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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
mercredi 10 juin 2020
L'aide à l'enfance sanctionnée par la CEDH
Un désastre judiciaire et administratif
samedi 6 juin 2020
Quand le Conseil constitutionnel réécrit l'article 38
Les dispositions issues d'une ordonnances ratifiée
Le cas de l'ordonnance non ratifiée
Une atteinte à la procédure de ratification
mardi 2 juin 2020
La proposition Ciotti, ou comment accroître le "Police Bashing"
Un amalgame
Les violences sur un représentant de l'autorité publique
Le "Policier Bashing"
L'équilibre du droit positif
Le droit positif assure ainsi un équilibre entre la nécessaire protection de la sécurité des forces de l'ordre et celle de la liberté de presse, voire de la liberté d'expression des simples citoyens qui ont parfaitement le droit de dénoncer d'éventuelles violences policières. Mais leur mission consiste à dénoncer des faits, pas des individus nommément désignés qui ne pourront être mis en examen que par un juge.
mercredi 27 mai 2020
La Cour de cassation déconfine l'Etat de droit
Le renvoi d'une QPC
La Chambre criminelle renvoie au Conseil constitutionnel deux QPC portant sur la conformité à la Constitution des dispositions de la loi d'habilitation sur la fondement de laquelle a été prise l'ordonnance du 25 mars 2020. Son article 11 autorise en effet le gouvernement à modifier par ordonnance "les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires.
C'est la première fois que la Cour de cassation renvoie une QPC portant sur une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à légiférer par ordonnances, sur le fondement de l'article 38 de la Constitution. Bien entendu, il n'est pas possible d'invoquer la méconnaissance de la procédure, dès lors que, par hypothèse, elle ne saurait porter atteinte à un droit ou une liberté que garantit la Constitution.
Il n'est pas davantage possible de contester des dispositions qui se limitent pas à définir le champ de l'habilitation, sans davantage de précision. Une loi qui autorise le gouvernement à intervenir par ordonnance "pour l'organisation de la justice" ne porterait pas spécifiquement sur les droits et libertés. Le contrôle serait donc renvoyé au Conseil d'Etat, compétent pour juger de la légalité des mesures prises, jusqu'à l'intervention de la loi de ratification de l'ordonnance. Il en va différemment lorsque la loi d'habilitation oriente le gouvernement, l'incite à prendre des mesures attentatoires aux libertés. Dans sa décision du 8 janvier 2009, le Conseil constitutionnel avait ainsi déclaré inconstitutionnelle une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à modifier le découpage électoral par ordonnance, en posant des critères contraires à l'égalité devant le suffrage.
Pour déterminer s'il y a lieu à renvoi, et se prononcer sur le caractère sérieux de la QPC, la Chambre criminelle examine donc si les dispositions législatives contestées se réfèrent à des principes fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale. Le parlement s'est-il borné à autoriser l'allongement de la détention provisoire, celui des délais aux termes desquels doit-être prise la décision de prolongation, ou a-t-il voulu exclure le juge de la procédure et permettre une détention provisoire décidée par la voie administrative ? Les réponses ne sont pas simples, et la Cour de cassation ne manque pas d'observer que la loi est mal écrite et que les débats parlementaires ont été si sommaires qu'il est impossible d'en tirer des enseignements.
La Cour se fonde donc sur la finalité des dispositions législatives, qui ont pour but d'empêcher le développement de l'épidémie en limitant les audiences et de permettre le fonctionnement du service public de la justice, en repoussant le débat contradictoire au-delà des délais prévus par le droit commun. Le fait de différer ce débat place ainsi la QPC dans le champ des droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil constitutionnel lui-même, dans une décision du 16 mars 2017 avait ainsi considéré que toute mesure restrictive de liberté doit pouvoir faire l'objet d'un réexamen régulier et contradictoire. C'est d'autant plus vrai lorsque la compétence du juge judiciaire est mise en cause, dès lors que c'est cette fois l'article 66 de la Constitution qui est directement mis en cause.
En l'espèce, les dispositions litigieuses portent sur la détention provisoire, mesure par essence extrêmement attentatoire aux libertés puisqu'elle concerne une personne qui est encore juridiquement innocente. Et elles manquent de clarté, leur interprétation ayant donné lieu à des débats intenses pour savoir s'il s'agissait d'autoriser l'allongement de la détention ou les délais impartis pour cette prorogation. De tous ces éléments, la Cour de cassation déduit qu'il y a lieu de renvoyer l'article 11 de la loi d'habilitation.
Le Conseil constitutionnel va donc devoir se prononcer sur la loi ordinaire d'habilitation, loi qui ne lui avait pas été soumise lors du vote. Il ne s'était alors prononcé que sur la loi organique du 30 mars 2020, puisque, dans ce cas, il était obligatoirement saisi par le Premier ministre. On se souvient qu'il avait alors rendu une décision invraisemblable, écartant purement et simplement les dispositions de l'article 46 de la Constitution en invoquant "les circonstances particulières de l'espèce". D'une certaine manière, la Cour de cassation place le Conseil constitutionnel au pied du mur, en l'obligeant à se prononcer sur les dispositions les plus contestées de la loi ordinaire.
Elle le met au pied du mur, mais elle ne se soumet pas à sa juridiction. Il n'est dit nulle part que le Cour soit tenue de surseoir à statuer jusqu'à ce que la QPC ait été jugée par le Conseil constitutionnel. Laissant à celui-ci le contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation exerce donc, sans attendre, le contrôle de conventionnalité.
Le contrôle de conventionnalité
Le plus surprenant réside dans le fait que le juge des référés du Conseil d'Etat, examinant les mêmes dispositions dans une ordonnance du 3 avril 2020, n'a fait aucune allusion à la Convention européenne des droits de l'homme. Il s'est borné à affirmer qu'une prorogation administrative de la garde à vue, sans aucune intervention d'un juge, ne porte pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". L'urgence sanitaire autorise donc à ses yeux tous les manquements au principe de sûreté, y compris ceux qui violent directement la Convention européenne.
Quoi qu'il en soit, dans ces décisions, la Cour de cassation remplit parfaitement la fonction qui lui est attribuée par l'article 66 de la Constitution de "gardienne de la liberté individuelle". Elle réintroduit les principes de l'Etat de droit dans un contentieux qui l'avait purement et simplement écarté. Ces décisions témoignent aussi, "en creux", de l'échec cuisant du contrôle tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'Etat sur l'état d'urgence sanitaire. Un élément de réflexion indispensable pour la future construction d'un pouvoir judiciaire recentré autour de la Cour de cassation.
lundi 25 mai 2020
Hadopi : Piratage et vie privée
La "réponse graduée"
Cette disposition s'inscrit dans le cadre de la protection du droit d'auteur sur internet, mise en oeuvre par la "réponse graduée". De manière très concrète, le titulaire d'un abonnement d'un fournisseur d'accès sur internet (FAI) ou d'un hébergeur est considéré comme responsable de la sécurité de sa connexion. En cas de piratage ou de contrefaçon provenant de sa connexion, et après trois avertissements demeurés infructueux, il peut être condamné à une amende et/ou poursuivi pour contrefaçon. La communication des métadonnées, ou données de connexion, permet donc aux agents d'Hadopi d'identifier le titulaire de l'abonnement et donc d'engager la procédure de "réponse graduée".
Un changement de circonstances de droit
Le Conseil constitutionnel s'était déjà prononcé sur ces dispositions, lorsqu'il avait été saisi de la constitutionnalité de la loi Hadopi, et sa décision du 10 juin 2009 ne mentionne aucune réserve. Il n'empêche que le représentant du gouvernement lui-même n'ose pas invoquer l'existence d'une déclaration préalable de conformité.
En effet, depuis 2009, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel sont intervenues pour affirmer que l'accès d'une autorité administrative aux données de connexion des internautes constitue une ingérence dans sa vie privée. Le 5 août 2015, le Conseil a ainsi sanctionné un droit d'accès aux données de connexion absolument identique, accordé aux agents de l'Autorité de la concurrence. Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée le 21 juillet 2017, à propos de l'Autorité des marchés financiers, puis le 15 février 2019 à propos du droit d'accès accordé aux agents des Douanes. Cette jurisprudence s'analyse donc comme un changement de circonstances de droit justifiant un nouvel examen des dispositions de la loi de 2009, et le Conseil constitutionnel décide logiquement l'abrogation de ce droit d'accès.
L'atteinte à la vie privée
Sur le fond, le caractère disproportionné de l'atteinte à la vie privée ne fait guère de doute.
D'une part, la rédaction des dispositions litigieuses permet aux agents d'Hadopi de solliciter tout document "quel qu'en soit le support", formulation particulièrement laxiste renforcée par l'usage de l'adverbe "notamment" lorsqu'il s'agit de lister les données de connexion auxquelles ils ont accès. Certes, le décret du 5 mars 2010 dresse en annexe une liste des données susceptibles de figurer dans le fichier Hadopi, données essentiellement d'identification, mais ce texte purement réglementaire ne saurait constituer un obstacle sérieux à une utilisation de dispositions législatives beaucoup plus compréhensives.
D'autre part, l'atteinte à la vie privée ne concerne pas seulement l'auteur d'une contrefaçon, mais aussi tout titulaire d'une connexion internet qui, pour une raison ou pour une autre, n'aurait pas été en mesure de garantir la sécurité de sa connexion. Il peut s'être fait voler son mot de passe ou pirater son ordinateur et, dans ce cas, il est davantage victime que coupable. L'atteinte à la vie privée devient alors plus choquante dès lors que la nécessité d'ordre public n'est plus aussi évidente.
Cette analyse est exactement celle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans sa décision de Grande Chambre Télé 2 Sverige AB du 21 décembre 2016. Elle précise en effet que l'atteinte à la vie privée entrainée par l'accès aux données de connexion est si importante qu'elle doit être limitée aux seules hypothèses de la lutte contre la grande criminalité. Or, en droit français, la protection du droit d'auteur ne relève en aucun cas de la grande criminalité.
La jurisprudence européenne, comme d'ailleurs celle du Conseil constitutionnel, repose ainsi sur une remise en cause implicite de la distinction entre données de contenant (celles de connexion), et données de contenu, les messages personnels mentionnés dans les courriels par exemple. Il est désormais acquis que les données de connexion, lorsqu'elles sont utilisées avec intelligence, y compris une intelligence artificielle, peuvent révéler des informations importantes relevant du contenu, et donc de la vie privée. La distinction n'est donc plus aussi claire, et le droit tend à niveler l'exigence de protection de la vie privée à l'ensemble des données.
L'effet dans le temps
Si l'abrogation des dispositions litigieuses était attendue, il convient tout de même de s'interroger sur le choix du Conseil constitutionnel, qui a décidé de repousser leur abrogation à la date du 31 décembre 2020. Certes, il ne donne pas tout-à-fait satisfaction au Secrétaire général du gouvernement qui demandait un délai d'un an pour réviser la loi, invoquant les 600 000 notifications envoyées aux contrevenants et les 1700 dossiers transmis à la justice en 2019, toutes procédures qui pourraient être considérées comme nulles et non avenues en cas d'abrogation immédiate. Il n'a obtenu que six mois, délai largement suffisant pour procéder à une modification législative.
Mais sommes-nous réellement dans la situation où l'abrogation entrainerait des "conséquences manifestement excessives" ? Dans le cas présent, en effet, ces "conséquences manifestement excessives" ne sont pas le fait de la décision du Conseil constitutionnel. Elles relèvent entièrement de la responsabilité de l'Exécutif. Depuis cinq ans, trois décisions ont en effet abrogé des dispositions identiques, sans que personne n'ait songé à modifier le dispositif Hadopi, sans que personne n'ait anticipé la présente abrogation. En offrant à l'Exécutif un nouveau délai, le Conseil constitutionnel valide ainsi une inertie fautive.
mardi 19 mai 2020
Covid-19 : Le Conseil d'Etat arrive en retard
Observons toutefois que ces ordonnances interviennent après le 11 mai, date d'un déconfinement progressif et différencié selon les régions. Certes, l'état d'urgence sanitaire n'est pas levé, mais le juge administratif considère tout de même que les préoccupations de santé publique sont devenues un peu moins urgentes. Il peut donc se permettre de réintégrer un peu de droit dans une pratique qui s'est caractérisée, pendant de longues semaines, par un oubli des règles les plus élémentaires gouvernant la protection des libertés, oubli auquel le Conseil d'Etat n'a posé aucune limite. Aujourd'hui, il affiche son attachement aux libertés, dans des domaines qui n'entravent pas réellement la liberté d'action de l'Exécutif.
La surveillance par drones
Cette évolution apparaît clairement dans l'ordonnance relative à la surveillance aérienne par drone. L'association La Quadrature du Net et la Ligue des droits de l'homme avaient en effet saisi le juge le 6 mai, soit cinq jours avant la fin du confinement. Mais celui-ci, qui aux termes de l'article L 521-2 du code de justice administrative, aurait dû se prononcer dans les quarante-huit heures, a finalement rendu son ordonnance le 18 mais, douze jours après sa saisine, et une semaine après la fin du confinement.
Sur le fond, la lecture de l'ordonnance conduit à nuancer sérieusement la présentation faite par le Conseil d'Etat sur son site. D'une part, l'interdiction est territorialement limitée à la ville de Paris, sans doute parce que c'est la seule ville dans laquelle la surveillance par drone a été effective. D'autre part, et c'est plus important, le juge des référés ne sanctionne finalement qu'une règle de procédure.
Les forces de police disposaient en l'espèce de quatre drones équipés d'un zoom optique et d'un haut-parleur, utilisés deux à trois heures par jour. Le télépilote du drone filmait les lieux dans lesquels des rassemblements étaient susceptibles de se former, en violation des mesures prescrites par l'état d'urgence sanitaire. Les images étaient transmises en temps réel dans un centre de commandement, où il était décidé de la conduite à tenir, soit ne rien faire, soit utiliser le haut-parler pour diffuser un message de mise en garde aux personnes présentes sur le site, soit envoyer des agents susceptibles de verbaliser.
Le juge des référés ne considère pas, en soi, une telle pratique comme illicite. Il estime d'abord sa finalité légitime, dès lors qu'il s'agit d'assurer la sécurité publique "dans les circonstances actuelles". Il affirme ensuite que la doctrine d'emploi, formalisée dans une note du 14 mai 2020, n'est pas de nature, "en tant que telle" à porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Dans le cas présent, le drone n'est pas équipé d'une carte mémoire et il n'est donc procédé à une aucun enregistrement ni conservation d'images. Il est constant enfin qu'un tel équipement entre dans le champ du règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), qui s'applique aux traitements de données à caractère personnel, "y compris [pour] la protection contre les menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces".
C'est précisément l'objet du débat : Le drone utilisé par les forces de police est-il un traitement de données à caractère personnel ? Le gouvernement répond par la négative, en invoquant rapidement l'usage qu'il fait de ces appareils. En pratique, il n'y a pas d'identification des personnes filmées, les drones opérant de trop loin, et les images ne sont pas conservées.
C'est vrai, mais, comme bien souvent, le gouvernement a préféré l'analyse technique à l'analyse juridique. L'article 3 du RGPD défini un traitement comme « toute opération (...) effectuée ou non à l'aide de procédés automatisés et appliquée à des données à caractère personnel ou des ensembles de données à caractère personnel, telles que la collecte, l'enregistrement, l'organisation, la structuration, la conservation, l'adaptation ou la modification, l'extraction, la consultation, l'utilisation, la communication par transmission, la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l'interconnexion, la limitation, l'effacement ou la destruction ». En l'espèce, le drone capte des données et les transmet au centre de commandement. Et si le gouvernement affirme que les drones volent trop haut pour identifier des personnes, aucun dispositif technique ne les empêche de voler plus bas, et donc de capter des données identifiantes, susceptibles, éventuellement, d'être utilisées à d'autres fins que la surveillance du confinement ou du déconfinement, par exemple pour identifier les participants à une manifestation).
Le juge des référés en déduit que le gouvernement a violé la procédure imposée par l'article 31 de la loi du 6 janvier 1978 Informatique et Libertés. L'utilisation des drones dans cette situation aurait en effet dû donner lieu à un acte réglementaire précédé d'un avis de la CNIL. Or l'autorité indépendante a été totalement écartée de la procédure. On est bien loin d'une censure rigoureuse, et le juge des référés indique même au gouvernement la marche à suive. Il a en effet le choix entre deux actions : soit engager une procédure régulière avec un avis de la CNIL, soit doter ses drones d'un dispositif rendant totalement impossible l'identification des personnes filmées.
La liberté de culte
La situation est bien différente dans les quatre ordonnances par lesquelles le juge des référés enjoint au Premier ministre de modifier, dans un délai de huit jours, l'article 10 du décret du 11 mai 2020 qui prévoit que, même après le déconfinement, tout rassemblement ou réunion au sein des établissements de culte est interdit, à l’exception des cérémonies funéraires, qui sont limitées à vingt personnes.
Cette fois, le juge se fonde sur une jurisprudence classique relative à la police administrative. Depuis l'arrêt Daudignac de 1951, le Conseil d'Etat estime qu'une mesure de police ne peut prononcer une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté, sauf hypothèse où aucun autre moyen de garantir l'ordre public ne peut être mis en oeuvre.
Il ne fait aucun doute que la liberté de culte est une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Dans une décision du 29 mars 2018 Rouchdi B. et autres, le Conseil constitutionnel a donc logiquement considéré que la fermeture des lieux de culte peut et doit faire l'objet d'un contrôle approfondi par le juge administratif. Celui-ci examine donc avec minutie les circonstances qui ont justifié l'atteinte à la liberté de culte. Dans une décision du 22 novembre 2018, le Conseil d'Etat justifie ainsi la fermeture d'une salle de prière à la Grande Scynthe par la tenue de "prêches, de propos tendant légitimer le Djihad armé, s'accompagnant d'un endoctrinement de la jeunesse". Aux yeux du juge, l'interdiction générale et absolue est donc justifiée dans ce cas, les propos tenus constituant, en soi, une atteinte à l'ordre public et à la sécurité publique.
Dans le cas de la fermeture décidée par le décret du 11 mai 2020, le ministère de l'intérieur, chargé des cultes, s'appuie sur deux séries d'éléments. D'une part, il rappelle que le risque de contamination est surtout élevé dans le cas de réunions se déroulant dans des espaces clos. D'autre part, il invoque le rassemblement évangéliste qui s'est déroulé dans la troisième semaine de février, près de Mulhouse, et qui est à l'origine de la diffusion massive du virus, en particulier, mais pas seulement, dans l'est de la France.
Le juge des référés écarte ces arguments. Il rappelle que ce rassemblement a eu lieu à une date à laquelle aucune règle de sécurité particulière n'avait été imposée. Surtout, il observe que d'autres rassemblements dans des espaces clos sont soumis des règles moins contraignantes, notamment dans les transports publics, les centres commerciaux, les établissements d'enseignement, les bibliothèques, qui peuvent accueillir du public, à la condition de respecter les règles applicables et notamment de prévoir un espace sans contact de 4m2 par personne. Le juge en déduit donc que l'interdiction générale et absolue qui pèse sur les lieux de culte est disproportionnée au regard de l'intérêt poursuivi.
Certes, tout cela peut sembler convaincant, si ce n'est que le juge qualifie l'article 10 du décret d'interdiction "générale et absolue" un peu rapidement. Il porte au contraire en lui une dérogation, dès lors que les cérémonies funéraires, elles, peuvent être organisées, avec une assistance de vingt personnes. Il aurait donc pu aussi bien considérer que ces dispositions n'emportaient aucune interdiction générale et absolue.
Le juge des référés donne ainsi une satisfaction aux associations catholiques qui l'ont saisi. Mais, là encore, l'Exécutif va modifier le décret, et il a le choix entre deux voies de droit. D'un côté, il pourrait reprendre la même disposition en la motivant davantage, par exemple en mentionnant que les forces de police ont beaucoup de difficultés pour réaliser un contrôle dans un lieu de culte, et plus particulièrement une église catholique. Les fidèles perçoivent en effet l'édifice comme un lieu dans lequel la police ne saurait pénétrer, même si cette croyance ne repose pas sur un fondement juridique réel. De l'autre, et c'est probablement la solutions qui sera choisie, il pourrait tout simplement intégrer le régime des cultes sur celui des lieux publics ouverts aux rassemblements de moins de dix personnes.
Dans tous les cas, le Conseil d'Etat se présente comme le protecteur des libertés, sans entraver sérieusement l'action de l'Exécutif. Ce dernier va sans doute autoriser dix personnes à pénétrer dans une église et utiliser des drones "bridés" de manière à ne pas permettre d'identification des personnes, ce qui d'ailleurs n'a jamais été le but à atteindre. Rien de grave, en somme.
La lecture de ces deux ordonnances laisse plutôt penser que la juridiction administrative arrive après la bataille. Les atteintes aux libertés les plus graves sont intervenues pendant le confinement, et les interdictions générales et absolues concernaient alors, non pas la liberté d'entrer dans une église, mais celle de sortir de chez soi, d'exercer la liberté d'entreprendre ou la liberté de réunion. Mais le Conseil d'Etat cultivait alors la plus grande discrétion.