« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 13 septembre 2024

Délit d'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire : la CEDH s'aligne sur le Conseil constitutionnel

La décision d'irrecevabilité Le Dall c. France rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 12 septembre 2024 marque l'échec d'une démarche militante visant à faire déclarer non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme le délit d'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire. 

Le requérant, M. Le Dall est le requérant idéal pour engager une telle action car il a accepté, par pure générosité, d'aider un ressortissant éthiopien venant d'Italie à pénétrer sur le territoire français de manière irrégulière. On lui a dit que cette personne était en situation de détresse psychologique, désireux de rejoindre sa famille en France, et M. Le Dall a donc conduit le migrant à Nice dans son véhicule personnel. Mais il a été intercepté par la police de l'air et des frontières. Il a finalement été condamné par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, statuant sur renvoi après cassation, à une amende de 3000 € avec sursis pour avoir aidé un étranger à rentrer sur le territoire de manière irrégulière. Son dernier pourvoi en cassation est rejeté en janvier 2023.

L'objet de son recours devant la CEDH est d'obtenir de la juridiction européenne une décision allant résolument à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, celle-ci n'a pas donné toute satisfaction aux associations d'aide aux migrants, loin de là. 

 

La jurisprudence constitutionnelle

 

La célèbre décision Cédric H. rendue par le Conseil constitutionnel le 6 juillet 2018 sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) avait pourtant suscité de grands espoirs. N'avait-elle pas consacré le principe de fraternité comme principe à valeur constitutionnelle ? Elle s'appuyait alors sur l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la devise de la République est "Liberté, Egalité, Fraternité". Et le Conseil fondait sur ce principe de fraternité une décision déclarant inconstitutionnel le délit d'aide au séjour irrégulier, prévue par l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA). La décision constituait, avant tout, une excellente opération de communication, car cette infraction n'était plus poursuivie lorsque la personne avait agi dans un but purement humanitaire, fournissant à un étranger un logement ou aide alimentaire par exemple. L'article L 622-4 du même code  prévoyait en effet une exemption pénale lorsque l'intéressé avait agi de manière gratuite et dans le seul but de fournir une aide de nature à préserver la dignité des personnes et leur intégrité physique.

Mais l'aide au séjour n'est pas l'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire. Il convient de bien distinguer les deux situations. L'aide à l'entrée irrégulière est toujours réprimée par l'article L 622-1 CESEDA. Elle demeure une infraction, pour deux raisons essentielles. D'une part l'aide à l'entrée fait naître une situation illicite, ce qui n'est pas le cas de l'aide au séjour, cette situation existant déjà, mais pas du fait de la personne poursuivie. D'autre part, ce délit permet de poursuivre les passeurs qui exploitent, et parfois rançonnent, les migrants désireux de pénétrer en France. Cette position a été clairement rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa  décision du 6 septembre 2018, portant sur la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie. L'espoir suscité par la QPC de juillet 2018 a fait long feu. Le principe de fraternité a seulement permis, jusqu'à aujourd'hui, de déclarer inconstitutionnelle une infraction qui n'était plus poursuivie.

 


 Le cadeau de César. René Goscinny et Albert Uderzo

 

La décision de la CEDH

 

Devant un tel blocage, le requérant se tourne donc vers la CEDH. Le requérant se fonde d'abord sur les articles 2 et 3 de la Convention européenne, puis sur les articles 8 et 9, mais sans succès.


Le droit à la vie et à la dignité

 estimant que les autorités ont manqué à leur obligation d'adopter des mesures adéquates pour protéger le droit à la vie et à la dignité des personnes vulnérables dans les zones frontalières, fussent-elles en situation irrégulière. En d'autres termes, le délit d'aide à l'entrée irrégulière emporterait une violation du droit humanitaire.

La CEDH n'entre même pas dans ce débat, tout simplement parce que le moyen pourrait être soulevé par une association d'aide aux migrants, mais pas par M. Le Dall. On constate que si celui-ci est défendu par Maître Spinosi, inlassable avocat de la cause des étrangers, aucune association ne s'est formellement jointe au recours. Cet oubli fâcheux rend le moyen irrecevable.

M. Le Dall n'est pas lui-même victime d'une violation des articles 2 et 3 de la Convention. Or, la jurisprudence de la CEDH interdit l'actio popularis, c'est-à-dire le fait pour un requérant de sa plaindre d'un acte simplement parce qu'il lui paraît enfreindre la Convention. Le requérant, dans le cas présent, n'est pas personnellement victime d'une atteinte au droit humanitaire.


Les articles 8 et 9


Il s'appuie aussi sur les articles 8 et 9 de la Convention. Le requérant considère que la condamnation qui le frappe porte atteinte à sa vie privée car elle nuit à sa réputation, à sa tranquillité et à ses ressources financières. Elle viole aussi sa liberté de penser et de manifester ses convictions, qui le conduisent à porter assistance, bénévolement, aux personnes vulnérables.

Le moyen est plus sérieux car, cette fois, M. Le Dall peut effectivement se présenter comme victime. Mais la CEDH l'écarte avec vigueur. 

L'atteinte à la vie privée est à peine évoquée, peut-être parce que l'atteinte aux ressources financières de M. Le Dall est on ne peut plus modeste, celui-ci ayant été condamné à une peine d'amende, assortie du sursis. Au demeurant, la Cour se borne à rappeler que la loi peut décider d'une ingérence dans la vie privée, si elle poursuit un but légitime et que cette ingérence est proportionnée à ce but. 

Il en est de même pour l'atteinte à la liberté d'exprimer ses convictions protégée par l'article 9 de la Convention. Celle-ci ne confère pas à l'individu le droit de commettre n'importe quel acte au motif qu'il repose sur ces convictions. Ce principe a déjà été affirmé à de multiples reprises, en particulier dans l'arrêt Leyla Şahin c. Turquie du 10 novembre 2005. A l'époque, la Cour écartait la revendication d'étudiantes turques s'appuyant sur leurs convictions religieuses pour revendiquer le droit de porter le voile dans les universités. De fait, la liberté d'exprimer ses convictions doit céder devant l'application de la loi, dès lors évidemment que cette loi est conforme à la Convention. 

Dans le cas présent, la loi française poursuit un but légitime, puisqu'il s'agit de protéger l'ordre public et d'exercer le droit de l'État de contrôler l'entrée et le séjour des étrangers. Ces principes trouvent leur origine dans le droit international, comme le rappelle l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. Les mesures prises par la France sont, aux yeux de la Cour, parfaitement proportionnées à ce but légitime, et la condamnation de M. Le Dall repose sur la loi, qu'il connaissait évidemment puisqu'il était lui-même militant associatif dans le domaine des droits des étrangers.

Cette décision d'irrecevabilité est sans surprise, mais elle présente l'intérêt de mettre une fin définitive aux tentatives visant à obtenir l'abrogation du délit d'aide à l'entrée irrégulière. Les doutes sur l'éventuelle inconventionnalité de cette infraction sont levés et c'est certainement une bonne chose, d'autant que l'on imaginait mal la Cour sanctionner une infraction que le Conseil constitutionnel avait validée à deux reprises. Si M. Le Dall est un militant sincère, guidé par des convictions purement altruistes, et d'ailleurs très légèrement condamné, ce n'est pas le cas de toutes les personnes poursuivies sur le fondement de ce délit. D'une manière générale, policiers et juges se concentrent surtout sur les passeurs, ceux qui profitent de la misère des migrants pour les exploiter avec le plus parfait cynisme. Sur ce plan, on ne saurait trop se féliciter du maintien dans le droit d'une infraction qui permet de punir ceux qui ne peuvent pas vraiment se prévaloir du principe de fraternité.

 

1 commentaire:

  1. Il faut le reconnaître, tous les arguties juridiques utilisés par la Cour - dont nous partageons la conclusion - sont incompréhensibles pour le commun des mortels que nous sommes. Cette manière de traiter ces questions fait partie de l'ADN de la juridiction strasbourgeoise.

    Il est clair que la CEDH est confrontée à un choix cornélien : admettre le bienfondé par nature de toute aide fournie à un migrant au nom des droits sacrés de la personne ou bien mettre des limites strictes (et non sujettes à questionnement) à ces droits au nom du réalisme politique. Elle ne doit pas perdre de vue que, un à un, les gouvernements européens (l'Allemagne le plus récemment) entendent retrouver la maîtrise des flux migratoires pour assurer au citoyen l'un de leurs droits fondamentaux, celui de la sécurité. A trop vouloir charger la barque humanitaire au détriment de la barque sécuritaire, la Cour pourrait amener les 46 Etats membres du Conseil de l'Europe - sensibles aux souhaits de leur population - à définir, les uns après les autres, un socle constitutionnel excluant sa compétence sur ce genre de sujets ! En un mot, à restreindre le champ de son action. Est-ce son intérêt ?

    Une fois encore, l'on constate que les considérations politiques - au sens noble du terme - sont essentielles dans la détermination par la Cour du sens de ses arrêts. Qu'on le veuille ou non, le droit est contingent du contexte général dans lequel il évolue ! Ce n'est pas ce que l'on nous enseignait sur les bancs des facultés de droit de France et de Navarre.

    "La politique est l'art de concilier le désirable avec le possible" (Aristide Briand). En plagiant cet homme politique, l'on pourrait dire que la justice est l'art de concilier le désirable (le droit pur) et le possible (le réel).

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