Dans une décision du 10 septembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme que des injures publiques, au sens pénal du terme, peuvent être échangées relativement librement, lorsqu'elles s'inscrivent dans un débat électoral.
Le 29 juillet 2020, le maire d'Hénin-Beaumont avait porté plainte pour injure publique envers un citoyen chargé d'un mandat public à l'encontre d'un militant local du PCF, également syndicaliste enseignant. Celui-ci commentait la décision de l'élu de retirer de la médiathèque le journal Libération qui avait consacré un article à la crise du personnel municipal d'Hénin-Beaumont. Comparant cette pratique à celle d'un ancien maire de la ville, le militant déclarait, sur son compte Facebook, "Les héninois ont échangé un autocrate corrompu pour un autocrate raciste au comportement de patron-voyou harceleur avec les agents".
L'injure
Aux termes de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, une injure désigne "toute expression outrageante,
terme de mépris ou invective qui ne referme l'imputation d'aucun fait". A cette définition de droit commun s’ajoutent des
incriminations spécifiques, lorsque l’injure a un contenu discriminatoire (art. 33) ou lorsqu'elle est liée aux fonctions publiques exercées par le destinataire. L'article 31 de la loi punit ainsi d'une amende de 45 000 € et d'une peine de travaux d'intérêt général l'injure adressée à "un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent". Tel est évidemment le cas d'un élu.
Les juges du fond ont admis, à juste titre, le caractère injurieux des propos et notamment de la qualification d'"autocrate raciste". Ils ne reposent en effet sur aucun fait précis susceptible d’être discuté devant le juge, ce qui les distingue des propos diffamatoires. Dans une décision du 7 décembre 2010, la Chambre criminelle considérait déjà comme injurieux un tract affirmant que les agents de police étaient « familiers des idées racistes ». Pour le juge, il s'agit là d'une opinion critique, et même très critique, appuyée sur aucun fait précis. Quant au caractère public de l'injure, il ne saurait être discuté, puisque les propos litigieux ont été publiés dans Libération.
Reste que la définition de l'injure comporte un autre critère, reposant sur son caractère excessif. Et sur ce point, la jurisprudence se montre de plus en plus tolérante, sous l'influence d'un droit européen. La Cour de cassation, dans un arrêt du 25 octobre 2019, rappelle que cette tolérance repose sur trois critères alternatifs.
Le premier ne mérite guère que l'on s'y attarde, car il repose sur le caractère satirique de l'expression. S'il permet d'écarter l'injure lorsque Charlie Hebdo use de son humour provocateur, il ne s'applique évidemment pas au syndicaliste d'Hénin-Beaumont, qui semble peu porté sur l'humour.
Le second est plus intéressant, car le juge examine si l'injure s'intègre ou non dans un "débat d'intérêt général", notion développée par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 11 décembre 2018, la chambre criminelle rattache ainsi au débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y sont pourtant traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais ces propos, « pour outranciers, injustes ou vulgaires qu’ils puissent être regardés », entendent dénoncer le racisme dans la société. Dans la décision du 10 septembre 2024, le contexte de la campagne municipale à Hénin-Beaumont suffit à faire entrer les propos injurieux dans le "débat d'intérêt général".
Le troisième critère enfin repose sur la notoriété de la personne visée. Dès sa décision du 26 avril 1995 Prager et Oberschlick c. Autriche,
la CEDH observait que le débat public pouvait parfois comporter « une certaine dose
d’exagération, voire de provocation ». Elle ne considérait donc pas comme injurieux un article traitant d’« imbécile » le responsable d’un
parti politique autrichien. La cour d'appel de Paris, de son côté, refusait, le 5 octobre 2012, de qualifier d’injure les
paroles d’un chanteur de rap appelant à mettre un « billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d’E. Z". Dans le cas présent, le maire visé par l'injure est une personnalité politique connue, un cadre du Rassemblement National dont la notoriété dépasse les limites de la ville.
Deux critères sur trois sont donc réunis, et le caractère injurieux des propos n'est donc finalement pas retenu. L'évolution jurisprudentielle témoigne ainsi d'une très grande tolérance quant au contenu, injurieux ou non, du débat politique. Si l'injure n'a pas disparu, elle n'est pratiquement plus sanctionnée, sauf lorsqu'elle devient franchement discriminatoire.
Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968
La diffamation
Le maire d'Hénin-Beaumont a bien compris cette difficulté. Devant la cour d'appel, il a soutenu que le délit d'injure était, en quelque sorte, absorbé par le délit de diffamation. L'arrêt énonçait donc que l'expression injurieuse "patron voyou harceleur" n'était pas détachable des propos relevant les pratiques autoritaires du maire à l'égard des agents municipaux. Il a été suivi par la Cour, qui a donc considéré que le délit d'injure ne pouvait être relevé seul.
Certes, mais le caractère diffamatoire des propos tenus n'est pas avéré, en l'absence de faits précis invoqués par leur auteur. La Cour de cassation exige en effet , dans un arrêt du 14 février 2006, une « articulation précise de faits de nature à être, sans difficultés, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ». Dans une décision du 25 juin 2010, l’Assemblée plénière est ainsi saisie du texte d’un rap très violent à l’égard de la police nationale : « Les rapports du ministre de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait jamais été inquiété ». En dépit de leur caractère outrancier, ces propos ne sont pas qualifiés de diffamation, dans la mesure où ils ne mentionnent aucun fait précis.
La situation est identique à Hénin-Beaumont. Si le maire est dénoncé comme un "voyou, harceleur", aucun fait précis ne vient étayer l'accusation. Conformément à une jurisprudence désormais très classique, la diffamation ne saurait donc être retenue.
L'arrêt laisse ainsi au lecteur un sentiment pour le moins mitigé. Certes, il est en faveur d'une liberté d'expression aussi large que possible et il est certainement utile de placer l'opposition, qu'elle soit municipale ou nationale, à l'abri de poursuites intempestives, sortes de procédures bâillon qui empêcheraient le débat politique. Il n'en demeure pas moins que l'on se retrouve devant une sorte de vide juridique. Il suffit en effet de tenir des propos d'une violence extrême, sans les rapporter à aucun fait précis, pour être protégé contre les poursuites pour injure ou diffamation. On perçoit alors un danger qui consiste à réduire le débat politique à un simple échange de noms d'oiseaux.