« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 29 novembre 2021

Du port du cache-nez chez les Gilets Jaunes


La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt, le 23 novembre 2021, donnant d'utiles précisions sur l'infraction de dissimulation illicite du visage à l'occasion de manifestations sur la voie publique. La décision porte pourtant sur le droit en vigueur à l'époque des faits, le requérant, M. L. P., ayant été arrêté en février 2019 à Marseille, lors d'une manifestation des "Gilets Jaunes". A l'époque, cette infraction était punie d'une contravention de 5è classe, et la condamnation de M. L. P. était donc intervenue sur cette base. Deux mois plus tard, était votée la loi du 10 avril 2019 qui fait de cette infraction un délit réprimé par l'article 431-9 du code pénal. L'infraction est alors passible d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. La peine prévue par le second texte étant plus sévère que celle prévue dans le premier, il ne pouvait donc s'appliquer rétroactivement au "Gilet jaune" auteur des faits. M. L. P.  a donc été condamné pour une contravention.

Cela ne l'a pas empêché de faire appel, puis de se pourvoir en cassation. Il y avait d'ailleurs d'autres enjeux, l'intéressé ayant été condamné non seulement pour dissimulation volontaire de son visage dans des circonstances faisant craindre un trouble à l'ordre public, mais aussi pour rébellion et refus de se soumettre à des relevés signalétiques par prise d'empreintes digitales, palmaires ou de photographies. 

 

Une contravention, puis un délit

 

Tous les moyens du pourvoi sont écartés par la Cour de cassation qui profite de cette décision pour préciser l'étendue de son contrôle sur l'infraction de dissimulation du visage. Il ne fait aucun doute que l'analyse développée par la Cour à propos d'une contravention s'appliquera de la même manière au nouveau délit, les faits incriminés étant rigoureusement identiques.

Ce délit nouveau a déjà été largement critiqué devant les juges. La loi du 10 avril 2019, dite "anti-casseurs" mais dont le véritable intitulé est "loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestation" a été déférée au Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil déclare certes inconstitutionnelles les dispositions autorisant le préfet à prononcer des interdictions individuelles de manifester, de nature purement administrative, à l'encontre d'individus déjà connus pour des faits de violence lors de manifestations. Mais il a au contraire considéré comme conforme à la Constitution le nouveau délit de dissimulation du visage. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

 

L'écharpe. Maurice Fanon. 1964

 

 

L'écharpe, un accessoire contextuel

 

C'est précisément sur ce point que se prononce la Cour de cassation, dans sa décision du 23 novembre 2021. La Cour d'appel s'était bornée, en effet, à relever, pour condamner M. L. P.  qu'il avait dissimulé une partie de son visage lors d'une manifestation de gilets jaunes dans l'intention d'empêcher toute reconnaissance de la part des policiers à qui il faisait face. De fait, la Cour d'appel ne s'était pas appuyée sur des éléments contextuels, pourtant mentionnés dans le code pénal. La dissimulation du visage, pour être punissable, doit intervenir en effet "dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public".

La Cour de cassation constate pourtant que les juges d'appel ont observé le contexte de la manifestation et le rôle qu'y a joué M. L. P. Leur décision se réfère directement au témoignage des policiers assermentés qui avaient identifié un homme, entièrement vêtu de noir et dissimulant son visage, personnage déjà observé lors de précédents rassemblements de Gilets jaunes. Il avait pour pratique de se mettre en face des forces de police pour les photographier, avant de prendre la fuite. Ces clichés, montrant notamment des policier en civil étaient ensuite imprimés sur des tracts diffusés aux manifestants. 

De ces éléments, la Cour de cassation déduit que l'existence de "circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public" a bien été démontrée en appl. Elle écarte en même temps le moyen, difficilement crédible, développé M. L. P., selon lequel il ne dissimulait pas son visage, mais portait seulement un cache-col destiné à le protéger du froid. Elle se fonde alors de nouveau sur le cadre contextuel des évènements, estimant que, "dans de telles conditions, le port d'un cache-col par un homme étant déjà intervenu sur des manifestations, vêtu pour la circonstance, ne saurait être sérieusement analysé comme l'expression du seul souhait de se protéger du froid".
 
L'infraction de dissimulation du visage lors d'une manifestation, délit actuellement ou contravention lors de la décision du 23 novembre 2021, s'apprécie donc au regard de l'ensemble d'une situation, d'une appréciation globale de la violence lors de la manifestation, appréciation effectuée librement par les juges du fond. L'écharpe ou la cagoule qui couvre le visage est considérée comme un accessoire de cette violence, et non pas comme un accessoire de mode ou une protection contre les rhumes. Cette analyse permet ainsi de poursuivre les personnes violentes pour l'ensemble de leur oeuvre et d'ajouter une infraction à celles qu'elles ont déjà commises.

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