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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 4 février 2025

Voir Naples et mourir, empoisonné.


Un nouveau pas vers la consécration d'un droit à un environnement sain a été franchi avec la décision Cannavacciulo c. Italie rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 30 janvier 2025. Les juges européens condamnent en effet l'État italien pour son inaction face à la pollution générée dans la Terra dei Fuocchi, région proche de Naples dans laquelle résident presque quatre millions de personnes. Sorte de gigantesque décharge, cette zone de quatre-vingt-dix communes se caractérise par l'enfouissement ou la crémation à ciel ouvert de déchets, souvent dangereux. Ces activités, contrôlées par la mafia, se déroulent sur des terrains privés, et l'État italien s'est gardé de toute intervention, alors même que le taux de cancers est anormalement élevé dans la région, et que la pollution des eaux souterraines à la dioxine s'aggrave rapidement.

Quarante-et-un citoyens italiens invoquent une violation de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit à la vie. Ils parviennent devant la Cour à l'issue d'une class action visant à faire condamner les pollueurs. Vainqueurs devant les juges du fond, ils ont vu les peines se réduire en appel, et la Cour de cassation casser et renvoyer l'affaire devant une autre cour d'appel qui a immédiatement déclaré la prescription de la procédure. Devant la CEDH, les requérants ont eu le soutien de plusieurs associations de protection de l'environnement, même si la Cour a estimé que certains d'entre elles n'avaient pas la qualité de victimes, n'étant pas elles-mêmes concernés par la pollution de la Terra dei Fuocchi.

 

Droit à la vie et pollution

 

La CEDH estime que l'affaire relève incontestablement du champ d'application de l'article 2. Celui-ci ne concerne pas uniquement les décès résultant de l'usage de la force par des agents de l'État, mais il impose également une obligation positive aux États de prendre toutes les mesures appropriées pour protéger la vie des personnes relevant de leur juridiction. Ce principe est acquis depuis longtemps, avec notamment les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998 et Budayeva c. Ukraine du 9 mars 2023. La négligence coupable de l'État, lorsqu'elle conduit au décès de l'intéressé ou lui fait courir un risque vital relève ainsi de l'article 2. Dans l'affaire Kolyadenko et a. c. Russie du 28 février 2012 est sanctionnée l'absence totale d'anticipation par les autorités de la crue d'une rivière qui a finalement fait de nombreuses victimes. 

Même si elles n'ont pas d'obligation de résultat, les autorités doivent donc prendre les mesures appropriées pour répondre à un "risque réel et imminent" pesant sur la population. Dans l'affaire Cannavacciulo, il appartient donc à la CEDH de s'assurer que ses mesures ont très concrètement été prises. Dans l'arrêt Kolyadenko, il s'agit du risque d'inondation, et dans la décision de Grande Chambre Öneryildiz c. Turquie de 30 novembre 2004, il s'agissait déjà d'une explosion de méthane survenue dans un dépôt d'ordures municipal. 

Pour que l'Etat se voie ainsi imposer une obligation d'agir pour protéger sa population, il faut que le risque létal soit "réel et imminent". La Cour va donc examiner la situation, et regarder si l'action étatique a eu lieu dans un délai raisonnable compte tenu de l'urgence et de manière appropriée au regard du danger encouru. 

 


O Sole mio. Les 3 Ténors. 1994

Luciano Pavarotti, Jose Carreras, Placido Domingo

 

La défaillance des autorités

 

En l'espèce, l'application à la situation des habitants de la Terra dei Fuocchi est accablante.  Le danger ne vient pas d'une source de pollution clairement identifiée, comme par exemple une usine chimique. Il vient d'une multitude d'activités privées aussi illicites qu'opaques et un grand nombre d'entre elles présentent un danger pour la vie des personnes. Le danger que représentaient ces décharges était parfaitement connu depuis le début des années 1990. Différentes études, pas moins de sept commissions d'enquêtes parlementaires, toute une série de documents ont dénoncé cette situation. Mais il ne s'est rien passé.

Depuis l'arrêt Tatar c. Roumanie du 27 janvier 2009, la CEDH fait pourtant peser sur les États une obligation de mettre en oeuvre le principe de précaution. Il s'agissait d'une contamination des eaux d'une rivière par du cyanure de sodium, pollution causée par une entreprise industrielle. Aucune mesure n'avait été prévue pour protéger la population en limitant les rejets et aucune évaluation scientifique des risques pour la santé n'avait été réalisée. Pour la Cour, et elle l'affirme très clairement, le principe de précaution s'étend à l'obligation d'enquêter pour identifier clairement et évaluer la nature et le niveau du risque.  

Dans le cas napolitain, la CEDH note que des études ont été faites permettant d'évaluer les effets de la pollution. Mais tout se fait avec une extrême lenteur alors que la situation est urgente est que la célérité s'impose. A la date de l'arrêt, janvier 2025, on ne dispose toujours pas d'une vue d'ensemble des sites à dépolluer. Quant à la justice pénale, elle est singulièrement absente même s'il existe en Italie un droit pénal de l'environnement. Depuis les années 1990, seules sept condamnations ont été prononcées à l'encontre des pollueurs de la Terra dei Fuocchi. La CEDH se déclare donc "pas convaincue" que l'État ait mis en oeuvre des mesures de justice pénale de nature à dissuader les responsables de ces pollutions. Enfin, la communication visant à informer les habitants a été singulièrement absente, d'autant que ces informations sont très longtemps demeurées couvertes par le secret d'État.

 

La procédure de l'arrêt pilote

 

La CEDH condamne donc la défaillance des autorités italiennes qui n'ont pas fait preuve de la diligence requise pour protéger la population. Dans le cas présent, elle utilise la procédure de l'arrêt pilote qui lui permet de dénoncer des violations structurelles des droits garantis par la Convention européenne en proposant des mesures d'exécution susceptibles d'être rapidement mises en oeuvre. Bien entendu, l'arrêt pilote vise d'abord à traiter en une seule fois des contentieux impliquant un grand nombre de victimes, et, à ce titre, c'est un instrument de lutte contre l'engorgement de la Cour. En témoigne le premier arrêt pilote Broniowski c. Pologne du 22 juin 2004. Il s'agissait alors de l'indemnisation de 80 000 familles qui avaient dû abandonner leurs maisons, désormais situées en Ukraine après la modification des frontières à la fin de la seconde guerre mondiale. La Cour constate alors une défaillance structurelle du droit polonais qui n'a jamais prévu la moindre indemnisation.

L'arrêt pilote est donc un moyen d'imposer à l'État de prendre des mesures lorsqu'il est confronté à un problème structurel. Dans le cas présent, la Cour donne deux années à l'Italie pour engager la dépollution sérieusement. Si rien n'est fait, la CEDH pourrait indemniser toutes les personnes victimes, dans une zone qui compte presque quatre millions d'habitants.

Mais finalement, quel est ce problème structurel ? D'où vient cette pollution ? Elle provient évidemment des activités de la mafia qui contrôle entièrement le domaine de l'élimination des déchets et qui considère cette région pauvre comme une sorte de grande poubelle. Et les autorités, locales comme nationales, ferment les yeux. Il est même probable que certains élus en tirent quelques avantages. L'Italie est malade de sa pollution, mais aussi de sa mafia.







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vendredi 31 janvier 2025

Le Fact Checking de LLC : La circulaire Retailleau.


La circulaire Retailleau du 23 janvier 2025 sur la régularisation des étrangers a fait l'objet d'une large médiatisation et de bon nombre de commentaires politiques. Pour les uns, c'est une évolution saluée comme ouvrant la porte au  renvoi systématique des étrangers installés en France. Pour les autres, c'est une atteinte intolérable aux droits de ces mêmes étrangers. Ces discours nourrissent le débat politique mais ils n'éclairent pas vraiment sur le contenu exact du texte.


Une simple circulaire


Observons d'abord qu'il s'agit d'une simple circulaire qui ne saurait aller à l'encontre d'une loi. Concrètement, elle abroge la circulaire Valls du 28 novembre 2012 qui définissait les conditions de régularisation du séjour des étrangers en situation irrégulière. Le champ d'application demeure donc relativement étroit, et le texte de 2025 se présente comme des orientations générales relatives à l'admission exceptionnelle au séjour prévue aux articles L 435-1 et suivants du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Elle vient compléter une première circulaire Retailleau du 28 octobre 2024 qui insistait sur le rôle des préfets dans l'éloignement des étrangers et leur demandait une implication personnelle dans la politique migratoire. Ces deux textes visent à assurer la mise en oeuvre de la loi immigration du 26 janvier 2024.

La circulaire du 23 janvier 2025 a un champ d'application relativement restreint, limité à la mise en oeuvre de l'article L 435-1 ceseda. Celui-ci prévoit une  admission exceptionnelle au séjour (AES) qui repose soit sur des considérations humanitaires, soit sur des motifs exceptionnels justifiant un titre séjour temporaire salarié, travailleur temporaire, ou vie privée et familiale. Il s'agit donc d'une procédure dérogatoire, l'article L 412-1 ceseda prévoyant que tout étranger pénétrant en France doit fournir un visa en bonne et due forme.

A propos de la circulaire Valls qui, elle aussi, fixait des orientations générales, le Conseil d'État avait précisé, dans un arrêt de section du 4 février 2015 que ses dispositions n'étaient pas invocables lors d'un recours contre un refus de délivrance d'un titre de séjour. Cette jurisprudence, rappelée le 14 octobre 2022, signifiait qu'il n'existe pas de droit à obtenir une régularisation en s'appuyant sur la circulaire. A l'inverse, il est impossible de considérer que la circulaire Retailleau impose aux préfets de refuser toutes les régularisations, même si la pression du ministre est évidemment très forte. Mais les préfets devront aussi prendre en considération le fait que les motifs invoqués pour  refuser la régularisation pourront être discutés, conformément au droit commun, d'abord devant la commission du titre de séjour prévue à l'article L 432-14 ceseda, ensuite, le cas échéant, devant les juges. 

La puissance juridique d'une circulaire, somme toute relativement modeste, ne permet donc pas de présenter le texte comme l'outil d'une exclusion systématique de tous les étrangers en situation irrégulière, qu'elle soit souhaitée ou redoutée.



Honte à cet étranger. Les Goguettes. automne 2024


Durcissement des critères de régularisation


Si l'on examine maintenant le contenu de la circulaire, il est indéniable qu'elle durcit les critères de régularisation. La manifestation la plus évidente réside dans l'allongement de la durée minimale de résidence en France pour pouvoir y prétendre. Passant de cinq à sept ans, elle témoigne d'une volonté très claire de restreindre le nombre de bénéficiaires de la procédure. Mais peut-être pourrait-on penser que cette exigence, très largement mentionnée dans les médias, ne changera pas beaucoup les choses ? Un étranger en situation irrégulière qui est sur le territoire depuis cinq ans, et qui, le plus souvent, exerce un emploi, sera sans doute motivé pour rester deux années supplémentaires.

Une autre condition réside dans la maîtrise de la langue française. Elle existait déjà dans les textes, mais il faut bien reconnaître qu'elle n'était que modestement mise en oeuvre et l'on n'exigeait que la "maîtrise orale au moins élémentaire de la langue française".  Désormais, sera exigé un diplôme ou une certification linguistique. L'exigence est louable, mais on peut se demander pourquoi l'administration ne se donne pas la peine, comme c'est la pratique dans de nombreux États, de faire passer elle-même l'examen. Tout le monde sait que les certifications de langue sont bien souvent délivrées par des officines commerciales, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Les étrangers en situation irrégulières sont ainsi une sorte de marché émergent pour des commerçants qui vendent un produit. 

Enfin, une exigence de respect des valeurs de la République est clairement posée. Elle intègre notamment l'égalité devant la loi, le principe de laïcité, l'égalité entre les hommes et les femmes. Certes, mais il est précisé que l''étranger s'engage par contrat à respecter ces principes, selon un système très proche de ce qui existe pour les associations recevant des subventions publiques. Cette exigence est sans doute très louable, mais il serait sans doute utile de l'accompagner d'une mention des risques encourus en cas de non-respect du contrat.


Des préfets et des juges


Les conditions de régularisation sont donc clairement durcies, mais pas tant que cela. La pression la plus importante pour les étrangers réside peut-être dans les directives données aux préfets, les invitant notamment à porter une attention particulière au cas des étrangers en situation irrégulière qui ont refusé de se soumettre à une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Sur ce point, il faut attendre les contentieux qui ne manqueront pas d'intervenir pour comprendre si cette attention particulière s'analyse comme un refus systématique ou si des motifs exceptionnels peuvent justifier une dérogation à cette recommandation.

La circulaire Retailleau est donc bien loin des excès de louanges ou des excès de critiques dont elle a fait l'objet. S'il est vrai que les conditions de régularisation ont été durcies, la procédure n'a pas changé, et les refus seront scrutés par les juges. Les garanties de l'État de droit sont donc préservées, d'autant qu'elles sont prévues par la loi et que, précisément, le ministre de l'Intérieur n'a pas trop intérêt actuellement à déposer un nouveau projet de loi sur le sujet. Les majorités parlementaires sont si difficiles à trouver.


La régularisation des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 B 2





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mardi 28 janvier 2025

La communauté de lit devant la CEDH.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrêt H. W. c. France rendu le 23 janvier 2025, sanctionne la justice française qui a prononcé le divorce de la plaignante pour faute, à ses torts exclusifs, au motif qu'elle avait cessé d'avoir des relations sexuelles avec son conjoint. Les commentateurs de la décision en déduisent que la CEDH sanctionne la notion de "devoir conjugal" utilisée par le droit français, au motif qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante, droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. De toute évidence, la notion de "devoir conjugal" porte atteinte au droit de disposer de son corps, et le consentement au mariage n'implique pas le consentement aux relations sexuelles futures. 

Certes, mais la lecture de la décision conduit, non à infirmer, mais à nuancer cette analyse. 

Dans l'affaire H. W. l'épouse, en 2015, assigne son mari en divorce pour faute, au motif qu'il privilégie sa carrière professionnelle et se montre irascible et violent à son égard. L'époux formule ensuite une demande reconventionnelle en demandant que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la requérante, au motif, parmi d'autres, qu'elle s'était soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années. L'époux s'abstient toutefois de demander une indemnisation sur ce fondement, invoquant un manquement au devoir de respect mutuel. Le juge aux affaires familiales se borne à prononcer le divorce pour altération définitive du lien conjugal, probablement sensible au fait que l'épouse fait état de graves soucis de santé. En revanche, la Cour d'appel de Versailles prononce le divorce aux torts exclusifs de la requérante, au motif que son abstention rend intolérable le maintien de la vie commune. Cette décision a été confirmée par la Cour de cassation, sans motivation particulière.



La non demande en mariage. Georges Brassens

Bobino 19 janvier 1967. Archives de l'INA


Le devoir conjugal en droit français


La loi française, en l'espèce le code civil, ne mentionne pas le "devoir conjugal". Les textes applicables à l'espèce sont essentiellement au nombre de deux. D'une part, l'article 215 al. 1er qui énonce que "les époux se doivent mutuellement communauté de vie". La communauté de vie ne signifie pas nécessairement la communauté de lit. D'autre part, l'article 242, selon lequel "le divorce peut être demandé par l'un des époux lorsque des faits constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune".

Le "devoir conjugal" trouve donc son origine ailleurs que dans la loi. Sur le plan historique, il renvoie à la copula carnalis du droit canon, condition de l'indissolubilité du mariage et l'un des devoirs qui lui était rattaché. Aujourd'hui, on le trouve dans la jurisprudence, même si la Cour de cassation ne s'y est pas référée depuis son arrêt du 17 décembre 1997. Encore s'y réfère-t-elle de manière quelque peu ambigüe. Dans un premier temps, elle déclare que la Cour d'appel aurait dû rechercher le caractère intentionnel de l'abstinence de l'épouse, plongée dans une profonde dépression. Mais ensuite, elle affirme que les preuves médicales n'étaient pas suffisantes pour justifier son abstinence.

Les juges du fond évoquent, de temps en temps, le devoir conjugal. Ils apprécient alors si les faits sont imputables à l'époux concerné et s'ils sont "constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage (...) rendant intolérable le maintien de la vie commune". Tel est le cas d'un mari qui refuse de consommer le mariage, la Cour d'appel de Grenoble, dans une décision du 3 avril 2000, considérant alors que l'épouse peut obtenir un divorce pour faute. En revanche, tel n'est pas le cas lorsque la brutalité du mari ou la maladie de l'épouse peuvent justifier le refus de relations sexuelles.

Si l'on résume la jurisprudence actuelle, on s'aperçoit que le refus de rapports sexuels n'est pas une faute, d'autant que les deux époux ont parfaitement le droit de consentir à cette situation. En revanche, s'y refuser de manière permanente et sur une longue durée peut justifier le divorce aux torts de l'intéressé(e), si le maintien du lien conjugal est intolérable. Autrement dit, la faute réside dans le fait que le conjoint abstinent a rendu le mariage intolérable, davantage que dans le refus de rapports sexuels


Un glissement vers le droit pénal


Aucune partie ne conteste, devant la CEDH, que l'existence même d'un divorce pour faute lié à l'abstinence de l'un des époux emporte une ingérence dans la vie privée. Depuis l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, il est acquis que la vie sexuelle est précisément au coeur de la vie privée des personnes. La Cour s'interroge donc sur le caractère nécessaire de cette ingérence. Elle commence par affirmer que ce divorce est prévu par la loi, car l'on sait que, aux yeux de la CEDH, la "loi" se définit comme l'ensemble des dispositions applicables à un litige, qu'elles soient législatives ou jurisprudentielles. L'arrêt de 1997 rendu par la Cour de cassation est donc jugé suffisant pour que considérer que le devoir conjugal n'a pas disparu du droit français. A dire vrai, on pourrait en discuter car cet arrêt n'est certainement pas un arrêt de principe.

Dès lors qu'il s'agit de la vie sexuelle, la CEDH considère que les États n'ont qu'une faible marge de manoeuvre et qu'elle doit donc d'assurer que les juges internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence. Comme elle l'énonce dans l'affaire Ivanov et Petrova c. Bulgarie du 14 juin 2011,  le maintien d'un époux contre son gré dans les liens du mariage peut porter une atteinte excessive à ses droits. En revanche, aux yeux de la Cour européenne, le devoir conjugal ne prend pas en considération le principe du consentement aux relations sexuelles, alors qu'il constitue une limite fondamentale à la liberté sexuelle d'autrui. Elle refuse donc d'admettre que le consentement au mariage emporte consentement aux relations sexuelles. 

Sur ce point, tout le monde est d'accord. Mais le raisonnement de la CEDH est tout de même quelque peu vicié par un glissement, à peine sensible, du droit civil au droit pénal. En effet, elle s'appuie sur le fait que tout acte sexuel non consenti s'analyse comme une violence sexuelle et nous entrons alors dans le domaine pénal. Pour la CEDH, "cet interdit pénal ne suffit pas à priver d'effet l'obligation civile introduite par la jurisprudence". Elle ajoute que "l'idée qu'un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu'elle est contraire à une notion civilisée du mariage". On a l'impression très nette que la Cour se laisse emporter par son élan... En effet, le viol et les violences sexuelles entre époux sont pénalement réprimées en France, ce qui garantit tout de même un mariage relativement "civilisé". 

On peut penser que la notion de "devoir conjugal" devrait disparaître en tant que telle, car elle est finalement inutile. Les juges, souverains dans leur appréciation, ne l'utilisent qu'avec parcimonie et se fondent généralement sur un ensemble d'éléments plus larges pour prononcer un divorce pour manquement aux obligations du mariage. La notion pourrait donc disparaître sans grand dommage pour le droit positif. Il n'en demeure pas moins que le mariage implique des obligations civiles, dont le non-respect est sanctionné civilement. 


La liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1


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vendredi 24 janvier 2025

Le harcèlement moral institutionnel


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 21 janvier 2025 est remarquable à plus d'un titre. D'abord, il met fin à l'affaire France Télécom, sauf hypothèse, probablement vouée à l'échec, d'un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. On se souvient qu'une procédure pénale avait conduit à la condamnation de l'entreprise, de son ex PDG de Didier Lombard, de son adjoint Louis-Pierre Wenès pour harcèlement moral. Tous deux furent condamnés à un an de prison avec sursis et 15000 € d'amende. Deux autres cadres furent aussi condamnés pour complicité de harcèlement moral. 

En 2006, une politique d'entreprise avait été engagée à France Télécom. Le Plan NEXT (Nouvelle Expérience des Télécoms) en constituait le volet économique, et le plan ACT(Anticipation et compétences pour la transformation) le volet social. 

Derrière ces acronymes séduisants, un plan "social" d'une extrême brutalité. 22 000 agents étaient visés par une réduction des effectifs, et 10 000 étaient contraints à une mutation, soit, en tout, le quart des salariés de France Télécom. Le management mis en oeuvre visait à harceler les employés, à dégrader les conditions de travail pour provoquer et accélérer les départs. Des suicides furent à déplorer, ainsi que des tentatives de suicides et de nombreuses dépressions.

Une plainte pour harcèlement moral fut déposée et trente-neuf salariés, ou familles de salariés décédés furent identifiés comme victimes. De très nombreuses parties civiles se sont ensuite constituées.

 

La définition du harcèlement moral 


Après la confirmation des condamnations par la Cour d'appel en 2022, un pourvoi a été déposé devant la Cour de cassation, dont le moyen essentiel résidait dans la définition du harcèlement moral.

Ce délit, figurant à l'article 222-33-2 du code pénal punit de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende "le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Ces dispositions ont été introduites dans notre droit par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 et sa rédaction actuelle est issue de la loi du 14 août 2014. A l'époque des faits, la rédaction en vigueur mentionnait des "agissements" et non pas des "propos ou comportements", mais ce changement est sans influence dans l'affaire en cause. 

Elle est aussi sans influence sur le contrôle de constitutionnalité et la chambre criminelle s'était déjà refusée, dans un arrêt du 17 octobre 2023, à renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur ces dispositions. Elles ont en effet été déclarées conformes à la constitutionnel dans une décision du 12 janvier 2002. Aucun élément ne permet de déceler un changement de circonstances de fait ou de droit depuis cette date.

Quoi qu'il en soit, le code pénal n'évoque pas expressément le harcèlement institutionnel. Il est donc le produit de l'interprétation prétorienne de la loi pénale et d'une évolution jurisprudentielle engagée depuis longtemps.

 


Voutch. Septembre 2021


L'interprétation stricte de la loi pénale


Pour s'opposer à cette analyse, les requérants invoquent un manquement à l'interprétation stricte de la loi pénale. La Cour européenne des droits de l'homme précise toutefois, dès son arrêt S.W. c. Royaume-Uni de 1995, que la règle de l'interprétation stricte n'interdit pas la "clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible". Ce principe est constamment rappelé, notamment dans l'arrêt Jorgic c. Allemagne du 12 juillet 2007.

La chambre criminelle ne nie évidemment pas l'existence du principe d'interprétation stricte de la loi pénale qui interdit au juge pénal de sanctionner un comportement que la loi pénale ne vise pas. En revanche, aux termes de son arrêt du 5 septembre 2023, le juge peut, "en cas d'incertitude sur la portée d'un texte pénal", interpréter la loi pénale en considérant les raisons qui ont présidé à son adoption. Or, en l'espèce, les dispositions de l'article 222-33-2 du code pénal ne prévoient certes pas le harcèlement moral institutionnel mais n'empêchent pas non plus sa reconnaissance jurisprudentielle. La chambre criminelle affirme ainsi que l'interprétation donnée par les juges était loin d'être imprévisible, "de surcroît pour des professionnels (...) ayant la possibilité de s'entourer de conseils éclairés de juristes".

Aux yeux des auteurs du pourvoi, le harcèlement moral ne peut être puni que dans le cadre d'une relation hiérarchique, sans rapport avec la politique de l'entreprise. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation avait pourtant exclu cette analyse, en cassant une décision dans laquelle les juges du fond avaient ajouté l'exigence d'un lien hiérarchique dans la caractérisation de l'infraction. Il s'agissait alors d'un cas un peu atypique, dans lequel un subordonné avait harcelé son supérieur hiérarchique.

 

Le harcèlement moral managérial 


Surtout, le harcèlement moral peut résulter d'une politique managériale. Sur ce point, la chambre criminelle se réfère à l'article  L 1152-1 du code du travail qui affirme qu'"aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail (...)". La chambre sociale n'a pas hésité à considérer que le harcèlement pouvait être le fruit de "méthodes de gestion", dans une décision du 10 novembre 2009. Par la suite, la notion de "harcèlement moral managérial" est expressément mentionnée par cette même chambre sociale, le 15 juin 2017.

La chambre criminelle s'était déjà engagée dans une évolution comparable. Dans une décision de septembre 2015, elle admettait le harcèlement moral constitué par un management ne respectant pas l'obligation de sécurité des travailleurs. Plus tard, le 19 octobre 2021, elle sanctionne "un mode de management autoritaire qui excède les limites du pouvoir de direction (...) et qui s'applique à l'ensemble des salariés sans distinction". Le 12 avril 2023, la chambre criminelle casse même une décision d'une cour d'appel ayant omis de s'interroger sur l'existence dans l'entreprise d'un tel management.

 

Le harcèlement moral institutionnel 


Mais à l'époque, il n'est question que de harcèlement managérial, et l'apport de la décision du 21 janvier 2025 réside précisément dans la notion de harcèlement institutionnel. La différence réside en fait dans l'ampleur du phénomène, qui met en cause, non pas seulement tel ou tel encadrant, mais la personne morale et ses dirigeants. C'est, en quelque sorte, un harcèlement systémique. Concrètement, cela signifie qu'il n'y a pas nécessairement de relation directe et personnelle entre le dirigeant à l'origine de la politique d'entreprise et les victimes du harcèlement. Cela signifie aussi que ce harcèlement ne vise pas une série de salariés identifiés mais l'ensemble du personnel, ce qui n'exclut pas que le juge identifie les victimes.

En reconnaissant, pour la première fois, un harcèlement moral institutionnel, la chambre criminelle étend le cercle des responsables de la politique toxique, désormais l'entreprise et son chef. Elle étend aussi le cercle de ses victimes potentielles à l'ensemble des travailleurs de l'entreprise. Surtout, l'arrêt met en oeuvre une véritable sanction judiciaire d'une politique d'entreprise. Le management par la peur, par la brutalité, est directement mis en cause et le chef d'entreprise ne peut plus invoquer une sorte d'impunité dans ce domaine. 

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette jurisprudence. En l'espèce, les dirigeants de France Télécom, certains de leur bon droit et de leur impunité, avaient laissé de multiples traces de leur management toxique. Le rapport du conseiller Maziau en témoigne largement, et de nombreuses pièces du dossier révèlent une direction indifférente aux souffrances des salariés, et seulement préoccupée par la déflation des effectifs. On peut penser, hélas, que les entreprises qui se livreront désormais à ce type de politique s'efforceront de laisser moins de traces, sachant qu'elles peuvent faire l'objet de poursuites pénales.  Mais le juge dispose heureusement d'instruments d'enquête efficaces.


Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2 § 2

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mardi 21 janvier 2025

Démoralisation de l'armée : le garde flou du Conseil constitutionnel



La décision M. Andrei L et Victor I.  du 17 janvier 2025, rendue par le Conseil constitutionnel, répond à certaines interrogations sur la constitutionnalité de l'infraction réprimée à l'article 413-4 du code pénal. Elle punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende "le fait de participer à une entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale". Le Conseil ne voit rien d'inconstitutionnel dans cette formulation qui, selon lui, est parfaitement conforme au principe de clarté et de lisibilité de la loi.

Deux individus de nationalité moldave ont été interpellés en juin 2024, vers deux heures du matin, dans le 9e arrondissement de Paris. Ils avaient tagué le slogan "Stop Death Now. Mriya Ukraine", accompagné d'un dessin de cercueil, sur différents murs, en particulier la façade du Figaro. Ils ont été mis en examen pour dégradations aggravées mais aussi pour "entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale".

Personne ne sait grand-chose de ce délit puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende en temps de paix, et de la prison à perpétuité et de 750 000 € d'amende en temps de guerre. Issue d'un décret-loi du 9 avril 1940, l'infraction n'a pratiquement jamais donné lieu à jurisprudence, sauf un arrêt lointain rendu par la Cour de cassation en 1958.

Dans deux arrêts identiques du 16 octobre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel la présente question prioritaire de constitutionnalité, lui donnant ainsi l'opportunité de donner quelque précision sur l'infraction. Car précisément, il lui est reproché son imprécision, de nature à porter atteinte au principe de légalité des délits et des peines et à la liberté d'expression. 

 

Accessibilité et intelligibilité de la loi 


Ce principe de légalité des délits et de peines trouve son fondement juridique dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Depuis une décision du 16 décembre 1999, le Conseil déduit du principe de nécessité de la loi l'existence d'un "objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi". La première censure sur ce fondement intervient avec la décision du 7 décembre 2000, qui énonce que « les limitations à la liberté d’entreprendre ne sont pas énoncées de façon claire et précise ». Aujourd’hui, le Conseil rappelle, dans une formule désormais classique que l’objectif constitutionnel d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi impose au législateur « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre (…) le risque d’arbitraire ». 

Ce principe s’applique avec une rigueur à la loi pénale. Dans une décision QPC du 4 mai 2012 Gérard D., le Conseil censure ainsi les dispositions tautologiques de l’ancien article 222-33 du code pénal qui définissaient le harcèlement sexuel comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », contraignant le législateur à une nouvelle rédaction par la loi du 6 août 2012.

 


 
Asterix légionnaire. René Goscinny et Albert Uderzo; 1967

 

La définition donnée par le Conseil constitutionnel 


Dans la QPC du 17 janvier 2025, le Conseil constitutionnel définit lui-même la notion d'entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale". Pour considérer l'article 413-4 du code pénal comme l'énoncé d'une règle claire et lisible, il se réfère au seul arrêt de la Cour de cassation portant sur cette incrimination. Cette unique décision est datée du 25 février 1958, et porte sur une distribution de tracts incitant les militaires à la désertion.

Sur la notion d"'entreprise", le Conseil estime ainsi que la démarche des auteurs ne peut être que collective. Il ne saurait s'agir d'un acte individuel. Cet acte ne saurait davantage être occasionnel, car il doit être le fait d'une organisation, clandestine ou pas, animant et coordonnant les efforts de ses membres, en vue de détruire la résistance morale de l'armée. La définition est donc plus étroite que celle de l'"entreprise terroriste" qui, définie à l'article 421-1 du code pénal, peut se révéler individuelle ou collective. Dans le cas d'une distribution de tract, le caractère collectif de l'entreprise est évident. Il en est de même pour les tags portant sur le conflit ukrainien, d'autant que plusieurs membres du groupe moldave ont été arrêtés.

Quant à la "démoralisation de l'armée", elle est définie par un simple renvoi à la "volonté de nuire à la défense nationale". En 1958, la Cour avait considéré que l'action illégale de distribution de tracts comportait une intention dolosive évidente, qu'elle était donc réalisée "dans le but de nuire à la défense nationale". Le Conseil constitutionnel ne remet pas vraiment en cause cette analyse. 

La "démoralisation de l'armée" apparaît ainsi comme une notion quelque peu superfétatoire. Elle n'est que l'effet induit de la volonté de nuire à la défense nationale, dès lors qu'il s'agit "d'amoindrir l'engagement des forces armées dans l'exercice de leurs missions". On retrouve ainsi en filigrane la définition habituelle du moral des armées, notion surtout connue par l'existence d'un rapport sur le moral des armées. Derrière ce titre très ambitieux, se cache en réalité un  instrument de pilotage des ressources humaines, destiné à mesurer l'engagement au travail et les préoccupations professionnelles des membres des forces armées. 

 

De minimis non curat praetor

 

La "démoralisation de l'armée" demeure donc dans le flou, mais le Conseil estime néanmoins que l'infraction de l'article 413-4 du code pénal énonce une règle claire et lisible. On peut se demander si le Conseil n'a pas tout simplement refusé de susciter une évolution législative dans un domaine sensible, alors que l'infraction en question ne donne pratiquement jamais lieu à condamnation ni à jurisprudence. De minimis non curat praetor...

Quant aux deux Moldaves, ils ont admis avoir été rémunérés quelques centaines d'euros pour commettre l'acte illégal. Autant dire que la démoralisation de l'armée n'était pas leur mobile essentiel, même si c'était l'objectif de leurs commanditaires. On peut également penser que les membres des forces armées ne se laissent tout de même démoraliser par quelques tags sur des murs. On voulait l'avait bien dit, tout le monde s'en fiche...


Accessibilité et intelligibilité de la loi : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 A3



 

Publié par Liberté Libertés Chéries à 22:59 1 commentaire:
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vendredi 17 janvier 2025

La faute d'Eric Dupond-Moretti devant le juge administratif.


Dans un jugement 16 janvier 2025, le tribunal administratif de Paris reconnaît la responsabilité de l'État pour une faute commise par Éric Dupond-Moretti qui avait mis publiquement en cause deux magistrats du Parquet national financier (PNF). 

On se souvient que l'avocat Dupond-Moretti n'avait pas apprécié l'enquête préliminaire menée par le PNF qui, en 2014, avait obtenu les relevés téléphoniques ("fadettes") de certains avocats, dont lui-même. Cette réquisition avait pour but d'identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Maître Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute, dans une affaire de trafic d'influence. Eric Dupond-Moretti avait alors porté plainte pour atteinte à la vie privée, avant de retirer cette plainte, le jour même de sa nomination comme Garde des Sceaux, le 6 juillet 2020.

Un premier rapport de l'Inspection générale de la justice, commandé par son prédécesseur Nicole Belloubet avait totalement exonéré les membres du PNF. Mais ce rapport a été remis à Éric Dupond-Moretti qui, bien entendu, n'en pas été satisfait. Le jour même, au cours de la séance des questions au gouvernement de l'Assemblée nationale, il dénonce deux magistrates du Parquet "l'une à la retraite, l'autre en activité" qu'il accuse de n'avoir pas déféré à la convocation de l'Inspection. 


Les propos diffamatoires


Sur le même thème, il déclare à RTL, le 20 septembre : "Et les magistrats en question n'ont même pas voulu répondre à leurs collègues magistrats. Ce n'est pas le garde des sceaux qui les a emmenés et tirés par l'oreille dans son bureau. C'est des magistrats déontologues, dont c'est le métier, qui souhaitaient entendre des magistrats qui n'ont pas voulu répondre à cette convocation (...). Je vais vous dire quelque chose, les Français qui nous écoutent là, ils rendent des comptes à leur patron (...). Et ces trois magistrats là ont décidé qu'ils ne voulaient pas rendre de compter alors qu'ils sont interrogés par leurs collègues dont le métier est de regarder la déontologie". Des propos similaires ont ensuite été tenus sur différentes chaînes de télévision, et largement repris dans la presse écrite.

Deux magistrats membres du PNF obtiennent, avec la décision du 16 janvier 2025, une réparation pour la faute commise par Eric Dupond-Moretti. Mais quel comportement du ministre peut-il être qualifié de faute ?

Le tribunal administratif de Paris n'entre pas, ou ne veut pas entrer, dans le débat relatif aux conséquences de la saisine de l'Inspection pour la justice, commission purement administrative placée sous l'autorité du ministre. Or les conclusions de son rapport, aussi vide soit-il, ont tout de même été utilisées par le Garde des sceaux pour demander un second rapport à l'Inspection, encore plus vide que le premier, et ensuite engager des poursuites disciplinaires contre trois membres du parquet, dont sa responsable. Sans doute aurait-il été possible de considérer que l'engagement de poursuites disciplinaires sur un fondement aussi fragile constituait une faute de service, mais le tribunal administratif ne se fonde que sur la première saisine de l'Inspection, soi-disant justifiée par des doutes sur l'existence de négligences dans la gestion de l'affaire des fadettes. 

Le tribunal ne juge pas utile d'aller plus loin dans l'analyse, parce que le ministre a tout simplement commis une erreur de fait dans les propos qu'il a tenus à l'Assemblée nationale. Seule Madame Houlette, responsable du PNF, a en effet refusé de se rendre la convocation de l'Inspection. Les motifs de sa décision sont expliqués dans un communiqué du 18 septembre. Elle explique qu'étant désormais retraitée, elle n'a pas à déférer à une telle convocation. Surtout, elle ajoute, et l'argument est implacable, que la compétence de l'Inspection ne s'étend pas à l'appréciation des actes juridictionnels. Inspecter sur un prétendu dysfonctionnement d'une enquête préliminaire aurait pour conséquence de conduire une organisme purement administratif à s'ingérer dans la compétence de l'autorité judiciaire. Madame Houlette agissait ainsi en protectrice de la séparation des pouvoirs, principe garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ajoutons que l'Inspection n'a pas considéré cette attitude comme fautive et que le rapport a conclu à l'excellence de sa gestion, malgré les difficultés matérielles auxquelles se trouve confrontée toute la magistrature.

Les deux requérants devant le tribunal administratif, eux, ont déféré à la convocation de l'Inspection et le rapport, aux mains du ministre, en fait état. Et précisément, Eric Dupond-Moretti affirme le contraire, mettant, en quelque sorte, tout le monde dans le même sac. C'est donc une erreur purement matérielle, en quelque sorte aggravée par des propos publics désignant les magistrats nominativement et mettant en cause leur éthique professionnelle. Ils sont donc diffamatoires, reposant sur des faits erronés, et portant atteinte à l'honneur et à la considération des intéressés. Cette diffamation s'analyse donc comme une faute du ministre, engageant la responsabilité de l'État.



Eric Dupond-Moretti, après lecture du jugement

Asterix gladiateur. René Goscinny et Albert Uderzo


Le défaut d'impartialité


Mais l'histoire ne s'arrête pas là, car on a gardé le plus amusant pour la fin. Le tribunal administratif de Paris affirme en effet que l'acte de saisine de l'Inspection générale de la justice du 18 septembre 2020, c'est-à-dire la seconde saisine intervenue après le premier rapport, "a été pris en méconnaissance du principe d'impartialité". A l'époque en effet, le ministre "se trouvait en situation objective de conflit d'intérêts". En effet, le décret transférant au Premier ministre les compétences du Garde des sceaux impliquant des parties dont il a été l'avocat est daté du 20 octobre, soit un mois plus tard.

Là encore l'analyse est implacable. Et le tribunal insiste sur le caractère objectif de cette situation. Sur ce point, il va résolument à l'encontre du raisonnement de la Cour de justice de la République. Alors que Eric Dupond-Moretti était poursuivi pénalement précisément pour ce conflit d'intérêts, la CJR, statuant le 29 novembre 2023, a opéré un tour de passe-passe sans précédent. Admettant que le conflit d'intérêts était objectivement constitué, elle considère que l'élément intentionnel fait défaut. Autrement dit, le Garde des sceaux, ancien ténor du barreau, n'avait pas compris qu'il était en conflit d'intérêts. Il ne savait pas ce qu'il faisait... Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le Garde des sceaux. Le tribunal administratif, heureusement, n'est pas lié par le jugement pénal de la CJR, et il n'a pas à se soumettre à une telle mascarade juridique. Il estime donc que le Garde des sceaux était objectivement en conflit d'intérêts et que cette faute engage également la responsabilité de l'État.

In fine, l'État est condamné à verser 12 000 et 15 000 euros aux deux requérants, somme heureusement bien inférieure aux 450 000 et 300 000 euros qu'ils demandaient en indemnisation de leur préjudice. Il faut évidemment se poser la question des suites de ce jugement. L'État va-t-il faire appel devant le Conseil d'État ? On lui déconseillerait plutôt, ne serait-ce que parce que la requête serait alors davantage médiatisée et que les chances de succès sont relativement modestes. En revanche, l'État pourrait engager une action récursoire contre l'agent fautif... Reconnaissons que ce serait amusant, mais peu probable.

Un ancien garde des sceaux baignant dans le conflit d'intérêts, auteur de propos diffamatoires. Il est question de le désigner pour présider le Conseil constitutionnel...




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