Le principe du secret
La loi organise cependant une publicité de l'impôt, publicité toute relative. L'article L 111 LPF prévoit en effet l'établissement, dans chaque commune, d'une liste des personnes assujetties à l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur les sociétés. En matière d'impôt sur le revenu sont mentionnés le nombre de parts retenu pour l'application du quotient familial, les montants du revenu imposable, de l'impôt mis à charge du redevable ainsi que de l'avoir fiscal. Mais l'accès est réservé aux contribuables du département ou à ceux qui justifient d'un intérêt particulier, par exemple le recouvrement d'une pension alimentaire. Ils ne peuvent d'ailleurs en faire un autre usage, car la publication ou la diffusion de ces listes demeure interdite, sous peine d'une amende égale au montant des impôts divulgués, voire d'une sanction pénale de cinq années d'emprisonnement.
La simple curiosité n'est donc pas susceptible de justifier l'accès au montant des impôts payés par les tiers. En ce qui concerne Amazon, la question de l'accès ne se pose d'ailleurs même pas, dès lors qu'il ne s'agit pas d'avoir accès à l'impôt mis à charge de l'entreprise mais à celui dont elle va effectivement s'acquitter, après négociation. Un journaliste qui se risquerait à une telle diffusion pourrait être poursuivi pour recel de violation de secret fiscal, même si l'agent des impôts coupable de la divulgation n'a pu être identifié.
Le secret fiscal est donc l'un des secrets les mieux protégés dans notre système juridique. A une époque où l'on privilégie la transparence administrative, l'Open Data des décisions de justice, il subsiste contre vents et marées. Si l'administration invoque volontiers l'intérêt du contribuable, le droit au secret de son patrimoine, elle considère surtout que le secret constitue un élément de son efficacité. Les transactions ne sont efficaces que si elles sont négociées dans le secret, à l'abri du regard des contribuables qui n'ont pas le droit à une telle négociation. En clair, le recouvrement d'une partie de la matière imposable c'est à dire l'intérêt des finances publiques suffit à caractériser l'intérêt général.
La liberté de presse
La Cour européenne des droits de l'homme considère pourtant depuis longtemps que le droit français porte atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt de Grande Chambre Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, elle a estimé que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel, alors même que l'agent auteur de la divulgation n'a pas été identifié, porte une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse. La divulgation par le Canard Enchaîné de la rémunération du directeur de Peugeot participe au débat d'intérêt général, au moment où les salariés de Peugeot demandent précisément une augmentation de salaire. On peut penser que le débat sur la fiscalité des GAFA relève du même intérêt général et que les contribuables ont le droit de savoir le contenu de la transaction passée avec Amazon.
Les droits des citoyens
Précisément, le secret ne porte pas seulement atteinte à la liberté de presse mais aux droits des citoyens.
Peut-être serait-il possible d'appuyer la revendication de transparence sur l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Celui-ci confère aux citoyens le droit de constater la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement et d'"en suivre l'emploi". Suivre l'emploi de l'impôt, est-ce s'assurer de son recouvrement ? La question mérite au moins d'être posée.
Mais l'élément essentiel à l'appui d'une évolution du droit positif demeure l'article 15 de cette même Déclaration de 1789 : "La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Les agents du fisc, comme les autres, sont soumis à ce contrôle que chaque citoyen devrait pouvoir exercer.
Le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 15 septembre 2017, a fondé sur l'article 15 le droit d'accès aux archives publiques. Certes, le législateur peut apporter des restrictions à ce droit, dès lors qu'elles sont liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi. Dans le cas d'une transaction fiscale, on ne voit pas quelle disposition constitutionnelle pourrait justifier le secret. Au contraire, le principe d'égalité devant les charges publiques est mis en cause par une telle pratique et justifie un contrôle démocratique vigilant. Quant à l'intérêt général, on en revient à l'idée selon laquelle il se réduirait à l'intérêt du Trésor public, idée extrêmement dangereuse pour l'Etat de droit.
Ces points mériteraient d'être discutés devant le Conseil constitutionnel. Il ne reste plus qu'à espérer qu'un journaliste demandera à Bercy la communication de la transaction Amazon, contestera ensuite le refus qui lui sera opposé devant le juge administratif... pour enfin poser une question prioritaire de constitutionnalité devant la Conseil constitutionnel. Certes, il y a peu d'espoir sur le fond, car le Conseil a déjà validé le Verrou de Bercy en utilisant une motivation pour le moins surprenante. Mais la démarche aura au moins le mérite d'engager le débat public, premier pas qui susciterait peut-être l'intérêt du parlement pour cette question.
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