« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 22 décembre 2021

Le crime de Klaus Kinzler


La directrice de Sciences Po Grenoble, Sabine Saurugger, a décidé, par un arrêté du 14 décembre 2021, la suspension pour quatre mois de Klaus Kinzler, enseignant au sein de cette institution. On se souvient qu'un débat s'était développé dans l'équipe enseignante contre l'intitulé d'une table ronde organisée à l'occasion de la "semaine pour l'égalité et la lutte contre les discriminations". Le titre était "Racisme, antisémitisme et islamophobie", et Klaus Kinzler considérait que le terme "islamophobie" ne devait pas être placé au même niveau que que le racisme et l'antisémitisme. Un échange de courriels un peu vifs avait eu lieu avec une collègue, mais rien qui dépasse la disputatio qui devrait être l'usage commun du monde universitaire.

L'affaire avait été ébruitée lorsque les étudiants ont tagué le nom de cet enseignant sur les murs de leur école, qualifiant précisément Klaus Kinzler d'islamophobe, et ajoutant, pour faire bonne mesure, qu'il y avait "des fascistes dans les amphis". Cette agression le mettait évidemment en danger, quelques semaines après l'assassinat de Samuel Paty. 

Les étudiants ont été poursuivis devant le conseil de discipline, mais ils ont été relaxés, malgré un rapport pour le moins accablant de la mission de l'Inspection générale diligentée par le ministère de l'enseignement supérieur. De manière un peu surprenante, c'est aujourd'hui Klaus Kinzler qui est menacé de sanctions. Et contre toute attente, il ne s'est pas recouvert la tête de cendres, n'est pas allé implorer sa grâce en chemise et la corde au cou, armé d'une autocritique rédigée en écriture inclusive. Au contraire, il a osé se plaindre avec véhémence dans la presse, disant ce qu'il pense de Sciences Po Grenoble et de son actuelle direction. Il a ainsi déclaré qu'une "minorité radicale extrémiste" avait pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Ces différentes interviews sont officiellement à l'origine de sa suspension, Mme Saurruger les jugeant "diffamatoires".

A la suite de ces évènements, certains militants se sont immédiatement investis sur les réseaux sociaux, avec un seul mot d'ordre : disqualifier ces propos, et surtout disqualifier le malheureux professeur lui-même. Parmi toute une série de discours idéologiques, on voit apparaître quelques arguments qui se présentent comme juridiques. 

 

L'argument mandarinal


Dans une interview accordée à France Culture le 22 décembre 2021, le professeur Olivier Beaud déclare : "C'est rien, ça va se dégonfler, ça ne concerne pas la liberté académique. D'abord Monsieur Kinzler n'est pas un professeur, lui ne jouit pas de la liberté académique". Il est parfaitement exact que Klaus Kinzler, linguiste spécialiste de la civilisation allemande, est un PRAG (professeur agrégé du secondaire) détaché auprès de Sciences Po Grenoble. Il n'est donc pas enseignant chercheur des universités.

Certes Olivier Beaud opère une distinction en affirmant, à la suite de Humbolt, que la liberté académique comporte la liberté de la recherche, celle de l'enseignement, et celle de l'expression. Il balaie donc le cas de Klaus Kinzler d'un revers de main, en déclarant qu'il n'est pas victime d'une atteinte à la liberté académique puisqu'il n'est pas professeur à l'Université. Tout au plus peut-il être victime d'une atteinte éventuelle à la liberté d'expression. La liberté académique est donc un privilège attaché au titre d'enseignement chercheur dont un modeste PRAG ne saurait se prévaloir. De minimis non curat praetor.

La lecture d'Humbolt est certes utile, mais celle du droit positif aussi. Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité".  La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.  

La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984  fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Cette jurisprudence n'interdit pas au législateur d'accorder à tous ceux qui enseignent à l'Université une garantie fonctionnelle de la liberté académique.

Klaus Kinzler, même PRAG, bénéficie donc de la liberté académique qui ne saurait être réduite en fonction de ceux qui l'exercent. Elle doit être considérée comme fonctionnelle, et non statutaire, dans le cadre des établissements d'enseignement supérieur.



L'obligation de réserve


D'autres intervenants n'hésitent pas à rappeler l'obligation de réserve, "statutaire" à laquelle est soumis M. Kinzler, devoir qui lui interdirait toute intervention dans les médias. Ils seront surpris d'apprendre que l'obligation de réserve ne figure pas dans le statut de la fonction publique, contrairement au devoir de discrétion, mentionné à l'article 26, et qui interdit seulement de communiquer "les faits, informations ou documents dont les fonctionnaires ont connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions". Cette obligation ne trouve pas à s'appliquer dans l'affaire Kinzler.

L'obligation de réserve, quant à elle, est d'origine purement jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais reconnaît, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore. 

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de plusieurs critères, l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, la place de son auteur dans la hiérarchie administrative, et enfin les fonctions exercées. Et précisément les fonctions académiques bénéficient d'un traitement particulier. Dans ses conclusions sur l'arrêt du 31 décembre 2014, rendu à propos d'un livre très critique rédigée par une fonctionnaire de la police nationale, la rapporteur publique déclarait ainsi : " « Ce qui peut être toléré d'un fonctionnaire occupant un emploi auquel est traditionnellement attachée une grande liberté d'expression, l'enseignement supérieur par exemple,  (...) ne peut l'être d'un policier en fonctions, garant de l'ordre public ». L'obligation de réserve pèse donc avec beaucoup moins d'intensité sur l'enseignement supérieur que sur les services régaliens.

 

Le débat d'intérêt général


Elle pèse avec d'autant moins d'intensité que Klaus Kinzler pourrait bien tirer bénéfice de la jurisprudence initiée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le débat d'intérêt général. A l'origine, elle permettait de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, lorsque les propos tenus participent à un tel débat.

La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. 
 
Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. Il ne fait guère de doute que les propos tenus dans les médias par Klaus Kinzler participent à un débat d'intérêt général sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Le plus intéressant est que cette jurisprudence peut aussi s'appliquer à des poursuites pour diffamation. Or c'est manifestement ce qu'envisage Mme Saurugger à l'encontre de Klaus Kinzler puisqu'elle évoque des "propos diffamatoires" tenus à l'égard de Sciences Po Grenoble. Dans ce cas, il est fort probable que l'affaire se terminera devant le juge pénal, et, outre le débat d'intérêt général, l'intéressé pourra alors invoquer l'exception de vérité. On devra alors débattre doctement sur le point de savoir si une "minorité radicale extrémiste" a, ou non, pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Une telle procédure permettrait finalement de discuter enfin des vrais sujets.

5 commentaires:

  1. Merci beaucoup, vous êtes un moteur et une véritable source d'inspiration, quand cela n'est pas simplement une vrai source d'information...
    Bien cordialement

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  2. Bravo pour votre présentation minutieuse de l'état du droit existant sur le sujet ainsi que des évolutions de la jurisprudence sur ces questions aussi sensibles.

    Cette affaire n'est malheureusement pas un cas isolé tant dans le cadre de l'université que dans celui de l'enseignement secondaire. Pire encore, les "résistants" face à la tyrannie intellectuelle d'une minorité active sont rares. Plus nombreux sont les partisans du pas de vague ou de la politique du chien crevé au fil de l'eau. Souvenons-nous de la période de Vichy durant laquelle les courageux ne furent pas légions...

    L'on reste sans voix en découvrant la réaction de l'insignifiante ministre des universités qui en appelle à la "sérénité" alors qu'elle devrait exiger de la fermeté contre les fauteurs de trouble et prendre la défense du professeur visé. De démission en démission, nous en sommes parvenus à pareille situation inqualifiable. Et l'on s'étonnera que les enquêtes d'opinion - pour autant qu'elles soient fiables - créditent les candidats d'une droite dure (du retour de l'autorité) de plus de 30% des intentions de vote !

    "Le mot résister doit toujours se conjuguer au présent" (Lucie Aubrac).

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  3. Le professeur semble en effet une blanche colombe répondant dans la presse sans excès et avec recul à une mechante directrice woke. Merci pour la très intéressante contribution juridique. Ne manque que le fait que la commission de discipline ayant pris peu de sanctions à l'encontre des tageurs n'était pas de l'iep de Grenoble et avait été dépaysé. On imagine que le droit avait alors été respecté et on espère que la liberté universitaire sera à dans nouveau réaffirmé haut et fort dans la décision concernant ce professeur.

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  4. Merci pour cet article.

    Un jugement de TA utile pour compléter sa lecture:
    https://histoiresduniversites.files.wordpress.com/2016/09/ta-rennes-gallou.pdf

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  5. Bien que je ne sois pas en accord à première lecture et après réflexions avec l'intitulé de la question de l'enseignant ainsi qu'à sa possible thèse (je dis bien possible) nous ne pouvons, nous enseignants libres de pensées/er quelque soit notre grade que rester circonspects, sinon bouleversés par ces atteintes répétées et insidieuses de ces derniers et présents temps contre ce qui est pour nous un droit fondamental fermement protégé par notre constitution et le droit supra-national qu'il soit européen ou/et international.
    Tout ne m'apparaît que contrainte.s au motif qu'il faut éviter de froisser les susceptibilités
    Pourquoi ne pas laisser cet enseignant développer sa thèse avant de s'en prendre à lui ?
    Et qu'en bien même cette thèse ne nous conviendrait pas, nous choquerait le droit dispose de suffisamment d'armes pour y répondre
    Je ne prends ici le parti de personne, sinon celui de notre liberté

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