« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 7 décembre 2022

Le tatoueur qui aurait voulu être un artiste


Les tatoueurs sont-ils des artistes ? L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 5 décembre 2022 ne répond à cette question que sur un plan strictement juridique. Cette approche présente le double avantage de le maintenir dans sa compétence et de lui éviter d'avoir à se prononcer un jugement sur la qualité des oeuvres réalisées sur l'épiderme des clients. 

Le requérant, le Syndicat national des artistes tatoueurs, estime, quant à lui, que ses adhérents exercent une profession artistique comme les autres. Il conteste donc les paragraphes 270 à 440 des commentaires administratifs publiés le 6 juillet 2016 au Bulletin officiel des finances publiques (BOFIP), ainsi que le refus du ministre des finances de les abroger.  Ces commentaires contestés donnent l'interprétation officielle de l'article 1460 2° du code général des impôts qui exonère de la cotisation foncière des entreprises (CFE) les " peintres, sculpteurs, graveurs et dessinateurs considérés comme artistes et ne vendant que le produit de leur art ". Les tatoueurs, se considérant comme des artistes, réclament donc le bénéfice de cette exonération. Mais leur requête est impitoyablement rejetée.

 

La QPC

 

Sans surprise, une demande de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est d'abord écartée. Aucune atteinte au principe d'égalité, qu'elle soit devant la loi ou devant l'impôt, ne peut être relevée dans l'article 146° 2° du code général des impôts. En exonérant de CFE les peintres, graveurs, sculpteurs et dessinateurs, le législateur a entendu favoriser ces personnes pour tenir compte des particularités du marché de l'art. Il s'est donc "fondé sur des critères objectifs et rationnels en réservant le bénéfice de cet avantage à ceux de ces artistes qui sont considérés comme tels". La différence entre ces artistes et les tatoueurs est que eux ne vendent que le produit de leur art.  Les tatoueurs offrent seulement une prestation de service.

 


Un dur, un vrai, un tatoué. Fernandel

Raphaël le tatoué. Christian-Jaque. 1939

 

Inviolabilité et indisponibilité du corps humain

 

Cette distinction ne peut être comprise qu'à la lumière du principe d'inviolabilité du corps humain. Il est mentionné dans l'article 16-1 du Code civil qui énonce : « Le corps humain est inviolable ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27juillet 1994, le rattache à la dignité de la personne. L'indisponibilité du corps humain est la conséquence de son inviolabilité. Ce principe signifie que le corps humain est hors-commerce juridique, qu'il ne saurait être l'objet d'une convention ou d'un acte qui aboutirait à l'aliéner, ou à simplement à consacrer sa patrimonialité. L'article 16-5 du code civil affirme ainsi que «  les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits, sont nulles  ». La loi du 6 août 2004 en déduit logiquement que le corps humain n'est pas brevetable.

De fait, la pratique du tatouage ne peut manquer de poser problème au regard de ce principe. Le choix de se faire tatouer n'est pas, en soi, illicite, car il n'a pas pour objet d'aliéner le corps humain ou d'en faire un objet patrimonial. Sur le plan juridique, le tatoué a simplement acheté un service et sa décision de porter atteinte à l'intégrité de son corps repose sur son propre choix, de la même manière qu'il est libre de se faire percer les oreilles ou toute autre partie de son corps s'il le juge bon.

En revanche, ce même tatoué ne peut aliéner la partie de son corps qui a fait l'objet d'une telle décoration.  Les contentieux sur ce point ne sont pas fréquents, mais le tribunal de grande instance de Paris, le 3 juin 1969, a tout de même jugé contraire à l'ordre public une convention par laquelle un producteur de cinéma imposait à une mineure qu'elle se laisser tatouer la Tour Eiffel sur une fesse, le morceau de peau tatoué étant prélevé par un chirurgien à l'issue du tournage. Le contrat stipulant que cette oeuvre d'art appartenait à la société de production, celle-ci voulait tout simplement le vendre. Mais l'opération a laissé quelques séquelles esthétiques qui ont suscité le contentieux.

Le principe d'indisponibilité du corps humain ne disparait pas après la mort, conformément à l'article 16-1-1 du code civil, selon lequel "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort". La conséquence en est que la convention prévoyant le prélèvement d'un tatouage après la mort serait également considérée comme nulle. Heureusement, on ne trouve pas de contentieux sur ce point. 

 

L'achat d'un service

 

Peu importe donc la valeur artistique du dessin. Comme dans le film de 1968 "Le Tatoué" de Denis de la Patellière, on peut même imaginer un ancien légionnaire, Jean Gabin, se promenant avec, dans le dos, un tatouage signé Modigliani. Mais le marchant d'art qu'est Louis de Funes ne pourrait pas l'acheter, car le contrat emporterait une violation du principe selon lequel le corps humain est hors-commerce.

Le syndicat des tatoueurs se voit donc opposer, logiquement, cette situation. Ce n'est pas réellement une surprise car, dans un arrêt du 27 juillet 2009, le Conseil d'État avait déjà admis la légalité de l'article 460 2° du code général des impôts qui ne mentionnait pas leur profession dans la liste de celles qui sont exonérées de taxe professionnelle. On doit donc en déduire que si les tatoueurs veulent être considérés comme des artistes, ils doivent exercer leur art de la gravure sur d'autres supports, le bois, le cuivre ou n'importe quel autre support, inerte. La profession ferait ainsi peau neuve, évidemment. Mais en continuant à travailler sur l'épiderme de leurs clients, ils doivent assumer un simple statut de commerçant prestataire de service. Adieu l'artiste !


Indisponibilité du corps humain : Chapitre 7 Section 2 § 3 du manuel sur internet

samedi 3 décembre 2022

CEDH : La loyauté envers la Constitution, ou le fichage des profs


Le 29 novembre 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Godenau c. Allemagne qui pourrait surprendre les lecteurs français. Elle admet en effet que l'inscription d'un professeur sur une liste d'enseignants inaptes à un poste dans des écoles publiques ne porte pas une atteinte excessive à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

La requérante était professeur, exerçant des fonctions d'enseignement dans différents établissements scolaires secondaires du Land de Hesse. Sa manière d'exercer ses fonctions n'a jamais suscité de critiques. Son statut était contractuel, et elle a donc assuré ses fonctions sur le fondement d'une succession de contrats d'ailleurs relativement irréguliers, jusqu'en 2006. A cette date, les autorités de Hesse ont décidé de créer une liste des enseignants inaptes à exercer leurs fonctions dans les écoles publiques du Land, notamment en raison de leur "absence de loyauté envers la Constitution". En 2009, la requérante, Madame Ingeborg Godenau s'est vue notifier son inscription sur cette liste, ce qui a provoqué immédiatement le non-renouvellement de son contrat. 

 

Le fichier des "inaptes à l'enseignement" 


Cette inscription dans le fichier des "inaptes à l'enseignement" repose sur l'appartenance de l'intéressée au Parti des Républicains (Die Partei der Republikaner), généralement considéré comme proche de l'extrême droite. Il n'a toutefois jamais été déclaré inconstitutionnel, comme l'autorise pourtant la Constitution allemande. La requérante reconnaît volontiers cette activité militante et elle a d'ailleurs été élue sous cette étiquette à des élections locales et a même été candidate au parlement de Hesse. Elle exprime par ailleurs largement ses opinions politiques dans des réunions, des interviews, etc...

La requérante a demandé que son nom soit supprimé de la liste, et elle a contesté le refus qui lui a été opposé devant les juges. Mais ses recours ont été vains, et elle a saisi la CEDH, en invoquant une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

L'applicabilité de l'article 10 n'est pas contestable en l'espèce. En effet, le nom de Madame Godenau a été inscrit sur la liste des "inaptes", en raison d'opinions exprimées lors de ses activités politiques. Celles-ci sont donc à l'origine de la mesure qui la frappe, et le seul moyen de reprendre son métier de professeur serait de renoncer à exprimer ses opinions politiques, notamment dans le cadre de la politique locale.

 


La maîtresse d'école. Maxime Le Forestier

Chanson de Georges Brassens

 

Un dossier solide

 

La requérante s'appuie sur un arrêt récent Cimpersek c. Slovénie du 30 juin 2020. Il s'agissait alors du refus d'inscrire une personne sur la liste des experts judiciaires auprès des tribunaux, alors même qu'elle avait réussi un examen lui permettant d'accéder à ces fonctions. Le refus reposait sur le contenu du blog et des courriels envoyés par le requérant, dans lesquels il se plaignait avec une certaine virulence des pratiques du ministère de la Justice. Dans cette affaire Cimpersek, la CEDH a estimé que l'ingérence dans la liberté d'expression était excessive, dès lors qu'il n'y avait pas de lien entre les fonctions qu'était susceptible d'exercer le requérant comme expert judiciaire et les opinions exprimées dans sa correspondance privée et sur son blog. 

Auparavant, l'arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, portant cette fois sur la législation allemande, avait considéré comme injustifiée l'ingérence dans la liberté d'expression d'une enseignante révoquée en raison de son appartenance au Parti communiste. Elle aussi était accusée d'un manque de loyauté envers la Constitution et la seule différence avec la présente affaire réside dans le fait que Madame Vogt était fonctionnaire, alors que Madame Godenau était agent contractuel. Mais la Cour, dans sa jurisprudence, ne distingue pas selon le statut des personnes, dès lors que tous les enseignants détiennent une autorité identique envers leurs élèves. Quoi qu'il en soit, dans l'arrêt Vogt, la CEDH avait estimé que l'ingérence dans sa liberté d'expression était d'autant plus excessive que l'enseignante n'avait jamais fait part de ses convictions communistes à ses élèves.

 

Le doute sur la loyauté envers la Constitution

 

Le dossier de Madame Godenau était donc solide, et l'on peut se demander pourquoi la CEDH fait preuve à son égard d'une particulière rigueur. La lecture de l'arrêt n'est guère éclairante, car la Cour se borne à reprendre les moyens développés par les autorités du Land de Hesse et les arguments des juges allemands. Dans les deux cas, l'inscription de la requérante sur la liste des "inaptes" repose sur un "doute" quant à sa loyauté envers la Constitution. Observons que nous sommes dans une procédure administrative et non pas pénale, et le doute ne profite donc pas à la personne mise en cause. Le fichage est une opération de police administrative qui ne s'accompagne pas des droits de la défense. La requérante invoque d'ailleurs une violation de l'article 10, et non pas des règles du procès équitable protégé par l'article 6. 

Si le doute peut juridiquement fonder un fichage, on peut tout de même se demander sur quoi il repose. On ce ne sont pas les activités pédagogiques de la requérante qui sont en cause, mais son itinéraire politique. En effet, elle s'est rapprochée de formations situées encore plus à droite que le Parti des Républicains, en affirmant que "l'ordre démocratique constitutionnel avait, depuis longtemps, cessé d'exister", et en proposant d'instaurer un "ordre nouveau" qu'elle s'est bien gardée de qualifier de "démocratique". Et la Cour d'ajouter que le rôle d'un professeur est précisément d'enseigner à ses élèves les valeurs démocratiques. Cette mission est une réalité juridique en Allemagne, et elle est contenue dans l'obligation de loyauté envers la Constitution.


Une survivance historique


De cette analyse, la CEDH déduit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10, ou plus exactement, et c'est peut-être le plus intéressant dans l'affaire, que les autorités allemandes n'ont pas dépassé la marge d'appréciation dont elles disposent dans ce domaine. Certes, mais précisément il est impossible d'imaginer une situation identique dans d'autres États européens, et notamment en France. Dans le droit français, un enseignant peut en effet être sanctionné s'il manque à l'obligation de neutralité, c'est-à-dire s'il s'ingère dans les convictions politiques ou religieuses de ses élèves, mais cette sanction ne peut intervenir que pour des actes commis dans le service. En dehors de ses activités d'enseignement, il peut exprimer ses convictions politiques comme il l'entend, et appartenir à n'importe quel parti politique. 

Alors pourquoi accorder une telle marge d'appréciation aux autorités allemandes ? Personne n'ignore, et surtout pas la CEDH, que l'Allemagne, depuis la Constitution de 1949, fait peser sur ses fonctionnaires et agents publics une obligation de loyauté envers la Constitution. Ce droit rigoureux est le fruit de l'expérience de l'Allemagne, notamment sous la République de Weimar, lors de la montée du nazisme. Et nul n'ignore que la Constitution allemande a été rédigée avec l'aide d'experts alliés, particulièrement attentifs à ce que ce type de dérive ne se renouvelle pas. Cette obligation de loyauté est donc unique en Europe et on peut comprendre ses origines historiques. 

En revanche, elle pose aujourd'hui des problèmes juridiques qui ne pourront pas être indéfiniment gelés. D'une part, cette rigueur place les fonctionnaires allemands dans une situation de discrimination par rapport aux autres fonctionnaires européens, et même, parfois, par rapport aux agents allemands, car l'obligation de loyauté envers la Constitution n'est pas interprétée de manière identique par tous les Länder. D'autre part, elle implique un fichage des agents au regard de leurs convictions politiques et une certaine forme de mise à l'index, puisqu'ils se voient interdire certaines fonctions. Avouons qu'il n'est pas très sain qu'un objectif de respect des valeurs démocratiques conduise à légaliser un fichage politique.

 

La liberté d'expression politique : Chapitre 9 Section 1 du manuel sur internet

 


lundi 28 novembre 2022

Le Fact Checking de LLC : La proposition de révision constitutionnelle sur l'IVG


Le 24 novembre 2022, l'Assemblée nationale a voté, par 337 voix contre 32, la proposition de loi constitutionnelle "visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse". Le résultat du vote témoigne de l'intégration de l'IVG dans la société française, le nombre d'opposants s'amenuisant au fil des ans. Cela ne signifie pas que l'IVG va tout de suite pénétrer dans la Constitution. La procédure exige encore le vote du Sénat en termes identiques, puis l'organisation d'un référendum. 

 

L'importation des débats américains

 

L'origine de la proposition de loi est quelque peu surprenante. Ce texte peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt historique Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. 

S'il est vrai qu'un certain nombre d'États fédérés américains remettent en cause le droit à l'IVG, ce n'est pas du tout le cas de la France. Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce domaine avec la loi du 2 mars 2022 a étendu à quatorze semaines de grossesse la durée légale permettant l'IVG. Quant à la valeur constitutionnelle de ce droit, elle est acquise dans notre pays depuis la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui  énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Mais ces détails importent peu. Les débats d'outre-Atlantique se sont invités en France, et il est apparu urgent de faire entrer l'IVG dans le texte constitutionnel même. 

 

L'article 66 de la Constitution 


Concrètement, la proposition vise à introduire dans le titre VIII de la Constitution, un article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". La place choisie ne peut manquer de surprendre. Que vient faire l'IVG dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire" ? 

Les auteurs de la proposition pensent-ils qu'une telle place entrainerait automatiquement une garantie par le juge judiciaire, au nom de la "liberté individuelle" consacrée par l'article 66 ? Ils risquent d'être déçus, car la jurisprudence du Conseil constitutionnel limite la notion de liberté individuelle à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. Cette jurisprudence s'applique donc à la détention provisoire ou au placement en isolement d'un patient psychiatrique, mais certainement pas au droit à l'IVG.

En tout état de cause, le débat demeure, sur ce point, purement académique. La constitutionnalité de ce choix est certes contestable sur le fond, mais elle ne peut être contestée au contentieux. On sait en effet que le Conseil constitutionnel se déclare incompétent pour apprécier la constitutionnalité d'une loi référendaire. Il sera évidemment intéressant de voir si le Sénat se saisit de ce problème.

 


Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement. 1974

 

Une procédure spécifique pour les propositions de loi


Le texte est le fruit d'une proposition de loi issue du parlement et non pas d'un projet déposé par l'Exécutif. En l'espèce, elle est portée par Mathilde Panot (LFI) et un grand nombre de députés de la Nupes, ce qui ne l'empêche pas d'avoir été votée par une large majorité des députés, issus de tous les partis politiques.

Précisément, il semble que les commentateurs n'aient pas réellement perçu la spécificité de la procédure. La rédaction du Monde, dans un éditorial heureusement anonyme déclare ainsi : "Il faut à présent que le Sénat, à majorité de droite, vote le texte en termes identiques, ce qui n’est pas acquis, puis que les Français soient consultés par référendum ou que le Congrès soit réuni, si le président de la République reprend le texte à son compte". L'auteur de ce propos aurait peut-être dû lire avec un peu plus d'attention l'article 89 de la Constitution, celui-là même qui définit la procédure de révision constitutionnelle

Il est exact qu'après le vote à l'Assemblée nationale qui vient de se dérouler, un autre vote doit intervenir au Sénat, obligatoirement "en termes identiques". Cela signifie concrètement qu'il lui est matériellement presque impossible d'amender le texte, car tout amendement devrait entrainer une seconde lecture à l'Assemblée, sans qu'aucune commission mixte paritaire puisse être réunie. Autrement dit, un amendement au Sénat risque de perdre la proposition dans une suite ininterrompue de navettes sans issue.

En revanche, au risque de décevoir l'auteur de l'éditorial du Monde, il convient de rappeler, que, dans le cas d'une proposition, le texte doit obligatoirement être soumis à référendum par le Président de la République. En effet, l'article 89 énonce que "le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès". Seul le "projet" peut être soumis au Congrès. A contrario, on doit en déduire que la proposition parlementaire est nécessairement soumise au peuple. 

 

L'autonomie du Président de la République

 

Quant à l'hypothèse évoquée d'un président de la République qui reprendrait le texte "à son compte", on ne voit pas exactement à quelle procédure l'auteur fait allusion. Mais au moins, cela nous permet de nous interroger sur la marge d'autonomie dont dispose Emmanuel Macron dans le cas de la constitutionnalisation de l'IVG.

A l'issue des votes en termes identiques émis par les assemblées parlementaires, on sait que la proposition doit être soumise à référendum. Le texte de l'article 89 se montre relativement sibyllin sur cette question, se bornant à préciser que "la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum". On considère en général que l'indicatif dans les normes juridiques impose une contrainte. Cela signifierait en l'espèce que la révision doit être approuvée par référendum. Dans ce cas, on pourrait penser que le Président a compétence liée, ce qui signifie qu'il serait tenu d'organiser les opérations de référendum.

Certes, mais rien n'est jamais aussi simple. D'une part, les actes du Président ne font l'objet d'aucun contrôle dans ce domaine. On imagine mal une procédure de destitution du Président devant la Haute Cour, car le fait de ne pas soumettre un texte à référendum ne peut pas vraiment s'analyser comme un  "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat". D'autre part, aucune disposition n'impose au Président un délai précis après le vote en termes identiques pour organiser le référendum. Théoriquement, rien ne lui interdit d'oublier purement et simplement la proposition. Il est vrai qu'une telle attitude serait politiquement très difficile à envisager, car refuser au corps électoral le droit de se prononcer après un double vote positif du parlement risque évidemment d'être perçu comme une remise en cause d'une procédure démocratique.

Le Président pourrait-il "reprendre à son compte" la procédure, afin de permettre le vote à la majorité des 3/5è par le Congrès. Ce serait très avantageux pour lui, car le référendum pour ou contre la constitutionnalisation de l'IVG pourrait évidemment se transformer en vote pour ou contre le Président de la République, situation toujours dangereuse lorsque l'on est quelque peu impopulaire. 

Mais il faudrait alors transformer la proposition de loi en projet de loi. Cette transformation est toutefois impossible en cours de procédure car c'est le même texte, la proposition n° 293, qui doit être débattu, de la saisine de l'Assemblée au référendum final. La majorité présidentielle devrait donc recommencer la procédure ab initio, avec un nouveau projet de loi. On imagine mal les auteurs de l'actuelle proposition, et les partis qui l'ont soutenue, accepter ce qui serait perçu comme une récupération de la révision par le Président et une atteinte aux droits du parlement et du peuple.

Surtout, il ne faut pas oublier que l'introduction d'un projet de révision constitutionnelle suppose une proposition du Premier ministre. Le risque n'est pas négligeable que l'Assemblée nationale n'apprécie guère le procédé, peut-être au point de déposer une motion de censure. Et l'on peut imaginer une forme d'alliance des oppositions pour renverser le gouvernement, les uns lui reprochant de leur retirer le bénéfice politique de la révision, les autres manifestant leur hostilité habituelle à l'égard de l'IVG. Dans ce cas, pour avoir voulu récupérer la procédure de révision, le Président de la République se trouverait entraîné vers une dissolution.

Pourrait-il alors recourir au référendum de l'article 11 de la Constitution, celui que le Général de Gaulle utilisa pour faire adopter par les Français l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 ? Peut-être n'est-il pas impossible de faire entrer l'IVG dans le champ de l'article 11, en considérant qu'il s'agit d'une "réforme relative à la politique (...) sociale" ? Un tel choix aurait pour avantage de court-circuiter l'éventuelle opposition du Sénat, à ce stade assez probable, en utilisant l'article 11 avant que la chambre haute se soit prononcée. Sur le plan juridique, une telle procédure ne semble pas impossible, car la Constitution n'interdit pas le recours à l'Article 11 lorsqu'une proposition est en cours de vote sur le fondement de l'article 89. En revanche, là encore, le risque politique est important. Les récentes utilisations de l'article 49 al 3 à l'Assemblée ont montré que le groupe Renaissance bénéficiait d'un soutien implicite du groupe LR qui, contrairement au Rassemblement National, refuse de voter la censure avec la Nupes. Or, le groupe LR est majoritaire au Sénat, et il y a peu de chances qu'il apprécie une mesure qui le prive de se prononcer sur la révision.

La proposition de révision constitutionnelle ne présente guère d'intérêt au fond, puisque le droit à l'IVG n'est pas menacé dans notre pays. En revanche, elle suscite davantage de curiosité sur la procédure mise en oeuvre. C'est la première fois, en effet, qu'une proposition parlementaire de révision constitutionnelle parvient à obtenir un vote positif à l'Assemblée. On attend donc la suite avec impatience. Le Sénat va-t-il, pour la première fois, se montrer favorable à l'IVG ?  Ce serait sans doute la vraie surprise de la procédure.

 


 Sur le droit à l'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 du Manuel

 

vendredi 25 novembre 2022

GPA : Filiation et couple homosexuel


Dans une décision D. B. et autre c. Suisse du 22 novembre 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la violation de la vie privée d'un enfant né d'une gestation pour autrui (GPA).  En l'espèce, un couple de même sexe, les deux premiers requérants, sont unis par un contrat de partenariat en Suisse. Il ont eu recours à la GPA en Californie, en utilisant les gamètes de l'un. Un enfant, le troisième requérant, est donc né en 2011. 

 

La contestation du droit suisse

 

Dès la grossesse confirmée, un juge californien avait rendu un jugement déclarant que les deux hommes étaient les parents légaux de l'enfant à naître. Le couple avait donc demandé en Suisse la transcription du jugement américain, afin de permettre l'inscription de l'enfant dans le registre de l'état civil suisse. Mais l'officier d'état civil du canton de Saint-Gall avait refusé de reconnaître le jugement californien, décision qui a évidemment donné lieu à un contentieux. Après un premier rejet du recours par le tribunal administratif cantonal, le tribunal fédéral avait rendu, en 2015, une décision marquée par une certaine rigidité. Dès lors que la GPA est prohibée en Suisse, le tribunal avait refusé en effet de reconnaître tout lien de filiation entre le parent non génétique et l'enfant. Seul le parent qui avait donné ses gamètes pouvait donc se voir reconnaître un lien de filiation en droit suisse, et c'est précisément ce qui est contesté devant la CEDH.

Entre la date du jugement, 2015, et celle de l'arrêt de la CEDH, novembre 2022, le droit suisse a toutefois évolué. Le législateur est intervenu, et, à compter du 1er janvier 2018, le conjoint qui n'avait pas donné ses gamètes a été autorisé à adopter l'enfant, procédure qui, dans le cas des requérants s'est donc achevée par un jugement d'adoption en décembre 2018. Il ne fait aucun doute que cette évolution du droit suisse trouve son origine dans la procédure d'avis consultatif demandé à la Cour européenne par la Cour de cassation française. Certes, l'avis n'était pas rendu au moment de l'évolution du droit suisse, mais son sens était déjà prévisible. Il n'en demeure pas moins que la juge écarte la demande du gouvernement suisse qui souhaitait obtenir que la requête soit radiée du rôle. D'une part, l'ingérence dans la vie privée de l'enfant, privé d'un élément essentiel de sa filiation durant sept ans, a été trop longue pour que l'on puisse considérer qu'il n'a pas subi un préjudice. D'autre, l'affaire présente un intérêt plus large, dès lors qu'il s'agit de statuer sur le lien de filiation, dans le cas d'un couple homosexuel.

 


My heart belongs to Daddy. Marylin Monroe


La jurisprudence Mennesson et les couples hétérosexuels


Dès son arrêt Mennesson du 26 juin 2014, la CEDH déclarait que le fait de ne pas pouvoir obtenir en France une filiation légalement établie aux Etats-Unis violait le droit au respect de la vie privée des enfants. A l'époque, il s'agissait de sanctionner un droit français qui considérait que la non conformité de la GPA à l'ordre public français suffisait à rendre nuls et non avenus tous les actes qui en étaient la conséquence, interdisant de fait toute transcription de la filiation américaine des jumelles Mennesson dans les registres de l'état civil français. Cette décision ne réglait toutefois le problème que très partiellement. De fait, dans le cas d'un couple hétérosexuel comme dans l'affaire Mennesson, seule la filiation paternelle, celle du donneur de gamètes, pouvait désormais figurer dans les registres français, principe auquel la Cour de cassation s'est ralliée, dans une décision du 3 juillet 2015. La filiation maternelle demeurait celle de la mère porteuse.

Le droit a évolué avec l'avis consultatif de la CEDH du 10 avril 2019 qui estime que les enfants nés par GPA ont droit à une filiation maternelle. L'intérêt supérieur de l'enfant est au coeur du raisonnement de la CEDH, intérêt qui doit primer dans toutes les décisions le concernant. Ce principe est rappelé régulièrement par la Cour, en particulier dans sa décision du 27 janvier 2015 Paradiso et Campanelli et il figurait déjà dans la première décision Mennesson. S'il est vrai qu'"il est concevable que la France puisse souhaiter décourager ses ressortissants de recours à l'étranger à une méthode de procréation qu'elle prohibe sur son territoire", il n'en demeure pas moins que la non-reconnaissance du lien de filiation ne touche pas seulement les parents, en quelque sorte sanctionnés pour avoir eu recours à la GPA, mais aussi et surtout les enfants. Ces derniers risquent de voir leurs droits successoraux amoindris à l'égard de leur mère d'intention, voire leur relations fragilisées en cas de séparation des époux ou de décès du père. L'absence totale et automatique de lien de filiation avec la mère d'intention n'est donc pas compatible avec l'intérêt de l'enfant.

 

Égalité juridique des couples homosexuels

 

La décision D.B. et autre c Suisse du 22 novembre 2022 place les couples homosexuels dans une situation d'égalité juridique par rapport aux couples hétérosexuels. Ce droit à la filiation maternelle qui avait été consacré par l'avis consultatif de 2019 s'analyse désormais comme un droit à la filiation du second membre du couple homosexuel, celui qui n'a pas de lien génétique avec l'enfant. Qu'il soit un homme ou femme est sans influence sur la résolution du litige, puisque celle-ci repose exclusivement sur l'intérêt de l'enfant né d'une GPA.

En ce qui concerne les modalités concrètes d'établissement du lien de filiation, la CEDH laisse aux États une large part d'autonomie. Elle précise en effet qu'elle sanctionne "l'impossibilité générale et absolue d'obtenir la reconnaissance du lien entre l'enfant et le premier requérant pendant un laps de temps significatif". Mais elle n'interdit pas à l'État d'imposer la procédure d'adoption, en écartant la transcription pure et simple de l'état civil établi à l'étranger.

 

Un droit français inchangé

 

La décision du 22 novembre 2022 met donc les couples homosexuels dans la même situation que les couples hétérosexuels, mais, à dire vrai, le problème spécifique du droit français demeure en l'état. 

En effet, la Cour de cassation, dans trois décisions du 18 décembre 2019, avait fait preuve d'un remarquable libéralisme. Elle affirmait qu'une GPA conforme au droit de l'État où elle avait été réalisée ne faisait pas obstacle à la transcription sur les registres d'état civil français de l'acte de naissance, dans son intégralité. Cela signifiait que cet acte pouvait à la fois désigner le parent biologique et le parent d'intention. Surtout, la transcription devenait possible, écartant la solution peu satisfaisante de l'adoption simple. Cette jurisprudence libérale avait ensuite été confirmée dans deux arrêts du 4 novembre 2020

Mais la loi du 2 août 2021, texte qui a été présenté par le gouvernement de l'époque comme très libéral parce qu'il autorisait l'accès des femmes, seules ou en couple, à l'assistance médicale à la préoccupation, cache d'autres dispositions moins libérales. Parmi celles-ci, une nouvelle rédaction de l'article 47 du code civil, qui précise désormais que la reconnaissance de la filiation est "appréciée au regard de la loi française". La presse n'a guère fait état de cette disposition qui semblait mineure. Elle n'a pas compris le sous-entendu : la reconnaissance de la filiation à l'étranger est appréciée au regard de la loi français, dans la mesure où elle interdit la GPA. En d'autres termes, cette loi a été utilisée pour faire échec à la jurisprudence libérale de la Cour de cassation, et revenir au statu quo ante. Pour les enfants issus d'une GPA, la transcription d'un acte d'état civil étranger se trouve de nouveau limitée au seul parent qui a donné ses gamètes, l'autre ne peut que recourir à la procédure d'adoption. Avec la décision de la CEDH du 22 novembre 2022, les couples homosexuels ont au moins la satisfaction d'apprendre qu'ils sont dans la même galère que les couples hétérosexuels.


La GPA : Chapitre 7 Section 2 § 3 B  du manuel sur internet

dimanche 20 novembre 2022

On a l'âge de ses gamètes, dit le Conseil d'État


Dans une ordonnance du 27 octobre 2022, le juge des référés du Conseil d'État refuse d'autoriser l'exportation des gamètes de la requérante, Mme A., vers l'Espagne, pays qui ne connaît aucune limite d'âge en matière d'assistance à la procréation. Le Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) a écarté sa demande, au motif qu'elle a passé l'âge de quarante-cinq ans, au-delà duquel le droit français interdit le recours à l'assistance médicale à la procréation (AMP). C'est ce que confirme le juge des référés, décision qui s'inscrit dans une tradition de réticence du Conseil d'État à l'égard de l'exportation des gamètes.

Aux termes de l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique l'exportation de gamètes est soumise à une autorisation délivrée par l'Agence de la biomédecine. Cette procédure ne peut être engagée que dans l'unique but de permettre la poursuite d'un projet parental par la voie d'une AMP. Certes, ce projet parental, longtemps réservé aux couples formés d'un homme et d'une femme, est désormais ouvert aux femmes seules ou en couple. La loi du 2 août 2021 donne ainsi une définition du couple un peu modernisée, même si les couples homosexuels masculins sont encore exclus de l'AMP. 

La condition d'âge, en revanche, n'a pas évolué. Sur ce point, le droit positif n'a fixé un âge limite que tout récemment par la voie réglementaire.

 

De la voie prétorienne au pouvoir réglementaire


En ce qui concerne les hommes, la limite d'âge a longtemps été purement prétorienne. Dans une décision du 17 avril 2019, le Conseil d'Etat fixait à 59 ans révolus "l'âge de procréer", lorsqu'un homme utilise une technique d'assistance médicale. En l'espèce, le couple requérant, M. et Mme C. souhaitait utiliser les gamètes congelés du mari prélevés entre 2008 et 2010, alors qu'il avait 61 et 63 ans. En 2016, alors que M. C. a désormais 68 ans, et conformément à la procédure imposée par l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique, ils demandent l'autorisation de les transférer vers une clinique espagnole. Dans sa décision, le Conseil d'Etat considère que l'âge de procréer pour un homme doit être fixé à 59 ans, âge du recueil des gamètes. Autrement dit, il faut avoir moins de 59 ans révolus au moment du don de sperme et non pas au moment de l'insémination.

Pourquoi 59 ans, et pas 58 ou 60 ? Le Conseil d'État se fondait à l'époque sur un avis rendu, le 8 juin 2017, par le conseil d'orientation de l'Agence de la biomédecine, qui d'ailleurs ne fixe pas d'âge-limite précis, mais se borne à insister sur les dangers que représente la procréation tardive pour le développement physique et psychique de l'enfant. Le Conseil d'État en déduisait un âge limite, qui ne reposait donc sur aucun texte doté d'une valeur juridique. Il se bornait à reprendre à son compte l'opinion d'une instance consultative. 

Pour les femmes, la situation était à peine plus claire. Dans un premier temps, par une décision du 11 mars 2005 de l’Union nationale des caisses d’assurance maladie, le Conseil d'État avait estimé que la prise en charge de la fécondation in vitro s’interrompait au jour du 43e anniversaire. L'analyse reposait sur l'idée qu'une AMP réussit de plus en plus difficilement lorsque l'âge de la femme augmente. De fait, son coût devient aussi plus élevé, et le Conseil estimait alors que le bilan financier de l'opération était négatif. 

Aujourd'hui, la limite d'âge, tant pour l'homme que pour la femme, est fixée par un arrêté du ministre chargé de la santé, pris après avis de l'Agence de la biomédecine. L'article R. 2141-38 du code de la santé publique, issu du décret du 28 septembre 2021 énonce donc que l'AMP peut être réalisée "jusqu'à son quarante-cinquième anniversaire chez la femme, non mariée ou au sein du couple, qui a vocation à porter l'enfant (...)", et "Jusqu'à son soixantième anniversaire chez le membre du couple qui n'a pas vocation à porter l'enfant". Cette seconde rédaction tient compte de l'ouverture de l'AMP aux femmes en couple, alignant la limite d'âge de la seconde femme sur celle de l'homme d'un coupe hétérosexuel. Le fait que les gamètes de cette seconde femme ne soient pas utilisées dans l'opération semble sans influence sur le raisonnement du pouvoir réglementaire.

Précisément, cette fixation de l'âge limite par la voie réglementaire pourrait susciter quelques questions. En effet, justifiée ou non, elle entraîne une ingérence dans la vie privée des personnes, ce qui pourrait justifier la compétence législative. 

 

 

Voutch. Avril 2022

 

 

L'absence de consensus européen

 

En l'espèce, il faut bien reconnaître que les moyens développés par la requérante pour contester le refus d'exportation de ses gamètes vers l'Espagne ne sont guère susceptibles d'emporter la conviction du juge des référés. Passons sur l'incompatiblité de l'article R. 2141-38 du code de la santé publique avec la directive du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2011. Ce texte porte sur les soins de santé transfrontaliers, et est donc inapplicable en l'espèce. Mme A. n'a aucun lien avec l'Espagne, si ce n'est sa volonté d'y pratiquer une opération d'assistance médicale à la procréation qu'elle ne peut obtenir en France.

La requérante ne peut davantage se fonder sérieusement sur l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée. Depuis, l'arrêt S. H. et a. c. Autriche du 3 novembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme reconnait que le choix de recourir à l'AMP relève de la vie privée et familiale. Mais elle reconnaît volontiers qu'il n'existe pas de consensus entre les États dans ce domaine. Elle se borne donc à sanctionner des pratiques éventuellement attentatoires à la santé de l'enfant à naître. C'est ainsi que dans une décision Costa et Pavan c. Italie de 2012, elle sanctionne un droit italien incohérent qui autorisait l'IVG thérapeutique dans le cas d'un fœtus porteur de la mucoviscidose, mais interdisait l'accès au dépistage génétique préimplantatoire. En dehors de ce type de cas, chaque État demeure libre d'organiser l'AMP comme il l'entend, y compris l'exportation des gamètes vers un État plus compréhensif sur la question de l'âge limite. 
 
 

La clause de sauvegarde : l'insémination post mortem



On note tout de même que le Conseil d'État se réserve une "clause de sauvegarde". Il énonce en effet que cette jurisprudence "ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l'application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention". Il s'agit en effet de tenir compte de sa propre jurisprudence, intervenue dans le cas très particulier de l'insémination post mortem. 
 
Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés avait, en effet, donné injonction à l'Assistance Publique et à l'Agence de la biomédecine d'exporter vers une clinique espagnole les gamètes du mari décédé d'une jeune femme désirant bénéficier d'une insémination. Il avait alors considéré que l'application stricte de la loi française portait une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. Se livrant à un examen approfondi de l'affaire, il avait constaté l'existence d'un véritable projet parental entre les deux membres du couple, le mari ayant congelé son sperme avant de subir un traitement médical lourd. Par ailleurs, la jeune veuve était de nationalité espagnole, ce qui montrait que son retour en Espagne n'avait pas pour objet de trouver un système juridique plus favorable à son projet, mais plus simplement de rejoindre sa famille.  

De toute évidence, dans sa décision du 27 octobre 2022, le juge des référés affirme qu'il entend protéger sa jurisprudence de 2016. C'est peut-être l'apport essentiel de cette décision, car le juge s'oppose ainsi indirectement à la loi du 2 août 2021. Bien que s'affirmant libéral, ce nouveau texte sur la bioéthique reste, sur bien des points, très conservateur. Et précisément, le législateur a refusé de modifier la rédaction de l’article L 2141-2 du code de lasanté publique qui affirme que « lorsqu’il s’agit d’un couple », le décès d’un de ses membres « fait obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons »   Pour justifier le refus de l’insémination post‑mortem, le rapporteur du projet, Aurore Bergé, a seulement mentionné qu’une telle pratique n’était pas « éthiquement souhaitable », sans davantage de précision. 
 
De toute évidence, le Conseil d'État n'entend pas se laisser enfermer dans la rigueur de cette disposition. Il entend pouvoir y déroger en se fondant, non pas sur la loi évidemment, mais sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui ingérence dans la vie privée des personnes ne soit pas disproportionnée au regard du but poursuivi. De toute évidence, le débat est loin d'être clos, d'autant que des questions de constitutionnalité se posent également. Le principe d'égalité est en effet malmené par le droit positif. C'est ainsi qu'une femme seule a désormais le droit de se faire inséminer par le sperme d’un donneur anonyme alors qu’une veuve se voit interdire la même opération avec le sperme de son époux décédé. Quant à la femme de 45 ans qui n'a plus droit à l'AMP, elle pourrait bien être tentée par la gestation pour autrui, dans un pays qui autorise la maternité de substitution.
 

L'assistance médicale à la procréation : Chapitre 7 Section 3 § 2  du manuel sur internet

 

mercredi 16 novembre 2022

Directives anticipées : le Conseil constitutionnel s'invite dans le débat


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 10 novembre 2022, le Conseil constitutionnel s'invite dans le débat actuel sur la fin de vie. Il déclare en effet conformes à la Constitution les dispositions du 3è alinéa de l'art. L 1111-11 du code de la santé publique (csp). Alors que cet article autorise "toute personne majeure" à "rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d'état d'exprimer sa volonté", l'alinéa 3 allège la contrainte ainsi imposée aux médecins, lorsqu'elles "apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale".

 

L'obstination déraisonnable, pour vivre

 

La QPC déposée par Mme Zohra M. a été renvoyée par le juge des référés du Conseil d'État, statuant le 19 août 2022. Il était saisi par la famille d'un homme de quarante-quatre ans victime d'un grave accident de la route, qui l'a plongé dans un coma profond, avec absence totale d'activité cérébrale. L'équipe médicale s'était prononcée en faveur d'un arrêt des soins, dans les conditions prévues par la loi Léonetti-Claeys du 22 avril 2005 modifiée en 2016, c'est-à-dire lorsque ils "apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie". Il est apparu toutefois que le patient avait rédigé des directives anticipées. Contrairement à la plupart des personnes dans ce cas qui demandent que les soins soient interrompus lorsqu'ils relèvent d'une obstination déraisonnable à vouloir les maintenir en vie, l'auteur avait, au contraire, demandé que tout soit mis en oeuvre pour l'empêcher de mourir. Autrement dit, il réclamait l'obstination déraisonnable. Les médecins, eux, s'appuyaient sur l'alinéa 3, pour justifier leur décision de mettre fin aux soins, considérés comme "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale".

 


Trio des Parques. Hippolyte et Aricie. Rameau

Opéra de Paris, juin 2012. Le Concert d'Astrée. Direction Emmanuelle Haïm

 

Une stratification de textes

 

La stratification normative, dans le domaine particulier de la fin de vie, suscite bien des incertitudes juridiques, tant il est vrai que l'articulation entre les différents textes n'a pas été pesée avec beaucoup de minutie. La loi de 2016 énonce que "les directives anticipées s'imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'intervention ou de traitement", formulation qui laisse penser qu'elles sont opposables à l'équipe médicale. Mais l'ordonnance du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé ajoute aujourd'hui qu'elle peut y déroger si ces directives sont "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale", formulation qui laisse une large marge d'interprétation aux praticiens.

Le Conseil explicite ces dispositions et, à cet égard, la décision du 10 novembre 2022 se révèle très utile pour guider la mise en oeuvre des directives anticipées. Il fait ainsi observer que les dispositions législatives en cause doivent être appréciées au regard du principe de dignité de la personne humaine et de sa liberté, deux principes ayant évidemment valeur constitutionnelle. Or, c'est au législateur, et à lui seul, de déterminer les conditions dans lesquelles la poursuite ou l'arrêt des traitements d'une personne en fin de vie peuvent être décidés, dans le respect de ces exigences constitutionnelles. C'est ensuite aux équipes médicales d'appliquer la loi.


Des directives partagées ou concertées


Et précisément, le législateur a imposé une certaine souplesse dans la mise en oeuvre des directives anticipées, car il s'agit de garantir un traitement individualisé du dossier. Chaque personne en fin de vie est en effet titulaire du droit de "recevoir les soins les plus appropriés à son état", dans le respect de sa dignité. Le Conseil ajoute d'ailleurs qu'il est matériellement impossible d'appliquer les directives anticipées en toutes circonstances, car elles sont rédigées à un moment où leur auteur n'est pas encore confronté à la situation particulière de la fin de vie, moment où précisément il ne sera plus en mesure d'exprimer sa volonté. Enfin, il précise que la procédure mise en oeuvre est respectueuse des droits des personnes et notamment des proches qui sont entendus, et qui peuvent saisir le juge pour contester la décision de l'équipe médicale.

Était-il envisageable que le Conseil constitutionnel statue autrement ? Sans doute pas, car accepter une toute puissance des directives anticipées aurait conduit à mettre l'équipe médicale dans une position de soumission totale à l'égard de volontés plus ou moins réalistes, voire marquées par des dérives sectaires. Il est évidemment que ces directives peuvent parfois être "inappropriées" par rapport à l'état du patient, et que le droit doit alors offrir à la médecine une porte de sortie, dans une situation qui pourrait se révéler inextricable.

Alors que le débat actuel a tendance à se focaliser sur l'euthanasie, c'est-à-dire à mettre en avant le combat de ceux qui luttent pour mourir dans la dignité en évitant la déchéance de la maladie, la décision du 20 novembre 2022 met l'accent sur le combat de ceux qui revendiquent le droit de vivre, dans n'importe quelles conditions. A ce titre, elle offre une perspective englobante des directives anticipées.

Il n'en demeure pas moins que Conseil constitutionnel relativise la puissance de ces directives et affirme clairement qu'une décision aussi grave que l'arrêt des soins ou au contraire leur continuation ne saurait reposer sur cet unique fondement. Sans doute, devrait-on évoquer avec davantage de précision des "directives partagées" ou "concertées" ? En tout cas, il ne fait guère de doute que la puissance des directives anticipées se trouve battue en brèche, au point que certains pensent déjà que des personnes pourraient renoncer à en rédiger, en pensant qu'elles ne seront pas suivies. Mais ces craintes procédurales en cachent d'autres, moins ouvertement mises en lumière. La décision du 20 novembre 2022 interdit en effet d'utiliser ces directives anticipées comme une sorte de veto, expression d'une foi religieuse absolument opposée à tout acte de sédation profonde. Dans certains milieux, la jurisprudence Lambert demeure une blessure profonde et un combat toujours recommencé.


L'inviolabilité du corps humain : Chapitre 7 Section 2  du manuel sur internet