Par une
décision du 27 novembre 2019, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a prononcé une mise en demeure à l'encontre de
CNews, chaîne du groupe Canal+. Le 3 décembre 2019, le groupe a publié un communiqué annonçant un recours devant le Conseil d'Etat contre cette mise en demeure, au nom du pluralisme de la presse et de la liberté d'expression.
Personne ne sera surpris d'apprendre que ce contentieux trouve son origine dans une émission de CNEWS, un talk-show intitulé Face à l'Info, dans lequel Eric Zemmour intervient régulièrement. Peu importe ce que dit Eric Zemmour, son ton polémique et volontiers provocateur suffisent à offrir un double bénéfice, pour la chaine qui voit son audience croître sensiblement, mais aussi pour tous ceux qui entendent contrôler ce que le téléspectateur a le droit d'entendre. Ne convient-il pas de le traiter comme un enfant mineur dont il faut surveiller les lectures et les loisirs, et qu'il convient d'orienter vers des contenus édifiants ?
La mise en demeure
La mise en demeure est une procédure prévue par l'article 42 de la
loi du 30 septembre 1986 qui prévoit que "
les
éditeurs et distributeurs de services de radio ou de télévision (..)
peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont
imposées par les textes législatifs et réglementaires". En l'espèce, CNEWS est accusée de manquement à l'article 15 de cette même loi de 1986 qui impose aux médias audiovisuels de veiller "
à ce que les programmes mis à disposition du public par un service de
communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine
ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de moeurs, de
religion ou de nationalité". S'y ajoute un manquement à ses obligations contractuelles, l'article 2-2-1 de la convention du 19 juillet 2015 passée avec le CSA impose à l'entreprise "
de ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, du sexe, de la religion ou de la nationalité ; de promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République".
Observons que la mise en demeure n'est pas sanction. C'est une décision administrative qui fait grief à
l'entreprise dans la mesure où elle lui impose une obligation de
comportement, mais, n'étant pas une sanction, elle n'a pas a être précédée d'une procédure contradictoire. Dans un a
rrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex,
le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'est pas soumise aux
procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de
l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, si la chaîne ne respecte pas l'obligation qui lui est imposée par la mise en demeure, elle risque une sanction qui, elle, sera soumise au contradictoire, qu'il s'agisse d'une sanction pécuniaire, voire, dans les cas extrêmes d'une résiliation de l'autorisation d'exploitation.
"Ont pu être perçues"
Mais que reproche donc le CSA à CNEWS ? L'autorité indépendante se réfère aux propos tenus par Eric Zemmour dans Face à l'Info, les
14, 21 et 23 octobre 2019. La lecture de la décision laisse subsister une large incertitude sur le poids respectif de chacune de ces émissions. Celles des 14 et 21 octobre sont évoquées dans un passage titré : "Le contexte". On y apprend que les interventions du chroniqueur dans la première émission sur l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation "ont pu être perçues comme stigmatisant des personnes homosexuelles", et que celles du 21 octobre "ont pu être perçues comme minimisant le rôle joué par l'Etat français dans la déportation des Juifs français pendant la seconde guerre mondiale".
"
Ont pu être perçues"... Etrange formulation. Si Eric Zemmour a prononcé des propos discriminatoires envers les femmes homosexuelles, il doit être poursuivi sur le fondement de l'
article 225-1 du code pénal qui punit d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende toute discrimination liée à l'identité de genre. Les
articles 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 répriment également l'injure et la diffamation commises envers une personnes ou un groupe de personnes en raison de leur identité de genre. De même, s'il a tenu des propos négationnistes, doit-il est poursuivi sur le fondement de
l'article 24 bis de cette même loi de 1881. Aucun problème donc pour poursuivre Eric Zemmour si les propos tenus violent la loi.
Mais la décision du CSA se garde bien d'affirmer qu'Eric Zemmour a violé la loi. Tout au plus dit-elle que ses interventions "ont pu être perçues" comme discriminatoires ou négationnistes. Perçues par qui ? Sa culpabilité, comme celle de la chaîne qui lui a donné la parole, est déduite, non pas de données objectives mais de la perception subjective de celles et ceux qui l'ont entendu. Autrement dit, une chaine de télévision ne devrait pas seulement apprécier la légalité de ce qui est dit sur son antenne, mais évaluer aussi la manière dont les propos seront compris, ou pas compris.
La mauvaise réputation. Georges Brassens. 1952
Eloge de Bugeaud
L'essentiel de l'accusation du CSA se trouve dans l'émission du 23 octobre, consacrée au "risque de l'islam radical". Cette fois Eric Zemmour a déclaré que "l'islam est par essence une religion politique, ça a toujours été comme ça (...) l'immigration, l'islam et l'islamisme, tout ça c'est le même sujet", avant de livrer une interprétation toute personnelle de l'histoire : "(...) Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer des musulmans et même certains juifs. Eh bien moi, je suis aujourd'hui du côté du général Bugeaud". In fine, Eric Zemmour a finalement appelé de ses voeux des "mesures radicales", sans trop préciser lesquelles.
Discours délirant ? Peut-être, mais il devrait tout de même donner lieu à une véritable analyse juridique, dès lors que le CSA engage la responsabilité de la chaîne. Si le discours sur Bugeaud peut s'analyser comme une incitation à la haine et à la violence, sans doute faut-il poursuivre leur auteur. Mais le CSA ne se prononce pas sur ce point. Là encore, il se réfère aux interprétations possibles, se bornant à écrire que ces propos "ont pu, (...) être perçus, en raison tant du contexte, et notamment de l'absence de distanciation, que du lexique utilisé, non seulement comme une légitimation des violences commises par le passé à l'encontre de personnes de confession musulmane mais aussi comme une incitation à la haine ou à la violence à l'égard de cette même catégorie de la population". Observons que le CSA ne retient que la violence à l'égard de la population musulmane, sans noter le fait que le chroniqueur avait aussi évoqué le massacre de "certains juifs". Surtout, en se référant à la perception subjective du discours, le CSA prend la liberté d'affirmer une "absence de distanciation" et de dénoncer "le lexique utilisé". Sans plus de précision. La distanciation brechtienne serait-elle une obligation imposée par la loi de 1986 ?
Par ailleurs, le CSA ajoute des éléments d'appréciation totalement détachés des propos eux-mêmes. Ils sont considérés comme plus graves car "émanant d'une personne bénéficiant d'une large exposition médiatique". Les discours discriminatoires doivent-ils être moins sanctionnés lorsqu'ils sont tenus par une personne moins célèbre qu'Eric Zemmour ? Sont-ils aussi moins graves à trois heures du matin, car le CSA se plaint qu'ils aient été tenus "à un horaire de diffusion susceptible d'attirer des audiences significatives" ? Enfin, il ajoute que la journaliste qui animait le débat s'est bornée à constater un désaccord et n'a pas eu l'idée de faire taire l'importun, ignorant sans doute qu'il s'agissait d'une obligation légale.
CNEWS annonce un recours devant le Conseil d'Etat, et on peut penser que ses chances de succès sont loin d'être négligeables. D'une part, toute l'analyse du CSA repose sur des éléments subsjectifs. D'abord, la manière dont les propos sont susceptibles d'être perçus par les spectateurs, ensuite la manière dont le CSA lui-même les interprète. Ainsi considère-t-il que les "mesures radicales" envisagées par Eric Zemmour seraient nécessairement discriminatoires, affirmation qui relève tout de même du procès d'intention.
Surtout, la Cour européenne des droits de l'homme considère depuis longtemps que la liberté d'expression concerne aussi bien les opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles "qui heurtent, choquent ou inquiètent", formulation reprise dans de multiples décisions. Or précisément Zemmour heurte, choque et inquiète. C'est un fait mais cela n'interdit pas aux médias de l'accueillir à l'antenne. Au spectateur ensuite de se forger son opinion, en utilisant son libre arbitre.