« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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dimanche 16 octobre 2011

CopWatch et la liberté d'expression sur le net

Le juge des référés ordonne aux fournisseurs d'accès de bloquer le site CopWatch. Cette décision rendue le 14 octobre 2011 à la demande du ministre de l'intérieur a évidemment pour effet immédiat de faire une publicité très grande à ce site militant, se donnant pour objet de dénoncer toutes les formes de violences policières. Dans ce but, il publie des témoignages, des photographies souvent accompagnées de commentaires, et même de l'identité des membres des forces de l'ordre.

Rappelons d'emblée qu'il ne s'agit que d'une mesure provisoire prononcée jusqu'à ce que la plainte du ministre soit jugée au fond.  Cette mesure va néanmoins au-delà de la demande du ministre, qui ne demandait que le blocage de 11 pages de ce site, celles qui précisément contenaient des propos considérés comme injurieux ou diffamatoires envers les forces de police. Les fournisseurs d'accès ont cependant fait savoir à l'audience qu'il leur était techniquement difficile de faire un tri entre les pages d'un même site. Le juge a donc choisi le blocage de l'ensemble du site, en attendant la décision au fond.

Droit de la presse ou droit de la sécurité

Une semaine après la décision de la Cour de cassation du 6 octobre 2011 soumettant l'activité des bloggeurs au droit de la presse, la position du juge des référés ne saurait réellement surprendre. Nul n'ignore que la liberté d'expression s'exerce en France dans le cadre des lois qui l'organisent, et notamment de la célèbre loi du 29 juillet 1881 sur la presse. Il serait donc bien difficile de se réjouir de cette soumission au droit de la presse lorsqu'il s'agit de bloquer un site tenant des propos racistes ou antisémites... et de le déplorer lorsque le ministre de l'intérieur l'invoque au profit des forces de l'ordre.

La législation française est, à cet égard, beaucoup plus restrictive que le droit américain. Pour ce dernier, la liberté d'expression est garantie par le 1er Amendement, et s'étend à toutes les opinions, quel que soit leur contenu, considéré ou non comme scandaleux, quelle que soit aussi la forme que prend l'expression. C'est ainsi que le fait de brûler le drapeau national, y compris de manière virtuelle sur internet, relève du "Symbolic Speech" et doit être garanti par le 1er Amendement. Les sites militants de type "CopWatch" peuvent donc se multiplier aux Etats Unis, à l'abri du 1er Amendement, à la condition toutefois de ne pas violer des secrets protégés par la loi, et de ne pas engager la responsabilité civile de ses responsables. 

Le ministre aurait pu se placer sur un autre fondement, celui de l'atteinte à la sécurité des personnes ainsi mises à l'index par CopWatch. Les membres des forces de l'ordre doivent en effet exercer une partie de leurs missions dans la discrétion, sans être reconnus par les délinquants qu'ils poursuivent. La diffusion de leur photo, voire de leur identité, risque à l'évidence de les mettre en danger, comme d'ailleurs la mission qu'ils remplissent.

Le juge se place de manière implicite sur ce terrain, lorsqu'il demande au ministre de l'intérieur d'indemniser les fournisseurs d'accès. Cette décision s'inscrit de toute évidence dans une jurisprudence qui reconnaît ce droit à indemnisation pour les personnes privées qui prêtent leur concours à une activité de police. Dans sa décision du 10 mars 2011 sur la Loppsi 2, le Conseil constitutionnel a estimé que les surcoûts imposés aux opérateurs par les nécessités de la lutte contre la pédopornographie, et notamment la communication d'adresses URL des contrevenants, devaient être indemnisés. Il est en donc de même pour les surcoûts causés par le blocage d'un site.

Les Incorruptibles. Série américaine de Quin Martin. 1959-1963

Quand la contrainte technique pose un problème constitutionnel

Reste à s'interroger sur un problème technique, qui n'est pas sans conséquence juridique. En décidant le blocage du site, et non pas des seules pages considérées comme injurieuses ou diffamatoires, le juge a suivi l'argumentaire technique des fournisseurs d'accès qui déclaraient ne pas pouvoir réaliser un tel tri. Ils ajoutaient d'ailleurs, non sans saveur, que les seuls à disposer des moyens techniques pour le faire (les Deep Packet Inspections) étaient... les Chinois.

Ce problème technique engendre pourtant une question juridique. Dans sa décision Hadopi 1 du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel énonce très clairement que la liberté d'accéder aux services de communication sur internet est une modalité de la liberté d'expression. Exerçant son contrôle de proportionnalité, il affirme en conséquence que les juges du fond ne peuvent lui porter atteinte que par "les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause". En prononçant le blocage de l'ensemble du site CopWatch, le juge ne se livre pas à cette appréciation, et accepte l'interdiction de pages qui ne portaient atteinte aux droits des tiers. Ces impératifs techniques font obstacle à la diffusion de certaines pages du site... mais aussi à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Bien entendu, la décision du juge des référés a d'abord pour conséquence de faire une formidable publicité à CopWatch, déjà repris dans une bonne vingtaine de sites miroirs.

La simple existence de l'affaire CopWatch doit cependant inciter à une réflexion sur l'Etat de droit. Le développement de ce type de site témoigne à l'évidence d'une sorte de crise de confiance. Des policiers sont emprisonnés pour leurs liens avec la grande délinquance, ou des réseaux de prostitution, des enquêtes judiciaires sont interrompues par un parquet soumis à l'Exécutif... tous ces éléments conduisent certains citoyens à penser que les procédures de contrôle institutionnelles et judiciaires sont bloquées et inefficaces. Ils investissent alors leur énergie dans des sites de "dénonciation" qui offrent encore moins de garanties... 

A cet égard, CopWatch n'est que l'illustration du manque de confiance des citoyens dans le système policier et judiciaire. 

mardi 2 juin 2020

La proposition Ciotti, ou comment accroître le "Police Bashing"

Eric Ciotti et un certain nombre de députés LR ont déposé, le 26 mai 2020, une proposition de loi "visant à rendre non identifiables les forces de l'ordre lors de la diffusion d'images dans l'espace médiatique". Elle ne comporte qu'un article unique qui viendrait ajouter un article 35 quinquies à la célèbre loi sur la presse du 29 juillet 1881 : "La diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, de l'image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d'agents des douanes est punie de 15 000 € d'amende et un an d'emprisonnement". Le texte a immédiatement suscité l'inquiétude de ceux qui sont attachés à la liberté d'expression.

On doit pourtant se demander s'il est bien raisonnable d'être inquiet à l'égard d'une proposition dont la rédaction prête plutôt à sourire.

L'article unique parvient en effet à être en totale contradiction avec l'intitulé du texte. Celui-ci se propose de rendre "non identifiables" les forces de l'ordre, ce qui signifie qu'il suffirait de flouter le visage des intéressés pour agir en conformité avec la nouvelle loi. Mais l'article 1er, lui, prohibe la "diffusion de l'image" de tous ceux qui portent l'uniforme. C'est évidemment très différent, car il s'agit cette fois d'empêcher purement et simplement les médias de faire leur métier, en rendant compte de l'action de ceux qui sont chargés de protéger l'ordre public. L'interprétation stricte de l'article 1er, conformément aux règles d'interprétation de la loi pénale, conduirait ainsi à interdire la diffusion du défilé du 14 juillet.


Un amalgame



L'exposé des motifs repose sur une association un peu trop rapide entre la diffusion de l'image  des forces de l'ordre et les violences dont elles peuvent être victimes.

Eric Ciotti et ses co-signataires dénoncent la pratique du "policier bashing" qui, à leurs yeux, se développe dangereusement. Ils s'inquiètent de "la création d'application (sic) comme Urgence violences policières", dont l'objet est de permettre aux citoyens de filmer les interpellations policières, afin de recueillir des "preuves" susceptibles d'être produites en justice. A leurs yeux, "la circulation d'images et de propos injurieux à l'encontre de nombreux policiers ou gendarmes les place dans un climat d'insécurité. Il est devenu fréquent que les policiers ou leurs familles soient menacés, voire même (sic) suivis et agressés jusqu'à leur domicile". La formulation ne laisse aucun doute : la proposition repose sur l'idée que la diffusion d'images des membres des forces de l'ordre entraine un risque élevé d'agression à leur encontre. Pour les empêcher, le plus simple, ou plutôt le plus simplistes, est d'interdire la diffusion de toute image de ces fonctionnaires. Mais les deux types de faits ne sont pas nécessairement liés.


Les violences sur un représentant de l'autorité publique



Les violences sur un représentant de l'autorité publique sont déjà sévèrement réprimées, punies de trois ans de prison et 45000 € d'amende, peine qui peut être alourdie à 5 ans et 75000 € au-delà de huit jours d'arrêt de travail, à 15 ou 20 ans selon la mutilation ou l'infirmité permanente infligée à la victime, voire à 30 ans lorsque ces violences sont commises en bande organisée ou entraînent la mort de la victime. Dans les faits, les peines sont souvent bien moins sévères. Pour avoir agressé deux gendarmes durant une manifestation parisienne des Gilets jaunes, un ancien boxeur a ainsi été condamné à deux ans et demi de prison, dont 18 mois avec sursis et mise à l'épreuve, et une interdiction de séjour à Paris.


 
J'ai embrassé un flic. Renaud. 2015

Le "Policier Bashing"



Dans l'état actuel du droit, la diffusion d'image des membres des forces de l'ordre n'est réprimée que si elle comporte des éléments identifiants. S'il est vrai que quelques textes prévoient une situation dérogatoire pour les agents qui assurent certaines missions bien particulières, le droit commun repose, quant à lui, sur un régime libéral.

Un arrêté du 7 avril 2011 autorise certains services, dont les gendarmes du Groupe d'intervention de la Gendarmerie (GIGN) à exercer leurs fonctions dans l'anonymat, y compris en utilisant une cagoule. Il s'agit de protéger des fonctionnaires qui consacrent une part importante de leur activité à lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, et qui risqueraient des représailles s'ils étaient identifiés. Mais c'est aussi l'intérêt de l'Etat qui est en cause, car les membres du Groupe peuvent être conduits à agir dans la discrétion pour préparer une mission qui pourrait être gravement compromise si leur visage s'affichait sur des sites internet. La réflexion sur ce problème avait débuté très tôt, lorsque les membres du tout jeune GIGN avaient mis fin, en décembre 1994, à la prise d'otages de l'avion Air France immobilisé à Marignane par des membres du GIA. Invités ensuite à l'Elysée par François Mitterrand, ils avaient dû s'y rendre à visage découvert, situation qui avait suscité quelques inquiétudes.

Mais cet anonymat ne concerne que certains services comme le GIGN et le RAID, pour certaines missions bien précises. Pour le reste des forces de police, l'article R. 434-15 du code de la sécurité intérieure précise que "le policier ou le gendarme exerce ses fonctions en uniforme (...) et "se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Il faut donc que l'intéressé soit "identifiable", ce qui ne signifie pas que son nom figure nécessairement sur son uniforme. En droit français, les policiers et gendarmes doivent arborer un numéro de sept chiffres "référentiel des identités et de l'organisation" (RIO), numéro qui permet ensuite de retrouver facilement l'identité de l'intéressé si le besoin s'en fait sentir.

Cette pratique est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Hristovi c. Bulgarie du 11 octobre 2011, elle a admis que des policiers masqués puissent être déployés pour maintenir l'ordre public ou effectuer une arrestation, à la condition qu'ils arborent un signe distinctif, par exemple un numéro matricule. Celui-ci préserve leur anonymat tout en permettant de les identifier dans l'hypothèse où la conduit de l'opération donnerait ensuite lieu à un recours.


L'équilibre du droit positif



En l'état actuel du droit, il est donc parfaitement possible de filmer des policiers et de diffuser leur image, sans pour autant les rendre individuellement identifiables. In fine, c'est aux services d'inspection et aux juges de lever cet anonymat pour, le cas échéant, diligenter une enquête. Contrairement à ce qu'affirment les signataires de la proposition de loi, le "Police Bashing" n'est pas un phénomène nouveau. Le 14 octobre 2011, le juge des référés, saisi par le ministre de l'intérieur de l'époque, ordonnait déjà aux fournisseurs d'accès de bloquer le site CopWatch, qui publiait des témoignages, des photographies, et même l'identité des membres des forces de l'ordre ainsi repérés. Certains d'entre eux ont été menacés, voire agressés et le juge a donc cru bon d'exiger ce blocage. Il n'est donc pas besoin d'une loi pour empêcher le "Police Bashing", si le juge remplit correctement son office.

Le droit positif assure ainsi un équilibre entre la nécessaire protection de la sécurité des forces de l'ordre et celle de la liberté de presse, voire de la liberté d'expression des simples citoyens qui ont parfaitement le droit de dénoncer d'éventuelles violences policières. Mais leur mission consiste à dénoncer des faits, pas des individus nommément désignés qui ne pourront être mis en examen que par un juge.

Si la règle juridique organise un équilibre satisfaisant, on doit reconnaître qu'il n'est guère respecté. Les policiers répugnent à arborer le RIO et leur hiérarchie, placée sous la pression de syndicats de police, ne les y contraint guère. Sur ce plan, la proposition de loi portée par Eric Ciotti semble répondre exactement aux désirs de ces organisations syndicales. Le raisonnement est simpliste : en supprimant l'image du policier, on supprime en même temps l'élément qui permettait de l'identifier. Tant de naïveté ne peut manquer de surprendre, car le vote d'un texte aussi excessif conduirait tout simplement à accroitre le "Police Bashing", à multiplier fausses informations et rumeurs, et à déconsidérer le travail des forces de l'ordre.