« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 28 juin 2021

Chasse à la glu : les petits oiseaux ont gagné devant le Conseil d'État


Dans trois arrêts rendus le 28 juin 2021, le Conseil d'État juge que la chasse à la glu ne saurait être autorisée dans la mesure où elle porte atteinte au droit de l'Union européenne, plus précisément à la directive "oiseaux" du 30 novembre 2009.

La chasse à la glu est une technique de capture utilisée dans six départements du sud-est de la France (Alpes de Haute-Provence, Alpes maritimes, Bouches du Rhône, Var, Vaucluse). Elle consiste à enduire de glu des baguettes ou des branches d'arbres, afin de capturer vivants grives et merles. Les malheureux prisonniers serviront alors d'"appelants" pour attirer d'autres espèces chassées. La ligue de protection des oiseaux (LPO) évalue à 40 000 le nombre d'oiseaux ainsi capturés chaque année en France. 

Le débat sur la chasse à la glu dure depuis bien des années. Aux associations protectrices des oiseaux, les chasseurs opposent leur liberté d'exercer cette activité et son caractère traditionnel. En 2014, un amendement déposé par la députée écologistes Laurence Abeille interdisant cette chasse avait été adopté par l'Assemblée nationale (art. 68-5), aussitôt écarté par le Sénat, traditionnellement à l'écoute du lobby des chasseurs. Après l'alternance de 2017, aucune autre tentative de modification législative n'est engagée.

Dans l'impossibilité de faire modifier la loi, la LPO a utilisé la voie contentieuse. En septembre 2018, elle a déposé des recours contre les arrêtés fixant par arrêtés le nombre de grives et de merles susceptibles d'être capturés, dans chaque département, par la chasse à la glu. Le Conseil d'État a décidé, le 29 novembre 2019, de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). En août 2020, le Président de la République retire son soutien au lobby des chasseurs et annonce que la chasse à la glu est suspendue, en attendant la décision de la CJUE. Il devenait en effet difficile d'affirmer "en même temps" son respect du juge européen et son soutien à une chasse très contestée.


La décision de la CJUE


Celle-ci intervient le 17 mars 2021, et la CJUE déclare clairement que la chasse à la glu n'est pas conforme aux dispositions de la directive "oiseaux". La question préjudicielle repose sur l'articulation entre les articles 8 et 9 de ce texte européen. L'article 8 de la directive interdit le recours « à tous moyens, installations ou méthodes de capture ou de mise à mort massive ou non sélective ou pouvant entraîner localement la disparition d'une espèce ». L'article 9, quant à lui, autorise des dérogations « s'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante [...] pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la capture, la détention ou toute autre exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantités ». Les autorités françaises, comme les chasseurs, estimaient que la chasse à la glu justifie une dérogation, dès lors que cette chasse est présentée comme sélective et revendique un caractère traditionnel. 

Ces arguments sont balayés par la CJUE. Elle affirme que l'article 9 "s'oppose à une réglementation nationale qui autorise, par dérogation à l'article 8 de cette directive, une méthode de capture entraînant des prises accessoires, dès lors que celles-ci, même de faible volume et pour une durée limitée, sont susceptibles de causer aux espèces capturées non ciblées des dommages autres que négligeables ». 

La Cour écarte les arguments développés par la France. Ainsi refuse-t-elle de considérer que cette chasse présente un caractère sélectif. En effet, il est évident que d'autres oiseaux que les espèces autorisées, merles et grives, sont victimes du piège de la glu. Et s'il est vrai que ces "captures accessoires" doivent, théoriquement, être immédiatement nettoyées et relâchées, la CJUE se montre très sceptique sur ce procédé. Elle affirme ainsi qu'il est "très vraisemblable" que tous les oiseaux capturés "subissent un dommage irrémédiable", la glu étant susceptible d'endommager leur plumage. Quant au caractère "traditionnel" de cette chasse, il est balayé par la Cour qui rappelle qu'il ne suffit pas à établir que d'autres méthodes, plus satisfaisantes, ne puissent être adoptées.

 


Les oiseaux dans la charmille. Chanson d'Olympia.

Les contes d'Hoffmann. Offenbach. Mise en scène de Jérôme Savary

Orchestre du Capitole dirigé par Michel Plasson. Chorégies d'Orange. 2000

Les précédents


La décision de la CJUE est le produit d'une importante évolution jurisprudentielle. Dans un arrêt ancien du 27 avril 1988, elle avait en effet considéré la chasse à glu comme compatible avant l'ancienne directive du 2 avril 1979. A l'époque, ce texte permettait une "exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantité". Mais la directive de 2009 se montre plus restrictive, et cette évolution textuelle entraine une évolution jurisprudentielle. Un arrêt du 21 juin 2018 sanctionne ainsi la pratique maltaise autorisant la capture de sept espèces d'oiseaux par un "clap-net", c'est à dire un filet fonctionnant lui-aussi comme un véritable piège pour tout ce qui vole aux alentours. La Cour observe ainsi qu'une telle méthode ne présente aucun caractère sélectif et concerne en pratique de grandes quantités d'oiseaux.

Cette jurisprudence fait ainsi peser la charge de la preuve sur l'État défendeur. Il lui appartient de démontrer que l'autorisation de chasse dérogatoire ne conduit pas, de manière substantielle, à capturer d'autres oiseaux qui ceux visés. Il doit aussi montrer qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante que la chasse traditionnelle. De fait, l'arrêt de mars 2021 se situe exactement dans la ligne jurisprudentielle de 2018, et la France est traitée comme Malte.

Les trois arrêts du Conseil d'État rendus le 28 juin 2021 se bornent à tirer les conséquences de la réponse donnée par la CJUE à la question préjudicielle qui lui avait été posée. Le Conseil annule donc purement et simplement les arrêtés fixant le nombre d'oiseaux pouvant être capturés en 2018-2019 et en 2019-2020 et confirme la légalité du refus du ministre d'autoriser de telles captures. Comme la CJUE, il affirme clairement que la caractère "traditionnel" d'une chasse ne suffit pas à justifier une pratique cruelle. Une bonne nouvelle pour les petits oiseaux et pour ceux qui aiment les entendre chanter.


1 commentaire:

  1. Glu est le terme qui sied à merveille pour caractériser la situation dans laquelle se trouvent les "Excellences" de la plus haute juridiction administrative française à la lumière des informations révélées par le quotidien Le Monde ("Harcèlement moral : la plainte qui embarrasse le Conseil d'Etat, Le Monde, 29 juin 2021, page 18).

    Au-delà du cas d'espèce sur lequel nous ne pouvons porter le moindre jugement, n'ayant pas accès à l'intégralité des dossiers administratif et judiciaire, cette affaire soulève au moins trois questions.

    - La première est relative au délit de harcèlement moral (importé des Etats-Unis) et à son corollaire celui de souffrance au travail. Il s'agit, en réalité, d'un concept fourre-tout qui désorganise le monde du travail tant il s'agit d'une arme redoutable qu'alimente la calomnie et le buzz médiatique. Sa définition est passablement floue mais le Conseil constitutionnel avait jugé, en son temps, que son libellé était parfait...

    - La seconde porte sur le rôle de déontologue de la Fonction publique revenant au Conseil d'Etat. Aujourd'hui, nous assistons à la fable de l'arroseur arrosé. Après les affaires Mion et Guillaume, cela commence à faire désordre au Palais-Royal.

    - La troisième a trait à l'indépendance et l'impartialité que l'on est en droit d'attendre de toute juridiction dans un état de droit digne de ce nom. La réponse à cette question est loin d'être évidente pour le Conseil d'Etat. C'est pourquoi, une réforme de cette structure s'impose. Soit, il est purement et simplement supprimé et rattaché à la juridiction judiciaire. Soit, il est dépossédé de sa fonction consultative et ses membres se voient imposer des obligations strictes, en particulier l'interdiction du pantouflage et de passage par des postes dans d'autres administrations. A titre d'exemple, l'actuel président de la section du contentieux a été successivement directeur de cabinet du premier ministre et ambassadeur à Athènes avant de faire son "come back" au Palais-Royal.

    Qui sait, avec beaucoup de candeur, d'un mal pourrait sortir un bien... le moment venu !

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