« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 6 février 2018

Amazon et le secret fiscal

Les journaux du 5 février 2018 annoncent qu'Amazon a conclu un accord avec le fisc français. On sait qu'un contentieux fiscal évalué à plus de 200 millions d'euros, opposait l'entreprise à l'administration française. Amazon pilotait en effet ses activités européennes à partir d'une société domiciliée au Luxembourg où elle bénéficiait d'un régime fiscal privilégié, même au regard d'un droit fiscal luxembourgeois très compréhensif. Le résultat est que la France, comme d'autres pays européens, ne récupérait pratiquement rien des immenses bénéfices réalisés par l'entreprise. 

Cette pratique n'a rien d'exceptionnel, et les GAFA l'ont mise en oeuvre durant de longues années. Un autre contentieux concerne Google, dont le siège européen est situé en Irlande, pays doté d'un système fiscal également très accueillant pour les entreprises désireuses de pratiquer l'évasion fiscale. Le montant des arriérés s'élève  à une somme d'un milliard six cent millions d'euros, au regard de laquelle la dette d'Amazon semble modeste. C'est peut-être la raison pour laquelle l'administration française déclare refuser de négocier avec Google alors qu'elle a accepté de le faire avec Amazon.

Pourquoi pas ? Une transaction présente l'avantage de faire entrer de l'argent directement dans les caisses de l'Etat et d'éviter un contentieux qui pourrait s'étirer sur de longues années. On ne voit pas pourquoi elle serait prohibée en matière d'évasion fiscale, alors qu'elle est désormais intégrée au droit positif en matière de fraude fiscale. La loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 crée en effet une transaction pénale, sous la forme d'une convention judiciaire d'intérêt public. La banque HSBC Private Bank Suisse SA a ainsi pu obtenir un non-lieu en acceptant de verser plus de trois cent millions d'euros au Trésor public. La convention est publique et même consultable sur internet.

Dans le cas d'Amazon, la transaction s'est faite dans la plus grande opacité et nous n'avons pas le droit de connaître son montant. La direction générale des finances publiques se retranche derrière le secret fiscal, comme s'il s'agissait d'une évidence. L'idée générale est que la convention HSBC est une transaction pénale, et qu'elle doit donc être rendue publique puisque la justice est rendue au nom du peuple français. En revanche, la transaction Amazon est de nature purement administrative et donc secrète. Comme si l'exigence de transparence administrative n'existait pas lorsqu'il s'agit de l'administration fiscale...

Le principe du secret 


Quels sont les fondements juridiques susceptibles d'être invoqués pour justifier cette opacité ? L'article L 103 du Livre des procédures fiscales (LPF) énonce que l'obligation de secret professionnel qui pèse sur les agents du fisc "s'étend à toutes les informations recueillies à l'occasion de ces opérations". Il est opposable à "toutes personnes autres que celles ayant, par leurs fonctions, à connaître du dossier". La loi du 17 juillet 1978 qui consacre un droit d'accès aux documents administratifs prévoit ainsi une dérogation au principe de transparence administrative lorsque la consultation ou la communication porterait atteinte "à la recherche d'infractions fiscales ou douanières".

La loi organise cependant une publicité de l'impôt, publicité toute relative. L'article L 111 LPF  prévoit en effet l'établissement, dans chaque commune, d'une liste des personnes assujetties à l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur les sociétés. En matière d'impôt sur le revenu sont mentionnés le nombre de parts retenu pour l'application du quotient familial, les montants du revenu imposable, de l'impôt mis à charge du redevable ainsi que de l'avoir fiscal. Mais l'accès est réservé aux contribuables du département ou à ceux qui justifient d'un intérêt particulier, par exemple le recouvrement d'une pension alimentaire. Ils ne peuvent d'ailleurs en faire un autre usage, car la publication ou la diffusion de ces listes demeure interdite, sous peine d'une amende égale au montant des impôts divulgués, voire d'une sanction pénale de cinq années d'emprisonnement.

La simple curiosité n'est donc pas susceptible de justifier l'accès au montant des impôts payés par les tiers. En ce qui concerne Amazon, la question de l'accès ne se pose d'ailleurs même pas, dès lors qu'il ne s'agit pas d'avoir accès à l'impôt mis à charge de l'entreprise mais à celui dont elle va effectivement s'acquitter, après négociation. Un journaliste qui se risquerait à une telle diffusion pourrait être poursuivi pour recel de violation de secret fiscal, même si l'agent des impôts coupable de la divulgation n'a pu être identifié.

Le secret fiscal est donc l'un des secrets les mieux protégés dans notre système juridique. A une époque où l'on privilégie la transparence administrative, l'Open Data des décisions de justice, il subsiste contre vents et marées. Si l'administration invoque volontiers l'intérêt du contribuable, le droit au secret de son patrimoine, elle considère surtout que le secret constitue un élément de son efficacité. Les transactions ne sont efficaces que si elles sont négociées dans le secret, à l'abri du regard des contribuables qui n'ont pas le droit à une telle négociation. En clair, le recouvrement d'une partie de la matière imposable c'est à dire l'intérêt des finances publiques suffit à caractériser l'intérêt général.

La liberté de presse


La Cour européenne des droits de l'homme considère pourtant depuis longtemps que le droit français porte atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt de Grande Chambre Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, elle a estimé que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel, alors même que l'agent auteur de la divulgation n'a pas été identifié, porte une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse. La divulgation par le Canard Enchaîné de la rémunération du directeur de Peugeot participe au débat d'intérêt général, au moment où les salariés de Peugeot demandent précisément une augmentation de salaire. On peut penser que le débat sur la fiscalité des GAFA relève du même intérêt général et que les contribuables ont le droit de savoir le contenu de la transaction passée avec Amazon.


 Cache ton piano. Dréan. 1920

Les droits des citoyens

 

Précisément, le secret ne porte pas seulement atteinte à la liberté de presse mais aux droits des citoyens.

Peut-être serait-il possible d'appuyer la revendication de transparence sur l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Celui-ci confère aux citoyens le droit de constater la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement et d'"en suivre l'emploi".  Suivre l'emploi de l'impôt, est-ce s'assurer de son recouvrement ? La question mérite au moins d'être posée.

Mais l'élément essentiel à l'appui d'une évolution du droit positif demeure l'article 15 de cette même Déclaration de 1789 : "La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Les agents du fisc, comme les autres, sont soumis à ce contrôle que chaque citoyen devrait pouvoir exercer.

Le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 15 septembre 2017, a fondé sur l'article 15 le droit d'accès aux archives publiques. Certes, le législateur peut apporter des restrictions à ce droit, dès lors qu'elles sont liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi. Dans le cas d'une transaction fiscale, on ne voit pas quelle disposition constitutionnelle pourrait justifier le secret. Au contraire, le principe d'égalité devant les charges publiques est mis en cause par une telle pratique et justifie un contrôle démocratique vigilant. Quant à l'intérêt général, on en revient à l'idée selon laquelle il se réduirait à l'intérêt du Trésor public, idée extrêmement dangereuse pour l'Etat de droit.

Ces points mériteraient d'être discutés devant le Conseil constitutionnel. Il ne reste  plus qu'à espérer qu'un journaliste demandera à Bercy la communication de la transaction Amazon, contestera ensuite le refus qui lui sera opposé devant le juge administratif... pour enfin poser une question prioritaire de constitutionnalité devant la Conseil constitutionnel. Certes, il y a peu d'espoir sur le fond, car le Conseil a déjà validé le Verrou de Bercy en utilisant une motivation pour le moins surprenante. Mais la démarche aura au moins le mérite d'engager le débat public, premier pas qui susciterait peut-être l'intérêt du parlement pour cette question.





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