L'arrêt
J.M.D. et autres rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 30 janvier 2020 condamne la France pour les conditions de détention dans des prisons particulièrement surpeuplées. Saisie par 32 détenus des établissements pénitentiaires de Fresnes, Ducos (Martinique), Nuutania (Polynésie), Nice, Nîmes et Fresnes, la CEDH voit dans leur situation une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants.
La surpopulation carcérale
Cette décision n'a rien de surprenant. Elle était au contraire parfaitement prévisible. La CEDH cite ainsi les rapports du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), du Comité européen pour la prévention de la torture et d'autres institutions. Tous dénoncent une situation catastrophique dans les prisons françaises. En janvier 2015, au moment du dépôt de la requêtes, le taux d'occupation du centre pénitentiaire de Ducos était de 213, 7 % en maison d'arrêt et de 124,6 % dans le centre de détention. A Nuutania, les chiffres étaient de 143 % et de 185,7 %. A Nîmes, le taux de surpopulation était de 215 %, et à Fresnes de 195,6 %. D'une manière générale, la Cour observe que cette densité n'a guère évolué de 2015 à 2019. La conséquence en est que les détenus disposaient souvent d'un espace personnel inférieur à 3 m2 et que la vétusté des cellules, la situation sanitaire et les conditions d'hygiène étaient souvent catastrophiques.
Le surpeuplement carcéral est si
important aux yeux de la Cour qu'il peut constituer, à lui seul, un
traitement inhumain et dégradant au sens de la Convention (CEDH,
15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie).
D'une manière générale, la Cour estime précisément que l'atteinte à l'article 3 est
constituée si chaque détenu ne dispose pas d'au moins 3m2 dans une cellule collective. Il y a alors présomption d'une violation de l'article 3 et il appartient à l'Etat défendeur de démontrer l'absence d'une telle atteinte. En l'espèce, les autorités françaises ne parviennent pas à apporter d'éléments convaincants, d'autant que la CEDH observe, qu'à l'exception de la prison de Nîmes, les statistiques sérieuses font cruellement défaut. De fait, la France a déjà été condamnée, par exemple dans la décision
Yengo c. France du 21 mai 2015, qui sanctionne la situation dans la prison de Nouméa.
L'absence d'arrêt pilote
La France échappe tout de même à la procédure de l'arrêt pilote. Initiée
en 2004 avec l'arrêt Broniowski c. Pologne, cette procédure permet à la Cour d'identifier des problèmes structurels sous-jacents à des affaires répétitives et de demander à l'Etat concerné de les traiter en lui indiquant quelles mesures d'amélioration doivent être envisagées. C'est donc un moyen d'accélérer les procédures car ces affaires font l'objet d'un traitement prioritaire et de poser des principes qui s'imposeront aux Etats concernés. Or, les recours adressés à la CEDH par des détenus français sont particulièrement nombreux, comme en témoigne la présente affaire qui voit joindre 32 requêtes. Et il faut bien reconnaître que la situation des prisons françaises relève de la maladie chronique
Surtout, la CEDH n'a pas hésité, dans son arrêt
Iacov Stanciu du 24 juillet 2012, à utiliser la procédure de l'arrêt pilote pour condamner la Roumanie, puis l'Italie dans la décision
Torregiani de janvier 2013, deux Etats précisément mis en cause pour l'organisation même de leur système pénitentiaire. Pour le moment, la France échappe à l'humiliation de l'arrêt-pilote, procédure qui laisse entendre que l'Etat n'est pas suffisamment efficace ou volontaire pour résoudre la question de la surpopulation carcérale. L'arrêt sonne toutefois comme un avertissement car la Cour se réfère aux difficultés "structurelles" des prisons françaises. On peut penser que la prochaine étape sera l'arrêt pilote.
Mais cette question de l'encombrement des prisons ne doit pas masquer l'autre intérêt, essentiel, de l'arrêt JMB et autres. Car la France est aussi sanctionnée sur le fondement de l'article 13, pour manquement au droit à un recours effectif. La CEDH marque en effet les limites du référé-liberté, pourtant présenté par le Conseil d'Etat comme un instrument quasi-parfait de protection des droits des personnes.
Les prisons de Nantes. Tri Yann
Le référé-liberté
Dans sa
décision Ananyev et autres du 10 janvier 2012, la CEDH rappelle que le recours offert aux personnes détenues doit être de nature à empêcher la continuation de la violation de l'article 3, de permettre une amélioration des conditions matérielles de détention, voire de mettre fin à une incarcération. Certes, le recours n'est pas nécessairement judiciaire et un juge administratif peut être compétent, s'il est indépendant et est en mesure de mettre fin au problème à l'origine des griefs.
Dans l'arrêt
Yengo de 2015, la CEDH avait déjà observé qu'aucune juridiction française n'avait jamais ordonné la mise en liberté d'un détenu en se fondant sur le caractère inhumain et dégradant de ses conditions de détention. Certes, la Cour prend acte que des décisions contraignantes ont été prises, comme
l'ordonnance du 22 décembre 2012 par laquelle le juge des référés du Conseil d'Etat ordonne la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes.
Mais la présente affaire montre les limites du référé pour résoudre les
problèmes de surpopulation. En effet, le pouvoir d'injonction du juge a
une portée limitée. Il n'est pas autorisé à exiger des mesures
de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais
seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un
problème conjoncturel. Surtout, dans le cas de la surpopulation
carcérale, le pouvoir du juge se heurte tout simplement à la loi qui oblige un directeur de prison à incarcérer toute personne mise sous écrou. Enfin, la CEDH observe que les injonctions du juge des référés sont parfois exécutées avec une lenteur étudiée, d'autant que les budgets consacrés au service public pénitentiaire sont clairement insuffisants. De tous ces éléments, la Cour déduit que le référé offert aux personnes détenues n'est pas un recours suffisant, au sens de l'article 13 de la Convention.
Cette analyse du référé-liberté pourrait être réalisée dans bien d'autres domaines que celui de l'administration pénitentiaire et peut-être serait-il temps de réfléchir à des procédures plus efficaces ? Quoi qu'il en soit, au-delà du caractère prévisible, la question de la surpopulation carcérale demeure posée. L'inaction des autorités françaises risque finalement de conduire à une certaine forme de dessaisissement, et la CEDH pourrait bientôt, dans un arrêt pilote, dicter les mesures à prendre. Or, l'intervention récente de la ministre de la Justice, énumérant les peines alternatives à la prison pour justifier l'inertie actuelle, semble une réponse tout à fait inadaptée. A ses yeux, il suffit en effet de vider les prisons pour lutter contre la surpopulation carcérale..
Sur les traitements inhumains et dégradants : Chapitre 7, section 1 § 2 du
manuel de Libertés publiques sur internet.
Deux remarques sur votre analyse de très grande qualité juridique.
RépondreSupprimerLa première est que le résultat - même si nous n'en sommes pas encore au stade de l'arrêt pilote - n'est pas à l'honneur de la patrie autoproclamée des droits de l'homme.
La seconde est que nous sommes pleinement rassurés sur le professionnalisme du Conseil d'Etat. Il suffit de se rapporter à un extrait choisi de l'entretien accordé par son vice-président, Bruno Lasserre (mis en examen pour complicité de harcèlement moral !) au quotidien Le Monde du 7 février 2020 en page 8 ("Le Conseil d'Etat n'a de comptes à régler avec personne") :
"Il ne faut pas surinterpréter ces événements. Le Conseil d'Etat est composé de juristes mus par deux exigences : la rigueur et l'impartialité. Nous ne cherchons pas la publicité. Nous ne situons pas dans le jeu politique. Le Conseil d'Etat est indépendant et n'a de comptes à régler avec personne. Nous disons le droit de manière sereine, sans arrière-pensées".
La conclusion, qui s'applique au mot près aux vénérables membres du Conseil d'Etat, revient à Coluche : "Les hommes politiques font quelques années de Droit à l'école et toutes les autres de travers".
Tout ceci est attristant. Merci pour votre analyse brillante.
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