On doit pourtant se demander s'il est bien raisonnable d'être inquiet à l'égard d'une proposition dont la rédaction prête plutôt à sourire.
L'article unique parvient en effet à être en totale contradiction avec l'intitulé du texte. Celui-ci se propose de rendre "non identifiables" les forces de l'ordre, ce qui signifie qu'il suffirait de flouter le visage des intéressés pour agir en conformité avec la nouvelle loi. Mais l'article 1er, lui, prohibe la "diffusion de l'image" de tous ceux qui portent l'uniforme. C'est évidemment très différent, car il s'agit cette fois d'empêcher purement et simplement les médias de faire leur métier, en rendant compte de l'action de ceux qui sont chargés de protéger l'ordre public. L'interprétation stricte de l'article 1er, conformément aux règles d'interprétation de la loi pénale, conduirait ainsi à interdire la diffusion du défilé du 14 juillet.
Un amalgame
L'exposé des motifs repose sur une association un peu trop rapide entre la diffusion de l'image des forces de l'ordre et les violences dont elles peuvent être victimes.
Eric Ciotti et ses co-signataires dénoncent la pratique du "policier bashing" qui, à leurs yeux, se développe dangereusement. Ils s'inquiètent de "
la création d'application (sic) comme Urgence violences policières", dont l'objet est de permettre aux citoyens de filmer les interpellations policières, afin de recueillir des "preuves" susceptibles d'être produites en justice. A leurs yeux, "
la circulation d'images et de propos injurieux à l'encontre de nombreux policiers ou gendarmes les place dans un climat d'insécurité. Il est devenu fréquent que les policiers ou leurs familles soient menacés, voire même (sic) suivis et agressés jusqu'à leur domicile". La formulation ne laisse aucun doute : la proposition repose sur l'idée que la diffusion d'images des membres des forces de l'ordre entraine un risque élevé d'agression à leur encontre. Pour les empêcher, le plus simple, ou plutôt le plus simplistes, est d'interdire la diffusion de toute image de ces fonctionnaires. Mais les deux types de faits ne sont pas nécessairement liés.
Les violences sur un représentant de l'autorité publique
Les violences sur un représentant de l'autorité publique sont déjà sévèrement réprimées, punies de
trois ans de prison et 45000 € d'amende, peine qui peut être alourdie à 5
ans et 75000 € au-delà de huit jours d'arrêt de travail, à 15 ou 20 ans
selon la mutilation ou l'infirmité permanente infligée à la victime,
voire à 30 ans lorsque ces violences sont commises en bande organisée ou
entraînent la mort de la victime. Dans les faits, les peines sont souvent bien moins sévères. Pour avoir agressé deux gendarmes durant une manifestation parisienne des
Gilets jaunes, un ancien boxeur a ainsi été
condamné à deux ans et demi de prison, dont 18 mois avec sursis et mise à l'épreuve, et une interdiction de séjour à Paris.
J'ai embrassé un flic. Renaud. 2015
Le "Policier Bashing"
Dans l'état actuel du droit, la diffusion d'image des membres des forces de l'ordre n'est réprimée que si elle comporte des éléments identifiants. S'il est vrai que quelques textes prévoient une situation dérogatoire pour les agents qui assurent certaines missions bien particulières, le droit commun repose, quant à lui, sur un régime libéral.
Un
arrêté du 7 avril 2011 autorise certains services, dont les gendarmes du Groupe d'intervention de la Gendarmerie (GIGN) à exercer leurs fonctions dans l'anonymat, y compris en utilisant une cagoule. Il s'agit de protéger des fonctionnaires qui consacrent une part importante de leur activité à lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, et qui risqueraient des représailles s'ils étaient identifiés. Mais c'est aussi l'intérêt de l'Etat qui est en cause, car les membres du Groupe peuvent être conduits à agir dans la discrétion pour préparer une mission qui pourrait être gravement compromise si leur visage s'affichait sur des sites internet. La réflexion sur ce problème avait débuté très tôt, lorsque les membres du tout jeune GIGN avaient mis fin, en décembre 1994, à la prise d'otages de l'avion Air France immobilisé à Marignane par des membres du GIA. Invités ensuite à l'Elysée par François Mitterrand, ils avaient dû s'y rendre à visage découvert, situation qui avait suscité quelques inquiétudes.
Mais cet anonymat ne concerne que certains services comme le GIGN et le RAID, pour certaines missions bien précises. Pour le reste des forces de police, l'
article R. 434-15 du code de la sécurité intérieure précise que "
le policier ou le gendarme exerce ses fonctions en uniforme (...) et "
se conforme aux
prescriptions relatives à son identification individuelle". Il faut donc que l'intéressé soit "identifiable", ce qui ne signifie pas que son nom figure nécessairement sur son uniforme. En droit français, les policiers et gendarmes doivent arborer un numéro de sept chiffres "
référentiel des identités et de l'organisation" (RIO), numéro qui permet ensuite de retrouver facilement l'identité de l'intéressé si le besoin s'en fait sentir.
Cette pratique est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un a
rrêt Hristovi c. Bulgarie du 11 octobre 2011, elle a admis que des policiers masqués puissent être déployés pour maintenir l'ordre public ou effectuer une arrestation, à la condition qu'ils arborent un signe distinctif, par exemple un numéro matricule. Celui-ci préserve leur anonymat tout en permettant de les identifier dans l'hypothèse où la conduit de l'opération donnerait ensuite lieu à un recours.
L'équilibre du droit positif
En l'état actuel du droit, il est donc parfaitement possible de filmer des policiers et de diffuser leur image, sans pour autant les rendre individuellement identifiables.
In fine, c'est aux services d'inspection et aux juges de lever cet anonymat pour, le cas échéant, diligenter une enquête. Contrairement à ce qu'affirment les signataires de la proposition de loi, le "
Police Bashing" n'est pas un phénomène nouveau.
Le 14 octobre 2011, le juge des référés, saisi par le ministre de l'intérieur de l'époque, ordonnait déjà aux fournisseurs d'accès de bloquer le site
CopWatch, qui publiait des témoignages, des photographies, et même l'identité des membres des forces de l'ordre ainsi repérés. Certains d'entre eux ont été menacés, voire agressés et le juge a donc cru bon d'exiger ce blocage. Il n'est donc pas besoin d'une loi pour empêcher le "Police Bashing", si le juge remplit correctement son office.
Le droit positif assure ainsi un équilibre entre la nécessaire protection de la sécurité des forces de l'ordre et celle de la liberté de presse, voire de la liberté d'expression des simples citoyens qui ont parfaitement le droit de dénoncer d'éventuelles violences policières. Mais leur mission consiste à dénoncer des faits, pas des individus nommément désignés qui ne pourront être mis en examen que par un juge.
Si la règle juridique organise un équilibre satisfaisant, on doit reconnaître qu'il n'est guère respecté. Les policiers répugnent à arborer le RIO et leur hiérarchie, placée sous la pression de syndicats de police, ne les y contraint guère. Sur ce plan, la proposition de loi portée par Eric Ciotti semble répondre exactement aux désirs de ces organisations syndicales. Le raisonnement est simpliste : en supprimant l'image du policier, on supprime en même temps l'élément qui permettait de l'identifier. Tant de naïveté ne peut manquer de surprendre, car le vote d'un texte aussi excessif conduirait tout simplement à accroitre le "Police Bashing", à multiplier fausses informations et rumeurs, et à déconsidérer le travail des forces de l'ordre.