« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 17 septembre 2024

Injure et diffamation à Hénin-Beaumont



Dans une décision du 10 septembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme que des injures publiques, au sens pénal du terme, peuvent être échangées relativement librement, lorsqu'elles s'inscrivent dans un débat électoral.

Le 29 juillet 2020, le maire d'Hénin-Beaumont avait porté plainte pour injure publique envers un citoyen chargé d'un mandat public à l'encontre d'un militant local du PCF, également syndicaliste enseignant. Celui-ci commentait la décision de l'élu de retirer de la médiathèque le journal Libération qui avait consacré un article à la crise du personnel municipal d'Hénin-Beaumont. Comparant cette pratique à celle d'un ancien maire de la ville, le militant déclarait, sur son compte Facebook, "Les héninois ont échangé un autocrate corrompu pour un autocrate raciste au comportement de patron-voyou harceleur avec les agents".


L'injure


Aux termes de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, une injure désigne "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne referme l'imputation d'aucun fait". A cette définition de droit commun s’ajoutent des incriminations spécifiques, lorsque l’injure a un contenu discriminatoire (art. 33) ou lorsqu'elle est liée aux fonctions publiques exercées par le destinataire. L'article 31 de la loi punit ainsi d'une amende de 45 000 € et d'une peine de travaux d'intérêt général l'injure adressée à "un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent". Tel est évidemment le cas d'un élu.

Les juges du fond ont admis, à juste titre, le caractère injurieux des propos et notamment de la qualification d'"autocrate raciste". Ils ne reposent en effet sur aucun fait précis susceptible d’être discuté devant le juge, ce qui les distingue des propos diffamatoires. Dans une décision du 7 décembre 2010, la Chambre criminelle considérait déjà comme injurieux un tract affirmant que les agents de police étaient « familiers des idées racistes ». Pour le juge, il s'agit là d'une opinion critique, et même très critique, appuyée sur aucun fait précis. Quant au caractère public de l'injure, il ne saurait être discuté, puisque les propos litigieux ont été publiés dans Libération.

Reste que la définition de l'injure comporte un autre critère, reposant sur son caractère excessif. Et sur ce point, la jurisprudence se montre de plus en plus tolérante, sous l'influence d'un droit européen. La Cour de cassation, dans un arrêt du 25 octobre 2019, rappelle que cette tolérance repose sur trois critères alternatifs. 

Le premier ne mérite guère que l'on s'y attarde, car il repose sur le caractère satirique de l'expression. S'il permet d'écarter l'injure lorsque Charlie Hebdo use de son humour provocateur, il ne s'applique évidemment pas au syndicaliste d'Hénin-Beaumont, qui semble peu porté sur l'humour.

Le second est plus intéressant, car le juge examine si l'injure s'intègre ou non dans un "débat d'intérêt général", notion développée par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 11 décembre 2018, la chambre criminelle rattache ainsi au débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y sont pourtant traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais ces propos, « pour outranciers, injustes ou vulgaires qu’ils puissent être regardés », entendent dénoncer le racisme dans la société. Dans la décision du 10 septembre 2024, le contexte de la campagne municipale à Hénin-Beaumont suffit à faire entrer les propos injurieux dans le "débat d'intérêt général". 

Le troisième critère enfin repose sur la notoriété de la personne visée. Dès sa décision du 26 avril 1995 Prager et Oberschlick c. Autriche, la CEDH observait que le débat public pouvait parfois comporter « une certaine dose d’exagération, voire de provocation ».  Elle ne considérait donc pas comme injurieux un article traitant d’« imbécile » le responsable d’un parti politique autrichien. La cour d'appel de Paris, de son côté, refusait, le 5 octobre 2012, de qualifier d’injure les paroles d’un chanteur de rap appelant à mettre  un « billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d’E. Z".  Dans le cas présent, le maire visé par l'injure est une personnalité politique connue, un cadre du Rassemblement National dont la notoriété dépasse les limites de la ville.

Deux critères sur trois sont donc réunis, et le caractère injurieux des propos n'est donc finalement pas retenu. L'évolution jurisprudentielle témoigne ainsi d'une très grande tolérance quant au contenu, injurieux ou non, du débat politique. Si l'injure n'a pas disparu, elle n'est pratiquement plus sanctionnée, sauf lorsqu'elle devient franchement discriminatoire.

 


Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968


La diffamation


Le maire d'Hénin-Beaumont a bien compris cette difficulté. Devant la cour d'appel, il a soutenu que le délit d'injure était, en quelque sorte, absorbé par le délit de diffamation. L'arrêt énonçait donc que l'expression injurieuse "patron voyou harceleur" n'était pas détachable des propos relevant les pratiques autoritaires du maire à l'égard des agents municipaux. Il a été suivi par la Cour, qui a donc considéré que le délit d'injure ne pouvait être relevé seul.

Certes, mais le caractère diffamatoire des propos tenus n'est pas avéré, en l'absence de faits précis invoqués par leur auteur. La Cour de cassation exige en effet , dans un arrêt du 14 février 2006, une « articulation précise de faits de nature à être, sans difficultés, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ». Dans une décision du 25 juin 2010, l’Assemblée plénière est ainsi saisie du texte d’un rap très violent à l’égard de la police nationale : « Les rapports du ministre de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait jamais été inquiété ». En dépit de leur caractère outrancier, ces propos ne sont pas qualifiés de diffamation, dans la mesure où ils ne mentionnent aucun fait précis. 

La situation est identique à Hénin-Beaumont. Si le maire est dénoncé comme un "voyou, harceleur", aucun fait précis ne vient étayer l'accusation. Conformément à une jurisprudence désormais très classique, la diffamation ne saurait donc être retenue. 

L'arrêt laisse ainsi au lecteur un sentiment pour le moins mitigé. Certes, il est en faveur d'une liberté d'expression aussi large que possible et il est certainement utile de placer l'opposition, qu'elle soit municipale ou nationale, à l'abri de poursuites intempestives, sortes de procédures bâillon qui empêcheraient le débat politique. Il n'en demeure pas moins que l'on se retrouve devant une sorte de vide juridique. Il suffit en effet de tenir des propos d'une violence extrême, sans les rapporter à aucun fait précis, pour être protégé contre les poursuites pour injure ou diffamation. On perçoit alors un danger qui consiste à réduire le débat politique à un simple échange de noms d'oiseaux. 

 

vendredi 13 septembre 2024

Délit d'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire : la CEDH s'aligne sur le Conseil constitutionnel

La décision d'irrecevabilité Le Dall c. France rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 12 septembre 2024 marque l'échec d'une démarche militante visant à faire déclarer non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme le délit d'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire. 

Le requérant, M. Le Dall est le requérant idéal pour engager une telle action car il a accepté, par pure générosité, d'aider un ressortissant éthiopien venant d'Italie à pénétrer sur le territoire français de manière irrégulière. On lui a dit que cette personne était en situation de détresse psychologique, désireux de rejoindre sa famille en France, et M. Le Dall a donc conduit le migrant à Nice dans son véhicule personnel. Mais il a été intercepté par la police de l'air et des frontières. Il a finalement été condamné par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, statuant sur renvoi après cassation, à une amende de 3000 € avec sursis pour avoir aidé un étranger à rentrer sur le territoire de manière irrégulière. Son dernier pourvoi en cassation est rejeté en janvier 2023.

L'objet de son recours devant la CEDH est d'obtenir de la juridiction européenne une décision allant résolument à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, celle-ci n'a pas donné toute satisfaction aux associations d'aide aux migrants, loin de là. 

 

La jurisprudence constitutionnelle

 

La célèbre décision Cédric H. rendue par le Conseil constitutionnel le 6 juillet 2018 sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) avait pourtant suscité de grands espoirs. N'avait-elle pas consacré le principe de fraternité comme principe à valeur constitutionnelle ? Elle s'appuyait alors sur l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la devise de la République est "Liberté, Egalité, Fraternité". Et le Conseil fondait sur ce principe de fraternité une décision déclarant inconstitutionnel le délit d'aide au séjour irrégulier, prévue par l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA). La décision constituait, avant tout, une excellente opération de communication, car cette infraction n'était plus poursuivie lorsque la personne avait agi dans un but purement humanitaire, fournissant à un étranger un logement ou aide alimentaire par exemple. L'article L 622-4 du même code  prévoyait en effet une exemption pénale lorsque l'intéressé avait agi de manière gratuite et dans le seul but de fournir une aide de nature à préserver la dignité des personnes et leur intégrité physique.

Mais l'aide au séjour n'est pas l'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire. Il convient de bien distinguer les deux situations. L'aide à l'entrée irrégulière est toujours réprimée par l'article L 622-1 CESEDA. Elle demeure une infraction, pour deux raisons essentielles. D'une part l'aide à l'entrée fait naître une situation illicite, ce qui n'est pas le cas de l'aide au séjour, cette situation existant déjà, mais pas du fait de la personne poursuivie. D'autre part, ce délit permet de poursuivre les passeurs qui exploitent, et parfois rançonnent, les migrants désireux de pénétrer en France. Cette position a été clairement rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa  décision du 6 septembre 2018, portant sur la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie. L'espoir suscité par la QPC de juillet 2018 a fait long feu. Le principe de fraternité a seulement permis, jusqu'à aujourd'hui, de déclarer inconstitutionnelle une infraction qui n'était plus poursuivie.

 


 Le cadeau de César. René Goscinny et Albert Uderzo

 

La décision de la CEDH

 

Devant un tel blocage, le requérant se tourne donc vers la CEDH. Le requérant se fonde d'abord sur les articles 2 et 3 de la Convention européenne, puis sur les articles 8 et 9, mais sans succès.


Le droit à la vie et à la dignité

 estimant que les autorités ont manqué à leur obligation d'adopter des mesures adéquates pour protéger le droit à la vie et à la dignité des personnes vulnérables dans les zones frontalières, fussent-elles en situation irrégulière. En d'autres termes, le délit d'aide à l'entrée irrégulière emporterait une violation du droit humanitaire.

La CEDH n'entre même pas dans ce débat, tout simplement parce que le moyen pourrait être soulevé par une association d'aide aux migrants, mais pas par M. Le Dall. On constate que si celui-ci est défendu par Maître Spinosi, inlassable avocat de la cause des étrangers, aucune association ne s'est formellement jointe au recours. Cet oubli fâcheux rend le moyen irrecevable.

M. Le Dall n'est pas lui-même victime d'une violation des articles 2 et 3 de la Convention. Or, la jurisprudence de la CEDH interdit l'actio popularis, c'est-à-dire le fait pour un requérant de sa plaindre d'un acte simplement parce qu'il lui paraît enfreindre la Convention. Le requérant, dans le cas présent, n'est pas personnellement victime d'une atteinte au droit humanitaire.


Les articles 8 et 9


Il s'appuie aussi sur les articles 8 et 9 de la Convention. Le requérant considère que la condamnation qui le frappe porte atteinte à sa vie privée car elle nuit à sa réputation, à sa tranquillité et à ses ressources financières. Elle viole aussi sa liberté de penser et de manifester ses convictions, qui le conduisent à porter assistance, bénévolement, aux personnes vulnérables.

Le moyen est plus sérieux car, cette fois, M. Le Dall peut effectivement se présenter comme victime. Mais la CEDH l'écarte avec vigueur. 

L'atteinte à la vie privée est à peine évoquée, peut-être parce que l'atteinte aux ressources financières de M. Le Dall est on ne peut plus modeste, celui-ci ayant été condamné à une peine d'amende, assortie du sursis. Au demeurant, la Cour se borne à rappeler que la loi peut décider d'une ingérence dans la vie privée, si elle poursuit un but légitime et que cette ingérence est proportionnée à ce but. 

Il en est de même pour l'atteinte à la liberté d'exprimer ses convictions protégée par l'article 9 de la Convention. Celle-ci ne confère pas à l'individu le droit de commettre n'importe quel acte au motif qu'il repose sur ces convictions. Ce principe a déjà été affirmé à de multiples reprises, en particulier dans l'arrêt Leyla Şahin c. Turquie du 10 novembre 2005. A l'époque, la Cour écartait la revendication d'étudiantes turques s'appuyant sur leurs convictions religieuses pour revendiquer le droit de porter le voile dans les universités. De fait, la liberté d'exprimer ses convictions doit céder devant l'application de la loi, dès lors évidemment que cette loi est conforme à la Convention. 

Dans le cas présent, la loi française poursuit un but légitime, puisqu'il s'agit de protéger l'ordre public et d'exercer le droit de l'État de contrôler l'entrée et le séjour des étrangers. Ces principes trouvent leur origine dans le droit international, comme le rappelle l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. Les mesures prises par la France sont, aux yeux de la Cour, parfaitement proportionnées à ce but légitime, et la condamnation de M. Le Dall repose sur la loi, qu'il connaissait évidemment puisqu'il était lui-même militant associatif dans le domaine des droits des étrangers.

Cette décision d'irrecevabilité est sans surprise, mais elle présente l'intérêt de mettre une fin définitive aux tentatives visant à obtenir l'abrogation du délit d'aide à l'entrée irrégulière. Les doutes sur l'éventuelle inconventionnalité de cette infraction sont levés et c'est certainement une bonne chose, d'autant que l'on imaginait mal la Cour sanctionner une infraction que le Conseil constitutionnel avait validée à deux reprises. Si M. Le Dall est un militant sincère, guidé par des convictions purement altruistes, et d'ailleurs très légèrement condamné, ce n'est pas le cas de toutes les personnes poursuivies sur le fondement de ce délit. D'une manière générale, policiers et juges se concentrent surtout sur les passeurs, ceux qui profitent de la misère des migrants pour les exploiter avec le plus parfait cynisme. Sur ce plan, on ne saurait trop se féliciter du maintien dans le droit d'une infraction qui permet de punir ceux qui ne peuvent pas vraiment se prévaloir du principe de fraternité.

 

mardi 10 septembre 2024

CEDH : Les suites judiciaires de la tentative de coup d'État en Turquie


Dans son arrêt Yasak c. Turkiye du 27 août 2024, la CEDH se prononce, mais ce n'est pas la première fois, sur la situation juridique des personnes condamnées pour appartenance à un groupe terroriste armé, infraction ayant été le fondement de nombreuses poursuites après la tentative de coup d'État de juillet 2016.

M. Yasak est actuellement détenu à la prison de Corum en Turquie. Il a été condamné en 2018 à sept années et six mois d'emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste armée Fetullahiste, la FETÖ/PDY. Ce groupe islamiste, longtemps dirigé par Fetullah Gülen, est considéré par les autorités turques comme ayant participé à la tentative de coup d'État de juillet 2016. Il est présenté comme une organisation dotée d'une structure parallèle à celle de l'État noyautant les services publics, en particulier les établissements d'enseignement. M. Yasak ne nie pas son appartenance à ce groupe. Une fois sa condamnation devenue définitive, il saisit la Cour sur un double fondement.

 

Les conditions de détention

 

Il invoque d'abord l'article 3 de la Convention qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, à propos de la surpopulation carcérale dans la prison de Corum. Dans son arrêt du 23 décembre 2023, Ilerde et a. c. Turkiye, la Cour avait déjà observé la surpopulation des prisons turques. Il n'est alors pas contesté que celle-ci a un lien direct avec la tentative de coup d'État de juillet 2016, les autorités turques ayant jeté en prison bon nombre d'opposants. Quoi qu'il en soit, la Cour, dans l'arrêt Ilerde, s'était livré à une arithmétique de la population carcérale, tenant compte de la superficie accordée à chaque détenu, de son accès aux sanitaires dans des conditions convenables, à un espace aéré et à la lumière du jour.

La CEDH avait alors estimé qu'un espace inférieur à 3 m2 par détenu était toujours constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, et qu'un espace supérieur à 4 m2 pouvait être considéré comme suffisant, sauf si d'autres mauvais traitements pouvaient être invoqués. En l'espèce, les requérants invoquaient les nuisances sonores et l'insuffisance dans la distribution d'eau potable. Mais la Cour juge que ces inconvénients sont ceux qui existent dans tout établissement pénitentiaire, ajoutant que les détenus pouvaient acheter au maximum 15 litres d'eau par semaine. Pour la Cour, le mauvais traitement n'est pas suffisamment grave pour devenir inhumain ou dégradant.

Quant aux détenus disposant d'un espace entre 3 et 4 m2, ils ne sont pas non plus victimes d'un traitement inhumain ou dégradant s'ils disposent d'un accès suffisant aux sanitaires et si l'administration pénitentiaire s'efforce d'améliorer leur situation, notamment en leur fournissant une literie acceptable. Tel fut les cas des détenus de l'arrêt Ilerde, dès lors que les prisons où ils étaient enfermés se sont quelque peu vidées au fur et à mesure de l'atténuation des conséquences pénitentiaires de la tentative de coup d'État.

L'arrêt Yasak reprend exactement cette jurisprudence récente. Le requérant, en moins de trois ans, est passé d'un espace de 3, 6 m2 à 6 m2, ce qui témoigne d'un effort de l'administration pénitentiaire pour améliorer les conditions de détention. Quant au fait qu'il dorme sur un matelas posé à même le sol, ce n'est certes pas plaisant, mais la Cour considère que cette situation n'emporte pas un seuil de gravité suffisant pour entraîner une violation de l'article 3. La Cour se réfère ainsi à sa décision Ananyev et a. c. Russie du 10 janvier 2012, selon laquelle le fait de dormir sur un matelas ne devient inhumain et dégradant que si le détenu dispose de moins de 3 m2 d'espace personnel.

Cette jurisprudence a pu être dénoncée comme manquant de souplesse, mais elle présente l'avantage de donner aux États membres une information claire sur les risques de sanction qu'ils encourent au niveau européen. On se souvient que la France a été condamnée dans l'arrêt J.M.D. et autres du 30 janvier 2020 pour le traitement inhumain qu'entraine une situation permanente de surpopulation dans ses prisons. L'État n'était pas parvenu, en effet, à démontrer que les détenus y disposaient d'au moins 3m2 d'espace personnel.

 


Marche pour la cérémonie des Turcs. Jean-Baptiste Lully

Ensemble Modo Antiquo


 

La prévisibilité de la loi

 

Le second moyen développé par M. Yasak est la violation de l'article 7 de la convention. Il énonce que "nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise". De cette formulation, la CEDH déduit que le principe "Nullum crimen, nulla poena sine lege" est applicable en droit européen.

En l'espèce, le requérant invoque le fait que le mouvement  FETÖ/PDY n’a pas été qualifié d’organisation terroriste avant la fin de l’année 2013. Or, M. Yasak a été condamné pour le soutien apporté à l'organisation avant cette date. La question avait déjà été posée dans l'arrêt de Grande Chambre Yüksel Yalçinkaya c. Turquie le 26 septembre 2023. A l'époque, le requérant avait été condamné pour appartenance à une organisation terroriste, mais l'accusation reposait largement sur l'utilisation d'une messagerie cryptée juste avant la tentative de coup d'État de juillet 2016. Dans ces conditions, la CEDH a estimé que le fait que le mouvement n'ait pas encore été qualifié d'organisation terroriste armée selon les formes prévues par le droit interne ne suffit pas à rendre la condamnation de l'intéressé incompatible avec l'article 7. 

Déjà dans un arrêt du 3 décembre 2019, la CEDH en avait jugé ainsi dans un arrêt Parmak et Bakir c. Turquie. La responsabilité pénale des membres d'un groupe ultérieurement qualifié de terroriste pouvait être engagée s'ils avaient agi "sciemment et volontairement". La situation de M. Yasak n'est donc pas différente et la Cour estime qu'il a pu être condamné pour ses liens avec un groupe terroriste armé, qui n'était pas encore qualifié comme tel par le droit turc. De manière très classique ensuite, la Cour constate que l'infraction d'appartenance à un groupe terroriste armé est suffisamment caractérisée dans le droit turc, et que les éléments matériels et intentionnels étaient réunis. 

La décision semble ainsi s'inscrire dans une jurisprudence constante, jurisprudence qui d'ailleurs concerne à peu près exclusivement la Turquie. Le seul étonnement que suscite cet arrêt est précisément une certaine forme de conformisme. On voit ainsi la CEDH faire preuve de compréhension à l'égard de la surpopulation des prisons turques, liée à la répression contre une tentative de coup d'État. L'arrêt ne mentionne pas que cette répression a aussi eu pour effet d'enfermer des opposants au régime, n'ayant aucun lien avec une activité terroriste. De même, la Cour écarte toute analyse de la définition que donne le droit turc de la notion de groupe armé terroriste, laissant finalement une autonomie complète à l'État dans ce domaine. Il est permis de penser que le droit turc pourrait susciter un contrôle plus attentif de la Cour européenne.

La principe de légalité des délits et des peines : Chapitre 4 section 1 § 1 A du manuel de Libertés sur internet

jeudi 5 septembre 2024

Fin du débat sur la vaccination obligatoire des professionnels de santé


L'arrêt Pasquallini et autres c. San Marin, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme CEDH) le 28 août 2024 présente la particularité d'être l'une des très rares décisions concernant un micro-État qui n'est que très rarement mis en cause devant la justice européenne. En 2023, la CEDH a rendu seulement douze décisions concernant San Marin, onze d'irrecevabilité, et une constatant l'absence de violation de la Convention européenne des droits de l'homme. L'arrêt Pasquallini est aussi un constat de non-violation, concernant cette fois le sujet particulièrement débattu de la vaccination obligatoire.

En l'espèce, il s'agit de la vaccination obligatoire des personnels de santé imposée par le droit san marinois lors de l'épidémie de Covid 19, obligation contestée par les requérants, d'abord vainement devant les tribunaux internes. Certes, la loi se montrait plutôt bienveillante, ne prévoyant la suspension temporaire des personnels refusant le vaccin qu'en dernier recours, dans l'hypothèse où il n'était pas possible de les affecter dans un service où ils ne seraient pas en contact avec le public. Mais les requérants voyaient dans la vaccination obligatoire une discrimination et une ingérence abusive de la personne publique dans la sphère privée. 


Le principe de non-discrimination


Le principe de non-discrimination est rapidement écarté, dès lors que la vaccination obligatoire ne concerne que certains professionnels de santé, finalement en petit nombre par rapport à l'ensemble de la population. Ce traitement différencié se justifie par le fait que les personnes non vaccinées présentent un risque plus grand pour elles-mêmes et pour autrui et que les mesures préventives de port du masque et de distanciation ne sont pas suffisantes pour faire disparaître tout risque de contamination. 

L'essentiel de la décision est donc consacré à l'atteinte à l'article 8 de la convention européenne, elle aussi écartée par la Cour. Ce faisant, elle rejette l'argument essentiel du mouvement "antivax" qui considère que la liberté individuelle implique le droit de ne pas être vacciné, quand bien même cette pratique serait dangereuse pour autrui. 

 

Le Conseil constitutionnel

 

En droit français, cet argument a été écarté par le Conseil constitutionnel bien avant l'épidémie de Covid, dans une question prioritaire de constitutionnalité du 20 mars 2015. A l'époque, les requérants étaient des parents refusant la vaccination des enfants contre la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Ils ne contestaient pas les articles L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp) imposant ces vaccins, mais l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". Bien entendu, la QPC ne pouvait qu'être rejetée car le code pénal sanctionne ici l'ensemble les carences dans l'exercice de l'autorité parentale, et non pas le seul manquement à l'obligation vaccinale. Le plus important dans cette décision réside dans l'affirmation du Conseil, selon laquelle "il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". 

 

Astérix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970
 

 

L'ingérence dans la vie privée

 

Dans son arrêt du 24 août 2024, la CEDH ne raisonne pas différemment. Elle reconnait évidemment que le fait d'imposer une vaccination emporte une ingérence dans la vie privée des personnes, quand bien même les conséquences de cette mesure seraient surtout visibles dans leur activité professionnelle. En l'espèce, les intéressés ont été suspendus dans l'exercice de leurs fonctions. Mais, dans l'arrêt du 17 décembre 2020 Mile Novaković c. Croatie, la CEDH reconnait que la suspension des fonctions a un impact incontestable sur la vie privée. En l'espèce, il s'agissait d'une mesure de mise à la retraite d'un professeur serbe accusé de ne pas savoir enseigner dans la langue croate, mais mutatis mutandis la situation est sensiblement identique.

La Cour doit s'interroger ensuite sur le caractère excessif de l'ingérence dans la vie privée des personnes. Sur ce point, la situation des requérants ne devait guère les inciter à l'optimisme. L'arrêt de Grande Chambre Vavricka et autres c. République tchèque rendu le 8 avril 2021 affirme en effet que l'obligation légale de vacciner les enfants ne porte pas atteinte au droit à la vie privée. Sans nier que la vaccination obligatoire emporte une ingérence dans la vie privée, elle estime que cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique", c'est-à-dire qu'elle "répond à un besoin social impérieux". La Cour ajoute même que les États sont les mieux placés pour apprécier le contexte de l'obligation vaccinale.

 

Un échec des Antivax

 

L'arrêt est daté du printemps 2021, en pleine épidémie de Covid. Même s'il porte sur les vaccins des enfants, certains passages semblent directement viser la pandémie : ""Lorsqu’il apparaît qu’une politique de vaccination volontaire est insuffisante pour l’obtention et la préservation de l’immunité de groupe, ou que l’immunité de groupe n’est pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (...), les autorités nationales peuvent raisonnablement mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves". 

La décision Pasquallini s'inscrit dans cette jurisprudence justifiant la vaccination obligatoire non plus des enfants mais des professionnels de santé. Elle repose aussi sur la décision Fenech c. Malte du 1er mars 2022, dans laquelle la CEDH prenait acte de la gravité des conséquences de l'épidémie de Covid et de la nécessité de prendre des mesures adaptées à la situation pour préserver autant que possible la santé de l'ensemble de la population. L'absence de toute mesure dans ce domaine pourrait en effet conduire l'État à une violation de l'article 2, qui garantit le droit à la vie.

L'arrêt Pasquallini confirme ainsi que le États peuvent légitimement imposer une obligation vaccinale pour des motifs de santé publique. La CEDH inflige ainsi un nouveau revers au groupe des "Antivax" qui ont introduit de multiples recours au motif que le vaccin porte atteinte à leur liberté individuelle, la santé des tiers n'étant pas considérée comme un élément susceptible d'être pris en considération. En droit français cependant, cette jurisprudence ne présente qu'un intérêt résiduel. En effet, en 1789, bien avant l'épidémie de Covid, les auteurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avaient déjà rédigé un article 4 d'une admirable concision : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".


dimanche 1 septembre 2024

Quand #MeToo se heurte à la diffamation


Le mouvement #MeToo, aussi légitime soit-il, n'autorise pas toutes les dénonciations. La Cour d'appel de Bourges, dans une décision du 24 août 2024, fixe les limites de cette pratique, en rappelant que l'auteur de la dénonciation peut parfois être poursuivi pour diffamation.

Dans le cas présent, M. V., vigneron dans le Beaujolais, a été informé, au printemps 2022, que son nom était cité comme auteur de harcèlements et d'agressions sexuels. Un compte Instagram tenu par Mme B.P., elle-même vigneronne dans le Beaujolais et militante contre les violences sexuelles faites aux femmes dans le monde viticole, s'est montré particulièrement virulent à son égard, désignant M. V. comme l'auteur de ces faits et dénonçant "la culture du viol" dans son entreprise. En juin 2022, M. V. a donc porté plainte pour diffamation.

Le tribunal judiciaire de Bourges, le 2 juin 2023, lui a donné satisfaction et a condamné Mme B. P. pour diffamation. Les allégations publiques sur son compte Instagram, mentionnant une infraction pénale dont M. V. aurait été l'auteur, ont été jugées comme portant atteinte à son honneur et à sa considération, au sens de l'article 29 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour d'appel de Bourges confirme cette décision le 24 août, dans une décision relativement nuancée.

 

Le droit commun de la diffamation

 

La Cour commence par affirmer que les critères de la diffamation sont présents dans les propos tenus par Mme B. P. sur Instagram. Le premier d'entre eux, leur caractère public, n'est guère contestable : les dénonciations ont eu lieu sur un réseau social doté d'une large diffusion. Le second critère réside dans le caractère identifiable de M. V., ce qui n'est pas contesté. Son nom est mentionné comme celui de son entreprise. Le troisième critère, l'atteinte à l'honneur et à la considération, ne pose pas davantage de difficulté, car il est dénoncé comme auteur de faits qui sont des infractions pénales. 

Le seul critère susceptible d'être discuté par Mme B. P. reste celui reposant sur l'invocation de faits précis dans les propos diffamatoire. En appel, la défenderesse soutient qu'elle a voulu faire oeuvre militante et dénoncer les violences sexistes dans le monde viticole et le "backlash" dont sont victimes les dénonciatrices. Ce terme anglo-saxon est utilisé par les mouvements féministes pour désigner ce que l'on appelle en français un retour de bâton. En l'espèce, il aurait été constitué par une tribune signée par d'autres vignerons en défense de leur collègue.

Certes, mais Mme B.P. a d'abord été visée par une demande en référé lui demandant de retirer les messages visant directement M. V. et elle s'y est refusée. Cette mise en cause constitue un fait précis entrant dans la définition de la diffamation. 

Même si tous les éléments constitutifs de la diffamation sont présents, il n'en demeure pas moins que l'auteur des propos peut être exonéré de sa responsabilité.

 


 Les Indégivrables. Xavier Gorce. Septembre 2015


Le débat d'intérêt général


La Cour d'appel de Bourges reconnaît que les publications litigieuses "s'inscrivent dans un mouvement de libération de la parole des femmes victimes d'infractions sexuelles", Madame B. P. menant un combat féministe bien antérieur au présent contentieux. Au regard de l'enjeu sociétal de la lutte contre les agressions sexuelles et les comportements sexistes, le public a donc un intérêt particulier à être informé de faits illicites à caractère sexuel commis par une personne jouissant d'une réputation dans un milieu professionnel donné. La Cour admet ainsi que les propos tenus par la défenderesse sur Instagram "relèvent d'un débat d'intérêt général".

Certes, mais doit-on en déduire que toute dénonciation #MeToo relève, en tant que tel d'un débat d'intérêt général, qui interdirait toute action en diffamation ? Cette thèse avait été soutenue devant la Cour de cassation par deux requérantes poursuivies pour diffamation, l'une accusant un ancien ministre de s'être livré à divers attouchements lors d'une soirée à l'Opéra, l'autre ayant lancé en France le hashtag #Balancetonporc. Dans deux décisions du 11 mai 2022, la Cour de cassation a écarté cette analyse, précisant que chaque décision dans ce domaine ne saurait être autre chose qu'une décision d'espèce.


La bonne foi


Madame B. P. peut toutefois s'exonérer en démontrant sa bonne foi. Les juges doivent examiner si elle s'est exprimée "dans un but légitime, était dénuée d'animosité personnelle, s'est appuyée sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l'expression". Il est vrai que lorsque sont reconnus le débat d'intérêt général et la base factuelle, la Cour de cassation, dans un arrêt du 11 mai 2022, considère que les conditions d'animosité et de prudence dans l'expression peuvent être interprétées avec davantage d'indulgence.

En l'espèce cependant, la Cour d'appel estime que la base factuelle fait cruellement défaut. En effet, les dénonciations de Mme B. P. se fondent essentiellement sur d'autres dénonciations, provenant notamment d'une internaute danoise mentionnant des propos et attitudes sexistes de M. V., lors d'un voyage au Danemark. Mme B. P. reprend donc des éléments provenant d'internautes, de personnes se disant lanceurs d'alerte, mais elle n'est pas elle-même, une victime directe de M. V

La défenderesse ne s'est donc pas appuyée sur une enquête réellement sérieuse, et, dans ces conditions, la mise en cause nominale de M. V. atteste d'une manque de prudence et de mesure dans l'expression. La situation est donc très différente de celle de l'arrêt du 11 mai 2022, dans lequel les faits étaient établis. En dénonçant #Balancetonporc, la défenderesse reproduisait en effet un message qui lui avait été personnellement envoyé et qui était rédigé sans élégance excessive : " Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit". Cette fois, les faits étaient donc établis on ne peut plus clairement.

La décision du 24 août 2024 constitue ainsi une intéressante mise en oeuvre de la jurisprudence de la Cour de cassation établie en 2022. Elle relève finalement d'un solide bon sens. La dénonciation de type #MeToo relève aujourd'hui, à l'évidence, d'un débat d'intérêt général, et le "Naming and Shaming" dans ce domaine permet de faire apparaître au grand jour des pratiques qui, auparavant, n'étaient jamais dénoncées, pas même devant le juge. Mais #MeToo n'est pas un pilori. Le mouvement ne saurait conduire à nier l'existence même de la présomption d'innocence et à remplacer les juges par un tribunal médiatique dépourvu de toute garantie procédurale. C'est le sens d'une jurisprudence qui incite à la prudence. Porter plainte devant un juge est finalement bien préférable à une dénonciation hâtive sur un réseau social.

La diffamation : Chapitre 9 section 2 § A du manuel de Libertés sur internet

vendredi 30 août 2024

Les Invités de LLC - Léon Blum. Du mariage. 1907



A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, nous invitons Léon Blum qui, en 1907, publia Du Mariage. En envisageant que les femmes puissent avoir des expériences sexuelles avant le mariage, au même titre que les hommes, l'ouvrage fait scandale.

Léon Blum

Du mariage

1907

 


Il m'est arrivé de constater, comme tout le monde, par une suite d'expériences ou d'observations quotidiennes, combien, dans le mariage tel qu'il est aujourd'hui pratiqué, le bonheur est fortuit et difficile. J'en suis venu à me demander, ce qui est fort banal encore, si cet état s'expliquait par quelque vice inhérent à la notion même du mariage, c'est-à-dire de la monogamie, ou par les modalités présentes de l'institution, c'est-à-dire les habitudes sociales. Et ainsi, précisant peu à peu le problème, j'ai recherché si quelques changements relativement simples, opérés non pas dans nos lois mais dans nos moeurs, et qui laisseraient à peu près intacte l'organisation actuelle de la famille et de la société, ne suffiraient pas pour transformer ce qui est aujourd'hui cause de division ou de conflit en condition de commerce et d'entente.

En d'autres termes, et tenant pour démontré que le mariage ou la monogamie légale est une institution qui fonctionne mal, je me suis demandé s'il convenait de l'abandonner radicalement, pour s'en tenir aux formes modernes de la polygamie, c'est-à-dire aux unions multiples et précaires, ou s'il était possible de l'amender. J'ai été conduit à conclure que le mariage n'était pas une institution mauvaise, mais une institution mal réglée et dont on tire mauvais parti, une institution, si je puis dire, généralisée à l'excès, convenable à certains cas, à certains moments de la vie, mais non pas à tous. Le mariage ne devient pernicieux que dans la mesure où il est pratiqué sans sagesse et imposé sans discernement, comme il arrive dans l'état présent des moeurs. Ce n'est ni un poison,  ni une panacée. C'est un aliment sain, mais qu'il faut assimiler à son heure.

Il m'a fallu quelque courage pour dominer le préjugé favorable que l'union libre m'inspirait. Je sens vivement ce que cette expression seule a de séduisant et de noble (...). Mais l'union libre, ou bien n'est qu'une protestation contre la formalité même du mariage, contre l'intrusion de l'autorité sociale dans une convention privée. Et l'on me permettra bien de dire qu'en ce cas elle constitue un pur enfantillage, ou bien n'est qu'une union provisoire, autorisant d'avance les changements ultérieurs, les préparant même et leur servant de transition naturelle. Dans ce dernier cas, l'union libre est polygamique. or, ni la monogamie légale ni la polygamie libre n'apportent au problème de la relation des sexes une solution satisfaisante et complète. On ne peut dire ni de l'homme ni de la femme que soit la monogamie soit la polygamie constitue la loi naturelle et unique de leurs rapports. L'homme et la femme sont d'abord polygames, puis, dans l'immense majorité des cas, parvenus à un certain degré de leur développement et de leur âge, on les voit tendre et s'achever vers la monogamie. Les unions précaires et changeantes correspondent au premier état. Le mariage est la forme naturelle du second.

Et l'on aperçoit la très mince portée du changement que je propose : il consiste à ne se marier qu'au moment où l'on se sent disposé pour le mariage, quand le désir des changements et de l'aventure a fait place, par une révolution naturelle au goût de la fixité, de l'unité et du repos sentimental.

Cette méthode n'a rien de fort original, et la meilleure preuve en est que dès aujourd'hui, la plupart des hommes se marient conformément à mon ordonnance. Mais les femmes ? Ce seul point d'interrogation enferme tout le problème.