« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 10 décembre 2021

La passoire sur la tête est-elle un signe religieux ?


Les juges de la Cour européenne des droits de l'homme n'ont pas souvent l'occasion de rire. L'arrêt Hermina Geertruida De Wilde c Pays-Bas, rendu le 9 novembre 2021 a pourtant dû susciter une onde de gaîté parmi eux. La requérante se réclame en effet du Pastafarisme, mouvement pseudo-religieux lancé en 2005 par un étudiant de l'Oregon, Bobby Henderson. La divinité est un monstre en spaghetti et boulettes de viandes, qui a créé l'univers et qui apparaît parfois aux Pastafariens, surtout ceux qui accompagnent le culte d'un bon Lambrusco. Les adeptes portent évidemment un signe religieux, une passoire sur la tête, objet utile pour cuisiner une représentation comestible du monstre.

 

Le Pastafarisme


Le Pastafarisme n'est pas seulement un canular étudiant, peut-être inspiré par le célèbre Nyarlathotep ou le Chaos rampant, imaginé par Lovecraft. C'est aussi une démarche provocatrice de dénonciation des extrémismes religieux. Sous le nom d'"Église du monstre du spaghetti volant", l'organisation réclame systématiquement le statut juridique de mouvement religieux. Des adeptes de la République Tchèque ont ainsi obtenu que la photo de leur carte d'identifié les représente avec la passoire sur la tête. C'est exactement ce que réclame la requérante. Mais tous ses recours dirigées contre la décision de refus du maire de Nimègue ont été écartés par les juges néerlandais, sans doute moins amateurs de spaghettis et de religions nouvelles que leurs collègues tchèques.

L'affaire ne doit pas être traitée avec le dos de la cuillère car les adeptes de la passoire ont quelques arguments juridiques. La jurisprudence de la Cour est traditionnellement orientée vers la reconnaissance des religions nouvelles, aussi originales soient-elles. Elle a ainsi considéré comme religion l'aumisme du Mandarom dans un arrêt du 31 janvier 2013, Association des Chevaliers du Lotus d'or c. France. Il en est de même des Raëliens qui, en attendant l'arrivée des extra-terrestres, ont obtenu d'être considérés comme une religion dans la décision F. L c. France du 3 novembre 2005

 

 



 

Hymne des Babus. Signé Furax. Pierre Dac et Francis Blanche. 1956-1960


Le caractère religieux du Pastafarisme


Pourtant, dans la décision du 9 novembre 2021, le Pastafarisme se voit refuser la qualification de mouvement religieux. La cause de cette sévérité à l'égard des porteurs de passoires repose sur deux séries de motifs. 

La Cour se penche ainsi sur l'origine du mouvement pastafarien. Elle rappelle que l'étudiant Bobby Henderson l'a créé dans une Université, à une époque où le débat sur l'enseignement de la théorie de l'évolution aux États-Unis battait son plein. Des religieux ultraconservateurs, défenseurs d'une lecture littérale de la Genèse et appartenant à différents mouvements évangéliques, ont ainsi obtenu, dans différents États, dont le Kansas, que les thèses créationnistes soient enseignées au même titre que la théorie de l'évolution. Le Pastafarisme est le produit de ces divergences, son fondateur demandant que "le grand dessein intelligent" du monstre du spaghetti volant" soit enseigné de la même manière. Pour la CEDH, l'origine du mouvement révèle une démarche non pas religieuse mais politique. Il s'agit, ni plus ni moins, de ridiculer l'extrémisme religieux.

De manière plus générale, la CEDH regarde si le Pastafarisme peut être qualifié de religion, notion pour le moins délicate. La Cour s'est pourtant appliquée à en donner une définition, dans l'arrêt Kjeldsen, Madsen et Pedersen c. Danemark, dès le 7 décembre 1976. Il définit la religion d'abord comme "formant un ensemble dogmatique et moral très vaste qui a pu ou peut avoir des réponses à toute question d'ordre philosophique, cosmologique ou éthique". On pourrait sans doute considérer que le "Monstre du spaghetti volant" a réponse à toutes les questions, surtout d'ordre culinaire. Mais la Cour ajoute que ces convictions religieuses doivent présenter "un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance" et être l'expression "d'une vision cohérente des problèmes fondamentaux".

 

La passoire retourne à la cuisine

 

Au regard de cette définition, le port de la passoire devient un peu louche. La Cour observe sévèrement que la religion pastafariste "manque du sérieux et de la cohérence requis" ("a lack of the required seriousness and cohesion"). Cette fois, c'est plutôt le côté drôlatique du Pastafarisme qui est mis en évidence. En clair, la religion n'est pas faite pour plaisanter...Et si on plaisante, c'est que l'on n'a pas à faire à une religion.

La Cour arrive ainsi à la conclusion que le Pastafarisme n'est pas une religion protégée par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, et donc que la passoire en couvre-chef n'est pas un signe religieux. La requérante pastafarienne est donc renvoyée dans sa cuisine, avec ses spaghettis et sa passoire.


Sur la définition de la religion : Chapitre 10  section 3 § 1  du Manuel

2 commentaires:

  1. "Le port de la passoire est un peu louche" !
    Peut-être un chinois eût été plus convaincant ?

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  2. Votre post, tout à fait délicieux à tous les sens du terme, pourrait conduire à analyser cet arrêt de la CEDH autour de deux axes contradictoires et complémentaires.

    ===LA COUR S'AMUSE===

    Il est utile, voire sain que les magistrats, décrits comme austères, se laissent aller à quelques fantaisies, à quelques formes d'humour que ne dédaigneraient ni Pierre, ni Coluche ... sur des sujets sérieux. A la veille des fêtes d'une fin d'annus horribilis, les occasions de se détendre sont les bienvenues. Merci aux juges de Strasbourg pour ce morceau de franche rigolade !

    === LA COUR S'ABUSE ===

    Comme gouverner, juger c'est également établir des priorités entre le principal et l'accessoire, l'important et le reste. A cet égard, la Cour ne se grandit pas au regard d'une question peu évoquée par les exégètes savants de sa jurisprudence. Celle du délai raisonnable. Que dire quand les comiques de Strasbourg font traîner des affaires portant sur des questions autrement plus sérieuses (droit à un procès équitable, par exemple) au-delà de ce délai raisonnable ? Nous disposons d'exemples de requêtes qui croupissent sous des piles de dossiers depuis plus de sept ans ? Sommes-nous encore dans un délai raisonnable au sens où l'entend la Cour ? Ne serions-nous pas dans de vulgaires stratégies dilatoires qui ne disent pas leur nom ?

    On l'aura compris. La Cour de Strasbourg n'est pas toujours très sérieuse et son comportement prête parfois le flanc à la critique. Comprenne qui pourra !

    "Le procès finissent toujours par celui de la justice" (André Frossard).

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