L'arrêt du Conseil d'État rendu le 30 décembre 2022, M. B. A., annule une sanction disciplinaire prononcée à l'encontre d'un professeur d'Université par le Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER). Exerçant son contrôle de cassation, le Conseil d'État n'hésite pas à considérer que la sanction était trop faible, renvoyant donc l'affaire une nouvelle fois devant le CNESER.
L'affaire est bien connue dans le monde académique, et peut-être est-ce la raison pour laquelle le site du Conseil d'État fait état du patronyme de l'intéressé, au mépris de toutes les instructions données par la Haute Juridiction elle-même sur l'anonymisation des décisions de justice.
Quoi qu'il en soit, M. B. A. s'est fait connaître, en mars 2018, après avoir participé à l'expulsion pour le moins musclée d'étudiants qui occupaient un amphithéâtre de la faculté de droit de Montpellier. Même si l'on était dans un contexte très tendu, lié à une contestation de la réforme de l'entrée dans l'enseignement supérieur par ParcourSup, il n'est pas en usage qu'un professeur use de la violence pour procéder lui-même à l'évacuation. Il est vrai qu'il n'était pas seul, puisqu'il semble avoir mis en place un petit groupe d'une dizaine de personnes cagoulées, armées de planches de bois et de pistolets à impulsions électriques. Ils ont fait usage de ces armes et l'opération s'est soldée par plusieurs blessés légers parmi les occupants de l'amphithéâtre. Mais M. B. A a agi à visage découvert et a été identifié par de nombreux témoignages, photos et vidéos. Il a donc fait l'objet de poursuites disciplinaires, comme d'ailleurs le Doyen de l'Université, accusé d'avoir autorisé, voire orchestré, cette action de commando.
Gare de La Folie-Complexe Universitaire
ancien nom de Nanterre Université (circa 1966-1970)
La procédure disciplinaire
Le dossier disciplinaire a été délocalisée, et c'est donc la section disciplinaire de Sorbonne-Université qui s'est prononcée. Le Doyen a été frappé d'une interdiction d'exercer toute fonction d'enseignement ou de recherche pendant cinq ans avec privation de la totalité du traitement. Proche de la retraite, il n'est donc jamais revenu à l'Université, et il n'est pas partie au recours.
Quant à M. B. A., une révocation a été prononcée, motivée par deux éléments essentiels. D'une part, ses fonctions de professeur ne lui conféraient aucune compétence en matière de maintien de l'ordre dans l'Université, et il n'avait aucune raison de se trouver sur les lieux. D'autre part, la préparation active à une telle action et l'exécution d'actes de violence ont été jugées incompatibles avec le comportement d'un professeur des Universités.
En appel, le CNESER, qui s'est prononcé le 23 mars 2022, a ramené la sanction à l'interdiction d'exercer des fonctions d'enseignement pendant quatre ans dans tout établissement public d'enseignement supérieur, avec privation de la totalité du traitement. Pour le CNESER, les actes de violence étaient en effet constitutifs d'une faute lourde, mais le rôle d'organisateur du commando n'était pas clairement établi. Cette sanction permettait à M. B. A. de reprendre ses fonctions d'enseignement à l'Université de Montpellier, dès mars 2023.
Mais un double pourvoi en cassation a été déposé, émanant de l'Université de Montpellier et du ministre de l'Enseignement supérieur.
L'intérêt de la décision réside tout entier dans une seule petite phrase. Le Conseil estime en effet que le CNESER, "statuant en matière disciplinaire, a retenu une sanction hors de proportion avec les fautes commises". Il estime donc que la sanction de quatre ans d'interdiction d'exercer ses fonctions est une sanction trop modeste par rapport aux actes reprochés à M. B. A.
Étendue du contrôle de cassation
Cette petite phrase conduit à s'interroger sur l'étendue du contrôle de cassation exercé par le Conseil d'État, en matière disciplinaire.
Le rapporteur public, dans ses conclusions publiées sur la base de données Ariane, propose l'annulation de la sanction, en se fondant sur la jurisprudence issue de l'arrêt d'assemblée M. B. rendu le 30 décembre 2014. Il déclarait alors, à propos d'une sanction infligée par l'Ordre des médecins : "que si le choix de la sanction relève de l'appréciation des juges du fond au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il appartient au juge de cassation de vérifier que la sanction retenue n'est pas hors de proportion avec la faute commise et qu'elle a pu dès lors être légalement prise". Cette formulation n'est guère éclairante sur l'étendue du contrôle de cassation dans ce domaine.
En témoignent l'embarras des explications données par les membres du Conseil d'État eux-mêmes. Les deux rapporteurs en charge de la traditionnelle chronique de jurisprudence de l'Actualité juridique droit administratif (AJDA) affirment ainsi que ce contrôle est "intermédiaire entre dénaturation et qualification juridique". Quelques mois plus tard, le rapporteur public sur l'arrêt La Poste du 27 février 2015 ne simplifiait pas les choses en se demandant « si la meilleure formule pour rendre compte du contrôle de cassation que la décision B... a consacré ne serait pas celle d'un contrôle de l'erreur manifeste dans la qualification juridique des faits opérée par le juge du fond ». Même le juriste le plus imprégné des subtilités, voire de l'obscurité, des analyses du Conseil d'État, risque de renoncer à comprendre.
Un contrôle de proportionnalité qui ne dit pas son nom
Si l'on se tourne vers la jurisprudence qui a suivi l'arrêt M. B. de 2004, on comprend un peu mieux la démarche du Conseil d'État, juge de cassation. Celui-ci veut affirmer haut et clair qu'il n'exerce aucun contrôle sur l'appréciation des faits réalisée par les juges du fond, car c'est tout de même le principe du contrôle de cassation. Mais en même temps, ce même juge de cassation ne veut pas se priver de toute ingérence dans ce contrôle, et il invente ce qu'il présente comme un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, limité à la qualification des faits. Mais, en réalité, le juge de cassation exerce un contrôle de proportionnalité, à peu près dans les mêmes conditions que s'il était juge d'appel.
Dans la plupart des décisions, le juge de cassation se borne à énoncer que la sanction prononcée "n'est pas disproportionnée", sans trop de précision. Il en juge ainsi, par un arrêt du 18 octobre 2018, dans le cas de la révocation d'un instituteur pour des appels téléphoniques malveillants et répétés. Il en est de même, dans une décision du 9 octobre 2020, de la révocation d'un professeur des Universités qui avait un comportement inapproprié à l'égard de jeunes étudiantes, notamment sur les réseaux sociaux, et avait en outre fait pression sur des témoins dans le cadre de l'instruction de la procédure.
Sur ce plan, la décision du 30 septembre 2022 semble très directement inspirée d'un arrêt du 18 juillet 2018, Ministre de l'éducation nationale c. Z., la seule qui juge une sanction "hors de proportion". Il estime alors "hors de proportion toute autre sanction que la mise à la retraite d’office" pour un enseignant condamné à deux ans de prison avec sursis pour l'agression sexuelle de deux mineurs âgés de quatorze ans commise, en dehors de son activité d'enseignant. Le juge s'appuie alors sur "l'exigence d'exemplarité et d'irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec des mineurs, y compris en dehors du service".
Dans le cas du professeur qui évacuait l’amphithéâtre manu militari, le Conseil d'État estime la sanction d'interdiction temporaire d'exercice pendant quatre ans prononcée par le CNESER "hors de proportion". Il se fonde sur l'article L. 952-8 du code de l’éducation qui établit l'échelle des sanctions applicables aux enseignants. L'interdiction temporaire constitue le 5è niveau de sanction, et le juge rappelle que cette interdiction peut aller jusqu'à cinq ans. Or, en l'espèce, M. B. A. a bénéficié d'une version quelque peu allégée de cette sanction, avec une interdiction de quatre ans lui permettant de reprendre ses cours en mars 2023. Au-delà de cette interdiction, le niveau 6 est constitué par la mise à la retraite d'office et le 7 par la révocation. En l'espèce, le Conseil d'État juge que les faits reprochés à M. B. A. sont d'une extrême gravité, et que la sanction est "hors de proportion" avec les fautes commises.
Contrôler le CNESER
La sanction est donc annulée et l'affaire renvoyée au CNESER qui devrait se prononcer une nouvelle fois, sachant qu'il n'a plus le choix qu'entre la mise à la retraite d'office ou la révocation. Cette fois, on peut s'interroger sur l'étendue d'un contrôle de cassation qui, in fine, conduit à priver totalement l'autorité compétente du choix de sa décision. On note d'ailleurs l'étrange propos du rapporteur qui affirme que "seule une mesure d’éviction définitive du service peut également être infligée, étant précisé qu’à nos yeux la radiation s’impose". Il est bien possible que la radiation s'impose, mais en quoi le rapporteur est-il compétent pour le dire ? Est-il dans son rôle d'influencer la future décision du CNESER ? Heureusement, le Conseil d'État n'a pas repris ces propos, car il aurait sans doute fait acte d'administrateur.
L'affaire soumise au Conseil d'État est, à certains égards, exemplaire. Exemplaire d'abord du lien existant désormais entre procédure pénale et procédure administrative. Le principe de l'indépendance totale entre les deux types de sanctions a désormais vécu. Dans le cas de M. B. A., son dossier pénal a en effet pesé lourd. Il a été condamné par le tribunal correctionnel le 2 juillet 2021, après la décision disciplinaire du CNESER, pour violence en réunion, à une peine de prison de quatorze mois, dont huit avec sursis, ainsi qu'à une interdiction d'exercer toute fonction publique pendant un an. La sévérité de la peine pénale s'explique par le fait que l'intéressé était en situation de récidive, ayant été condamné en 2013 pour violences envers une personne vulnérable.
Exemplaire aussi, car la décision du 30 décembre 2022 semble envoyer un message à l'Université, incapable d'exercer son pouvoir de sanction. Le CNESER est trop souvent considéré comme un ventre mou destiné à étouffer les affaires, à empêcher qu'elles fassent des vagues. Quel vieux professeur n'a pas eu dans son entourage professionnel un collègue qui se comportait de manière inappropriée avec des étudiants ou des étudiantes ? Qui n'a pas connu tel collègue plagiaire, ou tel autre qui laissait soutenir des thèses de complaisance ? Ces faits sont rares, et même très rares, car l'écrasante majorité des universitaires sont attachés au service public et assurent leur mission en ayant pour unique but la réussite de leurs étudiants. Et leurs efforts sont admirables, dans un contexte particulièrement difficile où l'Université ne fait que prendre des coups. Au nom de son excellence même, l'Université doit assumer un rôle important, celui de balayer devant sa porte.