« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 25 juin 2022

Arrêt Rouillan c. France : Le contrôle de proportionnalité acrobatique


La Cour européenne des droits de l'homme n'est décidément pas à la recherche de la popularité et l'arrêt Rouillan c. France rendu le 23 juin 2022 en témoigne.  

 

Les propos de J. M. Rouillan

 

Le requérant, Jean-Marc Rouillan, ancien membre d'Action Directe, a été condamné en 1989 à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de dix-huit ans pour avoir participé aux assassinats de l'Ingénieur général de l'armement René Audran en 1985 et du PDG de Renault Georges Besse. Après avoir passé vingt-cinq ans en prison, le juge d'application des peines lui accorde une libération conditionnelle en 2012. En février 2016, soit trois mois après les attentats terroristes de novembre 2015 à Paris, Jean-Marc Rouillan accorde une interview au magazine "Le Ravi" diffusé dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur Il y déclare :

« En même temps non, mais j’en ai marre des poncifs anti-terroristes qui développent, des lâches attentats qui se développent, non moi j’en ai marre. Moi je les ai trouvés très courageux, ils se sont battus courageusement ils se battent dans les rues de Paris, ils savent qu’il y a deux ou trois mille flics autour d’eux. Souvent ils préparent même pas leur sortie parce qu’ils pensent qu’ils vont être tués avant d’avoir fini l’opération. On voit que quand ils arrivent à finir une action ils restent les bras ballants en disant merde on a survécu à cela. Mais les frères Kouachi quand ils étaient dans l’imprimerie, ils se sont battus jusqu’à leur dernière balle. Bon bah voilà, on peut dire on est absolument contre leur idée réactionnaire, On peut aller parler de plein de choses contre eux et dire c’était idiot de faire ça de faire ci. Mais pas dire que c’est des gamins qui sont lâches. »

 

Complicité d'apologie du terrorisme

 

Jean-Marc Rouillan est d'abord condamné pour complicité d'apologie publique d'un acte de terrorisme, délit alors réprimé par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. C'est en effet seulement avec la loi du 13 novembre 2014 que ce délit sera transféré dans l'article 421-2-5 du code pénal, sans que ses dispositions soient modifiées. La peine finalement prononcée contre Rouillan est de dix-huit mois d'emprisonnement, dont dix de sursis probatoire. Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel déclare l'article 421-2-5 du code pénal conforme à la constitution, dans une décision du 18 mai 2018. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejette ensuite logiquement le pourvoi du requérant, dans un arrêt du 27 février 2018. Ayant ainsi épuisé les voies de recours internes, il se tourne alors vers la CEDH, voyant dans cette condamnation une atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Nul ne conteste en l'espèce que la condamnation de Rouillan emporte une ingérence dans sa liberté d'expression, mais les autorités françaises estiment qu'elle est conforme aux conditions posées par le paragraphe 2 de l'article 10. En d'autres termes, l'ingérence est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Les deux premières conditions sont aisément remplies. Le délit d'apologie figure bien dans la loi, d'abord celle sur la presse du 29 juillet 1881, ensuite l'article 421-2-5 du code pénal qui a valeur législative. De même, les nécessités de la lutte contre le terrorisme constituent un but légitime justifiant que son apologie soit pénalement réprimée.

 


 Djihad 100% Hits 2014. Les Guignols. 2014

 

Un contrôle de proportionnalité acrobatique

 

Reste évidemment la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, condition qui conduit la Cour à exercer un contrôle de proportionnalité quelque peu acrobatique. D'une manière générale, la Cour considère que la marge d'appréciation des États pour réduire la liberté d'expression dans le domaine des propos politiques est relativement faible, principe affirmé dans la décision Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996. Dans l'arrêt Sürek c. Turquie du 8 juillet 1999, la Grande Chambre déclare cependant : "Là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression". L'apologie de la violence autorise ainsi aux États des ingérences plus grandes dans la liberté d'expression.

Mais en l'espèce, la CEDH estime que l'ingérence était excessive, et il faut bien reconnaître que la motivation de la décision n'est ni éclairante, ni convaincante. 

La rédaction même de l'arrêt surprend. La Cour commence par reconnaître que les propos tenus par Jean Marc Rouillan "véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes" et que leur diffusion "était susceptible de toucher un large public". Elle en déduit qu'ils ont pu être considérés comme une "incitation indirecte" à la violence terrorisme, observation un peu surprenante si l'on considère que le requérant a été condamné non pas pour incitation au terrorisme mais pour complicité d'apologie, incrimination différente. Quoi qu'il en soit, la Cour en déduit qu'elle ne voit "aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction". 

Ce n'est pourtant pas la sanction qui constitue une ingérence excessive dans la liberté d'expression de Rouillan, mais la lourdeur de la peine. La CEDH condamne sur ce point les autorités françaises, sur la base d'un raisonnement empreint d'imperatoria brevitas.

 

Imperatoria Brevitas

 

La Cour affirme, se référant à son arrêt Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mars 2011, qu'une  peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence. Mais elle ne va pas jusqu'à déclarer qu'une peine de prison est nécessairement excessive lorsqu'elle réprime l'usage de la liberté d'expression. Ce serait aller à l'encontre de la décision rendue par le Conseil constitutionnel français le 18 mai 2018. Certes, mais, dans ce cas, la Cour aurait dû expliquer pourquoi la sanction des propos de Jean-Marc Rouillan ne s'inscrivaient pas dans des circonstances exceptionnelles, alors qu'ils ont été prononcés trois mois de très graves attentats terroristes. De même, aurait-il été judicieux d'expliquer dans quelle mesure le fait de louer les frères Kouachi que "se sont battus jusqu'à la dernière balle" ne doit pas être analysé comme un discours de haine. Hélas, on ne trouve aucune mention de ces questions dans la décision.

La CEDH mentionne que Jean-Marc Rouillan a été condamné à une peine de prison, et fait observer que cette peine a été aggravée par la Cour d'appel. Mais cette peine d'emprisonnement est, en réalité, une fiction juridique. Sur les dix-huit mois d'emprisonnement, dix sont accompagnés du sursis et les six mois restants ont été accomplis sous bracelet électronique. Cette circonstance est seulement mentionnée, sans que la Cour semble lui accorder un quelconque intérêt. Est-ce à dire que la Cour ne distingue pas entre une peine de prison et une peine assortie du sursis ? Là encore, quelques éclaircissements auraient été utiles.

 

Enfin, et c'est sans doute le plus important, la Cour ne fait aucun lien entre la gravité de la sanction et le fait que Jean-Marc Rouillan a tenu les propos litigieux alors qu'il faisait l'objet d'une mesure de libération conditionnelle. Or cette mesure était assortie de plusieurs obligations, notamment celle de s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait en tout ou partie sur l’infraction commise, et s’abstenir également de toute intervention publique relative à cette infraction. Certes, Rouillan n'a pas directement mentionné les faits dont il était l'auteur, mais il faut bien reconnaître que c'est parce qu'il était lui-même un ancien terroriste qu'il a été sollicité pour cette malheureuse interview. Si la Cour mentionne cet élément dans le rappel de la procédure qui a été diligentée contre Rouillan, elle se garde bien de s'interroger sur le point de savoir si les juges français n'étaient pas fondés à prononcer une peine plus lourde, dans l'hypothèse où le condamné était en libération conditionnelle au moment des faits. Ce point n'est même pas évoqué dans le contrôle de proportionnalité.


L'arrêt Rouillan c. France témoigne ainsi d'une tendance de la CEDH à rendre des décisions de plus en plus longues, et de moins en moins motivées. Le lecteur se voit infliger de longs rappels sur la procédure suivie, sur le droit international même s'il n'a qu'un lointain rapport avec le sujet, des multitudes de décisions antérieures qui ne permettent guère d'éclairer le débat. Tout cela s'achève par un contrôle de proportionnalité réalisé en quelques lignes qui ne mentionnent même pas des points essentiels du débat juridique. 

 

La protection des libertés mérite mieux, et la CEDH se livre ainsi à une pratique dangereuse, au moment précis où le Royaume-Uni déclare vouloir adopter un nouveau Bill of Rights conférant aux juges britanniques le monopole de l'interprétation de la Convention, certains parlementaires souhaitant même la sortie pure et simple du dispositif européen.  Si la France n'en est pas là, elle a aussi ses eurosceptiques et ils sont même de plus en plus nombreux au parlement. Les détracteurs de la juridiction européenne sont encore discrets, mais rien ne dit qu'ils le resteront. Quoi qu'il en soit, si la Cour a envie de donner de l'eau au moulin souverainiste, elle n'a qu'à continuer sur ce chemin.


 

mercredi 22 juin 2022

Burkini : Du bon usage du référé laïcité par le Conseil d'État


Il y a moins d'un mois, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, par une ordonnance du 25 mai 2022, suspendait la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du burkini dans les piscines gérées par la ville. Bien entendu, le maire de Grenoble, Eric Piolle (EELV) a immédiatement saisi le Conseil d'État, demandant l'annulation de l'ordonnance ainsi que le rejet de la demande de suspension. Mais le maire, auquel s'étaient jointes l'association "Alliance citoyenne" regroupant des représentants de l'islam politique à Grenoble ainsi que la Ligue des droits de l'homme, n'a pas obtenu satisfaction. Dans une ordonnance du 21 juin 2022, le juge des référés du Conseil d'État, cette fois élargi à sa formation collégiale, confirme la décision rendue par le juge grenoblois. 

La décision témoigne de la volonté du Conseil d'État d'utiliser pleinement le nouvel instrument juridique que constitue le référé-laïcité. Prévu dans l'article 5 de la loi du 24 août 2021, ce référé peut être déposé "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. Sur ce point, la décision du 21 juin 2022 prend un sens tout-à-fait particulier, à l'issue d'une campagne électorale, durant laquelle l'accord entre les différents partis constituant la NUPES prévoyait l'abrogation de la loi du 24 août 2021, souvent appelée "loi séparatisme". De toute évidence, le juge des référés du Conseil d'État entend, au contraire, faire usage de nouveau référé introduit dans le droit positif.

 

Le principe de neutralité

 

L'ordonnance de référé vise expressément la Constitution. Ce faisant, le juge rappelle avec force la valeur constitutionnelle du principe de laïcité qui figure dans l'article premier : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Est également visée la loi de Séparation du 9 décembre 1905 qui énonce que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public".

La décision s'appuie très clairement sur le principe de neutralité. Consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986, il interdit que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. La neutralité repose donc d'abord sur le principe d’égalité devant le service public, ce qui ne l'empêche pas de constituer une modalité de mise en oeuvre du principe de laïcité. C'est exactement ce qu'affirme le juge des référés, lorsqu'il écrit que le gestionnaire d'un service public, en l'espèce la commune de Grenoble qui gère les piscines, doit "veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l'égalité de traitement des usagers".

 

Langue de bois et écritures compromettantes

 

Et précisément, le règlement intérieur des piscines municipales grenobloises visait très clairement, non pas à assurer l'égalité entre tous les usagers. Il répondait au contraire "au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d'une catégorie d'usagers". De toute évidence, la formation chargée de juger le référé n'a pas du tout apprécié l'intervention du maire de Grenoble à l'audience. Celui-ci a en effet déclaré que le nouveau règlement visait à "lever les interdictions vestimentaires", brandissant devant les juges des maillots à jupette ou à volants qui "correspondent à des choix personnels". Et il ajoutait : "Mais jamais vous ne retrouverez le terme burkini dans mes propos".  Quant à l'avocat représentant la ville de Grenoble, il déclarait plaisamment : "Ce règlement n'autorise pas le burkini. Il n'a pas été fait pour autoriser le burkini".

On reconnait là les éléments de langage habituels qui consistent à assimiler le vêtement imposé par l'islam radical à une tenue ordinaire, en refusant de voir qu'il est aussi et surtout un élément affirmant le statut d'infériorité de la femme. Quoi qu'il en soit, la formation de référé du Conseil d'État n'a sans doute pas apprécié cette langue de bois, d'autant que la ville avait commis l'erreur, de communiquer au tribunal administratif, en première instance, des écritures affirmant que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée "dans un but religieux".

 

Portrait d'un artiste. David Hockney. 1972
 

 

Cantines et piscines

 

Dans un arrêt du 11 décembre 2020, le Conseil d'État avait déjà sanctionné une délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône qui avait modifié le règlement des cantines scolaires pour ne proposer qu'un seul repas aux enfants au motif que "le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public". Le juge administratif sanctionne cette rédaction parce que précisément, elle ne se fonde que sur des motifs religieux. Dans la décision, il indique même aux élus quelques pistes pour supprimer ces repas de substitution sans encourir ses propres foudres. Ils peuvent ainsi fonder leur argumentation sur les nécessités du service, par exemple la faiblesse du personnel de cuisine si la cantine est directement gérée par la commune, voire les contraintes financières si ces repas spécifiques entraînent un surcoût. 

 

Le caractère "fortement dérogatoire"

 

Dans le cas du burkini dans les piscines, la formation de référé procède différemment et n'offre aucune échappatoire aux élus. Elle insiste sur le caractère "fortement dérogatoire" de cette adaptation du droit commun, et qui n'a pas d'autre objet que de satisfaire des revendications exclusivement religieuses. Dans le cas des cantines, le Conseil d'État n'interdisait pas de servir des menus dérogatoires aux enfants. Ce choix pouvait être justifié par la volonté de ne pas nuire à leur santé, certains enfants préférant ne pas se nourrir plutôt que consommer des plats interdits par leur religion. Or l'école est obligatoire et la commune demeure en charge du bien-être des jeunes élèves. La piscine, dès lors que l'on n'y va pas sur le temps scolaire, n'a, en revanche, rien d'obligatoire. Les habitantes de Grenoble peuvent s'y rendre librement en portant un maillot de bain ordinaire, ou choisir de ne pas aller dans les piscines municipales. 

Ce caractère "fortement dérogatoire" se manifeste aussi par l'énorme différence entre les règles auxquelles sont soumis les usagers habituels de la piscine par rapport aux porteuses de burkini. Eux en effet se voient imposer des contraintes relativement lourdes, notamment le port obligatoire de vêtements "prêts du corps". Le burkini est présenté, en revanche, comme une "tenue non près du corps plus longue que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée)". Alors que le  port du maillot moulant est justifié par des considérations d'hygiène et de sécurité, celles-ci disparaissent comme par magie lorsque les baigneuses portent un burkini. Et elles disparaissent pour des motifs que la formation de référé reconnaît comme exclusivement religieux.

L'ordonnance du 25 mai 2022 met ainsi un frein brutal à une nouvelle offensive de l'islam politique visant à autoriser le port du burkini dans les piscines. Il n'en demeure pas moins que, dans l'état actuel du droit, la différence de jurisprudence entre les piscines et les plages ne peut manquer de susciter des interrogations. On se souvient que, dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini sur une plage ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés, lorsque des femmes s'étaient rendues à la plage revêtues de ce vêtement. Il est vrai que cette jurisprudence est antérieure au référé-laïcité, et qu'elle pourrait évoluer avec le développement de ce nouvel instrument juridique. En tout cas, il convient sans doute de remercier aussi bien l'association "Alliance citoyenne" que le maire de Grenoble, Éric Piolle. Grâce à eux, le Conseil d'État s'est saisi de ce nouveau référé et a parfaitement réussi à démontrer son utilité.


 

 Sur le port de signes religieux : Chapitre 10 Section 1 § 2 du Manuel

 


samedi 18 juin 2022

CEDH : échec à l'externalisation des demandeurs d'asile


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est intervenue à deux reprises, le 14 et le 15 juin 2022, pour indiquer des mesures provisoires concernant des demandeurs d'asile de différentes nationalités (Iraniens, Irakiens, Albanais et Syriens) arrivés clandestinement au Royaume-Uni et qui devaient faire l'objet d'un refoulement imminent vers le Rwanda. Concrètement, la décision de la Cour bloque le renvoi d'environ cent trente personnes, l'avion qui devait décoller de la base de Boscombe Down le 14 juin étant, pour le moment, resté au sol. 

 

Le partenariat anglo-rwandais

 

Le fondement de la mesure prise par l'administration Boris Johnson se trouve dans une convention bilatérale conclue entre le Royaume-Uni et le Rwanda en avril 2022, le UK-Rwanda Migration and Economic Development Partnership. Cet accord prévoit que les demandeurs d'asile dont les demandes seront déclarées irrecevables par l'administration britannique, parce qu'une demande identique a déjà été écartée dans un autre État, peuvent être renvoyés au Rwanda. Le gouvernement de Boris Johnson s'est engagé à financer intégralement l'opération, dotée d'un budget de départ de cent vingt millions de Livres.

Ce n'est pas le premier arrangement de ce type. Dès 2001, l'Australie avait adopté la "Solution du Pacifique", une politique visant à n'accepter au demandeur d'asile arrivant par mer. Ceux-ci, en attendant que leur demande soit examinée, sont envoyés dans des centres de rétention à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette politique a été reprise en 2012, sous le nom de "Frontières souveraines". Un système très proche du système britannique enfin a existé jusqu'en 2017 entre Israël d'une part, le Rwanda et l'Ouganda d'autre part. En trois ans et demi d'application, cet accord avait alors permis le renvoi de quatre mille Érythréens et Soudanais en Afrique sub-saharienne.

Au Royaume-Uni, l'accord a certes suscité de nombreuses critiques, et le Times croit même savoir que le prince Charles l'aurait jugé "consternant". Mais la High Court, quant à elle, a rejeté le 13 juin les derniers recours en sursis à exécution déposés par différentes associations de défense de migrants, ne laissant à leurs avocats que la possibilité de faire une demande de mesure provisoire urgente devant la CEDH.  Cette disposition, figurant à l'article 39 du règlement de la Cour l'autorise à prendre toute mesure provisoire qu'elle estime devoir être adoptée "dans l'intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure". Elle agit comme un référé dès lors qu'il s'agit de geler une situation juridique en attendant de statuer au fond. 

 

Hit the Road Jack. Ray Charles

Concert de Sao Paulo. 1963

 

 

Une question de délai 

 

Dans la première affaire K.N. c Royaume-Uni du 14 juin 2022, la Cour indique que le requérant, un demandeur d'asile irakien qui, le 24 mai, s'est vu notifier un "avis d'intention", l'informant que les autorités envisagent de déclarer irrecevable sa demande d'asile. Le même document lui indiquait qu'il allait rapidement être transféré au Rwanda. Le 6 juin, la décision d'irrecevabilité devient définitive comme la décision de renvoi.

Contrairement à ce qui à pu être affirmé dans la presse, la décision de la CEDH ne se prononce pas sur la conformité de ce type d'accord d'externalisation à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce n'est évidemment pas l'objet d'une mesure provisoire. La Cour se borne à affirmer que le requérant ne devra pas être refoulé avant l'écoulement d'un délai de trois semaines après la décision définitive d'éloignement. Il s'agit en effet de laisser aux juges britanniques le temps de se prononcer au fond, ce qu'ils n'ont pas encore fait. A ce stade, ils se sont bornés en effet à mentionner que si, par hasard, le requérant obtenait l'annulation de la décision d'irrecevabilité de sa demande d'asile, il pourrait toujours revenir au Royaume-Uni. 

C'est donc le fait que la mesure d'éloignement intervienne avant que l'étranger ait pu déposer un recours et en connaître le résultat qui est sanctionné. Cinq autres requérants ont ensuite utiliser la même procédure de demande de mesures provisoires et ont obtenu exactement le même résultat, le lendemain, le 15 juin 2022. 

A dire vrai, la position de la CEDH est parfaitement logique. En effet, tant qu'ils n'ont pas pu faire un recours contre la mesure qui les frappe, les étrangers concernés demeurent des demandeurs d'asile et ils bénéficient du droit au recours. Or rien ne permet de garantir que ce droit au recours pourra être exercé à partir du territoire rwandais, pays tiers, non membre du Conseil de l'Europe. En revanche, une fois qu'ils ont exercé ce droit au recours et si l'irrecevabilité de leur demande d'asile a été confirmée, ils deviennent des étrangers en situation irrégulière. Ils n'ont alors plus aucun droit à demeurer sur le territoire britannique. La question de la conformité de la Convention anglo-rwandaise au droit de la Convention européenn se posera donc sérieusement au moment où l'administration Johnson envisagera le refoulement vers le Rwanda d'étrangers dont la demande d'asile a été définitivement écartée, soit par irrecevabilité, soit au fond.

 

Posture ou menace réelle ?

 

Issue d'une mesure provisoire, la victoire des associations d'aide aux migrants est donc, elle aussi, provisoire. En attendant la suite de ce contentieux européen, Boris Johnson fourbit ses armes et entreprend une action d'intimidation de la Cour. Il menace en effet de sortir de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, ce n'est pas la première fois que les Britanniques brandissent une telle menace, sans d'ailleurs que leur stratégie soit très claire. Tantôt c'est le Premier ministre, comme aujourd'hui, qui affirme vouloir sortir de l'ensemble du dispositif de la convention, tantôt c'est le ministre de la Justice, notamment en octobre 2021, qui déclare préparer une loi donnant aux juges britanniques le monopole de l'interprétation de la Convention européenne.

Il faut évidemment faire la part du caractère volontairement provocateur des postures de Boris Johnson. Il n'empêche que ce nouveau conflit avec une État membre est loin d'être un facteur de renforcement de l'autorité de la Cour. Le Royaume-Uni est en effet l'un des premiers États signataire de la convention européenne des droits de l’Homme en 1951. Il serait donc fâcheux que le premier ministre envisage sérieusement cette dangereuse échappatoire, mais ce n'est pas tout-à-fait impossible si l'on considère que l'opinion britannique n'est guère attachée au système européen de protection des libertés. Après le départ de la Russie en mars 2022, la CEDH n'a pas besoin d'une nouvelle crise qui entrainerait nécessairement l'affaiblissement de l'idée même d'un standard européen des libertés.

 

Sur le droit des étrangers : Chapitre 5  Section 2 du Manuel


mardi 14 juin 2022

Les Invités de LLC. Cesare Beccaria. De la tranquillité publique

Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, notre invité est Cesare Beccaria qui, dans son ouvrage "Des délits et des peines" paru en 1766, pose les principes qui, aujourd'hui encore, constituent le socle du droit pénal et de la procédure pénale. Sa première intervention sur LLC est le chapitre 11, "De la tranquillité publique". 


 Cesare Beccaria

"De la tranquillité publique"

 


 

Parmi les délits de la troisième espèce, on distingue particulièrement ceux qui troublent la tranquillité publique et le repos des citoyens, comme les rumeurs et les batteries dans les voies publiques destinées au commerce ou au passage, et les discours fanatiques, toujours propres à émouvoir facilement les passions de la populace curieuse, discours dont l'effet augmente en raison du nombre des auditeurs, et surtout par le secours de cet enthousiasme obscur et mystérieux, bien plus puissant que les raisonnements tranquilles, qui n'échauffent jamais la multitude.

 

Éclairer les villes pendant la nuit aux dépens du public, distribuer des gardes dans les différents quartiers, réserver au silence et à la tranquillité sacrée des temples protégés par le gouvernement les discours simples et moraux sur la religion, ne souffrir de harangues que dans les assemblées de la nation, dans les parlements, dans les lieux enfin où réside la majesté du souverain, et les destiner toujours à soutenir les intérêts publics et particuliers, voilà les moyens efficaces de prévenir la dangereuse fermentation des passions populaires. Ces moyens sont un des principaux objets auxquels doit veiller le magistrat de police. Mais si ce magistrat n'agit point d'après des lois connues de tous les citoyens, s'il peut, au contraire, en créer à son gré, un tel abus ouvrira la porte à la tyrannie, monstre qui veille sans cesse autour des bornes de la liberté politique. Je ne trouve aucune exception à cet axiome général, que tout citoyen doit savoir quand il est coupable et quand il est innocent. Si quelque gouvernement a besoin de censeurs, ou en général de magistrats arbitraires, c'est une suite de la faiblesse de sa constitution et des défauts de son organisation. Les hommes, incertains de leur sort, ont plus fourni de victimes à la tyrannie cachée que n'en a immolé la cruauté publique, qui révolte plus les esprits qu'elle ne les avilit. Le vrai tyran commence toujours par régner sur l'opinion. C'est ainsi qu'il prévient les effets du courage, qui ne s'allume qu'au feu de la vérité ou des passions, et qui prend de nouvelles forces dans l'ignorance du danger.

 

Mais quelles seront les punitions assignées aux délits de l'espèce dont nous venons de parler ? La peine de mort est-elle vraiment utile et nécessaire pour assurer la tranquillité de la société et y maintenir le bon ordre ? La torture et les tourments sont-ils justes ? Parviennent-ils au but que se proposent les lois ? Quelle est la meilleure manière de prévenir les crimes ? Les mêmes peines sont-elles également utiles en tout temps ? Quelle influence ont-elles sur les mœurs ? Ces problèmes méritent qu'on cherche à les résoudre avec cette précision géométrique, devant laquelle les nuages des sophismes, la séduction de l'éloquence et le doute timide disparaissent. Je m'estimerais heureux, quand je n'aurais d'autre mérite que celui d'avoir présenté le premier à l'Italie, sous un plus grand jour, ce que plusieurs autres nations ont osé écrire et commencent à pratiquer.

 

Mais si, en soutenant les droits sacrés de l'humanité, si, en élevant ma voix en faveur de l'invincible vérité, j'avais contribué à arracher des bras de la mort quelques-unes des victimes infortunées de la tyrannie ou de l'ignorance, quelquefois aussi cruelle, les bénédictions et les larmes d'un seul innocent, dans les transports de sa joie, me consoleraient du mépris des hommes.


dimanche 12 juin 2022

Dématérialisation des procédures et droit au recours


La dématérialisation des procédures ne doit pas conduire à priver un requérant de son droit d'accès à un tribunal. Une telle règle semble pour le moins élémentaire, mais la Cour européenne des droits de l'homme a dû la rappeler dans son arrêt Xavier Lucas c. France du 9 juin 2022.

 

L'irrecevabilité

 

Le requérant souhaitait en effet déposer un recours en annulation contre une sentence arbitrale concernant la société immobilière qu'il préside. Son avocat a donc voulu utiliser E-Barreau, instrument désormais obligatoire permettant de déposer des requêtes dématérialisées. Hélas,  E-Barreau ne prévoyait tout simplement pas ce type de recours. L'avocat a donc finalement déposé sa requête "à l'ancienne", par un acte sur papier déposé au greffe. La partie adverse n'a évidemment pas manqué d'exploiter la faille, et a contesté la recevabilité du recours en annulation, dès lors que la procédure dématérialisée n'avait pas été respectée. Et, de fait, la requête a été jugée irrecevable, décision confirmée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 26 septembre 2019. 

La Cour s'appuyait sur l'article 930-1 du code de procédure civile ainsi rédigé : "A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique". Elle a écarté le raisonnement suivi par la Cour d'appel de Douai qui, elle, invoquait le paragraphe 2 de ce même article 930-1, prévoyant le dépôt d'une requête par un acte sur papier, lorsqu'elle ne pouvait être transmise par voie électronique "pour une cause étrangère à celui qui l'accomplit". Pour le requérant, la décision de la Cour de cassation emporte une atteinte au droit d'accès à un tribunal, consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il faut reconnaître en effet que la Cour aurait sans doute pu valider le raisonnement tenu par la Cour d'appel de Douai, offrant ainsi au justiciable une voie de secours dans l'hypothèse d'un site dysfonctionnel.  C'est sans doute pour cette raison que la CEDH dénonce en l'espèce un formalisme excessif de la procédure française.

 


 Utilisatrice de la plateforme e-barreau

Astérix et Cléopâtre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1965

 

Le droit d'accès à un tribunal

 

Depuis l'arrêt Bellet c. France du 4 décembre 1995, il est entendu que le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire ». Il n'est toutefois pas absolu, et la Cour laisse aux États une marge d'appréciation relativement large pour l'organisation, même au prix de certaines restrictions, par exemple en matière de radiation des pourvois. Mais, en tout état de cause, les limitations définies par l'État ne sauraient porter atteinte à la substance même du droit au recours. Conformément aux principes posés par l'article 6 § 1, une atteinte à ce droit ne peut être admise que si elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Dans la décision de Grande Chambre Zubac c. Croatie du 5 avril 2018, la Cour donne les éléments qu'elle prend en considération pour justifier une restriction par l'État du droit d'accès au juge.

Celle-ci doit d'abord être prévisible aux yeux du justiciable, principe réaffirmé par l'arrêt Henrioud c. France du 5 novembre 2015.  En l'espèce, la décision de la Cour de cassation ne fait qu'appliquer avec rigueur les dispositions de l'article 930-1 du code de procédure civile. Elle se doit en effet de relever d'office l'irrecevabilité, et la CEDH observe donc que sa décision était prévisible. 

L'atteinte au droit au recours ne doit pas infliger une charge excessive au requérant,. Cette fois la CEDH considère qu'en l'espèce, la cassation sans renvoi a une conséquence irrémédiable pour le requérant, puisqu'il ne pourra plus contester la sentence arbitrale qui le touche. Elle lui impose donc une charge excessive, si l'on considère qu'il est victime d'une règle de procédure. L'impossibilité de respecter la procédure dématérialisée fait obstacle à ce que l'affaire soit jugée au fond.

Surtout, la CEDH s'appuie sur un troisième élément, fondé sur le formalisme excessif du droit applicable, critère rappelé dans la décision Beles et autres c République tchèque du 12 novembre 2002. En soi, le recours à une procédure dématérialisée ne saurait être considéré comme imposant un "formalisme excessif" au requérant. C'est d'autant plus vrai que le recours en annulation de sentence arbitrale ne peut être présenté que par l'intermédiaire d'un avocat. La Cour estime d'ailleurs, d'une façon générale, que les technologies numériques peuvent contribuer à une meilleure administration de la justice et donc renforcer les droits garantis par l'article 6 § 1. Ce point de vue, car il ne s'agit guère d'un raisonnement juridique, est énoncé dans l'arrêt Stichting Landgoed Steenbergen et autres c. Pays-Bas, du 16 février 2021

 

Le cauchemar de la dématérialisation

 

Mais ces principes ne doivent pas empêcher la Cour d'évaluer la mise en oeuvre de ces procédures dématérialisées. En l'espèce, il était matériellement impossible de saisir convenablement le recours en annulation de sentence arbitrale sur E-Barreau, sauf à modifier totalement les termes en usage dans ce type de requête. Le site ne donnait aucune information de nature à guider l'avocat, et on peut donc comprendre que celui-ci ait préféré l'usage du papier. Or, précisément, le droit français impose à l'auteur du recours les conséquences fâcheuses de son incapacité à construire un site clair et bien documenté. En faisant prévaloir le principe de l'obligation d'utiliser la voie électronique pour saisir la cour d'appel, sans prendre en compte les obstacles matériels auxquels se heurte le requérant, il fait donc preuve" d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif ".

La Cour est sévère, mais elle est juste. L'arrêt Xavier Lucas s'analyse comme une sanction d'une pratique française qui vise à impose la dématérialisation dans tous les domaines d'une manière absolue Cette pratique repose sur des considérations exclusivement financières, tant il est vrai que l'on préfère supprimer des services entiers, renoncer à toute mémoire humaine des procédures, pour acquérir un logiciel censé résoudre tous les problèmes. L'illustration extrême de cette situation est évidemment le célèbre système Louvois qui a empêché les militaires, durant plusieurs années, de recevoir leur solde avec régularité. Cette volonté de réduire les coûts entraîne de plus une faiblesse chronique des systèmes dématérialisés publics, car l'administration est trop pauvre pour s'offrir les services des meilleurs informaticiens du secteur. Elle bricole des systèmes immenses avec les moyens d'une PME, ce qui risque de nous conduire à une multitude d'affaires Xavier Lucas. A moins qu'il s'agisse de désencombrer les tribunaux en testant la résilience du justiciable ?



 

jeudi 9 juin 2022

Quand le Conseil d'État protège l'Université


Par un arrêt du 7 juin 2022, le Conseil d'État donne aux universitaires, et au monde académique dans son ensemble, quelques raisons d'espérer. Pour la première fois depuis bien des années, il censure une décision gouvernementale méprisant ouvertement l'autonomie des Universités et mettant en cause l'excellence des enseignements qu'elles dispensent. 


Le décret du 3 avril 2020

 

A l'origine de l'affaire, un décret du 3 avril 2020 accompagné d'un arrêté du même jour.  Le premier texte est relatif à la certification en langue anglaise pour les candidats à l'examen du brevet de technicien supérieur (BTS), le second étend ses dispositions aux candidats à un diplôme universitaire de technologie (DUT) ou à une licence. A l'époque, l'ensemble était passé inaperçu, pas suffisamment important pour intéresser les médias, et même les universitaires n'y avaient guère prêté attention, occupés qu'ils étaient à improviser enseignements et examens à distance, sans la moindre assistance d'une ministre que l'on disait en charge des Universités.

Et pourtant ce texte ouvrait la porte à une véritable privatisation des universités. Dans les dispositions relatives au BTS du code de l'éducation, le modeste article D 643-13-1 était réécrit en ces termes : " Les candidats (...) se présentent au moins à une certification en langue anglaise faisant l'objet d'une évaluation externe et étant reconnue au niveau international et par le monde socio-économique". Étendue aux DUT et aux licences, cette disposition obligeait les établissements d'enseignement supérieur à recourir à une "évaluation externe" et reconnue au niveau international. Autrement dit, si l'Université avait le droit d'enseigner l'anglais à ses étudiants et celui d'évaluer leurs connaissances, elle n'avait pas le droit de leur attribuer une certification interne. 

 

Le TOEFL, une marque commerciale

 

Concrètement, il fallait donc recourir au TOEFL, Test of English as a Foreign Language,  créé par l'Educational Testing Service, entreprise privée américaine. Que l'on ne s'y trompe pas, le TOEFL n'est pas un titre universitaire mais une marque commerciale qui a su s'imposer dans toute l'Europe. Et pour faire passer ce test aux étudiants français, les universités étaient désormais obligées de passer contrat avec des entreprises privées dont l'activité essentielle consiste à vendre ce test. L'enjeu financier était loin d'être négligeable, et la ministre a d'ailleurs rappelé devant le Conseil d'État qu'il n'était pas question de faire supporter le coût de cette certification aux étudiants. La charge retombait donc sur les universités, charge immense si l'on considère que le test coûte environ 200 € par étudiant, et que les établissements d'enseignement supérieur ne sont pas dotés d'une autonomie telle qu'elle leur permette de définir eux-même le montant des droits payés par les étudiants. Ce petit décret de 2020 avait donc pour effet d'étrangler encore davantage des universités déjà financièrement exsangues. Surtout il reposait sur une incroyable bêtise, obligeant les établissements à payer une certification externe dans une discipline que, pour la plupart, ils enseignent. 

Heureusement, quelques associations de linguistes universitaires ont vu rouge, et ont introduit devant le Conseil d'État un recours en annulation du décret du 3 avril 2020, et de l'arrêté qui l'accompagne. Elles ont obtenu satisfaction, et les motifs développés par le juge administratifs sont d'une sévérité particulière. 

 

 


 Passage du TOEFL à la brigade de Saint-Tropez

Le gendarme à New York. Jean Girault. 1965

 

 

"L'État a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires"

 

Le gouvernement a en effet publié un décret qui viole la loi, en l'espèce l'article 613-1 du code de l'éducation. Celui-ci énonce que "l'Etat a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires", disposition qui constitue le fondement même du système universitaire français. 

Ces mêmes dispositions tirent ensuite les conséquences de ce principe : "les diplômes nationaux délivrés par les établissements sont ceux qui confèrent l'un des grades ou titres universitaires dont la liste est établie par décret pris sur avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...). Ils ne peuvent être délivrés qu'au vu des résultats du contrôle des connaissances et des aptitudes appréciés par les établissements accrédités à cet effet par le ministre chargé de l'enseignement supérieur après avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER)". La seule dérogation à ces principes réside dans la Validation des acquis de l'expérience, procédure qui permet à une personne de solliciter l'inscription dans une formation, en faisant état des connaissances acquises durant sa vie professionnelle. L'évaluation repose alors nécessairement sur des éléments extérieurs à la formation universitaire. 

Selon les termes mêmes de la loi, il est donc impossible de subordonner l'obtention d'un diplôme national, licence, BTS ou DUT à la présentation par le candidat d'une certification délivrée par un établissement qui ne bénéficie d'aucune accréditation délivrée par le ministre chargé des Universités, après avis du CNESER. Or, il est bien clair que les établissements qui vendent le TOEFL ne bénéficient d'aucune accréditation de ce type.

L'intérêt direct de la décision n'est certainement pas à négliger, puisque la charge financière de la certification du niveau d'anglais des étudiants se trouvait transféré aux universités, sans aucune compensation. Mais au-delà de cette heureuse nouvelle, l'arrêt du 7 juin 2022 a l'immense mérite de rappeler le principe même du monopole de l'Université dans la collation des grades et titres universitaires à un gouvernement peu intéressé par les établissements publics d'enseignement supérieur.  

Ce principe constitue aujourd'hui l'un des seuls remparts contre un mouvement de privatisation de l'enseignement supérieur qui s'est accéléré durant les cinq dernières années. On encourage désormais la prolifération d'établissements privés distribuant "bachelors" ou "mastères" ne bénéficiant d'aucune équivalence universitaire, et dont les enseignements ne sont pas soumis à un contrôle réel de l'État. On tolère que d'autres établissements privés créent une marque commerciale qu'ils diffusent sur l'ensemble du territoire par des systèmes de franchises assez proches de ce qui est utilisé pour vendre des chaussures ou de l'épicerie. Cette privatisation peut certes se déployer à l'extérieur de l'Université, et tant pis pour ceux qui en sont dupes. Mais elle ne saurait pénétrer le sanctuaire qu'est l'Université, et c'est ce que le Conseil d'État vient de rappeler.