M. Yasak est actuellement détenu à la prison de Corum en Turquie. Il a été condamné en 2018 à sept années et six mois d'emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste armée Fetullahiste, la FETÖ/PDY. Ce groupe islamiste, longtemps dirigé par Fetullah Gülen, est considéré par les autorités turques comme ayant participé à la tentative de coup d'État de juillet 2016. Il est présenté comme une organisation dotée d'une structure parallèle à celle de l'État noyautant les services publics, en particulier les établissements d'enseignement. M. Yasak ne nie pas son appartenance à ce groupe. Une fois sa condamnation devenue définitive, il saisit la Cour sur un double fondement.
Les conditions de détention
Il invoque d'abord l'article 3 de la Convention qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, à propos de la surpopulation carcérale dans la prison de Corum. Dans son arrêt du 23 décembre 2023, Ilerde et a. c. Turkiye, la Cour avait déjà observé la surpopulation des prisons turques. Il n'est alors pas contesté que celle-ci a un lien direct avec la tentative de coup d'État de juillet 2016, les autorités turques ayant jeté en prison bon nombre d'opposants. Quoi qu'il en soit, la Cour, dans l'arrêt Ilerde, s'était livré à une arithmétique de la population carcérale, tenant compte de la superficie accordée à chaque détenu, de son accès aux sanitaires dans des conditions convenables, à un espace aéré et à la lumière du jour.
La CEDH avait alors estimé qu'un espace inférieur à 3 m2 par détenu était toujours constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, et qu'un espace supérieur à 4 m2 pouvait être considéré comme suffisant, sauf si d'autres mauvais traitements pouvaient être invoqués. En l'espèce, les requérants invoquaient les nuisances sonores et l'insuffisance dans la distribution d'eau potable. Mais la Cour juge que ces inconvénients sont ceux qui existent dans tout établissement pénitentiaire, ajoutant que les détenus pouvaient acheter au maximum 15 litres d'eau par semaine. Pour la Cour, le mauvais traitement n'est pas suffisamment grave pour devenir inhumain ou dégradant.
Quant aux détenus disposant d'un espace entre 3 et 4 m2, ils ne sont pas non plus victimes d'un traitement inhumain ou dégradant s'ils disposent d'un accès suffisant aux sanitaires et si l'administration pénitentiaire s'efforce d'améliorer leur situation, notamment en leur fournissant une literie acceptable. Tel fut les cas des détenus de l'arrêt Ilerde, dès lors que les prisons où ils étaient enfermés se sont quelque peu vidées au fur et à mesure de l'atténuation des conséquences pénitentiaires de la tentative de coup d'État.
L'arrêt Yasak reprend exactement cette jurisprudence récente. Le requérant, en moins de trois ans, est passé d'un espace de 3, 6 m2 à 6 m2, ce qui témoigne d'un effort de l'administration pénitentiaire pour améliorer les conditions de détention. Quant au fait qu'il dorme sur un matelas posé à même le sol, ce n'est certes pas plaisant, mais la Cour considère que cette situation n'emporte pas un seuil de gravité suffisant pour entraîner une violation de l'article 3. La Cour se réfère ainsi à sa décision Ananyev et a. c. Russie du 10 janvier 2012, selon laquelle le fait de dormir sur un matelas ne devient inhumain et dégradant que si le détenu dispose de moins de 3 m2 d'espace personnel.
Cette jurisprudence a pu être dénoncée comme manquant de souplesse, mais elle présente l'avantage de donner aux États membres une information claire sur les risques de sanction qu'ils encourent au niveau européen. On se souvient que la France a été condamnée dans l'arrêt J.M.D. et autres du 30 janvier 2020 pour le traitement inhumain qu'entraine une situation permanente de surpopulation dans ses prisons. L'État n'était pas parvenu, en effet, à démontrer que les détenus y disposaient d'au moins 3m2 d'espace personnel.
La prévisibilité de la loi
Le second moyen développé par M. Yasak est la violation de l'article 7 de la convention. Il énonce que "nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise". De cette formulation, la CEDH déduit que le principe "Nullum crimen, nulla poena sine lege" est applicable en droit européen.
En l'espèce, le requérant invoque le fait que le mouvement FETÖ/PDY n’a pas été qualifié d’organisation terroriste avant la fin de l’année 2013. Or, M. Yasak a été condamné pour le soutien apporté à l'organisation avant cette date. La question avait déjà été posée dans l'arrêt de Grande Chambre Yüksel Yalçinkaya c. Turquie le 26 septembre 2023. A l'époque, le requérant avait été condamné pour appartenance à une organisation terroriste, mais l'accusation reposait largement sur l'utilisation d'une messagerie cryptée juste avant la tentative de coup d'État de juillet 2016. Dans ces conditions, la CEDH a estimé que le fait que le mouvement n'ait pas encore été qualifié d'organisation terroriste armée selon les formes prévues par le droit interne ne suffit pas à rendre la condamnation de l'intéressé incompatible avec l'article 7.
Déjà dans un arrêt du 3 décembre 2019, la CEDH en avait jugé ainsi dans un arrêt Parmak et Bakir c. Turquie. La responsabilité pénale des membres d'un groupe ultérieurement qualifié de terroriste pouvait être engagée s'ils avaient agi "sciemment et volontairement". La situation de M. Yasak n'est donc pas différente et la Cour estime qu'il a pu être condamné pour ses liens avec un groupe terroriste armé, qui n'était pas encore qualifié comme tel par le droit turc. De manière très classique ensuite, la Cour constate que l'infraction d'appartenance à un groupe terroriste armé est suffisamment caractérisée dans le droit turc, et que les éléments matériels et intentionnels étaient réunis.
La décision semble ainsi s'inscrire dans une jurisprudence constante, jurisprudence qui d'ailleurs concerne à peu près exclusivement la Turquie. Le seul étonnement que suscite cet arrêt est précisément une certaine forme de conformisme. On voit ainsi la CEDH faire preuve de compréhension à l'égard de la surpopulation des
prisons turques, liée à la répression contre une tentative de coup
d'État. L'arrêt ne mentionne pas que cette répression a aussi eu pour effet d'enfermer des opposants au régime, n'ayant aucun lien avec une activité terroriste. De même, la Cour écarte toute analyse de la définition que donne le droit turc de la notion de groupe armé terroriste, laissant finalement une autonomie complète à l'État dans ce domaine. Il est permis de penser que le droit turc pourrait susciter un contrôle plus attentif de la Cour européenne.
Il faudrait veiller à ce que la complaisance politique ne devienne (au fil d’affaires répétitives) une connivence…
RépondreSupprimerLa Cour épargne ainsi un État qui a une longue habitude de traitements moyenâgeux, inhumains ou dégradants dans ses prisons… alors qu’il est toujours membre du Conseil de l’Europe… une honte.!
Nous partageons pleinement le contenu du commentaire précédent. Ceci étant dit, rappelons quelques évidences qu'une majorité de commentateurs éclairés de la jurisprudence de la CEDH ignorent ou ne veulent pas voir au mépris des évidences. Leur candeur rafraichissante force le respect !
RépondreSupprimer- Hormis celles ne présentant pas un intérêt particulier, les affaires importantes mettant en cause les pratiques contestables d'Etats comme la Turquie, la juridiction strasbourgeoise raisonne plus en termes politico-diplomatiques que juridiques. Son but est clairement d'éviter que ces Etats ne claquent la porte de la Cour et agissent alors en toute impunité. Mieux vaut les avoir in qu'out !
- Une fois que l'on a compris cette dimension du raisonnement de la Cour, les choses s'éclairent et expliquent toutes ses jurisprudences "baroques" sur un plan strictement juridique. Un ancien président de la CEDH reconnaissait, en cercles restreints et sous le sceau de la confidentialité, qu'il valait mieux avoir les démocratures et autres démocraties illibérales au sein de la Cour plutôt qu'à l'extérieur. Il croyait à la vertu du dialogue et de la pédagogie plutôt qu'à la vertu de la coercition pour faire évoluer tous ces Etats sur le chemin de l'Etat de droit.
- Une fois encore est posée la question de la présence du juge du pays concerné lors des délibérations de la chambre traitant le problème. Dans l'affaire Levrault, l'avocat du requérant avait lancé à l'endroit du juge français : "La Cour européenne n'est pas un Conseil d'Etat" (Cf. article du Monde des 15-16 août 2024, page 10 intitulé :"Affaire Levrault : pourquoi la CEDH a rejeté la requête du juge"). A Strasbourg, la dimension "raison d'Etat" est très prégnante dans l'approche des dossiers "sensibles" : conditionnement d'emprisonnement, sanctions des fonctionnaires, activités des services de renseignement. .. La Cour marche sur des oeufs et ne veut pas s'aliéner le concours financier des Etats membres du Conseil de l'Europe qui abondent son budget.
- Pour mémoire, l'éviction d'un Etat du Conseil de l'Europe est décidée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE). A elle de prendre ses responsabilités si elle veut écarter tous les Etats ne respectant pas les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme.
En dernière analyse, cet arrêt, comme bien d'autres, pose la question cruciale de l'indépendance et l'impartialité des juges de la CEDH. Vaste programme !