L'ordonnance rendue le 25 mai 2022 par le juge des référés de Grenoble a surpris beaucoup de commentateurs, et pas seulement ceux qui espéraient, pour des motifs à la fois politiques et religieux, voir valider la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du burkini dans les piscines municipales. D'une manière générale, nul n'ignore que la juridiction administrative se montre toujours prudente en matière de respect du principe de laïcité, au point qu'il est parfois nécessaire de faire intervenir le législateur dans ce domaine. Ce fut le cas notamment avec la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux élèves le port des signes religieux dans les établissements d'enseignement primaires et secondaires.
La première application du référé-laïcité
Dans le cas présent pourtant, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a fait preuve de fermeté. Sa décision est essentielle, car elle met pour la première fois en application la procédure du référé-laïcité. Prévu dans l'article 5 de la loi du 24 août 2021, ce référé peut être déposé "lorsque
l'acte attaqué est de nature à (...) porter gravement atteinte aux principes
de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. En l'espèce, c'est le préfet du département qui, dans le cadre d'un déféré contre la délibération du conseil municipal, a utilisé ce nouveau référé. La ville intervient donc en défense, assistée comme il se doit de l'association "Alliance citoyenne", celle-là même qui fédère les Grenoblois musulmans favorables au burkini, et de la Ligue des droits de l'homme, toujours présente sur ce type de contentieux.
La démarche du préfet ne manquait pas d'audace, car la jurisprudence du Conseil d'État n'était guère encourageante. On se souvient que, dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin,
estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une
délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port
suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté
d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés, lorsque des femmes s'étaient rendues à la plage revêtues de ce vêtement. On aurait compris que, devant cette difficulté, le préfet choisisse un autre référé, en invoquant exclusivement les nécessités de l'hygiène ou de la santé publique.
Armide. Gluck
S. Karthauser, E. Gonzalez Toro, J. Boutillier. Les Talens Lyriques. Dir. C. Rousset
L'erreur de la ville de Grenoble
Mais il se trouve que la ville de Grenoble a été bien mal conseillée dans l'affaire, ce qui prouve que les militants ont parfois des lacunes juridiques. Elle s'est en effet tirée une formidable balle dans le pied en ne surveillant pas suffisamment les éléments transmis en juge.
Certes, la délibération du conseil municipal se gardait bien de mentionner une quelconque motivation religieuse, en énonçant que les "tenues de bain" (...) pour des raisons d'hygiène et de sécurité", doivent être faites d'un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine. Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain shorts sont interdits". On doit en déduire qu'une tenue non près du corps est acceptable de manière dérogatoire, si elle ne dépasse pas la mi-cuisse, mesure sans doute prise par le maître nageur muni d'un mètre ruban. Quoi qu'il en soit, la liberté d'afficher ses convictions religieuses n'était pas mentionné.
Hélas, dans les écritures transmises au juge des référés, la mairie de Grenoble n'a pas pu s'empêcher de faire transparaître son militantisme. Elle a clairement affirmé que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée "dans un but religieux". Le juge des référés s'est donc fondé logiquement sur ce motif qui lui était si naïvement dévoilé. Il a alors annulé la délibération pour atteinte grave au principe de neutralité et il a donc pu se fonder sur le référé-laïcité.
Neutralité et égalité
Le juge des référés revient, en quelques sorte aux principes fondamentaux. Dans les visas, il mentionne d'ailleurs la Constitution, c'est-à-dire concrètement son article premier qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Le principe de laïcité a donc valeur constitutionnelle et il est parfois bon de le rappeler.
Surtout le juge rappelle le fondement du principe de neutralité, consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986. Il interdit que le service public soit assuré de manière différenciée selon
les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. La
neutralité repose donc d'abord sur le principe d’égalité devant le service
public, même s'il constitue une modalité de mise en oeuvre du principe de laïcité.
Le juge administratif ne va certes pas jusqu'à considérer que le principe de neutralité pourrait s'appliquer aux usagers. En l'état actuel du droit, et sauf loi dérogeant à ce principe comme celle de 2004 sur les signes religieux dans l'enseignement primaire et secondaire, il est clair que le principe de neutralité ne s'impose qu'aux agents du service public. Il est en revanche utilisé pour assurer l'égalité entre les usagers. C'est ainsi qu'il est le fondement de l'obligation de réserve qui pèse sur les agents, et qui leur interdit de traiter les usagers de manière différenciée.
En l'espèce, il est évident que le principe d'égalité devant le service public suppose que les usagers soient soumis à une règle commune quant aux tenues qu'ils doivent porter. Or le juge rappelle que le principe de laïcité interdit à "quiconque de s'affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement du service public". En l'espèce, chacun est donc tenu de revêtir une tenue de bain imposée pour des motifs d'hygiène et de sécurité, principe d'ailleurs rappelé dans la délibération du Conseil municipal de la ville de Grenoble. Et il est impossible de déroger à ces règles dans un but exclusivement religieux, c'est à dire pour permettre aux porteuses de burkini d'afficher leur foi religieuse dans un lieu public.
En affirmant le "but religieux" de la dérogation à la règle commune, la ville de Grenoble a donc offert au juge la possibilité d'appliquer, pour la première fois, le référé-laïcité. Celui-ci n'existait pas au moment des premières décisions sur le burkini, intervenues en 2016 à propos du port de ce vêtement sur les plages et l'on peut se demander s'il n'ouvre pas la porte à une éventuelle évolution en ce domaine. Reste que la grande maladresse de la ville conduit à faire de cette ordonnance de référé une décision d'espèce. Il reste évidemment à attendre la suite des évènements. Il ne fait guère de doute que la ville fera appel devant le Conseil d'État. Celui-ci pourrait alors choisir de reprendre les motifs du juge des référés du T.A. de Grenoble, ce qui lui permettrait de faire vivre ce nouveau référé, et d'en faire une arme pour assurer le respect du principe de laïcité. Le voudra-t-il ? On le saura probablement dans quelques jours.
Islamophobie légale
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