« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 16 février 2020

Benjamin Griveaux : les députés LaRem appellent à durcir les textes

La mésaventure de Benjamin Griveaux suscite de nombreux commentaires. Les uns insistent sur l'atteinte, indiscutable, à sa vie privée. D'autres mettent en cause l'atteinte à une consultation électorale et dénoncent les risques d'affaiblissement de la démocratie. D'autres encore font remarquer qu'une personnalité politique devrait sans doute avoir conscience des vulnérabilités engendrées par une pratique consistant à faire circuler des vidéos intimes sur internet. 

Les réactions ne sont pas seulement politiques, elles sont aussi juridiques. Elles consistent  à remettre en cause l'anonymat sur les réseaux sociaux, puis à affirmer la nécessité de renforcer l'arsenal juridique en matière d'atteintes à la vie privée. Le problème est que la première proposition est sans objet, et la seconde inutile.


Haro sur l'anonymat



Un avocat bien connu, Eric Dupont-Moretti demande l'interdiction de l'anonymat sur les réseaux sociaux, demande également formulée par bon nombre de parlementaires LaRem. Ils oublient sans doute qu'aucun des acteurs de l'affaire Griveaux n'est anonyme. L'intéressé a envoyé une vidéo à une dame identifiée. Cette vidéo s'est ensuite retrouvée sur un site, reproduite dans un article signé de Piotr Pavlenski. Enfin, cet article a été "retweeté" par un pittoresque parlementaire représentant nos compatriotes résidant en Suisse, opération réalisée à partir de son compte personnel parfaitement nominatif. Rien n'est anonyme dans l'affaire.

Au demeurant, l'anonymat d'un compte n'est pas un obstacle sérieux aux poursuites pénales. L'article 6 de la loi du 21 juin 2004 affirme que "l'autorité judiciaire peut requérir communication auprès des prestataires" des données d'identification des comptes utilisés pour envoyer des contenus illégaux. Cette procédure est régulièrement utilisée. C'est ainsi que, le 24 janvier 2013, le juge des référés du tribunal de Paris ordonnait à Twitter de communiquer les données d'identification de comptes ayant été utilisés pour diffuser des messages au contenu antisémite. Leurs auteurs ont été identifiés sans difficultés et ils ont été jugés.

Cette attaque de l'anonymat sur les réseaux sociaux ne s'accompagne d'aucun début de réflexion sérieuse sur le sujet. En effet, l'anonymat sur les réseaux sociaux n'existe pas. On devrait plutôt évoquer un "pseudonymat" qui consiste à se dissimuler derrière un pseudo que le juge peut facilement percer. Mais le recours à un nom d'emprunt ne présente pas que des inconvénients. Il peut aussi être utilisé par les lanceurs d'alerte qui craignent des représailles de leur employeur ou qui redoutent d'être accusés de promouvoir tel ou tel intérêt. On a vu ainsi, tout récemment, un compte twitter sous pseudonyme dénoncer, preuves à l'appui, une thèse de doctorat presque entièrement plagiée. L'information ayant été reprise dans Le Point, l'université concernée semble avoir finalement décidé d'engager des poursuites disciplinaires. L'aurait-elle fait sans ce compte sous pseudonyme ?


L'arsenal juridique en matière d'atteintes à la vie privée

 


L'article 9 du code civil énonce que "chacun a droit au respect de sa vie privée". Une violation de la vie privée peut donner lieu à une réparation civile, mais aussi à des poursuites pénales. Les articles 226-1 et suivants du code pénal punissent ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait d'avoir capté, enregistré ou transmis, sans son consentement, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé.


Fernande. Georges Brassens, 1972


Le Revenge Porn

 


Le problème a longtemps été celui du consentement. Les juges ont en effet été confrontés à la pratique récente du Revenge Porn.

Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

Benjamin Griveaux est exactement dans cette situation. Il a envoyé lui-même une photo qu'il pensait flatteuse de son anatomie à une jeune femme, ce qui suppose évidemment qu'il a consenti à cet envoi. Et quelques mois plus tard, au moment où il est candidat à la mairie de Paris, cette photo apparaît sur internet, et est rapidement relayée sur les réseaux sociaux.

Appliquant le principe de l'interprétation étroite de la loi pénale, la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2016, avait estimé que le Revenge Porn ne pouvait être sanctionné sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal, précisément parce que l'image avait été captée avec le consentement de l'intéressé. Quant à la diffusion du cliché, l'intéressé ne peut s'y opposer que par un refus formel, le consentement étant présumé en l'absence de ce refus. Par voie de conséquence, la sanction du Revenge Porn devenait impossible.


La loi Lemaire du 7 octobre 2016




Heureusement, le législateur a rapidement réagi à cette situation. La loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique vient combler cette lacune du droit. Elle ajoute au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". C'est exactement sur cette disposition que s'appuie la plainte déposée par Benjamin Griveaux. Elle devrait permettre de poursuivre ceux qui sont à l'origine de la divulgation ainsi que ceux, dont le joyeux parlementaire représentant les Français résidant en Suisse, qui se sont bornés à diffuser la vidéo.

L'arsenal juridique est donc tout-à-fait suffisant pour punir les auteurs de telles pratiques. Il est inutile de légiférer dans l'urgence, ni même de légiférer du tout. Les parlementaires LaRem devraient peut-être commencer à prendre conscience que le droit existait avant eux, et qu'il est même arrivé à ceux qui les ont précédés de voter d'excellents textes. On comprend évidemment qu'ils soient très fâchés par ce qui est arrivé à leur candidat à la mairie de Paris, victime d'une nouvelle forme d'"entôlage" particulièrement détestable. Certes Benjamin Griveaux pourra sans doute obtenir la condamnation de ceux qui ont porté une atteinte à sa vie privée dans ce qu'elle a de plus intime. Mais il ne pourra rien faire contre quelque chose d'autrement plus dévastateur : le ridicule.



Sur le respect de la vie privée : Chapitre 8 Section 1,  du manuel de Libertés publiques sur internet

mardi 11 février 2020

Reconnaissance paternelle de l'enfant né sous X

Le 7 février 2020, le Conseil constitutionnel a déclaré constitutionnelles les dispositions figurant dans l'article 351 du code civil : "Lorsque la filiation de l'enfant n'est pas établie, il ne peut y avoir de placement en vue de l'adoption pendant un délai de deux mois à compter du recueil de l'enfant". Ces dispositions doivent être lues à la lumière de l'article 352 qui énoncé que "le placement en vue de l'adoption met obstacle à toute restitution de l'enfant à sa famille d'origine. Il fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance".

En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par M. Justin A., père biologique d'une petite fille sous X.

L'accouchement sous X



L'article 326 du code civil autorise la mère, lors de l'accouchement à "demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". L'enfant fait alors l'objet d'une procédure d'abandon, condition pour qu'il puisse ensuite bénéficier d'une adoption plénière. La possibilité d'anonymat de l'accouchement a été introduite dans le droit en 1793, succédant à l'usage du "tour", sorte de niche creusée dans le mur des hospices, permettant de déposer un enfant dans la plus grande discrétion. Il s'agissait alors de lutter contre les infanticides et les avortements clandestins, pratiques fréquentes à l'époque.

Aujourd'hui, l'accouchement sous X n'a plus la même finalité. Il a pour objet de permettre à des femmes, et souvent à des très jeunes femmes, de remettre pour adoption un enfant qu'elles ne sont pas en mesure d'accueillir. 

La procédure, en tant que telle, n'est pas inconstitutionnelle. Dans une décision du 16 mai 2012, le Conseil s'est en effet refusé à consacrer l'existence d'un droit d'accès aux origines, dépourvu de tout fondement textuel. Elle ne viole pas davantage la Convention européenne des droits de l'homme. L'arrêt Odièvre c. France  du 13 février 2003 estime en effet que le droit à l'anonymat de la mère qui accouche sous X est un élément de sa vie privée.


La reconnaissance paternelle



En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par M. Justin A., père biologique d'une petite fille sous X. La procédure d'abandon s'est traduite par son admission comme pupille de l'Etat à titre définitif le 24 décembre 2016. Elle a ensuite été remise à ses parents adoptifs, M. et Mme A., le 15 février 2017. Le père biologique a vainement cherché  à s'opposer à l'adoption plénière par le couple A. La Cour d'appel de Riom a en effet confirmé la régularité de l'adoption de l'enfant le 5 mars 2019, et Justin A. pose la présente QPC à l'occasion de son pourvoi en cassation. 

Il estime inconstitutionnel ce délai de deux mois après l'accueil de l'enfant par les services de l'aide à l'enfant, délai à l'issue duquel il ne peut plus faire l'objet d'une reconnaissance paternelle. Le problème juridique consiste, pour le Conseil, à trouver un équilibre entre les droits du père et ceux de l'enfant.

Le chemin de papa, Joe Dassin, 1969


Le droit de mener une vie familiale



Le requérant estime que le droit positif, en interdisant au père de reconnaître l'enfant à l'issue du délai de deux mois après son admission dans les services de la DDASS, privilégie la filiation adoptive sur la filiation biologique, et porte atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant qui est d'avoir une vie privée et familiale avec ses parents biologiques, ou au moins l'un d'entre eux. 

Le moyen tiré de la vie privée est toujours apprécié par un contrôle de proportionnalité. Depuis sa décision du 23 juillet 1999, jamais remise en cause, le Conseil considère que le droit au respect de la vie privée et familiale trouve son fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, c'est-à-dire comme un droit de la personnalité. Il n'a rien d'absolu et droit être concilié avec les droits d'autrui et avec les considérations d'ordre public.

En l'espèce, le Conseil observe que, en interdisant toute reconnaissance à l'issue d'un délai de deux mois à compter du recueil de l'enfant, le législateur a entendu concilier l'intérêt des parents de naissance à disposer d'un délai raisonnable pour reconnaître l'enfant et en obtenir la restitution et celui de l'enfant dépourvu de filiation à ce que son adoption intervienne dans un délai qui ne soit pas de nature à compromettre son développement. En effet, l'allongement de la durée de reconnaissance aurait évidemment pour conséquence, d'empêcher ou de retarder l'adoption, privant l'enfant d'un environnement stable pour une durée indéterminée.

Au demeurant, le père n'est pas dans une position si défavorable. D'une part, il ne dispose pas de deux mois pour reconnaître mais de onze mois, puisqu'il peut procéder à cette reconnaissance dès la conception. D'autre part, selon l'article 62-1 du code civil, le père, si ses recherches se heurtent à l'anonymat de la mère, peut demander l'aide du procureur de la République pour retrouver l'enfant. Enfin, le principe d'égalité est respecté, dans la mesure où la mère dispose également d'un délai de deux mois pour se rétracter et reprendre son enfant. Pour toutes ces raisons, le Conseil estime que la conciliation opérée par le législateur entre les droits de l'enfant et ceux du père n'est pas manifestement déséquilibrée

La filiation biologique n'est donc pas une valeur en soi qui doit prévaloir, en toutes situations, sur la filiation adoptive. En l'espèce, ce n'est pas le droit des parents adoptifs qui est pris en considération, mais exclusivement l'intérêt de l'enfant. Celui-ci n'a pas à attendre une reconnaissance paternelle, qui peut intervenir ou pas, et dont la seule hypothèse le priverait de grandir dans une famille prête à l'accueillir. La leçon est dure pour Justin A., qui doit regretter de ne pas avoir utilisé les procédures à sa disposition pour retrouver et reconnaitre son enfant dans le délai légal.


Sur l'accouchement sous X : Chapitre 8 , Section 2 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet.



vendredi 7 février 2020

La CEDH sanctionne la surpopulation carcérale... et le référé administratif

L'arrêt J.M.D. et autres rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 30 janvier 2020 condamne la France pour les conditions de détention dans des prisons particulièrement surpeuplées. Saisie par 32 détenus des établissements pénitentiaires de Fresnes, Ducos (Martinique), Nuutania (Polynésie), Nice, Nîmes et Fresnes, la CEDH voit dans leur situation une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. 


La surpopulation carcérale



Cette décision n'a rien de surprenant. Elle était au contraire parfaitement prévisible. La CEDH cite ainsi les rapports du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), du Comité européen pour la prévention de la torture et d'autres institutions. Tous dénoncent une situation catastrophique dans les prisons françaises. En janvier 2015, au moment du dépôt de la requêtes, le taux d'occupation du centre pénitentiaire de Ducos était de 213, 7 % en maison d'arrêt et de 124,6 % dans le centre de détention. A Nuutania, les chiffres étaient de 143 % et de 185,7 %. A Nîmes, le taux de surpopulation était de 215 %, et à Fresnes de 195,6 %. D'une manière générale, la Cour observe que cette densité n'a guère évolué de 2015 à 2019. La conséquence en est que les détenus disposaient souvent d'un espace personnel inférieur à 3 m2 et que la vétusté des cellules, la situation sanitaire et les conditions d'hygiène étaient souvent catastrophiques. 

Le surpeuplement carcéral est si important aux yeux de la Cour qu'il peut constituer, à lui seul, un traitement inhumain et dégradant au sens de la Convention (CEDH, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie). D'une manière générale, la Cour estime précisément que l'atteinte à l'article 3 est constituée si chaque détenu ne dispose pas d'au moins 3m2 dans une cellule collective. Il y a alors présomption d'une violation de l'article 3 et il appartient à l'Etat défendeur de démontrer l'absence d'une telle atteinte. En l'espèce, les autorités françaises ne parviennent pas à apporter d'éléments convaincants, d'autant que la CEDH observe, qu'à l'exception de la prison de Nîmes, les statistiques sérieuses font cruellement défaut. De fait, la France a déjà été condamnée, par exemple dans la décision Yengo c. France du 21 mai 2015, qui sanctionne la situation dans la prison de Nouméa. 


L'absence d'arrêt pilote


La France échappe tout de même à la procédure de l'arrêt pilote. Initiée en 2004 avec l'arrêt Broniowski c. Pologne, cette procédure permet à la Cour d'identifier des problèmes structurels sous-jacents à des affaires répétitives et de demander à l'Etat concerné de les traiter en lui indiquant quelles mesures d'amélioration doivent être envisagées. C'est donc un moyen d'accélérer les procédures car ces affaires font l'objet d'un traitement prioritaire et de poser des principes qui s'imposeront aux Etats concernés. Or, les recours adressés à la CEDH par des détenus français sont particulièrement nombreux, comme en témoigne la présente affaire qui voit joindre 32 requêtes. Et il faut bien reconnaître que la situation des prisons françaises relève de la maladie chronique

Surtout, la CEDH n'a pas hésité, dans son arrêt Iacov Stanciu du 24 juillet 2012, à utiliser la procédure de l'arrêt pilote pour condamner la Roumanie, puis l'Italie dans la décision Torregiani de janvier 2013,  deux Etats précisément mis en cause pour l'organisation même de leur système pénitentiaire. Pour le moment, la France échappe à l'humiliation de l'arrêt-pilote, procédure qui laisse entendre que l'Etat n'est pas suffisamment efficace ou volontaire pour résoudre la question de la surpopulation carcérale. L'arrêt sonne toutefois comme un avertissement car la Cour se réfère aux difficultés "structurelles" des prisons françaises. On peut penser que la prochaine étape sera l'arrêt pilote.

Mais cette question de l'encombrement des prisons ne doit pas masquer l'autre intérêt, essentiel, de l'arrêt JMB et autres. Car la France est aussi sanctionnée sur le fondement de l'article 13, pour manquement au droit à un recours effectif. La CEDH marque en effet les limites du référé-liberté, pourtant présenté par le Conseil d'Etat comme un instrument quasi-parfait de protection des droits des personnes. 



Les prisons de Nantes. Tri Yann


Le référé-liberté



Dans sa décision Ananyev et autres du 10 janvier 2012, la CEDH rappelle que le recours offert aux personnes détenues doit être de nature à empêcher la continuation de la violation de l'article 3, de permettre une amélioration des conditions matérielles de détention, voire de mettre fin à une incarcération. Certes, le recours n'est pas nécessairement judiciaire et un juge administratif peut être compétent, s'il est indépendant et est en mesure de mettre fin au problème à l'origine des griefs.

Dans l'arrêt Yengo de 2015, la CEDH avait déjà observé qu'aucune juridiction française n'avait jamais ordonné la mise en liberté d'un détenu en se fondant sur le caractère inhumain et dégradant de ses conditions de détention. Certes, la Cour prend acte que des décisions contraignantes ont été prises, comme l'ordonnance du 22 décembre 2012 par laquelle le juge des référés du Conseil d'Etat ordonne la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes.  

Mais la présente affaire montre les limites du référé pour résoudre les problèmes de surpopulation. En effet, le pouvoir d'injonction du juge a une portée limitée. Il n'est pas autorisé à exiger des mesures de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un problème conjoncturel. Surtout, dans le cas de la surpopulation carcérale, le pouvoir du juge se heurte tout simplement à la loi qui oblige un directeur de prison à incarcérer toute personne mise sous écrou. Enfin, la CEDH observe que les injonctions du juge des référés sont parfois exécutées avec une lenteur étudiée, d'autant que les budgets consacrés au service public pénitentiaire sont clairement insuffisants. De tous ces éléments, la Cour déduit que le référé offert aux personnes détenues n'est pas un recours suffisant, au sens de l'article 13 de la Convention.

Cette analyse du référé-liberté pourrait être réalisée dans bien d'autres domaines que celui de l'administration pénitentiaire et peut-être serait-il temps de réfléchir à des procédures plus efficaces ? Quoi qu'il en soit, au-delà du caractère prévisible, la question de la surpopulation carcérale demeure posée. L'inaction des autorités françaises risque finalement de conduire à une certaine forme de dessaisissement, et la CEDH pourrait bientôt, dans un arrêt pilote, dicter les mesures à prendre. Or, l'intervention récente de la ministre de la Justice, énumérant les peines alternatives à la prison pour justifier l'inertie actuelle, semble une réponse tout à fait inadaptée. A ses yeux, il suffit en effet de vider les prisons pour lutter contre la surpopulation carcérale..


Sur les traitements inhumains et dégradants  : Chapitre 7, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet.

lundi 3 février 2020

Le Conseil constitutionnel se met au vert

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 31 janvier 2020 Union des industries de la protection des plantes marquerait-elle un tournant dans la jurisprudence ? Elle affirme en effet que "la protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle". 

L'Union des industriels de la protection des plantes (UIPP) regroupe des entreprises qui produisent et vendent des produits phytopharmaceutiques utilisés dans l'agriculture. Elle pose une question prioritaire de constitutionnalité portant (QPC) sur les dispositions de la loi du 30 octobre 2018 (loi egalim) entrées en vigueur le 1er janvier 2020. Intégrées à l'article L 253-8 du code rural, elles interdisent "à compter du 1er janvier 2022 la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l'environnement". Ce texte met en oeuvre le règlement européen du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.

Le coup est rude pour les entreprises qui avaient l'habitude de fabriquer en France des pesticides non autorisés dans notre pays, pour les exporter en dehors de l'espace européen. Ils y voient une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre, moyen essentiel de leur QPC. Mais le Conseil, lui, fait prévaloir ce nouvel "objectif de valeur constitutionnelle".

La liberté d'entreprendre


Depuis sa décision du 16 janvier 2001, le Conseil constitutionnel affirme que la liberté d'entreprendre trouve son fondement dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il affirme en même temps que le législateur peut lui apporter des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général. Par voie de conséquence, le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité, dans lequel il apprécie la conciliation opérée par le législateur entre la liberté d'entreprendre et les normes de valeur constitutionnelle.

Le précédent de 2015


Tout l'intérêt de la décision réside dans le fait que le Conseil aurait parfaitement affirmer l'inconstitutionnalité de la disposition contestée en se fondant tout simplement sur sa propre jurisprudence. Dans sa décision du 17 septembre 2015, il s'était déjà prononcé sur la conformité à la Constitution de la loi du 24 décembre 2012 suspendant la fabrication, la mise sur le marché, l'exportation et l'importation de tout plastique alimentaire contenant du bisphénol A. Là encore, il était saisi par les professionnels du secteurs.

A l'époque, le Conseil constitutionnel s'était essentiellement fondé sur la protection de la santé publique qualifiée d'"exigence constitutionnelle", et fondée sur le Préambule de la Constitution de 1946 (al. 11). Il avait alors rendu une décision quelque peu byzantine. Il estimait en effet que la suspension de l'importation et de la mise sur le marché du bisphénol A ne portait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. En revanche, sa fabrication et son exportation "apportaient à la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne sont pas en lien avec l'objectif poursuivi". 

Cette distinction subtile trouvait son origine dans une définition de la liberté d'entreprendre dans sa dimension en quelque sorte mondialisée. En interdisant la fabrication et l'exportation de produits à base de bisphénol A, le législateur avait, aux yeux du Conseil, provoqué une distorsion de concurrence, pénalisant les entreprises françaises du secteur. Certes, mais cela n'avait pas empêché certains commentateurs de déduire que le Conseil interdisait aux industriels d'empoisonner les consommateurs français, mais les autorisait à empoisonner les étrangers.

Il ne fait guère de doute que l'UIPP s'appuyait sur cette jurisprudence, et que ses membres entendaient se voir reconnaître le droit d'exporter en dehors de l'Europe des pesticides prohibés sur son territoire.

Audience délocalisée du Conseil constitutionnel
Les joies du monde moderne. Voutch. 2015

La santé publique


Le problème est que l'impératif de santé publique figurant dans le Préambule de 1946 se révèle d'un usage délicat pour le Conseil constitutionnel. Dans sa jurisprudence traditionnelle, il n'exerce qu'un contrôle modeste sur les restrictions à la liberté d'entreprendre destinées à protéger la santé publique. Dans sa décision QPC du 16 mai 2012 rendue à propos de la loi autorisant le prélèvement de cellules souches sur l'embryon, il affirme ainsi qu'il "ne dispose pas d'un pouvoir général (...) de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions prises par le législateur". Cette formule est ensuite reprise par la décision QPC du 20 mars 2015 pour justifier la vaccination obligatoire imposée par le législateur au nom des impératifs de santé publique. 

Dans le cas de la QPC déposée par les entreprises produisant des produits phytopharmaceutiques, il ne fait guère de doute que le Conseil n'entendait pas pénétrer dans un débat technique sur leurs effets nuisibles. Il a préféré s'appuyer sur une disposition qui lui permet d'affirmer son attachement aux valeurs de l'écologie et de l'environnement, à partir d'une norme à laquelle on peut faire dire absolument ce que l'on veut.


La Charte de l'environnement


La Charte de l'environnement répond exactement à cet objectif. Issue des travaux de la Commission Coppens, elle a été intégrée en 2005 dans la Constitution. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 juin 2008, a considéré que "l'ensemble des droits et devoirs" définis dans ce texte "ont valeur constitutionnelle". Prudent, il a toutefois estimé que toutes ses dispositions ne pouvaient pas également être invoquées à l'appui d'une QPC.

Précisément, à propos de celles figurant dans le préambule de la Charte, le Conseil s'est déjà prononcé sur l'alinéa 7 qui affirme que " la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation". Il a certes admis la valeur constitutionnelle de cette disposition dans une décision du 10 novembre 2011 Mme Ekaterina B. Mais il a rapidement posé des limites à l'influence de ce préambule. Et son propos était alors très net : "Considérant que, si ces alinéas ont valeur constitutionnelle, aucun d'eux n'institue un droit ou une liberté que la Constitution garantit ; qu'ils ne peuvent être invoqués à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution". 


La décision du 31 janvier 2020 s'analyse ainsi comme un véritable revirement, le Conseil entendant désormais conférer un contenu au préambule de la Charte. En l'espèce, le nouvel objectif de valeur constitutionnelle énoncé par le Conseil se fonde sur les dispositions du préambule, qu'il cite dans sa décision : " L'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel … l'environnement est le patrimoine commun des êtres humains… la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation … afin d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins". 

Certes, nul ne contestera le fond d'une décision qui aura pour effet d'empêcher les entreprises d'exporter des produits toxiques vers des pays qui ne sont pas protégés par les standards européens. Il n'empêche toutefois que l'on peut faire dire ce que l'on veut à un tel discours. Et l'on finit par comprendre que, pour le Conseil, une inconstitutionnalité sur ce fondement est beaucoup plus intéressante qu'une inconstitutionnalité reposant sur des motifs de santé publique. Aucun besoin cette fois d'expertises techniques ou scientifiques, le Conseil peut faire ce qu'il veut, décider en maître ce que sera "la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins". 

Autant dire que la décision a un double avantage. D'une part, elle offre au Conseil, une formidable occasion d'affirmer son engagement pour l'environnement.  Son président, dont on rappellera qu'il cumule ses fonctions avec celles de président du groupe d'experts pour le Pacte mondial de l'environnement sans que cela ne choque personne, n'est certainement pas étranger à cette opération de Greenwashing. D'autre part, et cette fois, il s'agit d'une évolution bien plus substantielle, la Charte pour l'environnement offre aussi au Conseil une sorte de "couteau suisse" constitutionnel. Le flou de ses dispositions lui donne en effet l'immense pouvoir de créer à peu près n'importe quel principe, et finalement de renforcer son pouvoir. Avouons qu'apparaître comme le champion de l'écologie en accroissant sa propre puissance, c'est plutôt une habile opération.


Sur la liberté d'entreprendre : Chapitre 13, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet.






vendredi 31 janvier 2020

Le naufrage de la circulaire Castaner

Le juge des référés du Conseil d'Etat a décidé, dans une ordonnance du 31 janvier 2019, de suspendre trois dispositions essentielles de la circulaire " relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections municipales et communautaires des 15 et 22 mars 2020 ». La circulaire Castaner, attaquée en référé par Les Républicains, le Parti socialiste, Debout la France, ainsi que par un certain nombre d'élus locaux, ressemble désormais à une coquille vide. 

On se souvient que l'objet du texte était d'établir une "grille des nuances" que les préfets devraient attribuer aux listes candidates aux municipales. Pour les scrutins se déroulant dans les communes de 9000 habitants et plus, étaient répertoriées 24 nuances politiques individuelles concernant les candidats, et 22 nuances de listes. L'ensemble de ces nuances était ensuite regroupé en six grands groupes : extrême gauche, gauche, courants politiques divers (parmi lesquels les listes régionalistes et gilets jaunes), centre (dont LaRem), droite, extrême droite. La plupart des commentateurs avaient considéré que cette "grille des nuances" avait surtout pour effet de brouiller l'analyse des résultats. Le juge des référés ne s'y est pas trompé et suspend finalement les dispositions les plus contestées.

Le recours en référé, fondé sur le premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, énonce que le juge peut suspendre la décision, ou certains de ses effet, "lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».


L'urgence



La condition d'urgence est remplie, et le juge des référés observe que "l'enregistrement des candidatures aux élections municipales débute d'ici quelques jours".  La lecture de la décision laisse penser que le ministre de l'intérieur a osé invoquer l'inopposabilité aux tiers de la circulaire, dans la mesure où elle n'avait pas été publiée. Le juge des référés rappelle, quant à lui, que l'urgence s'apprécier in concreto, par rapport aux circonstances de l'espèce et il considère donc que le texte devait, en tout état de cause, être publié. Une manière élégante de dire que le ministre de l'intérieur ne pouvait tout de même pas invoquer l'irrégularité qu'il avait lui-même commise en ne publiant pas le texte immédiatement. Nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans.


Dans le cas présent, le doute sérieux porte sur trois éléments essentiels qui constituent autant d'erreurs manifestes d'appréciation.

Membre du gouvernement victime d'une seconde attaque du Conseil d'Etat dans la même semaine
Astérix et les Normands, René Gosciny et Albert Uderzo, 1966


Le seuil de 9000 habitants



Le juge des référés commence par sanctionner ce seuil de 9000 habitants, en deçà duquel aucune nuance n'est accordée aux listes candidates. Il s'appuie sur le termes du décret du 9 décembre 2014 relatif à la mise en oeuvre des fichiers "Application élection" et "Répertoire national des élus". Il rappelle que son article 5 interdit d'appliquer des nuances politiques aux candidats aux élections municipales dans les communes de moins de 1000 habitants. Aux yeux du ministre, cette prohibition n'empêche pas d'élargir ce seuil jusqu'à 9000 habitants.

Le juge des référés estime pourtant que ce raisonnement, digne des meilleurs jésuites, n'est pas compatible avec la finalité même du fichier qui est de permettre "aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux faisant apparaître les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps". Cette finalité est d'ailleurs précisée dans la délibération du 19 décembre 2013 rendue par la CNIL à propos de ces mêmes traitements automatisés.

En l'espèce, l'élargissement du seuil à 9000 habitants conduit à ne pas attribuer de nuance politique aux candidats dans plus de 95 % des communes, et à ne pas prendre en compte les suffrages exprimés par près de la moitié des électeurs. Le juge fait d'ailleurs observer que, lors des élections municipales de 2014, il avait été possible d'attribuer une nuance "divers droite" ou "divers gauche" à 80 % des candidats dans les communes de moins de 9000 habitants.

Le juge des référés invoque ainsi, implicitement, une erreur manifeste d'appréciation constituée par ce considérable élargissement du seuil d'attribution des nuances.


 L'égalité entre les partis



Le juge des référés sanctionne également la nuance "Listes divers centre". La circulaire Castaner précisait ainsi que cette nuance serait attribuée aux listes qui auront obtenu l'investiture de LaRem ou du Modem. Une liste se déclarant "Les Républicains" pouvait donc être catapultée dans le "divers centre" si elle était soutenue par LaRem. Là encore l'opération était relativement transparente : faire apparaitre comme un succès électoral de LaRem la victoire d'une liste ayant l'étiquette "LR".

Cette logique du "en même temps", n'a pourtant pas séduit le juge des référés qui y a vu une atteinte au principe d'égalité entre les partis. Il fait observer en effet que le soutien du PS ou de LR à une liste ne permettait pas de la qualifier "divers gauche" et "divers droite", les deux partis intéressés ne tirant donc aucun bénéfice de ce soutien, dans la présentation des résultats. Cette rupture d'égalité fait naître évidemment un "doute sérieux" sur la légalité de la circulaire.


Le cas de "Debout la France"



Enfin, la dernière illégalité mentionnée par le juge des référés réside dans la nuance "extrême-droite" des listes "Debout la France". En 2014, le parti de M. Dupont-Aignan, était classé comme "divers droite". Et s'il a été qualifié d'"extrême-droite" aux législatives de 2017, c'est exclusivement parce que son président avait ouvertement rallié Marine Le Pen aux présidentielles. Mais, par la suite, Debout la France n'a plus passé aucun accord électoral avec le Rassemblement national et ses représentants au parlement européen siègent dans un autre groupe. Le requalifier aujourd'hui en "extrême-droite" constitue donc une erreur manifeste d'appréciation.
La circulaire Castaner est ainsi vidée de son contenu par un juge des référés extrêmement sévère. Pour reprendre une formule chère au commissaire du gouvernement Kahn, on peut se demander si les erreurs relevées ne s'analysent pas comme des "erreurs manifestes de courtoisie", cachant en réalité un détournement de pouvoir. Disons le franchement, l'élargissement du seuil n'avait pour objet de disposer de résultats électoraux fiables, mais plutôt de masquer l'absence d'implantation de LaRem dans les zones rurales. De même, la possibilité pour LaRem d'attirer dans sa nébuleuse toutes les listes auxquelles elle donne son soutien, même si elles revendiquent une autre étiquette politique, visait, à l'évidence, à masquer un éventuel échec électoral en "gonflant" artificiellement les résultats du parti présidentiel. La manoeuvre était grossière, et le juge des référés n'a pas été dupe.



lundi 27 janvier 2020

Le crime de Mila

Mila a seize ans et elle est aujourd'hui insultée, menacée de mort, déscolarisée, obligée de vivre en paria pour avoir osé s'en prendre directement à l'islam. Quel est son crime ? Comme beaucoup d'adolescents de son âge, elle a un compte Instagram, où elle partage sa passion de la musique. Selon le magazine Marianne, un internaute lui a alors fait des avances de plus en plus pressantes, et elle lui a répondu un peu sèchement en se déclarant ouvertement homosexuelle. Il l'a alors accusée de racisme et d'islamophobie, propos repris par bon nombre d'internautes. Elle reçoit bientôt une multitude de messages, l'accusant d'avoir insulté "notre dieu Allah, le seul et l'unique" et lui souhaitant de "brûler en enfer". Ses données personnelles sont diffusées sur les réseaux sociaux, les appels au viol et au meurtre se multiplient.

Excédée, Mila, avec les mots de ses seize ans, finit par répondre : « Je déteste la religion, le Coran il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam c'est de la merde, c'est ce que je pense (...) Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion. Votre religion, c'est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir ». 

Ces mots, diffusés sur les réseaux sociaux, constituent tout le crime de Mila. Et elle a bien peu de défenseurs. L'Observatoire de la laïcité fait preuve d'un mutisme remarquable, mais prévisible. De son côté, le délégué du Conseil français du culte musulman (CFCM), déclare à Sud Radio : "Qui sème le vent récolte la tempête". Autrement dit, elle l'a bien cherché, discours qui n'est pas sans rappeler les tristes jours qui ont suivi l'attentat contre Charlie Hebdo. Heureusement, Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l'islam de France, déclare, quant à lui : " La liberté d'expression et d'opinion est un droit absolu dans notre pays. Elle ne souffre aucune tergiversation. Menacer une personne de mort est extrêmement grave, en particulier lorsqu'il s'agit d'une mineure".

Ghaleb Bencheikh se place ainsi sur le terrain du droit, et il convient en effet de se demander quel crime Mila a donc bien pu commettre.


Le blasphème



Ecartons d'emblée le blasphème qui, considéré comme une infraction pénale, apporte la protection judiciaire de l'Etat à une ou plusieurs religions. A cet égard, son incrimination constitue la négation de la séparation des églises et de l'Etat, la négation aussi du principe de laïcité. C'est la raison pour laquelle la dernière tentative pour sanctionner pénalement le blasphème en France remonte à la Restauration, plus précisément sous le règne de Charles X.

Le projet de loi sur le sacrilège, en 1825, prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement adouci en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires qui y voyaient une atteinte intolérable à la séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais affirmait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Quant à Benjamin Constant, de religion protestante, il refusa de la voter au motif qu'elle établissait des incriminations différentes pour le vol d'un vase sacré vide et celui d'un ciboire contenant des hosties consacrées. Il affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais réellement appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

Le projet de loi, ironiquement qualifié "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à lui, à museler la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion. Concrètement, il s'agissait purement et simplement de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur. Il fut voté, mais tellement modifié par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de retirer le texte.  Ce projet de 1827 constitue la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème.



Les Indégivrables. Xavier Gorce, avril 2019


Le blasphème "modernisé" 



S'il a disparu du droit français, le blasphème semble faire une timide réapparition dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans l'arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, la CEDH admet la survivance d'une loi sur le blasphème en Irlande, à la condition d'en réserver l'usage aux seuls croyants de la religion chrétienne. Plus récemment, dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, elle ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans l'article 188 du code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. Dans les deux cas cependant, la Cour reconnaît qu'il s'agit d'Etats dont la population pratique massivement la religion catholique. Et, heureusement, aucun texte de cette nature n'existe en droit français.

Le principe demeure donc celui posé dans l'arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, qui affirme que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi tolérer le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie). Il ne fait guère de doute que les propos de Mila peuvent heurter les personnes de confession musulmane, mais elles doivent admettre, comme chacun d'entre nous, que la liberté d'expression ne peut exister que si elle protège précisément les discours que nous n'aimons pas entendre.

Si Mila ne peut pas être poursuivie pour blasphème, il n'en demeure pas moins que le procureur de la République de Vienne annonce l'ouverture de deux enquêtes. L'une concerne les appels au meurtre dont Mila est victime, l'autre, pour provocation à la haine raciale, est dirigée contre Mila.


La provocation à la haine raciale



Mila est-elle coupable de provocation à la haine raciale, délit prévu par l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 ? En dépit de la violence des propos tenus, rien n'est moins certain. Selon la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". Elle en déduit que le fait de considérer la naturalisation des étrangers présents sur le territoire comme une "invasion", et d'illustrer l'article par la photo d'un buste de Marianne recouvert d'un voile islamique, peut "légitimement heurter les personnes de confession musulmane", mais n'emporte aucune "exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à leur égard".

La jurisprudence de la Cour européenne n'est guère différente. Elle sanctionne le "discours de haine", dès lors qu'il comporte une incitation réelle et sérieuse à l'extrémisme. Tel est le cas d'un dessin publié dans un hebdomadaire basque le 13 septembre 2001, qui faisait l'apologie des  attentats de New York survenus deux jours auparavant (CEDH, 2 août 2008, Leroy c. France). Tel n'est pas le cas, en revanche, d'un dessin humoristique, simplement provocateur. La Cour estime alors que la liberté d'expression doit s'exercer pleinement, y compris lorsque les propos  tenus risquent de "heurter, choquer ou inquiéter" autrui, lorsqu'ils "comportent une certaine dose d'exagération ou de provocation".

La provocation est donc protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Les idées peuvent circuler librement, y compris celles qui déplaisent ou qui dérangent, et celles que les croyants considèrent comme blasphématoires. Or que dit Mila ? Elle prend bien soin de distinguer la religion musulmane qu'elle critique violemment de ceux qui la pratiquent. Elle affirme clairement : "Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion". Il n'y a donc aucune provocation, aucune incitation à la haine ou à la violence contre des personnes. Il y a seulement une adolescente de seize ans qui n'en peut plus du harcèlement dont elle est victime et qui en voit la cause dans l'obscurantisme religieux.

Il ne reste plus qu'à espérer que les poursuites dirigées contre les harceleurs, soigneusement cachés derrière des pseudonymes, aboutiront rapidement. Ceux qui ont menacé de mort une jeune femme de seize ans doivent être identifiés et poursuivis. Il est important que la justice passe, pour montrer que nous vivons dans un pays qui reconnaît la liberté d'expression, le droit au blasphème, le droit de critiquer les religions. Mila, du haut de ses seize ans, n'a rien fait d'autre qu'exercer ce droit, comme l'avait fait Charlie-Hebdo en publiant les caricatures de Mahomet. Elle ne doit donc pas être poursuivie, mais protégée.



 


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10, Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet