« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 10 décembre 2021

La passoire sur la tête est-elle un signe religieux ?


Les juges de la Cour européenne des droits de l'homme n'ont pas souvent l'occasion de rire. L'arrêt Hermina Geertruida De Wilde c Pays-Bas, rendu le 9 novembre 2021 a pourtant dû susciter une onde de gaîté parmi eux. La requérante se réclame en effet du Pastafarisme, mouvement pseudo-religieux lancé en 2005 par un étudiant de l'Oregon, Bobby Henderson. La divinité est un monstre en spaghetti et boulettes de viandes, qui a créé l'univers et qui apparaît parfois aux Pastafariens, surtout ceux qui accompagnent le culte d'un bon Lambrusco. Les adeptes portent évidemment un signe religieux, une passoire sur la tête, objet utile pour cuisiner une représentation comestible du monstre.

 

Le Pastafarisme


Le Pastafarisme n'est pas seulement un canular étudiant, peut-être inspiré par le célèbre Nyarlathotep ou le Chaos rampant, imaginé par Lovecraft. C'est aussi une démarche provocatrice de dénonciation des extrémismes religieux. Sous le nom d'"Église du monstre du spaghetti volant", l'organisation réclame systématiquement le statut juridique de mouvement religieux. Des adeptes de la République Tchèque ont ainsi obtenu que la photo de leur carte d'identifié les représente avec la passoire sur la tête. C'est exactement ce que réclame la requérante. Mais tous ses recours dirigées contre la décision de refus du maire de Nimègue ont été écartés par les juges néerlandais, sans doute moins amateurs de spaghettis et de religions nouvelles que leurs collègues tchèques.

L'affaire ne doit pas être traitée avec le dos de la cuillère car les adeptes de la passoire ont quelques arguments juridiques. La jurisprudence de la Cour est traditionnellement orientée vers la reconnaissance des religions nouvelles, aussi originales soient-elles. Elle a ainsi considéré comme religion l'aumisme du Mandarom dans un arrêt du 31 janvier 2013, Association des Chevaliers du Lotus d'or c. France. Il en est de même des Raëliens qui, en attendant l'arrivée des extra-terrestres, ont obtenu d'être considérés comme une religion dans la décision F. L c. France du 3 novembre 2005

 

 



 

Hymne des Babus. Signé Furax. Pierre Dac et Francis Blanche. 1956-1960


Le caractère religieux du Pastafarisme


Pourtant, dans la décision du 9 novembre 2021, le Pastafarisme se voit refuser la qualification de mouvement religieux. La cause de cette sévérité à l'égard des porteurs de passoires repose sur deux séries de motifs. 

La Cour se penche ainsi sur l'origine du mouvement pastafarien. Elle rappelle que l'étudiant Bobby Henderson l'a créé dans une Université, à une époque où le débat sur l'enseignement de la théorie de l'évolution aux États-Unis battait son plein. Des religieux ultraconservateurs, défenseurs d'une lecture littérale de la Genèse et appartenant à différents mouvements évangéliques, ont ainsi obtenu, dans différents États, dont le Kansas, que les thèses créationnistes soient enseignées au même titre que la théorie de l'évolution. Le Pastafarisme est le produit de ces divergences, son fondateur demandant que "le grand dessein intelligent" du monstre du spaghetti volant" soit enseigné de la même manière. Pour la CEDH, l'origine du mouvement révèle une démarche non pas religieuse mais politique. Il s'agit, ni plus ni moins, de ridiculer l'extrémisme religieux.

De manière plus générale, la CEDH regarde si le Pastafarisme peut être qualifié de religion, notion pour le moins délicate. La Cour s'est pourtant appliquée à en donner une définition, dans l'arrêt Kjeldsen, Madsen et Pedersen c. Danemark, dès le 7 décembre 1976. Il définit la religion d'abord comme "formant un ensemble dogmatique et moral très vaste qui a pu ou peut avoir des réponses à toute question d'ordre philosophique, cosmologique ou éthique". On pourrait sans doute considérer que le "Monstre du spaghetti volant" a réponse à toutes les questions, surtout d'ordre culinaire. Mais la Cour ajoute que ces convictions religieuses doivent présenter "un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance" et être l'expression "d'une vision cohérente des problèmes fondamentaux".

 

La passoire retourne à la cuisine

 

Au regard de cette définition, le port de la passoire devient un peu louche. La Cour observe sévèrement que la religion pastafariste "manque du sérieux et de la cohérence requis" ("a lack of the required seriousness and cohesion"). Cette fois, c'est plutôt le côté drôlatique du Pastafarisme qui est mis en évidence. En clair, la religion n'est pas faite pour plaisanter...Et si on plaisante, c'est que l'on n'a pas à faire à une religion.

La Cour arrive ainsi à la conclusion que le Pastafarisme n'est pas une religion protégée par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, et donc que la passoire en couvre-chef n'est pas un signe religieux. La requérante pastafarienne est donc renvoyée dans sa cuisine, avec ses spaghettis et sa passoire.


Sur la définition de la religion : Chapitre 10  section 3 § 1  du Manuel

mardi 7 décembre 2021

Les fadettes, le procureur et l'Estonie


Dans sa décision Omar Y., rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 3 décembre 2021, le Conseil constitutionnel censure les dispositions des articles 77-1-1 et 77-1-2 du code de procédure pénale, permettant la réquisition des données informatiques sur autorisation du procureur de la République lors d'une enquête préliminaire. Concrètement, la question porte essentiellement sur la communication des données de connexion. Cette facturation détaillée (fadette) permet de connaître les correspondants d'une personne, la date et la durée des communication. Elle ne permet pas, en revanche, d'accéder au contenu des conversations.

 

Une garantie insuffisante

 

Les motifs de la décision semblent issus d'une jurisprudence très classique. Exerçant son contrôle de proportionnalité, le Conseil constitutionnel estime que "le législateur n'a pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif à valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions". Rien de surprenant si l'on considère que les données de connexion sont des données personnelles puisqu'elles permettent d'identifier les interlocuteurs de la personne. A ce titre, l'accès à ces données lors d'une enquête préliminaire emporte bien une ingérence dans la vie privée des personnes.

Contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias, le Conseil constitutionnel ne fonde pas sa décision sur le fait que le procureur n'est pas un "magistrat" au sens où l'entend le droit européen, c'est à dire un juge qui n'est pas totalement indépendant de l'Exécutif. Au contraire, il affirme que "si ces réquisitions sont soumises à l'autorisation du procureur de la République, magistrat de l'ordre judiciaire auquel il revient (...) de contrôler la légalité des moyens mis en œuvre par les enquêteurs et la proportionnalité des actes d'investigation au regard de la nature et de la gravité des faits, le législateur n'a assorti le recours aux réquisitions de données de connexion d'aucune autre garantie". Autrement dit, l'autorisation du procureur est bien une "garantie" procédurale, mais elle est la seule et ce n'est pas suffisant aux yeux du Conseil.

Le Conseil ne censure pas, en soi, l'accès aux fadettes durant l'enquête préliminaire. Il exige seulement d'autres garanties procédurales. Sur ce point, différentes pistes peuvent être envisagées. La plus classique, celle qu'utilise le plus volontiers le législateur français, consiste à doubler l'autorisation du procureur d'une seconde autorisation du juge de la liberté et de la détention. Sans doute, mais ce n'est pas si facile en l'espèce, car l'accès aux fadettes implique certes une ingérence dans la vie privée, mais pas d'atteinte à la sûreté. 


Les conseils du Conseil

 

Le Conseil constitutionnel donne lui-même quelques indications dans ce domaine, lorsqu'il observe qu'actuellement la réquisition de ces données de connexion est autorisée dans le cadre d'une enquête qui "peut porter sur tout type d'infraction et qui n'est pas justifiée par l'urgence ni limitée dans le temps". Le législateur est donc invité à envisager la réduction du champ de cette procédure aux infractions les plus graves, ou à celles pour lesquelles l'accès aux fadettes est indispensable. De même pourrait-il exiger une condition d'urgence et enfermer cette communication dans une certaine durée. D'ores et déjà, la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, actuellement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, prévoit de limiter l'enquête préliminaire à deux ans, éventuellement renouvelable une fois.

Le Conseil indique donc, de manière à peine masquée, à quoi devra ressembler la future modification législative. En déclarant que l'abrogation des dispositions contestées ne sera effective qu'au 31 décembre 2022, il laisse au législateur le temps de la réflexion, et renvoie surtout la réforme au prochain quinquennat.

La décision s'inscrit dans la ligne d'une première QPC, du 23 septembre 2021, M. Jean B.. Le Conseil avait alors déclaré conforme à la Constitution le recours au dispositif de géolocalisation durant l'enquête préliminaire sur la seule autorisation du procureur de la République. Mais là encore, ceux qui voient une contradiction entre deux décisions rendues à un mois d'intervalle doivent se livrer à une relecture. Dans la QPC de septembre 2021, le Conseil note en effet que le législateur a pris soin de limiter le champ du recours à la géolocalisation. Celle-ci ne peut être autorisée que "lorsque l'exigent les nécessités d'une enquête portant sur un crime ou sur un délit puni d'au moins trois ans d'emprisonnement, d'une procédure d'enquête aux fins de recherche des causes de la mort ou de la disparition (...) ou d'une procédure de recherche d'une personne en fuite (...)". Cette fois, la procédure ne porte pas sur "tout type d'infraction", comme en matière d'accès aux données de connexion.

 

 

La Petite Fadette. George Sand

Illustré par Tony Johannot et Maurice Sand. Edition originale 1851

 

 

La CJUE écartée sans surprise

 

Reste que le requérant a gagné sa QPC sur d'autres moyens que ceux invoqués par son conseil. Celui-ci en effet demandait au Conseil de revenir sur sa jurisprudence du 23 septembre 2021 qui "faisait fi" de la jurisprudence européenne. Il s'appuyait sur l'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 2 mars 2021, H. K. c. Prokuratuur. Les juges européens avaient estimé comme non conforme à la directive de 2002 sur le traitement des données personnelles la procédure estonienne d'accès aux données de communication en vigueur en Estonie. Le Conseil constitutionnel ne mentionne même pas ce moyen, dès lors qu'il n'a pas à juger de la conformité de la loi au droit de l'Union européenne.

On ne saurait lui en faire grief, mais le fait d'écarter la jurisprudence européenne ne résout pas le problème.  La procédure estionienne présente en effet une certaine similarité avec la procédure française, mise en oeuvre par un procureur qui n'est pas indépendant, Certes, cette absence d'indépendance n'est pas liée à ses liens avec l'Exécutif, mais à sa participation au procès pénal, dans un système assez comparable au droit américain. Même si, comme l'a déclaré le ministre Dupont-Moretti, la France ce n'est pas l'Estonie, une certaine prudence devrait pourtant s'imposer. 

 

Le précédent de la garde à vue

 

Nul n'a oublié que le ministre de l'époque déclarait que la Turquie n'était pas la France à propos de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008 condamnant l'absence d'avocat durant la garde à vue. Or, la condamnation de la France est intervenue par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, et la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a annulé des décisions de juges du fond refusant la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, s'appuyant sur le caractère immédiatement exécutoire de la jurisprudence de la Cour européenne. Agissant ainsi, elle court-circuitait le Conseil constitutionnel qui avait abrogé la disposition litigieuse le 30 juillet 2010, en laissant au législateur du temps pour la réécrire. Le résultat a été que le droit français a dû improviser la mise en oeuvre de la procédure en quelques jours. Le risque d'une improvisation de même nature n'est pas inexistant, à propos du statut du procureur et la décision du 3 décembre 2021 pourrait être court-circuitée de la même manière que celle du 30 juillet 2010.

L'Estonie, ce n'est pas la France. Sans doute, mais le statut du procureur est de plus en plus précaire au regard du droit européen, qu'il s'agisse du droit de l'Union ou de droit de la Convention européenne des droits de l'homme. On ne peut que regretter que la réforme constitutionnelle de 2017 qui prévoyait de donner au procureur un réel statut d'indépendance n'ait jamais vu le jour. On ne peut que regretter encore que le ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti ne soit guère investi dans le combat pour l'indépendance du parquet. Il est vrai qu'il préfère engager des poursuites disciplinaires contre ses membres devant le Conseil supérieur de la magistrature. On ne peut pas tout faire.


Sur l'indépendance du parquet : Chapitre 4  section 1, § 1 D du Manuel

 



vendredi 3 décembre 2021

La compétence universelle, en voie de disparition


Que subsiste-t-il de la compétence universelle ? L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 novembre 2021 incite à se poser cette question. Un ancien membre des services de renseignement syriens, Abudlhamid C., arrêté en région parisienne, et mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité, ne pourra être jugé dans notre pays. La Cour de cassation déclare en effet les tribunaux français incompétents, dès lors que le crime contre l'humanité, et à fortiori la complicité de crime contre l'humanité, ne figurent pas en tant que tels dans le code pénal syrien. Cette règle dite de la double incrimination rend ainsi impossible l'exercice par la France de sa compétence universelle. 

 

La compétence universelle

 

Cette décision n'a rien de surprenant, car elle s'inscrit dans un mouvement continu de mise en cause de la compétence universelle. C'était pourtant une belle idée, d'ailleurs fort simple. La compétence universelle repose sur le principe selon lequel les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ne devraient se sentir en sécurité nulle part et pouvoir être jugés partout, quel que soit le territoire sur lequel ces exactions ont été commises.

La première mention de la compétence universelle se trouve dans l'article 5 al.1 de la Convention de 1984 contre la torture, et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il impose à l'Etat signataire de "prendre les mesures nécessaires pour établir sa compétence dans le cas où l'auteur présumé de l'infraction se trouve sur son territoire". La torture, reconnue comme une atteinte aux droits de l'homme par l'ensemble des pays civilisés, doit donc pouvoir être jugée dans n'importe quel Etat. Par la suite, d'autres articles furent ajoutés dans le code pénal, pour pouvoir juger différentes infractions, sur le fondement de traités internationaux tels que la convention pour la répression du terrorisme, celle pour la répression du financement du terrorisme, ou sur les actes illicites de violence dans les aéroports etc.
 
La France s'est volontiers affirmée comme particulièrement attachée à la compétence universelle et en pointe dans la recherche des criminels. C'est ainsi qu'a été créé l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre par un décret du 5 novembre 2013 (OCLCH), ainsi qu'un pôle judiciaire spécialisé au tribunal de Paris.  

Cet affichage institutionnel se heurte pourtant à un écueil inattendu : la Cour pénale internationale (CPI), précisément chargée de juger ces crimes, lorsqu'ils sont commis durant des conflits armés. En apparence, la compétence universelle de l'État et la compétence de la CPI devraient se compléter. Depuis la signature et la ratification du Statut de Rome, la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale (CPI), a d'ailleurs étendu le champ de la compétence universelle aux crimes relevant de la compétence de cette juridiction. 
 
Certes, mais les conditions mises à l'exercice de la compétence universelle ont été considérablement réduites par ce même texte. Pour être poursuivie en France, la personne suspectée doit y résider habituellement et ne pas être réclamée par un autre Etat ou une juridiction internationale. Ces deux conditions sont parfaitement remplies dans le cas de Abudlhamid C., qui demeure en région parisienne et n'est demandé par personne.
 
 

 Viens à la maison. Claude François. 1972

La double incrimination

 

En revanche, la troisième condition, celle de la double incrimination, pose problème. Pour être poursuivi sur le fondement de la compétence universelle, Abudlhamid C. doit avoir avoir commis des faits également poursuivis par la loi dans l'Etat où ils ont été commis. Dans le cas présent hélas, l'infraction de de crime contre l'humanité, et donc de complicité de crime contre l'humanité, ne figure pas dans le code pénal syrien. Les esprits méfiants pourraient penser que la loi syrienne veut éviter l'encombrement des tribunaux, mais il n'en est rien, car le droit de ce pays incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. Mais pas le crime contre l'humanité.

La double incrimination empêche ainsi de poursuivre M. Abudlhamid C. pour les crimes commis en Syrie. La responsabilité de cette situation n'incombe évidemment pas à la Chambre criminelle mais à la loi qu'elle se borne à appliquer. Il s'agit de l'article L 689-11 du code de procédure pénale, issu de la loi Belloubet du 23 mars 2019 (art. 63). Il énonce que "peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises toute personne (...) qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont elle a la nationalité est partie à la convention précitée". La Cour de cassation est donc contrainte de constater que les faits reprochés à Abudlhamid C. ne sont pas "punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis".

 

Un sanctuaire pour les auteurs de crimes contre l'humanité

 

Dans le cas présent, la situation est sans issue. En effet, l'intéressé est syrien, poursuivi pour des crimes commis en Syrie. Mais cet État s'est bien gardé de signer et de ratifier le Statut de Rome, et il n'est pas "partie à la Convention précitée". M. Abudlhamid C. ne peut donc être poursuivi, ni sur le fondement de la compétence de la CPI, ni sur celui de la compétence universelle telle qu'elle mise en oeuvre par le droit français. Une situation particulièrement confortable, si on la compare à celle de ses amis syriens qui ont eu la mauvaise idée de s'installer en Allemagne. Le 2 décembre 2021, le parquet de Coblence a requis en effet la réclusion à perpétuité à l'encontre d'un colonel des services de renseignement syriens, précisément accusé de crimes contre l'humanité. 

Cette situation illustre parfaitement le recul français dans la répression de ces crimes particulièrement graves. Dans l'ancienne rédaction du code pénal, à une époque où la convention sur la torture était le fondement des poursuites, le code pénal se bornait à mentionner que "peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la convention". On admire la simplicité de rédaction : aucune condition de demande de remise ou d'extradition par un autre Etat, aucune condition de résidence, aucune condition de double incrimination. Des condamnations ont d'ailleurs été prononcées, notamment celle en 2002 d'un officier mauritanien qui s'était livré à des actes de torture dans son pays avant d'y être amnistié.

Doit-on considérer que la France est devenue un véritable sanctuaire pour les auteurs de crimes contre l'humanité ? Sans doute pas, car on peut penser qu'il existe des situations dans lesquelles la compétence universelle reste applicable. Peut-être aussi serait-il possible de requalifier en tortures les exactions reprochées à l'intéressé, dès lors que la torture, elle, figure dans le code pénal syrien ? 

Il n'empêche que l'évolution du droit français depuis la loi de 2010 mettant en oeuvre le Statut de Rome et la loi Belloubet de 2019 ne traduit aucun progrès de la protection des droits de l'homme, mais plutôt une régression. La saisine de la CPI est pratiquement impossible, mais les mesures adaptant le droit à cette nouvelle juridiction ont verrouillé la compétence universelle. La CPI fait ainsi écran à la poursuite des tortionnaires. Convenons qu'il s'agit d'une bien étrange situation.


 Sur les crimes contre l'humanité  : Chapitre 7  section 1, § 3 du Manuel

 

lundi 29 novembre 2021

Du port du cache-nez chez les Gilets Jaunes


La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt, le 23 novembre 2021, donnant d'utiles précisions sur l'infraction de dissimulation illicite du visage à l'occasion de manifestations sur la voie publique. La décision porte pourtant sur le droit en vigueur à l'époque des faits, le requérant, M. L. P., ayant été arrêté en février 2019 à Marseille, lors d'une manifestation des "Gilets Jaunes". A l'époque, cette infraction était punie d'une contravention de 5è classe, et la condamnation de M. L. P. était donc intervenue sur cette base. Deux mois plus tard, était votée la loi du 10 avril 2019 qui fait de cette infraction un délit réprimé par l'article 431-9 du code pénal. L'infraction est alors passible d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. La peine prévue par le second texte étant plus sévère que celle prévue dans le premier, il ne pouvait donc s'appliquer rétroactivement au "Gilet jaune" auteur des faits. M. L. P.  a donc été condamné pour une contravention.

Cela ne l'a pas empêché de faire appel, puis de se pourvoir en cassation. Il y avait d'ailleurs d'autres enjeux, l'intéressé ayant été condamné non seulement pour dissimulation volontaire de son visage dans des circonstances faisant craindre un trouble à l'ordre public, mais aussi pour rébellion et refus de se soumettre à des relevés signalétiques par prise d'empreintes digitales, palmaires ou de photographies. 

 

Une contravention, puis un délit

 

Tous les moyens du pourvoi sont écartés par la Cour de cassation qui profite de cette décision pour préciser l'étendue de son contrôle sur l'infraction de dissimulation du visage. Il ne fait aucun doute que l'analyse développée par la Cour à propos d'une contravention s'appliquera de la même manière au nouveau délit, les faits incriminés étant rigoureusement identiques.

Ce délit nouveau a déjà été largement critiqué devant les juges. La loi du 10 avril 2019, dite "anti-casseurs" mais dont le véritable intitulé est "loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestation" a été déférée au Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil déclare certes inconstitutionnelles les dispositions autorisant le préfet à prononcer des interdictions individuelles de manifester, de nature purement administrative, à l'encontre d'individus déjà connus pour des faits de violence lors de manifestations. Mais il a au contraire considéré comme conforme à la Constitution le nouveau délit de dissimulation du visage. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

 

L'écharpe. Maurice Fanon. 1964

 

 

L'écharpe, un accessoire contextuel

 

C'est précisément sur ce point que se prononce la Cour de cassation, dans sa décision du 23 novembre 2021. La Cour d'appel s'était bornée, en effet, à relever, pour condamner M. L. P.  qu'il avait dissimulé une partie de son visage lors d'une manifestation de gilets jaunes dans l'intention d'empêcher toute reconnaissance de la part des policiers à qui il faisait face. De fait, la Cour d'appel ne s'était pas appuyée sur des éléments contextuels, pourtant mentionnés dans le code pénal. La dissimulation du visage, pour être punissable, doit intervenir en effet "dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public".

La Cour de cassation constate pourtant que les juges d'appel ont observé le contexte de la manifestation et le rôle qu'y a joué M. L. P. Leur décision se réfère directement au témoignage des policiers assermentés qui avaient identifié un homme, entièrement vêtu de noir et dissimulant son visage, personnage déjà observé lors de précédents rassemblements de Gilets jaunes. Il avait pour pratique de se mettre en face des forces de police pour les photographier, avant de prendre la fuite. Ces clichés, montrant notamment des policier en civil étaient ensuite imprimés sur des tracts diffusés aux manifestants. 

De ces éléments, la Cour de cassation déduit que l'existence de "circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public" a bien été démontrée en appl. Elle écarte en même temps le moyen, difficilement crédible, développé M. L. P., selon lequel il ne dissimulait pas son visage, mais portait seulement un cache-col destiné à le protéger du froid. Elle se fonde alors de nouveau sur le cadre contextuel des évènements, estimant que, "dans de telles conditions, le port d'un cache-col par un homme étant déjà intervenu sur des manifestations, vêtu pour la circonstance, ne saurait être sérieusement analysé comme l'expression du seul souhait de se protéger du froid".
 
L'infraction de dissimulation du visage lors d'une manifestation, délit actuellement ou contravention lors de la décision du 23 novembre 2021, s'apprécie donc au regard de l'ensemble d'une situation, d'une appréciation globale de la violence lors de la manifestation, appréciation effectuée librement par les juges du fond. L'écharpe ou la cagoule qui couvre le visage est considérée comme un accessoire de cette violence, et non pas comme un accessoire de mode ou une protection contre les rhumes. Cette analyse permet ainsi de poursuivre les personnes violentes pour l'ensemble de leur oeuvre et d'ajouter une infraction à celles qu'elles ont déjà commises.

vendredi 26 novembre 2021

Guantanamo : une zone de non-droit européen


L'arrêt Sassi et Benchellali c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 25 novembre 2021, décide que les auditions de deux détenus français de Guantanamo effectuées par les autorités françaises ne portent pas atteinte au droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Pour la Cour, le procès pénal a eu lieu après le rapatriement en France des intéressés. Il n'y a donc pas de "procès" avant cette date, et les interrogatoires effectués à Guantanamo, même versés ensuite au dossier pénal, sont restés sans influence sur le procès.

Cette analyse pourrait être discutée. Mais c'était à peu près la seule solution offerte à la CEDH pour ne pas avoir à se poser la question de l'applicabilité de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme au cas des prisonniers de Guantanamo.

Les deux requérants, originaires de la région lyonnaise ont été arrêtés à la fin de l'année 2001 par les autorités pakistanaises, alors qu'ils tentaient de fuir l'Afghanistan. Ils ont alors été remis aux forces armées américaines qui les ont transférés à Guantanamo l'un en janvier, l'autre en février 2002. Informées par les services américains de la présence de ces ressortissants français sur la base militaires, les autorités françaises ont diligenté trois missions tripartites successives, réunissant un représentant du ministère des affaires étrangères, un membre de la DGSE et un membre du renseignement intérieur, à l'époque la DST. 

 

De Guantanamo à la condamnation en France

 

Ces missions étaient destinées à identifier ces personnes, à s'assurer de leur état de santé, et à leur assurer la protection diplomatique, conformément à la Convention de 1963 sur les relations consulaires. Pour les autorités françaises, il était important de sortir les ressortissants de la zone de non-droit qu'était Guantanamo, précisément pour qu'ils puissent bénéficier d'un procès équitable. Il s'agissait aussi, évidemment, d'obtenir quelques informations sur le terrorisme islamiste actif en Aghanistan. Par la suite, en juillet 2004, les autorités américaines ont permis le rapatriement en France des intéressés. Dès leur arrivée sur le territoire français, ils ont été interpellés et placés en garde à vue.

La procédure pénale a ensuite suivi son cours. Mis en examen pour association de malfaiteurs en vue d'une activité terroriste, les deux requérants ont finalement été condamnés à quatre ans d'emprisonnement, dont trois avec sursis. Cette mansuétude est liée à la durée de leur détention provisoire en France, ainsi qu'au syndrome post-traumatique dont ils souffraient depuis leur internement à Guantanamo. Cette condamnation a été confirmée en appel en 2011, et par la Cour de cassation en 2014.

 

 


 Guantanamera

Compay Segunda Buena Vista Social Club, circa 1990

 

La procédure administrative à Guantanamo

 

La première question posée au juge est celle de "l'accusation en matière pénale", condition essentielle au contrôle de la procédure au regard du droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1. Si les requérants ne faisaient pas l'objet d'une "accusation en matière pénale" au moment des auditions menées à Guantanamo, ils ne pouvaient en effet invoquer une violation de l'article 6 § 1. En même temps, la CEDH se voyait dispensée de s'interroger sur l'applicabilité de la Convention à un territoire qui ne relève d'aucun pays membre du Conseil de l'Europe.

Il est vrai que la jurisprudence de la Cour est un peu impressionniste dans ce domaine, ne serait-ce que parce que les procédures pénales des États parties à la Convention sont également très diverses. Elle a pu considérer, dans l'arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, que l'audition d'un témoin pouvait être considérée comme étant l'objet d'une "accusation en matière pénale" s'il y avait des éléments de nature à l'incriminer. En revanche, une simple audition par la police des frontières, même lorsqu'il s'agit de s'assurer que l'intéressé n'est pas impliqué dans des actes liés au terrorisme, ne suffit pas à faire entrer en jeu l'article 6. La CEDH en a décidé ainsi dans sa décision Beghal c. Royaume-Uni du 28 février 2019.

Dans l'arrêt Sassi et Benchallali, la CEDH parvient à donner une cohérence à son refus de voir dans les missions diligentées à Guantanamo l'amorce d'une "accusation en matière pénale". Elle observe que ces missions ne comportaient aucun magistrat, mais seulement un représentant du Quai d'Orsay et deux membres des services de renseignements extérieurs et intérieurs. Aucun mandat judiciaire n'avait été délivré, et les informations obtenues ont été classifiées secret-défense. Elles ont donc été opposables aux juges, jusqu'à leur déclassification fin 2006, après un jugement demandant un supplément d'information.

Il est fort probable que la CEDH aurait pu statuer autrement, car une enquête préliminaire avait été ouverte dès février 2002, confiée précisément à l'unité judiciaire de la DST. Mais les fonctionnaires qui se sont rendus à Guantanamo étaient rattachés  à l'unité renseignement de ce même service. Lors de la troisième mission en 2004, leur rapport affirmait d'ailleurs que le dossier qu'ils avaient établi ne permettait pas d'être certain de la mise en examen des intéressés, après leur renvoi en France. Le CEDH déduit donc que les missions effectuées à Guantanamo étaient de nature purement administratives, liées au renseignement.

 

La procédure pénale en France

 

La Cour se prononce ensuite, et c'est beaucoup plus facile, sur la procédure qui s'est déroulée en France. Placés en garde à vue à la descente de l'avion et rapidement mis en examen, les requérants ont rapidement fait l'objet d'une "accusation en matière pénale". Mais la CEDH ne voit rien, dans la procédure, qui soit susceptible d'emporter une atteinte à l'article 6 § 1 . 

Les auditions ont été menées par des agents différents de ceux qui s'étaient rendus à Guantanamo, et qui, à l'époque, n'avaient pas accès à cette partie du dossier, encore classifiée. Après l'ouverture de l'instruction, les deux mis en examen ont pu être entendus par le juge d'instruction, l'un à dix reprises, l'autre à huit reprises. Leurs conseils ont eu accès à l'intégralité du dossier, y compris après la déclassification des pièces de Guantanamo, et le débat contradictoire s'est déroulé dans les conditions du droit commun. La CEDH observe enfin que ces pièces ne sont même pas mentionnées dans les décisions de justice, rendues sur le fondement  d'élément à charge étrangers aux auditions de Guantanamo.

La Cour se prononce donc sans avoir été réellement saisie de la situation des requérants à Guantanamo, en tant que prisonniers des forces armées américaines. Elle n'est saisie que de leurs relations avec la mission française qui s'est rendue sur place. Cela ne l'empêche pas de rappeler qu'elle a "déjà eu l'occasion de relever que les conditions de détention dans la base de Guantanamo ont fait l'objet de dénonciations" dans des sources ouvertes "de mauvais traitements et d'abus sur des personnes suspectées de terrorisme et détenues par les autorités américaines". Ces éléments ont ainsi été mentionnés dans les arrêts Al Nashiri c. Pologne du 24 juillet 2014 et Abu Zubaydah c. Lituanie du 31 mai 2018, deux décisions rendues sur les "sites noirs" offerts par certains États européens aux autorités américaines, leur permettant de s'affranchir des contraintes du droit américain, en particulier pour y pratiquer des traitements inhumains et dégradants.

Si la Cour ne peut évidemment pas se prononcer sur les "procédures" en cours à Guantanamo, elle n'hésite pas à exiger des juges finalement chargés d'apprécier la culpabilité des requérants qu'ils tiennent compte des mauvais traitements infligés dans la base américaine. En l'espèce, il ne fait guère de doute que la Cour a été sensible au fait que les juges français aient allégé la peine des deux requérants, détenus deux ans à Guantanamo et atteints d'un syndrome post-traumatique. Guantanamo demeure ainsi une zone de non-droit, situation que la Cour européenne condamne, indirectement.


Sur le droit à un juste procès  : Chapitre 4 section 1, § 2 du Manuel

mardi 23 novembre 2021

Le retrait de la qualité de réfugié


Dans un arrêt du 18 novembre 2021, le Conseil d'État donne d'intéressantes précisions sur le contrôle de la décision de retrait de la qualité de réfugié.

 

Une procédure lente

 

En juin 2016, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a mis fin au statut de réfugié qui avait été accordé à M. B., ressortissant d'origine tchétchène. Le 28 février 2020, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) a annulé ce retrait, et c'est précisément cette décision qui est, à son tour, annulée par le Conseil d'État en cassation. La décision est donc renvoyée à la CNDA qui devra se prononcer une nouvelle fois. Ce simple rappel de procédure illustre parfaitement l'engorgement des juridictions en matière de droit des étrangers. Entre le retrait de la qualité de réfugié et la décision du Conseil d'État, il s'est passé plus de cinq ans, et la procédure n'est pas terminée. 

La lenteur de cette procédure est, en partie, à l'origine de la décision de la CNDA. Elle a en effet considéré que la présence de M. B. ne constituait plus, à la date de sa décision c'est-à-dire en février 2020, "une menace grave pour la société française". Condamné par le tribunal correctionnel le 12 mars 2013 à une peine de cinq ans d'emprisonnement dont un an avec sursis pour des faits de vol avec violences et de violences en réunion à l'encontre de deux personnes qu'il a agressées à leur domicile, M. B. n'avait en effet pas commis de nouvelle infraction depuis sa sortie de prison, en novembre 2015. Une telle jurisprudence permettait ainsi d'utiliser la lenteur de la procédure de manière positive.


L'article L 711-6 ceseda


Le Conseil d'État annule cette décision, en s'appuyant directement sur les termes mêmes de l'article L. 711-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). Celui-ci prévoit avec une grande précision les conditions du retrait de la qualité de réfugié, énonçant deux séries de critères, divisés en deux alinéas.

La CNDA s'appuyait sur le second alinéa qui autorise le retrait lorsque le personne a été condamnée (...) "soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d'emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société française". M. B. a été effectivement condamné pour un délit puni de dix ans d'emprisonnement, même s'il n'a été condamné qu'à cinq ans avec un an de sursis. Ce second alinéa ajoute toutefois une condition cumulative, selon laquelle la présence de l'étranger sur le territoire doit constituer "une menace grave pour la société française". Dans le cas de M. B, la Cour considère qu'il ne constitue plus une "menace grave", puisqu'il n'a pas commis de nouvelle infraction depuis sa sortie de prison.

Sur ce point, la CNDA va à l'encontre de la jurisprudence du Conseil d'État, déjà clairement affirmée dans un arrêt du 10 juin 2021 : "la seule circonstance qu'un réfugié, condamné pour des faits qui, lorsqu'ils ont été commis, établissaient que sa présence constituait une menace grave pour la société, se soit abstenu, postérieurement à sa libération, de tout comportement répréhensible, n'implique pas, par elle-même, du moins avant l'expiration d'un certain délai, et en l'absence de tout autre élément positif significatif en ce sens, que cette menace ait disparu".

Le Conseil d'État estime ainsi cette motivation insuffisante et reproche à la CNDA de n'avoir pas pris en considération l'autre critère, celui figurant dans l'alinéa 1 de l'article L 711-6 ceseda. Il permet en effet le retrait de la qualité de réfugié si "il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l'Etat". Et le Conseil d'État énumère ensuite les éléments qui auraient dû être pris en considération par la CNDA. Alors que l'un de ses frères avait été condamné pour des actes de terrorisme, M. B. s'est fait remarquer, durant sa détention par "une pratique rigoriste de l'islam" et par sa proximité avec des détenus condamnés pour terrorisme. Ensuite, après sa sortie de prison, il continué ce type de fréquentation et a même été soupçonné de participer au recrutement d'anciens co-détenus pour le "djihad". Tout cela pouvait conduire à considérer que la présence de M. B. sur le territoire constituait une "menace grave pour la sûreté de l'Etat". 

La décision de la CNDA est donc logiquement censurée, parce qu'elle a omis de contrôler la légalité de la décision au regard du premier alinéa de l'article L 711-6 ceseda.

 



Gayaneh. Katchatourian. Danse du sabre

Ballet Marinsky. 2014
 

 

Le contrôle de cassation

 

La décision s'inscrit dans le droit commun du contrôle de cassation du Conseil d'État, sa mission étant alors de s'assurer que les juges du fond ont  convenablement appliqué le droit en vigueur. La CNDA semble cependant quelque peu rétive, car, dans un arrêt du 10 juin 2021, le Conseil d'État avait déjà affirmé que "la seule circonstance qu'un réfugié, condamné pour des faits qui, lorsqu'ils ont été commis, établissaient que sa présence constituait une menace grave pour la société, se soit abstenu, postérieurement à sa libération, de tout comportement répréhensible, n'implique pas, par elle-même, du moins avant l'expiration d'un certain délai, et en l'absence de tout autre élément positif significatif en ce sens, que cette menace ait disparue".

Pour bien montrer l'étendue de son contrôle, le Conseil d'État a rendu, le même jour, un second arrêt M. C., dans lequel il censure de la même manière une décision de la CNDA. A propos d'un autre ressortissant tchétchène, la Cour avait accueilli le recours contre le retrait de sa qualitié de réfugié, au motif qu'il s'était bien comporté en détention et avait affirmé sa volonté de rompre avec ses erreurs du passé. Sans doute, mais le Conseil d'État rappelle que la Cour doit vérifier si la présence de l'intéressé emporte une "menace grave pour la sûreté de l'État". Or, il avait participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme, organisé le départ en Syrie d'une ressortissante française et tenté lui même de s'y rendre pour rejoindre l'État islamique. Dans une telle situation, le Conseil d'Etat estime que la CNDA n'a pas exercé son contrôle avec une intensité suffisante.

Cette jurisprudence s'inscrit dans le cadre européen, tel qu'il a été défini par la directive du 13 décembre 2011, dont l'article 14 est directement à l'origine des dispositions de l'article L 711-6 ceseda. Logiquement, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 14 mai 2019. estime ces dispositions conformes au droit européen, Elle précise que les juges internes doivent apprécier avec rigueur les conditions posées par ces dispositions. Le Conseil d'État, dans une décision du 19 juin 2020 reprend exactement la formulation des juges européens, procède à cette appréciation, et s'efforce de contraindre la CNDA à faire de même.

Un problème se pose toutefois si l'on considère les suites de la décision de retrait de la qualité de réfugié. Cet acte a été pris en effet, parce qu'il constitue le préalable indispensable à l'expulsion de l'intéressé. D'origine tchétchène, M. B. devrait ainsi être expulsé vers la Russie, et la difficulté juridique est précisément là. Dans l'arrêt K.I. c. France du 15 avril 2021, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) s'est prononcée sur un cas très comparable. Elle a estimé qu'un ressortissant tchétchène condamné en France pour terrorisme risquait, une fois expulsé en Russie, d'y être exposé à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Autrement dit, le retrait de la qualité de réfugié est sans influence sur le contrôle de ce risque. Il ne fait guère de doute que M. B. court un risque identique car, même s'il n'a pas été directement condamné pour des faits liés au terrorisme, sa sympathie pour le "djihad" est la cause essentielle du retrait de la qualité de réfugié. Après les cinq années de contentieux lié au retrait de la qualité de refusé, quelques années de plus devront sans doute être consacrées au contentieux de l'expulsion, si elle intervient.


Sur lla qualité de réfugié  : Chapitre 5 section 2, § 1 A du Manuel