seconde guerre mondiale. Elle prévoit en effet des pensions d'invalidité pour les victimes civiles de faits de guerre survenus à l'étranger, sous condition de nationalité française. Or dans un arrêt du 27 septembre 2010, le Conseil d'Etat affirme très clairement que l'indemnisation des victimes est fondée sur le principe de solidarité nationale et donc accordée sous condition de nationalité. La loi de 1946 sera-t-elle contestée ? On l'ignore, mais il n'en demeure pas moins que la notion de solidarité nationale a désormais un contenu différent selon que l'on s'adresse au Conseil constitutionnel ou au Conseil d'Etat.

Les Accords d'Evian


Insécurité juridique ensuite parce que le Conseil constitutionnel semble ignorer les Accords d'Evian, qui stipulent qu'il appartient à l'Algérie de prendre en charge les dommages causés par la guerre à ses ressortissants. Or ces Accords ont été adoptés en France par une loi référendaire du 8 avril 1962, et l'on sait que, depuis la célèbre décision du 6 novembre 1982, les lois référendaires, constituant l'expression directe de la souveraineté nationale, sont insusceptibles de recours devant le Conseil constitutionnel. Et la loi référendaire mentionne "les mesures à prendre (...) sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962". Cette formulation renvoie au fait que, initialement, les Accords d'Evian ont été considérés comme un acte unilatéral de droit français, devenu législatif avec le référendum. Mais, depuis lors, la France les a fait enregistrer au secrétariat général des Nations Unies, leur reconnaissant la valeur de traité international, dont en principe le Conseil constitutionnel ne peut apprécier la validité. Si donc on considère que la loi contestée a valeur conventionnelle en tant qu'elle applique un traité, la question se pose non pas devant le Conseil constitutionnel mais devant le Conseil d'Etat.

Insécurité juridique enfin, parce que le Conseil d'Etat peut parfaitement ignorer la décision du Conseil constitutionnel. Contrairement au Conseil constitutionnel, la juridiction administrative doit en effet apprécier les actes qui lui sont déférés au regard des traités auxquels la France est partie. Sur la base des accords d'Evian, l'Algérie indépendante assume en effet les obligations contractées à l'époque où les autorités françaises étaient compétentes, principe classique en matière de succession d'Etats. Dans un arrêt du 28 juillet 1999, le Conseil d'Etat se fonde ainsi directement sur ces Accords pour affirmer que la charge de réparer les dommages causés aux victimes civiles n'incombe plus à la France. Rien ne permet de penser que le Conseil d'Etat renoncera à cette jurisprudence, dès lors que, contrairement au Conseil constitutionnel, il est lié par les traités internationaux. Et celui-ci n'est-il plus lié par sa jurisprudence relative aux lois référendaires ? Le dialogue des juges risque donc d'être musclé.

mardi 13 février 2018

Absence d'Accord-Déon : Une position sans concession de la mairie de Paris

Les Académiciens ne sont pas si immortels que cela. Michel Déon en a apporté une nouvelle preuve en nous quittant à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans, le 28 décembre 2017. Il est décédé à Galway, dans cette Irlande du Taxi mauve où il résidait une partie de l'année. Conformément à sa volonté, il a été incinéré sur place et sa famille a ramené ses cendres en France. Elle a ensuite souhaité qu'il puisse bénéficier d'une sépulture dans un cimetière parisien, ville dans laquelle réside sa fille.  

C'était sans compter l'opposition farouche de la mairie de Paris. Rien n'y a fait, ni les propos de Bruno Julliard qui a déclaré vouloir "faire une exception", ni une démarche exceptionnelle de l'Académie française demandant une dérogation. Pénélope Komitès, adjointe en charge des affaires funéraires, a affirmé que la mairie n'avait "juridiquement pas le droit de transiger avec les règles fixées par le code général des collectivités territoriales". 

Le problème, c'est que c'est faux. Le droit positif est plus tolérant que la mairie de Paris. S'il est vrai qu'il pose des conditions à l'inhumation dans une commune, celles-ci ne lient pas réellement l'élu qui peut finalement user de son pouvoir discrétionnaire pour autoriser une dérogation. 

Une police spéciale des funérailles


Le droit funéraire demeure, pour l'essentiel, dominé par la loi du 15 novembre 1887, aujourd'hui codifiée dans le code général des collectivités territoriales (cgct). Plus récemment, la loi du 19 décembre 2008 est venue préciser le rôle des entreprises de pompes funèbres et les dispositions applicables en matière de crémation. Il ressort clairement de cet ensemble législatif qu'il existe une police des funérailles et de la sépulture, police exercée par le maire et qu'il peut déléguer à l'un de ses adjoints (Par exemple : TA Marseille, 6 juillet 2005, Association ADIMAD). C'est ce qu'a fait madame Hidalgo qui a délégué les questions funéraires à madame Komitès.

Cette police prend la forme d'une autorisation administrative spéciale délivrée par le maire et communément appelée "permis d'inhumer". Il est régi par l'article 2223-3 cgct, issu d'un décret du 27 avril 1889. Le texte affirme que la sépulture dans le cimetière de la commune est "due" aux personnes décédées sur son territoire, à celles domiciliées sur son territoire quand bien même elles seraient décédées ailleurs, à celles qui y ont un caveau de famille, et enfin aux Français expatriés inscrits sur les listes électorales de la commune.
L'emploi du verbe "devoir" indique que le maire n'est pas dans une situation de pouvoir discrétionnaire mais de compétence liée. La mairie de Paris nous affirme donc que si le défunt n'entre dans aucune de ces catégories, elle est tenue de refuser le permis d'inhumer.

La ballade des cimetières. Georges Brassens. Live 1961

Compétence liée et autorisation


Elle se trompe, car la compétence liée doit se lire en sens inverse : si le défunt entre dans l'une de ces catégories, la mairie est tenue d'autoriser l'inhumation. Un éventuel refus, illégal, engage d'ailleurs sa responsabilité (CAA Marseille, 9 février 2004). La seule exception à ce principe a été formulée dans la décision du Conseil d'Etat du 16 décembre 2016 refusant le renvoi d'une QPC portant précisément sur l'article L 2223-3 cgcl. Dans le cas du refus d'inhumation opposé par le maire de Mantes-la-Jolie à la famille de Larossi Abballa, terroriste ayant assassiné le couple de policiers de Magnanville, le Conseil d'Etat a considéré que la police spéciale des cimetières devait se concilier avec la police générale de l'ordre public. Autrement dit, il demeure possible de refuser l'inhumation, si le maire peut démontrer l'existence d'un risque de trouble à l'ordre public qu'il ne serait pas en mesure de gérer. Dans le cas de Larossi Abballa, la question s'est finalement réglée par un transfert du corps au Maroc, où il a été finalement inhumé.

La compétence liée ne contraint donc pas la commune à refuser le permis d'inhumer si le défunt n'entre dans aucune des catégories énumérées dans le code général des collectivités locales. Elle l'autorise seulement à prononcer ce refus, ce qui est bien différent. En témoigne la formulation employée par le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 16 novembre 1992. Il affirme que "la commune (...) n'avait aucune obligation d'autoriser l'inhumation de M. Sylvain X. dans le cimetière communal, dès lors que celui-ci n’y possédait pas de sépulture de famille, qu’il n’était pas décédé sur le territoire de la commune et n’y était pas domicilié au moment de son décès ». Le maire "n'avait aucune obligation d'autoriser", ce qui signifie qu'il n'était pas tenu de le faire, mais qu'il aurait pu le faire, en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Le site Vie Publique, "site officiel de l'administration française" affirme clairement que "l'inhumation est aussi possible dans une autre commune, mais le maire peut la refuser". Il est un peu fâcheux de constater que l'adjointe aux affaires funéraires connaisse aussi mal le droit funéraire.

L'égalité devant les discriminations


Les contentieux dans ce domaine ne sont pas fréquents, soit parce que les Français se font inhumer dans leur commune, soit parce que les élus sont moins intransigeants que madame Hidalgo. Rien ne lui interdisait d'autoriser finalement l'inhumation de Michel Déon dans un cimetière parisien.

A l'appui de son refus, la mairie de Paris invoque une atteinte au principe d'égalité. On comprend que le fait que Michel Déon ait été un écrivain à succès, membre de l'Académie, et revendiquant des convictions monarchistes, ne joue pas vraiment en sa faveur. Souvenons-nous cependant du cas de Maria-Francesca, ce bébé rom décédé à l'âge de trois mois, et que le maire de Champlan refusait d'inhumer dans le cimetière de sa commune. Comme Michel Déon, elle n'entrait dans aucune des catégories prévues par le code des collectivités territoriales. A l'époque, le refus du maire avait fait grand bruit, au point que le Défenseur des droits s'était saisi du dossier et avait déclaré la décision "illégale et discriminatoire". L'égalité invoquée par la mairie de Paris serait-elle, in fine, une égalité devant les discriminations ? Elle devrait plutôt réfléchir à l'idée que l'égalité devant la mort est bien réelle, car, comme le disait allègrement Henri Rochefort : "Si haut qu'on monte, on finit toujours par des cendres". .







samedi 10 février 2018

Gestion privée ou privatisation de la sécurité

Le rapport de la Cour des comptes sur les activités privées de sécurité mérite d'être lu. Les conclusions sont accablantes. Le contrôle du secteur privé de la sécurité est abandonné par l'Etat qui ne s'est pas donné la peine de développer une politique cohérente. Il a laissé le champ totalement libre aux professionnels du secteur. Le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) apparaît ainsi comme une officine dont l'activité consiste essentiellement à faire valoir les intérêts des professionnels. On n'est pas surpris d'apprendre que le collège du CNAPS, équivalent d'un conseil d'administration, était présidé par Alain Bauer jusqu'au 31 décembre 2017. On a donc attendu poliment la fin de son mandat pour faire le bilan d'une action qui s'avère catastrophique. 

Un service public


A l'origine, la volonté du législateur semblait claire. La loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2, affirme que les entreprises privées de sécurité sont devenues "un acteur à part entière de la sécurité intérieure" et qu'elles sont donc susceptibles d'intervenir "dans des domaines où certaines compétences peuvent être partagées, voire déléguées par l'Etat". Dans sa décision QPC du 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel affirme que "du fait de leur autorisation d'exercice", elles sont associées aux missions de l'Etat en matière de sécurité publique".
L'association du secteur privé au service public de la sécurité peut prendre deux formes. D'une part, l'Etat peut décider d'externaliser certaines missions telles que les gardes statiques devant les bâtiments publics, système qui s'analyse comme une délégation du service public à une personne privée et donc comme une gestion privée du service public. D'autre part, l'entreprise privée peut participer à une "coproduction de sécurité" et être associée à la sécurisation des sites lors de grands évènements tels que l'Euro 2016 de football. La gestion demeure alors une gestion publique, dès lors que l'entreprise se trouve placée sous l'autorité des forces de police et de gendarmerie. 

Une privatisation qui avance masquée


La sécurité s'analyse donc comme un service public, qui peut faire l'objet d'une délégation ou d'un contrat d'association, mais la loi n'évoque nulle part une privatisation de la sécurité. Au contraire, le Conseil a pris soin d'affirmer que le législateur a "entendu assurer un strict contrôle des dirigeants des entreprises exerçant des activités privées de sécurité qui, du fait de leur autorisation d'exercice, sont associées aux missions de l'État en matière de sécurité publique". La Cour des comptes n'emploie pas le mot, mais décrit tout de même une privatisation qui avance masquée.

Il faut dire que l'Etat laisse faire les choses et la Cour des comptes dénonce, avec un bel Understatement, une "doctrine d'emploi embryonnaire". A la lecture, on comprend rapidement qu'elle n'est pas "embryonnaire" mais inexistante. C'est ainsi qu'entre 1998 et 2008, 24 % des gardes statiques assurées par la police nationale ont été redéployées vers le privé. Les critères susceptibles de conduire à une telle décision ne sont pas fixés, et il suffit aux grandes directions de la police et de la gendarmerie d'invoquer la "charge indue" que ces contraintes représentent pour motiver une décision d'externalisation. 

Surtout, l'Etat ne contrôle pas les décisions prises en ce domaine. Une Délégation aux coopérations de sécurité (DCS) a certes été créée en 2014 au sein du ministère de l'intérieur, sous l'autorité directe du ministre. Hélas, elle ne sert à rien, et la Cour note qu'elle "peine à jouer son rôle de coordonnateur" face aux grandes directions de la police et de la gendarmerie nationales. Le résultat est que l'interlocuteur privilégié, l'intermédiaire essentiel, est le CNAPS, placé sous le contrôle unique d'Alain Bauer.

Le CNAPS


La Loppsi 2 prévoyait la composition du CNAPS, mais sans fixer précisément le nombre de membres. Le décret du 22 décembre 2011 précise ainsi sa gouvernance, et le moins que l'on puisse dire est qu'elle est surprenante. Le CNAPS est organisé en établissement public administratif (art. 1), mais l'Etat n'est pas majoritaire dans son collège. Celui-ci est en effet composé de 25 membres, dont 11 représentants de l'Etat. 

Les autorités dirigeant le CNAPS ne manquent sans doute pas d'humour, car elles ont opposé un autre mode de comptage. Elles estiment que les membres du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation nommés au collège doivent être comptabilisés parmi les représentants de l'Etat. Rien de surprenant, si l'on considère qu'Alain Bauer a toujours soutenu l'unité de la "chaîne pénale", la justice devant être soumise aux nécessités de la police. La Cour des comptes répond tout de même, peut-être un brin agacée, que "les deux magistrats sont indépendants. Ils ne sont pas tenus d'appuyer la position du ministre". L'Etat est donc bel et bien minoritaire au sein du collège. Le décret du 22 décembre 2011 crée ainsi un établissement public administratif que l'Etat ne contrôle pas. Etrange situation, et la seule question intéressante est de savoir si ce mauvais coup était délibéré. L'Etat donnait l'apparence d'un contrôle du secteur de la sécurité privée, contrôle finalement exercé par les professionnels eux-mêmes, sous l'autorité bienveillante d'Alain Bauer, qui a toujours représenté ses intérêts.

La Cour des comptes ne peut évidemment pas répondre à cette question, mais elle note l'absence d'investissement de l'Etat dans l'institution. Le préfet représentant l'Etat n'est jamais venu siéger au collège dont il est membre. En même temps, les professionnels exercent sans vergogne leur domination, et l'on apprend qu'ils ont refusé de voter le budget en 2014. D'une manière générale, la Cour des comptes observe que le CNAPS fonctionne davantage comme un ordre professionnel que comme un établissement public.

L'impression est confortée par l'analyse des résultats, tant sur le plan du pouvoir disciplinaire que sur celui des activités de police administrative.

Le pouvoir disciplinaire  


Le CNAPS a été doté d'un pouvoir disciplinaire, dans le but de moraliser une profession non encadrée et mal contrôlée. 

Il fait état d'une croissance de 344 % des poursuites entre 2013 et 2016. Les contrôles sur les entreprises ont été développés, mais l'approche quantitative masque la réalité des choses. Si le CNAPS prononce parfois des interdictions temporaires d'exercer, elles sont peu respectées, d'autant que l'incrimination pénale permettant de poursuivre les contrevenants n'a été créée qu'en 2017 et qu'il ne s'est préoccupé qu'à ce même date du contrôle de l'exécution de ces interdictions. Quant aux sanctions financières, leur taux de recouvrement est inférieur à 30 %, ce qui porte évidemment atteinte à leur caractère dissuasif. Enfin, on dénombre 200 retraits d'autorisation par an, alors que plus de 350 000 titres sont actuellement en circulation.

Doit-on en déduire que cette croissance des sanctions disciplinaires constitue un écran de fumée destiné à masquer une absence de contrôle sérieux ? Il est difficile de répondre à cette question. En revanche, la procédure d'octroi des autorisations d'exercer révèle une volonté délibérée de soustraire cette profession au contrôle de l'Etat.

Celui qui a mal tourné. Georges Brassens

L'octroi des titres


Il appartient au CNAPS de délivrer les autorisations d'exercer une activité de sécurité privée. L'institution apprécie sa performance au regard de la rapidité de réponse, et se félicite que l'on puisse désormais obtenir une autorisation en moins d'une semaine. En revanche, la question du filtrage n'est pas posée par le CNAPS, car 92, 7 % des demandes sont satisfaites.

Or c'est précisément sur ce point que porte la critique la plus grave de la Cour des comptes.  Pour exercer une activité privée de sécurité, il faut, selon les textes, remplir des conditions de moralité publique, d'aptitude professionnelle, et de séjour régulier en France.

La condition de qualification professionnelle ne donne lieu à aucun contrôle réel, tout simplement parce que les formations dispensées dans ce domaine demeurent embryonnaires. Quant à la condition liée au titre de séjour, la Cour observe que, lors d'un contrôle de la sécurité d'une grande gare parisienne, elle s'est aperçue que les gardes étaient réalisées par des étrangers en situation irrégulière.

Mais la condition la moins respectée est celle de moralité publique. Toujours dans l'Understatement, la Cour observe que "les services du CNAPS ont une interprétation aussi hétérogène que souple au niveau de la moralité attendue". Ils ont ainsi dressé une liste d'infractions qui, lorsqu'elles sont inscrites sur le casier judiciaire, n'empêchent pas d'obtenir l'autorisation. On y trouve, pêle-mêle, les violences conjugales, les outrages à personne dépositaire de l'autorité publique, l'usage et la détention de stupéfiants, l'abus de confiance, le faux et usage de faux... De fait, la Cour note qu'une personne ayant 31 condamnations à son actif a obtenu, sans difficulté, une autorisation d'exercer des activités dans la sécurité privée.

On pourrait considérer que la sécurité privée participe à la réinsertion des anciens délinquants, et que ceux qui ont mal tourné, les mauvais sujets repentis, peuvent se tourner vers ce secteur. S'agit-il d'n avatar de la jurisprudence Vidocq ? Sans doute, mais ce n'est pas ce que dit la loi quand elle impose une condition de moralité. La plupart des services publics comme la RATP ou la SNCF exigent d'ailleurs un casier judiciaire vierge comme condition de recrutement des personnels chargés de la sécurité. Le CNAPS, quant à lui, détourne la loi en écartant de facto la condition de moralité. Il ne se l'applique pas davantage à lui-même, et la Cour des comptes fait état d'un cas de corruption, un agent du CNAPS ayant accepté, contre rémunération, de "blanchir" un dossier du traitement des antécédents judiciaires (TAJ).

Un avertissement


Le rapport de la Cour de comptes s'analyse comme un véritable avertissement adressé aux pouvoirs publics. L'avertissement est salutaire même si l'intervention de la Cour des comptes est un peu tardive, au moment précis où Alain Bauer a quitté ses fonctions. Le rapport remet en effet brutalement en question l'élargissement constant des prérogatives accordées aux entreprises de sécurité privée depuis 2011. Un décret du 29 décembre 2017 autorise ainsi le port d'armes non létales par les agents privés chargés de la surveillance de lieux accueillant du public. Le 5 février 2018, le ministre de l'intérieur a chargé deux parlementaire, dont l'ancien patron du Raid Jean-Michel Fauvergue, de réfléchir sur un approfondissement de la coopération entre les différents acteurs de la sécurité. Depuis, on bat un peu en retraite, et on annonce qu'ils aussi pour mission de définir une doctrine d'emploi... Il serait temps. Quoi qu'il en soit, il appartient désormais à l'Etat de reprendre le contrôle du secteur et de supprimer une institution qui s'est mise au service du secteur privé de la sécurité.

Reste à savoir, mais il s'agit là de simple curiosité, si Alain Bauer devra rendre compte de cette action catastrophique. Si l'on considère l'indéfectible protection dont il a bénéficié de la part des différents gouvernements qui se sont succédé, il est plus probable qu'il sera proposé pour une nouvelle promotion dans l'Ordre de la Légion d'honneur.



mardi 6 février 2018

Amazon et le secret fiscal

Les journaux du 5 février 2018 annoncent qu'Amazon a conclu un accord avec le fisc français. On sait qu'un contentieux fiscal évalué à plus de 200 millions d'euros, opposait l'entreprise à l'administration française. Amazon pilotait en effet ses activités européennes à partir d'une société domiciliée au Luxembourg où elle bénéficiait d'un régime fiscal privilégié, même au regard d'un droit fiscal luxembourgeois très compréhensif. Le résultat est que la France, comme d'autres pays européens, ne récupérait pratiquement rien des immenses bénéfices réalisés par l'entreprise. 

Cette pratique n'a rien d'exceptionnel, et les GAFA l'ont mise en oeuvre durant de longues années. Un autre contentieux concerne Google, dont le siège européen est situé en Irlande, pays doté d'un système fiscal également très accueillant pour les entreprises désireuses de pratiquer l'évasion fiscale. Le montant des arriérés s'élève  à une somme d'un milliard six cent millions d'euros, au regard de laquelle la dette d'Amazon semble modeste. C'est peut-être la raison pour laquelle l'administration française déclare refuser de négocier avec Google alors qu'elle a accepté de le faire avec Amazon.

Pourquoi pas ? Une transaction présente l'avantage de faire entrer de l'argent directement dans les caisses de l'Etat et d'éviter un contentieux qui pourrait s'étirer sur de longues années. On ne voit pas pourquoi elle serait prohibée en matière d'évasion fiscale, alors qu'elle est désormais intégrée au droit positif en matière de fraude fiscale. La loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 crée en effet une transaction pénale, sous la forme d'une convention judiciaire d'intérêt public. La banque HSBC Private Bank Suisse SA a ainsi pu obtenir un non-lieu en acceptant de verser plus de trois cent millions d'euros au Trésor public. La convention est publique et même consultable sur internet.

Dans le cas d'Amazon, la transaction s'est faite dans la plus grande opacité et nous n'avons pas le droit de connaître son montant. La direction générale des finances publiques se retranche derrière le secret fiscal, comme s'il s'agissait d'une évidence. L'idée générale est que la convention HSBC est une transaction pénale, et qu'elle doit donc être rendue publique puisque la justice est rendue au nom du peuple français. En revanche, la transaction Amazon est de nature purement administrative et donc secrète. Comme si l'exigence de transparence administrative n'existait pas lorsqu'il s'agit de l'administration fiscale...

Le principe du secret 


Quels sont les fondements juridiques susceptibles d'être invoqués pour justifier cette opacité ? L'article L 103 du Livre des procédures fiscales (LPF) énonce que l'obligation de secret professionnel qui pèse sur les agents du fisc "s'étend à toutes les informations recueillies à l'occasion de ces opérations". Il est opposable à "toutes personnes autres que celles ayant, par leurs fonctions, à connaître du dossier". La loi du 17 juillet 1978 qui consacre un droit d'accès aux documents administratifs prévoit ainsi une dérogation au principe de transparence administrative lorsque la consultation ou la communication porterait atteinte "à la recherche d'infractions fiscales ou douanières".

La loi organise cependant une publicité de l'impôt, publicité toute relative. L'article L 111 LPF  prévoit en effet l'établissement, dans chaque commune, d'une liste des personnes assujetties à l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur les sociétés. En matière d'impôt sur le revenu sont mentionnés le nombre de parts retenu pour l'application du quotient familial, les montants du revenu imposable, de l'impôt mis à charge du redevable ainsi que de l'avoir fiscal. Mais l'accès est réservé aux contribuables du département ou à ceux qui justifient d'un intérêt particulier, par exemple le recouvrement d'une pension alimentaire. Ils ne peuvent d'ailleurs en faire un autre usage, car la publication ou la diffusion de ces listes demeure interdite, sous peine d'une amende égale au montant des impôts divulgués, voire d'une sanction pénale de cinq années d'emprisonnement.

La simple curiosité n'est donc pas susceptible de justifier l'accès au montant des impôts payés par les tiers. En ce qui concerne Amazon, la question de l'accès ne se pose d'ailleurs même pas, dès lors qu'il ne s'agit pas d'avoir accès à l'impôt mis à charge de l'entreprise mais à celui dont elle va effectivement s'acquitter, après négociation. Un journaliste qui se risquerait à une telle diffusion pourrait être poursuivi pour recel de violation de secret fiscal, même si l'agent des impôts coupable de la divulgation n'a pu être identifié.

Le secret fiscal est donc l'un des secrets les mieux protégés dans notre système juridique. A une époque où l'on privilégie la transparence administrative, l'Open Data des décisions de justice, il subsiste contre vents et marées. Si l'administration invoque volontiers l'intérêt du contribuable, le droit au secret de son patrimoine, elle considère surtout que le secret constitue un élément de son efficacité. Les transactions ne sont efficaces que si elles sont négociées dans le secret, à l'abri du regard des contribuables qui n'ont pas le droit à une telle négociation. En clair, le recouvrement d'une partie de la matière imposable c'est à dire l'intérêt des finances publiques suffit à caractériser l'intérêt général.

La liberté de presse


La Cour européenne des droits de l'homme considère pourtant depuis longtemps que le droit français porte atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt de Grande Chambre Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, elle a estimé que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel, alors même que l'agent auteur de la divulgation n'a pas été identifié, porte une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse. La divulgation par le Canard Enchaîné de la rémunération du directeur de Peugeot participe au débat d'intérêt général, au moment où les salariés de Peugeot demandent précisément une augmentation de salaire. On peut penser que le débat sur la fiscalité des GAFA relève du même intérêt général et que les contribuables ont le droit de savoir le contenu de la transaction passée avec Amazon.


 Cache ton piano. Dréan. 1920

Les droits des citoyens

 

Précisément, le secret ne porte pas seulement atteinte à la liberté de presse mais aux droits des citoyens.

Peut-être serait-il possible d'appuyer la revendication de transparence sur l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Celui-ci confère aux citoyens le droit de constater la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement et d'"en suivre l'emploi".  Suivre l'emploi de l'impôt, est-ce s'assurer de son recouvrement ? La question mérite au moins d'être posée.

Mais l'élément essentiel à l'appui d'une évolution du droit positif demeure l'article 15 de cette même Déclaration de 1789 : "La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Les agents du fisc, comme les autres, sont soumis à ce contrôle que chaque citoyen devrait pouvoir exercer.

Le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 15 septembre 2017, a fondé sur l'article 15 le droit d'accès aux archives publiques. Certes, le législateur peut apporter des restrictions à ce droit, dès lors qu'elles sont liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi. Dans le cas d'une transaction fiscale, on ne voit pas quelle disposition constitutionnelle pourrait justifier le secret. Au contraire, le principe d'égalité devant les charges publiques est mis en cause par une telle pratique et justifie un contrôle démocratique vigilant. Quant à l'intérêt général, on en revient à l'idée selon laquelle il se réduirait à l'intérêt du Trésor public, idée extrêmement dangereuse pour l'Etat de droit.

Ces points mériteraient d'être discutés devant le Conseil constitutionnel. Il ne reste  plus qu'à espérer qu'un journaliste demandera à Bercy la communication de la transaction Amazon, contestera ensuite le refus qui lui sera opposé devant le juge administratif... pour enfin poser une question prioritaire de constitutionnalité devant la Conseil constitutionnel. Certes, il y a peu d'espoir sur le fond, car le Conseil a déjà validé le Verrou de Bercy en utilisant une motivation pour le moins surprenante. Mais la démarche aura au moins le mérite d'engager le débat public, premier pas qui susciterait peut-être l'intérêt du parlement pour cette question.