« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 septembre 2024

Abaya : Fin de l'histoire


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 septembre 2024 Association la voix lycéenne et Action droits des musulmans n'a rien de surprenant, mais il mérite tout de même d'être signalé. Il marque en effet la fin du conflit sur le port de l'abaya dans les établissements secondaires. A la rentrée 2023, on se souvient que des jeunes filles se sont présentées au collège ou au lycée revêtues de ce vêtement, mouvement présenté comme spontané mais néanmoins très médiatisé. 

Le 31 août 2023, le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, signait une circulaire intitulée "Principe de laïcité à l'École - Respect des valeurs de la République". Elle indiquait aux professeurs et aux responsables d'établissement la conduite à tenir face à "la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis". Elle se fondait sur l'article L 141-5-1 du code de l'éducation qui reprend la loi du 15 mars 2004. Ces dispositions affirment que "le port de signes ou tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit".

Les partisans de l'abaya ont fait ce qu'ils ont pu pour obtenir la suspension de la mise en oeuvre de la circulaire par deux actions successives en référé. La première, du 7 septembre 2023, reposait sur le référé-liberté, la seconde du 25 septembre suivant était un référé-suspension. Dans les deux cas, le juge a écarté la requête, au motif que le ministre avait pu fonder la circulaire sur la loi du 15 mars 2024 interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics. 

Le Conseil d'État, intervenant au fond le le 27 septembre 2024, confirme la légalité des dispositions de la circulaire qui interdit le port de ce type de vêtement et organise une procédure de dialogue avec l'élève. C'est seulement lorsque celle-ci refuse de retirer son abaya qu'une procédure d'exclusion peut être engagée. Cette exclusion éventuelle n'interdit pas à l'intéressée de poursuivre ces études dans un établissement privé religieux.


Une manifestation ostensible d'une appartenance religieuse


Le moyen essentiel développé par les associations requérantes était déjà celui utilisé en référé. Aux yeux des associations requérantes, l'abaya n'est pas un vêtement religieux et ne saurait donc être interdite sur le fondement de la loi du 15 mars 2004. Beaucoup de commentateurs continuent d'ailleurs d'affirmer que cette tenue n'est pas "intrinsèquement religieuse". 

Sans doute n'ont-ils pas bien lu la loi de 2004, car le législateur s'est bien gardé de qualifier de "religieux" tel ou tel vêtement. Il se borne à interdire les signes ou tenues "par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". L'appréciation du caractère religieux repose finalement sur deux critères.


La perception des tiers


Le premier réside dans la perception des tiers qui voient la tenue comme religieuse. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État, saisi du cas d'un élève portant le turban sikh, écartait déjà le moyen reposant sur le caractère traditionnel et non pas religieux de cette coiffure. Pour le juge, le jeune lycéen "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe (...)". Et il ajoutait que, dans ces conditions, "l'administration n'avait pas à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit perçu comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée.

La situation est clairement celle de nos porteuses d'abaya. Il n'est guère douteux en effet que seules les élèves musulmanes portent l'abaya dans une volonté d'affirmation clairement affichée.



T'as plus ton voile. Les Goguettes. 2018


L'affirmation religieuse


Le second critère repose précisément sur cette affirmation religieuse. Pour le Conseil d'État, elle ressort clairement des "remontées académiques", c'est à dire des informations provenant des établissements eux-mêmes. Alors que les signalements d'atteintes à la laïcité s'élevaient à un peu plus de 2000 en 2020-2021 et 2021-2022, ils connaissaient une forte augmentation à plus de 4700 pour l'année 2022-2023. Et le dialogue engagé avec les élèves faisait ressortir "des discours en grande partie stéréotypés, inspirés d'argumentaires diffusés sur les réseaux sociaux, élaborés pour contourner l'interdiction (...)". Le Conseil d'État montre ainsi que l'abaya n'était pas exactement un choix libre de ces jeunes élèves, mais plutôt un vêtement imposé, comme étaient imposés les éléments de langage destinés à justifier son port.

De ces éléments, le juge tire la conclusion que le ministre a exactement qualifié la situation, en affirmant que la porteuse de l'abaya "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse"


L'ingérence dans la vie privée


Le moyen fondé sur l'atteinte à l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne mérite pas que l'on s'y attarde, et le juge ne s'y est pas attardé. Il s'est borné à mentionner que "à supposer même que la liberté des élèves de choisir les vêtements qu'ils entendent porter en milieu scolaire", ce qui est loin d'être évident si l'on considère que beaucoup de membres du Conseil de l'Europe imposent le port de l'uniforme, il apparait évident que cette éventuelle ingérence poursuit un but d'intérêt général. Il s'agit en effet d'assurer la neutralité de l'enseignement. Et l'interdiction d'un vêtement ne saurait être considérée comme disproportionnée au regard de cette finalité. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'a d'ailleurs jamais désavoué la conception française de la laïcité dans l'enseignement. Dans un arrêt du 4 décembre 2008 Dogru et Kervanci c. France, elle affirme ainsi que la laïcité est en France un "principe constitutionnel (...) auquel l'ensemble de la population adhère, et donc la défense paraît primordiale, en particulier à l'école". Dans une décision du 30 juin 2009 Aktas c. France, elle affirme ensuite que la loi du 15 mars 2004 vise précisément à garantir cette sanctuarisation de l'école. 

Soulevé à propos de l'abaya, le moyen était donc faible et le Conseil d'État l'écarte rapidement.

Comme bien souvent, les associations musulmanes, et les divers groupements qui les soutiennent, sont ainsi victimes d'un effort boomerang. En voulant nier le principe de laïcité, elles obtiennent sa réaffirmation, clairement énoncée dans l'arrêt. Malgré les coups de butoir infligés par différentes associations, le principe de laïcité résiste donc avec vaillance, et avec le soutien, une nouvelle fois affirmé, du Conseil d'État. 


La laïcité dans l'enseignement : Chapitre 11, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur Amazon

mercredi 25 septembre 2024

CEDH : L'expulsion automatique des délinquants, en Suisse


La décision P. J. et R. J. c. Suisse rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 17 septembre 2024 sanctionne le caractère automatique de l'expulsion d'un étranger. Cette mesure d'éloignement reposait en effet exclusivement sur la sanction pénale dont l'intéressé avait fait l'objet, sans que les autres éléments du dossier soient évoqués devant les juges suisses. L'absence antérieure de casier judiciaire, le fait que l'intéressé ait été condamné avec sursis, qu'il ait un emploi et une vie de famille stables n'ont pas été examinés.

P. J. est un ressortissant de Bosnie-Herzégovine et son épouse est de nationalité serbe. Elle a toujours vécu en Suisse, comme ses deux filles nées en 2014 et 2016. Le père de famille fut arrêté en 2018 pour trafic de stupéfiants et condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis. Conformément au code pénal suisse, il fut automatiquement expulsé de Suisse pour une durée de cinq ans, et il fut donc renvoyé en Bosnie-Herzégovine. Tous ses recours furent rejetés, et il se tourne donc vers la CEDH, en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


L'éloignement automatique


Il n'est pas contesté que la mesure d'expulsion qui frappe P. J. est de caractère automatique. Dans un arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006, la CEDH, réunie en Grande Chambre,  n'interdit pas formellement aux États parties à la Convention de prévoir des mesures d'expulsion automatique des délinquants. Dans l'affaire Üner, elle valide l'expulsion du territoire néerlandais d'un multirécidiviste. Elle examine toutefois la proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée par rapport aux nécessités de l'ordre public. En l'espèce, elle estime que les autorités néerlandaises ont ménagé un équilibre juste entre les intérêts du requérant et ceux de la société.



Difficulté d'intégration en Suisse

Le Matin, juin 2018


Le contrôle de proportionnalité


L'élément essentiel pris en compte par la CEDH réside ainsi dans l'étendue du contrôle effectué par les juges internes qui doivent avoir effectivement apprécié l'expulsion au regard des intérêts en cause. Ce principe a d'ailleurs été rappelé à propos des juges suisses dès l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. A propos du non-renouvellement de l'autorisation de séjour d'un ressortissant algérien marié à une ressortissante suisse, la Cour estime que les juges suisses n'ont pas suffisamment examiné l'atteinte à la vie familiale de l'intéressé, dès lors qu'il était difficile d'envisager que son épouse le suive en Algérie. Le droit européen exige donc des juges internes une motivation très précise de leur décision, prenant finalement en compte toutes les facettes du dossier.

La plupart des arrêts admettant l'expulsion de trafiquants de drogue concernent des personnes ayant un casier judiciaire chargé, souvent multirécidivistes, comme dans l'arrêt Loukili c. Pays-Bas du 11 avril 2023. Dans le cas de P. J., la situation est un peu différente, car l'intéressé a un casier judiciaire vierge, raison pour laquelle sa peine d'emprisonnement a été assortie du sursis.

Il est surtout reproché aux juges suisses de n'avoir apprécié l'expulsion de P. J. qu'à travers la gravité de l'infraction pénale qu'il a commise, à l'exception d'une mention relative à sa difficile maîtrise de langue allemande, après six années passées à Zürich. Les conséquences de la mesure d'expulsion sur sa vie familiale sont à peine mentionnées. Les juges suisses se bornent à mentionner que l'épouse serbe de P. J. ne devrait pas avoir de difficulté à vivre en Bosnie Herzégovine pas plus que leurs deux filles, qui pourtant n'avaient jamais habité ailleurs qu'en Suisse. Dans l'arrêt Jeunesse c. Pays-Bas du 3 octobre 2014, la CEDH affirme pourtant que les juges internes doivent étudier tous les aspects de la vie privée de l'intéressé, notamment lorsque sa vie familiale dépend entièrement de la décision de son épouse de le suivre ou non dans son exil.


L'automaticité sous le contrôle du juge


La décision du 17 septembre 2024 n'est pas surprenante, dans la mesure où la CEDH exige toujours que les décisions d'éloignement des étrangers soient appréciées par les juges internes au regard de leurs conséquences sur la vie familiale. Cette jurisprudence permet ainsi de faire de l'intégration de la personne dans la société un critère de la décision. L'individu isolé venu travailler dans le pays en laissant femme et enfants à l'étranger peut évidemment être éloigné plus facilement, car il ne dispose d'aucune vie familiale susceptible d'être protégée. 

Rien de nouveau certes, si ce n'est que la Cour limite l'impact des décisions automatiques d'éloignement, liées à une condamnation. De manière simple, elle considère que l'appréciation de la nécessite de la mesure demeure identique, que l'expulsion soit ou non automatique. Les juges internes apparaissent comme l'instrument d'une mise en cause de cette automaticité. L'éloignement demeure discutable devant les tribunaux qui peuvent l'empêcher, ce qui signifie que, finalement, il n'est pas réellement automatique. 





samedi 21 septembre 2024

Le droit face au salafisme


Est-il nécessaire de voter de nouvelles lois pour lutter contre ceux qui enseignent ou diffusent des doctrines discriminatoires, affirmant notamment l'infériorité des femmes et la supériorité de la loi religieuse sur le droit de l'État ? Deux ordonnances de référé rendues le même jour par le Conseil d'État le 17 septembre 2024 montrent au contraire que le droit positif comporte des instruments juridiques qui peuvent se révéler efficaces, à la condition évidemment qu'ils soient mis en oeuvre.

Ces deux décisions ont pour point commun de concerner l'islam radical, le salafisme. Dans le premier cas, le Conseil d'État refuse de suspendre dissolution administrative visant une association Jonas Paris qui dispense un enseignement religieux salafiste. La seconde décision refuse quant à elle de suspendre l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac, qui tenait dans ses prêches des propos particulièrement discriminatoires.


La dissolution de l'association


Les pouvoirs publics disposent aujourd'hui de plusieurs fondements juridiques pour dissoudre un groupement salafiste. Il est apparu en effet indispensable d'élargir le champ de l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure qui est issu de l'ancien décret loi du 10 janvier 1936. Après le 6 février 1934, le but était, à l'époque, de permettre la dissolution des ligues armées et des milices, qui utilisaient la lutte armée pour lutter contre la "forme républicaine du gouvernement".

Aujourd'hui, ce texte est élargi avec un motif de dissolution repose sur la "provocation ou la contribution à la discrimination", quel que soit finalement le type de discrimination, raciale, sexuelle, religieuse etc. Justifie également une dissolution la "propagation des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination". Dans un arrêt du 15 décembre 2017 Assoc. des musulmans de Lagny, le Conseil d'État confirme ainsi la légalité de la dissolution d'une association qui prônait le rejet des valeurs de la République, l'hostilité à l'égard des chrétiens et des chiites. 

L'arrêt rendu le 17 septembre 2024 s'inscrit dans cette même logique,  Le juge des référés note que les messages mis en ligne par Jonas Paris, ainsi que les cours qu'elle dispense aux jeunes musulmans, prônent la pratique de la loi du talion, la soumission de la femme à son conjoint, la peine de mort pour des relations homosexuelles. Quant aux livres recommandés aux élèves, ils appellent au meurtre des juifs et des chrétiens. Déjà, dans une ordonnance du 22 novembre 2018, le juge des référés justifiait la fermeture du "Centre Zahra" à la Grande Scynthe, où se tenaient des "prêches, des propos tendant à légitimer la lutte armée", et où était mis en oeuvre un "endoctrinement de la jeunesse", en particulier par la mise à sa disposition d'ouvrages antisémites.

Le juge des référé estime en conséquence que le décret de dissolution de Jonas Paris n'a pas à être suspendu, conformément à toute la jurisprudence antérieure.





Les Indégivrables. Xavier Gorce. mars 2019

L'expulsion de l'imam de Pessac


La seconde décision du 17 septembre 2024, celle qui refuse la suspension de l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac, s'inscrit, elle aussi, dans une jurisprudence bien connue.

On observe que la procédure utilisée est celle de l'expulsion en urgence absolue prévue à l'article 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Elle dispense l'administration de certaines formes et procédures, et notamment de la comparution de l'intéressé devant la commission départementale d'expulsion. En revanche, les étrangers concernés sont ceux, et seulement ceux, qui ont des "comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principe de la République ou (...) constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes". Dans ce cas, il devient possible d'expulser une personne, même titulaire du statut de réfugié, même implantée en France depuis très longtemps (depuis vingt ans, ou depuis l'âge de treize ans). 

Ces règles incitent le juge à exercer un contrôle approfondi, car l'administration peut être tentée d'utiliser la procédure d'urgence absolue pour éloigner des personnes qui ne sont pas spécialement dangereuses, mais qui sont installées en France depuis une durée qui interdit l'expulsion de droit commun.

Tel est le cas de l'imam de Pessac, dont la commission départementale avait refusé l'expulsion selon la procédure de droit commun le 31 mai 2024. Cette décision était juridiquement fondée, dès lors que l'intéressé résidait en France depuis plus de vingt ans. L'administration s'est alors tournée vers la procédure d'urgence absolue.

Le juge des référés examine donc avec une attention particulière les motifs invoqués. Sa jurisprudence l'y incite. Il recherche notamment quels sont les "intérêts fondamentaux" menacés par la présence de l'étranger sur le territoire. Dans un arrêt Chibani du 20 juillet 1998, il estimait déjà que des liens avec des mouvements terroristes, même sans passage à l'acte, suffisent à caractériser cette menace. 

Le législateur a peu à peu élargi le nombre des motifs susceptibles de justifier l'expulsion en urgence absolue. Cette procédure a été récemment utilisée à l'égard de l'imam Iquioussen qui tenait des propos antisémites et qui avait toujours prôné "la soumission de la femme à l'homme". L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 30 août 2022 confirme ainsi que la "provocation à la discrimination" s'applique aussi aux femmes. 

La décision du 17 septembre 2024 s'appuie sur des motifs qui constituent une combinaison des jurisprudences antérieures. D'une part, il est reproché à l'imam d'avoir justifié des actes terroristes en critiquant notamment l'action de la France au Sahel et spécialement au Niger, pays dont il est ressortissant. D'autre part, depuis le 7 octobre 2023, il a tenu des propos de nature à inciter à la radicalisation et à la commission d'actes antisémites. De cette décision, on peut donc déduire que l'expulsion en urgence absolue est une procédure utile dans la lutte contre un islam radical qui développe des discours antisémites.

Bien entendu, il convient de relativiser l'impact de cette procédure. Elle ne concerne, à l'évidence, que les personnes de nationalité étrangère et l'on sait que l'imam Iquioussen comme l'imam de Pessac n'avaient pas adopté la nationalité française alors qu'ils demeuraient depuis très longtemps en France. En outre, cette procédure n'est efficace que si les autorités du pays de renvoi acceptent de délivrer le visa de retour, ce qui n'est pas toujours le cas. L'expulsion en urgence absolue se heurte ainsi aux réalités politiques.

Cela n'empêche pas de constater un réel renforcement des moyens juridiques de nature à lutter contre le salafisme. Certes, on objectera que des associations dissoutes peuvent se reconstituer de manière plus ou moins occulte, que des personnes expulsées peuvent revenir clandestinement ou être remplacées dans leurs fonctions par d'autres extrémistes. Mais l'existence même de ces procédures permet d'identifier les intéressés, de dissuader ceux qui voudraient courir les mêmes risques, et surtout d'affirmer une volonté politique de lutter contre le fondamentalisme religieux.


L'expulsion en urgence absolue : chapitre 5, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur Amazon






mardi 17 septembre 2024

Injure et diffamation à Hénin-Beaumont



Dans une décision du 10 septembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme que des injures publiques, au sens pénal du terme, peuvent être échangées relativement librement, lorsqu'elles s'inscrivent dans un débat électoral.

Le 29 juillet 2020, le maire d'Hénin-Beaumont avait porté plainte pour injure publique envers un citoyen chargé d'un mandat public à l'encontre d'un militant local du PCF, également syndicaliste enseignant. Celui-ci commentait la décision de l'élu de retirer de la médiathèque le journal Libération qui avait consacré un article à la crise du personnel municipal d'Hénin-Beaumont. Comparant cette pratique à celle d'un ancien maire de la ville, le militant déclarait, sur son compte Facebook, "Les héninois ont échangé un autocrate corrompu pour un autocrate raciste au comportement de patron-voyou harceleur avec les agents".


L'injure


Aux termes de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, une injure désigne "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne referme l'imputation d'aucun fait". A cette définition de droit commun s’ajoutent des incriminations spécifiques, lorsque l’injure a un contenu discriminatoire (art. 33) ou lorsqu'elle est liée aux fonctions publiques exercées par le destinataire. L'article 31 de la loi punit ainsi d'une amende de 45 000 € et d'une peine de travaux d'intérêt général l'injure adressée à "un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent". Tel est évidemment le cas d'un élu.

Les juges du fond ont admis, à juste titre, le caractère injurieux des propos et notamment de la qualification d'"autocrate raciste". Ils ne reposent en effet sur aucun fait précis susceptible d’être discuté devant le juge, ce qui les distingue des propos diffamatoires. Dans une décision du 7 décembre 2010, la Chambre criminelle considérait déjà comme injurieux un tract affirmant que les agents de police étaient « familiers des idées racistes ». Pour le juge, il s'agit là d'une opinion critique, et même très critique, appuyée sur aucun fait précis. Quant au caractère public de l'injure, il ne saurait être discuté, puisque les propos litigieux ont été publiés dans Libération.

Reste que la définition de l'injure comporte un autre critère, reposant sur son caractère excessif. Et sur ce point, la jurisprudence se montre de plus en plus tolérante, sous l'influence d'un droit européen. La Cour de cassation, dans un arrêt du 25 octobre 2019, rappelle que cette tolérance repose sur trois critères alternatifs. 

Le premier ne mérite guère que l'on s'y attarde, car il repose sur le caractère satirique de l'expression. S'il permet d'écarter l'injure lorsque Charlie Hebdo use de son humour provocateur, il ne s'applique évidemment pas au syndicaliste d'Hénin-Beaumont, qui semble peu porté sur l'humour.

Le second est plus intéressant, car le juge examine si l'injure s'intègre ou non dans un "débat d'intérêt général", notion développée par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 11 décembre 2018, la chambre criminelle rattache ainsi au débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y sont pourtant traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais ces propos, « pour outranciers, injustes ou vulgaires qu’ils puissent être regardés », entendent dénoncer le racisme dans la société. Dans la décision du 10 septembre 2024, le contexte de la campagne municipale à Hénin-Beaumont suffit à faire entrer les propos injurieux dans le "débat d'intérêt général". 

Le troisième critère enfin repose sur la notoriété de la personne visée. Dès sa décision du 26 avril 1995 Prager et Oberschlick c. Autriche, la CEDH observait que le débat public pouvait parfois comporter « une certaine dose d’exagération, voire de provocation ».  Elle ne considérait donc pas comme injurieux un article traitant d’« imbécile » le responsable d’un parti politique autrichien. La cour d'appel de Paris, de son côté, refusait, le 5 octobre 2012, de qualifier d’injure les paroles d’un chanteur de rap appelant à mettre  un « billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d’E. Z".  Dans le cas présent, le maire visé par l'injure est une personnalité politique connue, un cadre du Rassemblement National dont la notoriété dépasse les limites de la ville.

Deux critères sur trois sont donc réunis, et le caractère injurieux des propos n'est donc finalement pas retenu. L'évolution jurisprudentielle témoigne ainsi d'une très grande tolérance quant au contenu, injurieux ou non, du débat politique. Si l'injure n'a pas disparu, elle n'est pratiquement plus sanctionnée, sauf lorsqu'elle devient franchement discriminatoire.

 


Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968


La diffamation


Le maire d'Hénin-Beaumont a bien compris cette difficulté. Devant la cour d'appel, il a soutenu que le délit d'injure était, en quelque sorte, absorbé par le délit de diffamation. L'arrêt énonçait donc que l'expression injurieuse "patron voyou harceleur" n'était pas détachable des propos relevant les pratiques autoritaires du maire à l'égard des agents municipaux. Il a été suivi par la Cour, qui a donc considéré que le délit d'injure ne pouvait être relevé seul.

Certes, mais le caractère diffamatoire des propos tenus n'est pas avéré, en l'absence de faits précis invoqués par leur auteur. La Cour de cassation exige en effet , dans un arrêt du 14 février 2006, une « articulation précise de faits de nature à être, sans difficultés, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ». Dans une décision du 25 juin 2010, l’Assemblée plénière est ainsi saisie du texte d’un rap très violent à l’égard de la police nationale : « Les rapports du ministre de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait jamais été inquiété ». En dépit de leur caractère outrancier, ces propos ne sont pas qualifiés de diffamation, dans la mesure où ils ne mentionnent aucun fait précis. 

La situation est identique à Hénin-Beaumont. Si le maire est dénoncé comme un "voyou, harceleur", aucun fait précis ne vient étayer l'accusation. Conformément à une jurisprudence désormais très classique, la diffamation ne saurait donc être retenue. 

L'arrêt laisse ainsi au lecteur un sentiment pour le moins mitigé. Certes, il est en faveur d'une liberté d'expression aussi large que possible et il est certainement utile de placer l'opposition, qu'elle soit municipale ou nationale, à l'abri de poursuites intempestives, sortes de procédures bâillon qui empêcheraient le débat politique. Il n'en demeure pas moins que l'on se retrouve devant une sorte de vide juridique. Il suffit en effet de tenir des propos d'une violence extrême, sans les rapporter à aucun fait précis, pour être protégé contre les poursuites pour injure ou diffamation. On perçoit alors un danger qui consiste à réduire le débat politique à un simple échange de noms d'oiseaux. 

 

vendredi 13 septembre 2024

Délit d'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire : la CEDH s'aligne sur le Conseil constitutionnel

La décision d'irrecevabilité Le Dall c. France rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 12 septembre 2024 marque l'échec d'une démarche militante visant à faire déclarer non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme le délit d'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire. 

Le requérant, M. Le Dall est le requérant idéal pour engager une telle action car il a accepté, par pure générosité, d'aider un ressortissant éthiopien venant d'Italie à pénétrer sur le territoire français de manière irrégulière. On lui a dit que cette personne était en situation de détresse psychologique, désireux de rejoindre sa famille en France, et M. Le Dall a donc conduit le migrant à Nice dans son véhicule personnel. Mais il a été intercepté par la police de l'air et des frontières. Il a finalement été condamné par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, statuant sur renvoi après cassation, à une amende de 3000 € avec sursis pour avoir aidé un étranger à rentrer sur le territoire de manière irrégulière. Son dernier pourvoi en cassation est rejeté en janvier 2023.

L'objet de son recours devant la CEDH est d'obtenir de la juridiction européenne une décision allant résolument à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, celle-ci n'a pas donné toute satisfaction aux associations d'aide aux migrants, loin de là. 

 

La jurisprudence constitutionnelle

 

La célèbre décision Cédric H. rendue par le Conseil constitutionnel le 6 juillet 2018 sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) avait pourtant suscité de grands espoirs. N'avait-elle pas consacré le principe de fraternité comme principe à valeur constitutionnelle ? Elle s'appuyait alors sur l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la devise de la République est "Liberté, Egalité, Fraternité". Et le Conseil fondait sur ce principe de fraternité une décision déclarant inconstitutionnel le délit d'aide au séjour irrégulier, prévue par l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA). La décision constituait, avant tout, une excellente opération de communication, car cette infraction n'était plus poursuivie lorsque la personne avait agi dans un but purement humanitaire, fournissant à un étranger un logement ou aide alimentaire par exemple. L'article L 622-4 du même code  prévoyait en effet une exemption pénale lorsque l'intéressé avait agi de manière gratuite et dans le seul but de fournir une aide de nature à préserver la dignité des personnes et leur intégrité physique.

Mais l'aide au séjour n'est pas l'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire. Il convient de bien distinguer les deux situations. L'aide à l'entrée irrégulière est toujours réprimée par l'article L 622-1 CESEDA. Elle demeure une infraction, pour deux raisons essentielles. D'une part l'aide à l'entrée fait naître une situation illicite, ce qui n'est pas le cas de l'aide au séjour, cette situation existant déjà, mais pas du fait de la personne poursuivie. D'autre part, ce délit permet de poursuivre les passeurs qui exploitent, et parfois rançonnent, les migrants désireux de pénétrer en France. Cette position a été clairement rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa  décision du 6 septembre 2018, portant sur la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie. L'espoir suscité par la QPC de juillet 2018 a fait long feu. Le principe de fraternité a seulement permis, jusqu'à aujourd'hui, de déclarer inconstitutionnelle une infraction qui n'était plus poursuivie.

 


 Le cadeau de César. René Goscinny et Albert Uderzo

 

La décision de la CEDH

 

Devant un tel blocage, le requérant se tourne donc vers la CEDH. Le requérant se fonde d'abord sur les articles 2 et 3 de la Convention européenne, puis sur les articles 8 et 9, mais sans succès.


Le droit à la vie et à la dignité

 estimant que les autorités ont manqué à leur obligation d'adopter des mesures adéquates pour protéger le droit à la vie et à la dignité des personnes vulnérables dans les zones frontalières, fussent-elles en situation irrégulière. En d'autres termes, le délit d'aide à l'entrée irrégulière emporterait une violation du droit humanitaire.

La CEDH n'entre même pas dans ce débat, tout simplement parce que le moyen pourrait être soulevé par une association d'aide aux migrants, mais pas par M. Le Dall. On constate que si celui-ci est défendu par Maître Spinosi, inlassable avocat de la cause des étrangers, aucune association ne s'est formellement jointe au recours. Cet oubli fâcheux rend le moyen irrecevable.

M. Le Dall n'est pas lui-même victime d'une violation des articles 2 et 3 de la Convention. Or, la jurisprudence de la CEDH interdit l'actio popularis, c'est-à-dire le fait pour un requérant de sa plaindre d'un acte simplement parce qu'il lui paraît enfreindre la Convention. Le requérant, dans le cas présent, n'est pas personnellement victime d'une atteinte au droit humanitaire.


Les articles 8 et 9


Il s'appuie aussi sur les articles 8 et 9 de la Convention. Le requérant considère que la condamnation qui le frappe porte atteinte à sa vie privée car elle nuit à sa réputation, à sa tranquillité et à ses ressources financières. Elle viole aussi sa liberté de penser et de manifester ses convictions, qui le conduisent à porter assistance, bénévolement, aux personnes vulnérables.

Le moyen est plus sérieux car, cette fois, M. Le Dall peut effectivement se présenter comme victime. Mais la CEDH l'écarte avec vigueur. 

L'atteinte à la vie privée est à peine évoquée, peut-être parce que l'atteinte aux ressources financières de M. Le Dall est on ne peut plus modeste, celui-ci ayant été condamné à une peine d'amende, assortie du sursis. Au demeurant, la Cour se borne à rappeler que la loi peut décider d'une ingérence dans la vie privée, si elle poursuit un but légitime et que cette ingérence est proportionnée à ce but. 

Il en est de même pour l'atteinte à la liberté d'exprimer ses convictions protégée par l'article 9 de la Convention. Celle-ci ne confère pas à l'individu le droit de commettre n'importe quel acte au motif qu'il repose sur ces convictions. Ce principe a déjà été affirmé à de multiples reprises, en particulier dans l'arrêt Leyla Şahin c. Turquie du 10 novembre 2005. A l'époque, la Cour écartait la revendication d'étudiantes turques s'appuyant sur leurs convictions religieuses pour revendiquer le droit de porter le voile dans les universités. De fait, la liberté d'exprimer ses convictions doit céder devant l'application de la loi, dès lors évidemment que cette loi est conforme à la Convention. 

Dans le cas présent, la loi française poursuit un but légitime, puisqu'il s'agit de protéger l'ordre public et d'exercer le droit de l'État de contrôler l'entrée et le séjour des étrangers. Ces principes trouvent leur origine dans le droit international, comme le rappelle l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. Les mesures prises par la France sont, aux yeux de la Cour, parfaitement proportionnées à ce but légitime, et la condamnation de M. Le Dall repose sur la loi, qu'il connaissait évidemment puisqu'il était lui-même militant associatif dans le domaine des droits des étrangers.

Cette décision d'irrecevabilité est sans surprise, mais elle présente l'intérêt de mettre une fin définitive aux tentatives visant à obtenir l'abrogation du délit d'aide à l'entrée irrégulière. Les doutes sur l'éventuelle inconventionnalité de cette infraction sont levés et c'est certainement une bonne chose, d'autant que l'on imaginait mal la Cour sanctionner une infraction que le Conseil constitutionnel avait validée à deux reprises. Si M. Le Dall est un militant sincère, guidé par des convictions purement altruistes, et d'ailleurs très légèrement condamné, ce n'est pas le cas de toutes les personnes poursuivies sur le fondement de ce délit. D'une manière générale, policiers et juges se concentrent surtout sur les passeurs, ceux qui profitent de la misère des migrants pour les exploiter avec le plus parfait cynisme. Sur ce plan, on ne saurait trop se féliciter du maintien dans le droit d'une infraction qui permet de punir ceux qui ne peuvent pas vraiment se prévaloir du principe de fraternité.

 

mardi 10 septembre 2024

CEDH : Les suites judiciaires de la tentative de coup d'État en Turquie


Dans son arrêt Yasak c. Turkiye du 27 août 2024, la CEDH se prononce, mais ce n'est pas la première fois, sur la situation juridique des personnes condamnées pour appartenance à un groupe terroriste armé, infraction ayant été le fondement de nombreuses poursuites après la tentative de coup d'État de juillet 2016.

M. Yasak est actuellement détenu à la prison de Corum en Turquie. Il a été condamné en 2018 à sept années et six mois d'emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste armée Fetullahiste, la FETÖ/PDY. Ce groupe islamiste, longtemps dirigé par Fetullah Gülen, est considéré par les autorités turques comme ayant participé à la tentative de coup d'État de juillet 2016. Il est présenté comme une organisation dotée d'une structure parallèle à celle de l'État noyautant les services publics, en particulier les établissements d'enseignement. M. Yasak ne nie pas son appartenance à ce groupe. Une fois sa condamnation devenue définitive, il saisit la Cour sur un double fondement.

 

Les conditions de détention

 

Il invoque d'abord l'article 3 de la Convention qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, à propos de la surpopulation carcérale dans la prison de Corum. Dans son arrêt du 23 décembre 2023, Ilerde et a. c. Turkiye, la Cour avait déjà observé la surpopulation des prisons turques. Il n'est alors pas contesté que celle-ci a un lien direct avec la tentative de coup d'État de juillet 2016, les autorités turques ayant jeté en prison bon nombre d'opposants. Quoi qu'il en soit, la Cour, dans l'arrêt Ilerde, s'était livré à une arithmétique de la population carcérale, tenant compte de la superficie accordée à chaque détenu, de son accès aux sanitaires dans des conditions convenables, à un espace aéré et à la lumière du jour.

La CEDH avait alors estimé qu'un espace inférieur à 3 m2 par détenu était toujours constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, et qu'un espace supérieur à 4 m2 pouvait être considéré comme suffisant, sauf si d'autres mauvais traitements pouvaient être invoqués. En l'espèce, les requérants invoquaient les nuisances sonores et l'insuffisance dans la distribution d'eau potable. Mais la Cour juge que ces inconvénients sont ceux qui existent dans tout établissement pénitentiaire, ajoutant que les détenus pouvaient acheter au maximum 15 litres d'eau par semaine. Pour la Cour, le mauvais traitement n'est pas suffisamment grave pour devenir inhumain ou dégradant.

Quant aux détenus disposant d'un espace entre 3 et 4 m2, ils ne sont pas non plus victimes d'un traitement inhumain ou dégradant s'ils disposent d'un accès suffisant aux sanitaires et si l'administration pénitentiaire s'efforce d'améliorer leur situation, notamment en leur fournissant une literie acceptable. Tel fut les cas des détenus de l'arrêt Ilerde, dès lors que les prisons où ils étaient enfermés se sont quelque peu vidées au fur et à mesure de l'atténuation des conséquences pénitentiaires de la tentative de coup d'État.

L'arrêt Yasak reprend exactement cette jurisprudence récente. Le requérant, en moins de trois ans, est passé d'un espace de 3, 6 m2 à 6 m2, ce qui témoigne d'un effort de l'administration pénitentiaire pour améliorer les conditions de détention. Quant au fait qu'il dorme sur un matelas posé à même le sol, ce n'est certes pas plaisant, mais la Cour considère que cette situation n'emporte pas un seuil de gravité suffisant pour entraîner une violation de l'article 3. La Cour se réfère ainsi à sa décision Ananyev et a. c. Russie du 10 janvier 2012, selon laquelle le fait de dormir sur un matelas ne devient inhumain et dégradant que si le détenu dispose de moins de 3 m2 d'espace personnel.

Cette jurisprudence a pu être dénoncée comme manquant de souplesse, mais elle présente l'avantage de donner aux États membres une information claire sur les risques de sanction qu'ils encourent au niveau européen. On se souvient que la France a été condamnée dans l'arrêt J.M.D. et autres du 30 janvier 2020 pour le traitement inhumain qu'entraine une situation permanente de surpopulation dans ses prisons. L'État n'était pas parvenu, en effet, à démontrer que les détenus y disposaient d'au moins 3m2 d'espace personnel.

 


Marche pour la cérémonie des Turcs. Jean-Baptiste Lully

Ensemble Modo Antiquo


 

La prévisibilité de la loi

 

Le second moyen développé par M. Yasak est la violation de l'article 7 de la convention. Il énonce que "nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise". De cette formulation, la CEDH déduit que le principe "Nullum crimen, nulla poena sine lege" est applicable en droit européen.

En l'espèce, le requérant invoque le fait que le mouvement  FETÖ/PDY n’a pas été qualifié d’organisation terroriste avant la fin de l’année 2013. Or, M. Yasak a été condamné pour le soutien apporté à l'organisation avant cette date. La question avait déjà été posée dans l'arrêt de Grande Chambre Yüksel Yalçinkaya c. Turquie le 26 septembre 2023. A l'époque, le requérant avait été condamné pour appartenance à une organisation terroriste, mais l'accusation reposait largement sur l'utilisation d'une messagerie cryptée juste avant la tentative de coup d'État de juillet 2016. Dans ces conditions, la CEDH a estimé que le fait que le mouvement n'ait pas encore été qualifié d'organisation terroriste armée selon les formes prévues par le droit interne ne suffit pas à rendre la condamnation de l'intéressé incompatible avec l'article 7. 

Déjà dans un arrêt du 3 décembre 2019, la CEDH en avait jugé ainsi dans un arrêt Parmak et Bakir c. Turquie. La responsabilité pénale des membres d'un groupe ultérieurement qualifié de terroriste pouvait être engagée s'ils avaient agi "sciemment et volontairement". La situation de M. Yasak n'est donc pas différente et la Cour estime qu'il a pu être condamné pour ses liens avec un groupe terroriste armé, qui n'était pas encore qualifié comme tel par le droit turc. De manière très classique ensuite, la Cour constate que l'infraction d'appartenance à un groupe terroriste armé est suffisamment caractérisée dans le droit turc, et que les éléments matériels et intentionnels étaient réunis. 

La décision semble ainsi s'inscrire dans une jurisprudence constante, jurisprudence qui d'ailleurs concerne à peu près exclusivement la Turquie. Le seul étonnement que suscite cet arrêt est précisément une certaine forme de conformisme. On voit ainsi la CEDH faire preuve de compréhension à l'égard de la surpopulation des prisons turques, liée à la répression contre une tentative de coup d'État. L'arrêt ne mentionne pas que cette répression a aussi eu pour effet d'enfermer des opposants au régime, n'ayant aucun lien avec une activité terroriste. De même, la Cour écarte toute analyse de la définition que donne le droit turc de la notion de groupe armé terroriste, laissant finalement une autonomie complète à l'État dans ce domaine. Il est permis de penser que le droit turc pourrait susciter un contrôle plus attentif de la Cour européenne.

La principe de légalité des délits et des peines : Chapitre 4 section 1 § 1 A du manuel de Libertés sur internet