Quelques semaines après les élections régionales, peut-être est-il temps de revenir sur la controverse relative à la présence de femmes voilées parmi les assesseurs de bureaux de vote ? L'une présidait un bureau de vote à Vitry-sur-Seine, l'autre était assesseur à Saint-Denis, choix judicieux pour les militants de l'islam politique, si l'on considère qu'il s'agissait du bureau dans lequel vote Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national. Dans les deux cas, les deux dames voilées ont été rapidement remplacées, mais cela n'a pas empêché la controverse de se développer.
Sur le fond, elle ne présente pourtant guère d'intérêt, car le droit positif impose la neutralité à l'ensemble des membres d'un bureau de vote. Mais précisément, la simplicité même de l'analyse juridique révèle l'ampleur d'un phénomène que l'on pourrait qualifier de "Fake News juridique". Il consiste à faire dire au droit ce que l'on veut, sans se préoccuper de son contenu réel. On s'abrite ainsi derrière une pseudo-compétence juridique pour imposer une interprétation militante hors-sol, c'est à dire totalement détachée du droit positif.
Reprenons donc ces différents éléments.
Le principe de neutralité
Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné.
On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé.
Il
est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et
religieux. Il en ainsi du bureau de vote et la jurisprudence du Conseil d'État ne laisse guère de doute sur ce point.
La jurisprudence du Conseil d'État
Un arrêt du 8 mars 2002 utilise une formulation particulièrement nette : "Considérant qu'au cours du déroulement du scrutin, le président du bureau de vote et les membres de ce bureau sont astreints à une obligation de neutralité". Il est bien précisé que cette obligation pèse avec la même intensité sur l'ensemble des membres du bureau, président et assesseurs.
En l'espèce, il s'agissait d'un maire polynésien qui avait présidé toute la journée le bureau de vote, en portant une chemise "paréo" aux couleurs de la "liste d'entente communale de Vairao", liste qu'il dirigeait évidemment. Pour être moins pittoresque, la situation des femmes voilées de Vitry et de Saint-Denis n'est pas différente. En effet, le principe de neutralité concerne aussi bien les opinions politiques que religieuses.
De la même manière que la neutralité dans l'enseignement a pour objet de respecter la liberté de conscience des élèves, la neutralité du bureau de vote a pour objet de ne pas influencer les électeurs. Dans une décision du 10 avril 2009, le Conseil d'Etat est saisi de l'élection municipale d'Apataki, toujours en Polynésie, le maire et ses adjoints ayant siégé dans le bureau de vote avec une chemise rouge, couleur de leur liste. Le Conseil note le manquement à l'obligation de neutralité, et ajouter qu'il n'est pas allégué que cette circonstance "se serait accompagnée d'autres pressions sur les électeurs". Il est donc clairement établi que le port d'un signe politique ou religieux constitue une pression sur les électeurs. Le juge ajoute qu'une telle situation peut conduire à l'annulation de l'élection dans l'hypothèse d'un faible écart de voix, critère essentiel de tout le contentieux électoral.
La circulaire de 2020
Cette jurisprudence a été rappelée par un circulaire du ministre de l'intérieur datée du 16 janvier 2020 adressée à tous les maires de France et qui précise l'organisation des opérations électorales pour toutes les élections se déroulant au suffrage universel direct.
Son article 8-5 est ainsi rédigé : " Le juge de l'élection rappelle de manière constante que les bureaux de vote, par l'intermédiaire de leurs membres et de leur organisation, sont astreints à une obligation de neutralité. Une telle obligation vise essentiellement à préserver la sincérité du scrutin afin que les électeurs puissent exercer librement leur droit de vote sans faire l'objet d'un quelconque moyen de pression".
Le droit positif est donc d'une limpidité qui devrait faire taire toute controverse. Mais, dans le cas des femmes voilées de Vitry et Saint-Denis, on a vu se succéder une accumulation de Fake News.
L'intox vient à domicile. Affiche mai 1968
Des vagues de Fake News
La première vague venait des intéressées elles-mêmes. La militante EELV de Vitry sur Seine a ainsi déclaré : "Je me couvre les cheveux comme certains couvrent leurs fesses", et de tenter maladroitement de démontrer que son voile n'était qu'un accessoire de mode. Devant une telle catastrophe, ses partisans eux-mêmes ont préféré la faire taire.
La seconde vague est venue, sans doute involontairement, de la préfète du Val de Marne qui a développé un argumentaire en apparence plus convaincant. Elle affirme que le président du bureau de vote, le maire ou son représentant, est soumis au devoir de neutralité car il représente l'Etat. Tel ne serait donc pas le cas des assesseurs, désignés par les candidats. Hélas, cela semble plus juridique, mais c'est faux. Madame la préfète n'avait sans doute pas lu la circulaire du 16 janvier 2020, alors même que ce texte était transmis aux maires "sous couvert des préfets".
Enfin la troisième vague est venue de la presse. Dans une rubrique "Check News" censée opposer la vérité vraie aux actions des vilains manipulateurs de l'information, Libération affirme avoir posé la question suivante au ministre de l'intérieur : "Un assesseur a-t-il le droit de porter un signe religieux dans son bureau de vote ?". Enfin, une vision non militante de la question, pense le lecteur, et c'est là qu'il se trompe.
Le journal déclare avoir reçu une réponse du ministère de l'intérieur reprenant exactement les propos de la préfète du Val de Marne : les assesseurs ne seraient pas soumis à l'obligation de neutralité. Cette réponse a-t-elle réellement existé ? Si c'est le cas, elle ne manque pas de sel, le ministre allant à l'encontre de sa propre circulaire et de l'ensemble de la jurisprudence du Conseil d'État. Après cette énorme erreur juridique, l'article "Check News" se termine par l'analyse définitive d'une avocate présentée comme spécialiste du droit électoral : "Je ne vois rien qui interdise le port du voile pour un assesseur". Sans doute en effet n'a-t-elle pas vu le droit positif ?
Pour de l'information vérifiée, passée au crible des spécialistes et experts en tous genres, cela manque de sérieux. On en déduire que le "Fact Checking" réalisé par la presse doit susciter la méfiance et qu'il est préférable de ne compter que sur soi-même pour faire de telles vérifications. En soi, l'affaire des femmes voilées dans les bureaux de vote n'a sans doute pas beaucoup d'intérêt, d'autant que cette tentative d'y imposer des signes religieux a fait long feu. Elle illustre toutefois une tendance bien plus inquiétante qui consiste à utiliser le droit comme argument d'autorité pour lui faire dire n'importe quoi.