L'
Union des industriels de la protection des plantes (UIPP) regroupe des entreprises qui produisent et vendent des produits phytopharmaceutiques utilisés dans l'agriculture. Elle pose une question prioritaire de constitutionnalité portant (QPC) sur les dispositions de la
loi du 30 octobre 2018 (loi egalim) entrées en vigueur le 1er janvier 2020. Intégrées à l'
article L 253-8 du code rural, elles interdisent "
à compter du 1er janvier 2022 la production, le
stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant
des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la
protection de la santé humaine ou animale ou de l'environnement". Ce texte met en oeuvre le
règlement européen du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.
Le coup est rude pour les entreprises qui avaient l'habitude de fabriquer en France des pesticides non autorisés dans notre pays, pour les exporter en dehors de l'espace européen. Ils y voient une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre, moyen essentiel de leur QPC. Mais le Conseil, lui, fait prévaloir ce nouvel "objectif de valeur constitutionnelle".
La liberté d'entreprendre
Depuis sa
décision du 16 janvier 2001,
le Conseil constitutionnel affirme que la liberté d'entreprendre trouve
son fondement dans l'article 4 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789. Il affirme en même temps que le législateur peut lui apporter
des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées
par l'intérêt général. Par voie de conséquence, le
Conseil exerce un contrôle de proportionnalité, dans lequel il apprécie
la conciliation opérée par le législateur entre la liberté
d'entreprendre et les normes de valeur constitutionnelle.
Le précédent de 2015
Tout l'intérêt de la décision réside dans le fait que le Conseil aurait parfaitement affirmer l'inconstitutionnalité de la disposition contestée en se fondant tout simplement sur sa propre jurisprudence. Dans sa d
écision du 17 septembre 2015, il s'était déjà prononcé sur la conformité à la Constitution de la
loi du 24 décembre 2012 suspendant
la fabrication, la mise sur le marché, l'exportation et l'importation
de tout plastique alimentaire contenant du bisphénol A. Là encore, il était saisi par les professionnels du secteurs.
A l'époque, le Conseil constitutionnel s'était essentiellement fondé sur la protection de la santé
publique qualifiée d'"exigence constitutionnelle", et fondée sur le
Préambule de la Constitution de 1946 (al. 11). Il avait alors rendu une décision quelque peu byzantine. Il estimait en effet que la suspension de l'importation et
de la mise sur le marché du bisphénol A ne portait pas une atteinte disproportionnée à
la liberté d'entreprendre. En revanche, sa fabrication et son exportation "
apportaient à la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne sont pas en lien avec l'objectif poursuivi".
Cette distinction subtile
trouvait son origine dans une définition de la liberté d'entreprendre
dans sa dimension en quelque sorte mondialisée. En interdisant la fabrication et
l'exportation de produits à base de bisphénol A, le législateur avait, aux yeux du Conseil, provoqué une distorsion de concurrence, pénalisant les
entreprises françaises du secteur. Certes, mais cela n'avait pas empêché certains commentateurs de déduire que le Conseil interdisait aux industriels
d'empoisonner les consommateurs français, mais les autorisait à
empoisonner les étrangers.
Il ne fait guère de doute que l'UIPP s'appuyait sur cette jurisprudence, et que ses membres entendaient se voir reconnaître le droit d'exporter en dehors de l'Europe des pesticides prohibés sur son territoire.
Audience délocalisée du Conseil constitutionnel
Les joies du monde moderne. Voutch. 2015
La santé publique
Le problème est que l'impératif de santé publique figurant dans le Préambule de 1946 se révèle d'un usage délicat pour le Conseil constitutionnel. Dans sa jurisprudence traditionnelle, il n'exerce qu'un contrôle modeste sur les restrictions à la liberté d'entreprendre
destinées à protéger la santé publique. Dans sa
décision QPC du 16 mai 2012 rendue à propos de la loi autorisant le prélèvement de cellules souches sur l'embryon, il affirme ainsi qu'il "
ne
dispose pas d'un pouvoir général (...) de remettre en cause, au regard
de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions prises
par le législateur". Cette formule est ensuite reprise par la
décision QPC du 20 mars 2015 pour justifier la vaccination obligatoire imposée par le législateur au
nom des impératifs de santé publique.
Dans le cas de la QPC déposée par les entreprises produisant des produits phytopharmaceutiques, il ne fait guère de doute que le Conseil n'entendait pas pénétrer dans un débat technique sur leurs effets nuisibles. Il a préféré s'appuyer sur une disposition qui lui permet d'affirmer son attachement aux valeurs de l'écologie et de l'environnement, à partir d'une norme à laquelle on peut faire dire absolument ce que l'on veut.
La Charte de l'environnement
La
Charte de l'environnement répond exactement à cet objectif. Issue des travaux de la Commission Coppens, elle a été intégrée en 2005 dans la Constitution. Le Conseil constitutionnel, dans une
décision du 19 juin 2008, a considéré que "
l'ensemble des droits et devoirs" définis dans ce texte "
ont valeur constitutionnelle". Prudent, il a toutefois estimé que toutes ses dispositions ne pouvaient pas également être invoquées à l'appui d'une QPC.
Précisément, à propos de celles figurant dans le préambule de la Charte, le Conseil s'est déjà prononcé sur l'alinéa 7 qui affirme que "
la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation". Il a certes admis la valeur constitutionnelle de cette disposition dans une
décision du 10 novembre 2011 Mme Ekaterina B. Mais il a rapidement posé des limites à l'influence de ce préambule. Et son propos était alors très net : "
Considérant que, si ces alinéas ont valeur constitutionnelle, aucun
d'eux n'institue un droit ou une liberté que la Constitution garantit ;
qu'ils ne peuvent être invoqués à l'appui d'une question prioritaire de
constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution".
La décision du 31 janvier 2020 s'analyse ainsi comme un véritable revirement, le Conseil entendant désormais conférer un contenu au préambule de la Charte. En l'espèce, le nouvel objectif de valeur constitutionnelle énoncé par le Conseil se fonde sur les dispositions du préambule, qu'il cite dans sa décision : " L'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son
milieu naturel … l'environnement est le patrimoine commun des êtres
humains… la préservation de l'environnement doit être recherchée au même
titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation … afin
d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux
besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des
générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres
besoins".
Certes, nul ne contestera le fond d'une décision qui aura pour effet d'empêcher les entreprises d'exporter des produits toxiques vers des pays qui ne sont pas protégés par les standards européens. Il n'empêche toutefois que l'on peut faire dire ce que l'on veut à un tel discours. Et l'on finit par comprendre que, pour le Conseil, une inconstitutionnalité sur ce fondement est beaucoup plus intéressante qu'une inconstitutionnalité reposant sur des motifs de santé publique. Aucun besoin cette fois d'expertises techniques ou scientifiques, le Conseil peut faire ce qu'il veut, décider en maître ce que sera "la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins".
Autant dire que la décision a un double avantage. D'une part, elle offre au Conseil, une formidable occasion d'affirmer son engagement pour l'environnement. Son président, dont on rappellera qu'il cumule ses fonctions avec celles de président du groupe d'experts pour le Pacte mondial de l'environnement sans que cela ne choque personne, n'est certainement pas étranger à cette opération de Greenwashing. D'autre part, et cette fois, il s'agit d'une évolution bien plus substantielle, la Charte pour l'environnement offre aussi au Conseil une sorte de "couteau suisse" constitutionnel. Le flou de ses dispositions lui donne en effet l'immense pouvoir de créer à peu près n'importe quel principe, et finalement de renforcer son pouvoir. Avouons qu'apparaître comme le champion de l'écologie en accroissant sa propre puissance, c'est plutôt une habile opération.
Sur la liberté d'entreprendre : Chapitre 13, section 1 § 2 du
manuel de Libertés publiques sur internet.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire