« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 24 novembre 2019

La CEDH et les zones de transit

Dans deux décisions du 21 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) précise le cadre juridique applicables aux zones de transit, destinées à la rétention des étrangers, le temps d'apprécier la recevabilité de leur demande d'asile. 

L'affaire Z.A. c. Russie met en cause le confinement prolongé, entre 2013 et 2015, de quatre demandeurs d'asile, un Irakien, un titulaire d'un passeport délivré par l'Autorité palestinienne, un Somalien et Syrien. Ils ont été retenus entre cinq mois et deux ans à Moscou-Sheremetyevo, avant de quitter la zone de transit, les uns réinstallés par le HCR au Danemark et en Suède, les autres repartis en Egypte et en Somalie. En l'espèce, la Cour condamne les conditions de ce qui constitue un véritable enfermement. Les intéressés n'ont reçu aucune aide pour formuler leur demande d'asile et ont été retenus pendant une très longue durée, dans des conditions matérielles déplorables.

L'arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie concerne deux ressortissants bangladais qui, en 2015, ont passé vingt-trois jours dans une zone de transit située, non pas dans un aéroport, mais à Röszke, près de la frontière serbe. Après le rejet de leur demande d'asile, ils furent reconduits en Serbie. Cette fois, les autorités hongroises sont sanctionnées pour s'être bornées à justifier cette reconduite par le fait que la Serbie est considérée par l'Union européenne comme un pays sûr, sans procéder à l'examen particulier de chaque dossier. En revanche, La CEDH précise que la rétention de courte durée dans une zone de transit, en attendant le résultat d'une demande d'asile, ne doit pas s'analyser comme une privation de liberté, d'autant que les intéressés pouvaient à tout moment quitter cette zone pour rentrer en Serbie.

La situation juridique des deux États défendeurs n'est évidemment pas identique. Les demandeurs d'asile sont gérés en Russie sur le fondement de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés et du droit interne russe. La Hongrie est membre de l'Union européenne et applique donc les directives de 2013 sur l'octroi et le retrait de la protection internationale. Elle est également liée par l'accord de réadmission passé entre l'Union et la Serbie.

Au-delà de ces différences dans le droit applicable, l'analyse en miroir des deux décisions dessine ainsi un cadre juridique exigeant sur les conditions matérielles de rétention, mais finalement assez compréhensif à l'égard des contraintes qui sont celles d'Etats confrontés à un flux important de demandeurs d'asile.


De la restriction à la privation de liberté



Dans l'affaire russe, la CEDH sanctionne une violation de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme, selon lequel "nul ne peut être privé de sa liberté", sauf "s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne pour l'empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours".

Selon un principe affirmé dans l'arrêt De Tommaso c. Italie du 23 février 2017, " Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité". Dès l'arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, la CEDH avait ainsi jugé que le maintien en zone de transit dans un aéroport était une restriction à la liberté, mais pas une privation, à la condition qu'il n'ait pas une durée excessive et qu'il se déroule sous le contrôle du juge.


Les choix des intéressés 



Pour apprécier si une personne est "privée de sa liberté", la Cour examine donc sa situation concrète, et d'abord les choix qu'elle a faits. En l'espèce, les quatre personnes retenues à Moscou-Sheremetyevo sont entrées en Russie non pas à la suite d'un danger immédiat pesant sur leur vie et leur santé, mais de manière involontaire, au hasard de leur périple. Il est donc naturel que la Russie procède aux vérifications nécessaires avant de les admettre ou non sur le territoire. Les requérants ont ensuite accepté de rester en zone de transit, en attendant le résultat de leur demande d'asile.

Dans l'arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie, la CEDH élargit cette analyse aux zones de transit situées à la frontière d'un Etat. En l'espèce, les deux ressortissants bangladais, venant de Serbie, ont franchi la frontière hongroise de leur propre chef. Ils ont accepté de demeurer dans la zone de transit le temps que leur demande d'asile soit examinée et aucun danger ne pesait directement sur leur vie et leur santé.

Dimanche à Orly. Gilbert Bécaud. 1963


La durée de rétention en zone de transit

Le problème est que, selon cette même jurisprudence Amuur, le temps passé dans la zone de transit ne doit pas dépasser, de manière significative, la durée d'instruction d'une demande d'asile. Or les autorités russes ont refusé toute assistance juridique aux demandeurs, et ont géré les demandes en multipliant retards et atermoiements. De leur côté, les requérants n'ont rien fait pour retarder la procédure, contrairement par exemple à l'arrêt Mahdid et Haddar du 8 décembre 2005, dans laquelle les demandeurs avaient détruit leurs papiers pour tenter de contraindre les autorités autrichiennes à les accueillir. Au contraire, la Cour fait observer que les requérants retenus à Moscou-Sheremetyevo n'avaient pas réellement le droit de quitter la Russie, puisqu'ils n'avaient pas la possibilité de faire la moindre démarche, par exemple pour obtenir le visa d'un pays tiers.

La situation est très différente dans l'affaire hongroise, car les autorités sont parvenues à gérer les demandes d'asile en moins de vingt-trois jours, même au prix d'une motivation stéréotypée, à une époque où ce pays était confronté à un afflux massif de demandeurs. Quoi qu'il en soit, la durée de restriction de liberté est jugée par la Cour suffisamment brève pour ne pas s'analyser comme une privation de liberté, d'autant que les intéressés avaient toujours la possibilité de quitter la Hongrie pour retourner en Serbie, ce pays étant lié à l'Union européenne par un accord de réadmission.

L'exigence d'un fondement juridique



Aux termes de l'article 5, une privation de liberté ne saurait intervenir que "selon les voies légales". L'arrêt Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016 rappelle ainsi que la loi interne doit définir précisément les conditions de rétention. Or, en l'espèce, le droit russe ne contient aucune disposition précisant la durée de détention en zone de transit, et pas davantage de norme relative à l'information des demandeurs sur la procédure d'asile. Ces lacunes emportent donc une violation de l'article 5.

Il n'en est pas de même en Hongrie, où les requérants ont été traités conformément au droit positif, selon les procédures imposées par le droit de l'Union européenne.

Le traitement inhumain et dégradant


Les conditions de détention des requérants emportent également une condamnation de la Russie pour violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Selon un principe déjà affirmé, en particulier dans la décision Khlaifia et autres c. Italie, la CEDH examine les conditions concrètes de détention des requérants, notant qu'ils étaient contraints "de dormir à même le sol d’une zone de transit aéroportuaire constamment éclairée, bondée et bruyante, sans libre accès à des douches ni à des équipements de cuisine, sans aucune possibilité d’aller prendre l’air et sans pouvoir bénéficier de la moindre assistance médicale ou sociale". Conjuguée à une durée de rétention excessivement longue, cette situation emporte une violation de l'article 3 de la Convention. 

Dans l'affaire hongroise, la zone de transit est présentée par la CEDH comme un espace, certes "composée d'une dizaine de conteneurs", mais offrant un confort suffisant, chauffage, sanitaires avec eau chaude, espace extérieur, salle commune équipée, service de trois repas par jour, assistance médicale. L'installation avait d'ailleurs été visitée par le Comité européen pour la prévention de la torture qui n'avait décelé aucun élément emportant un traitement inhumain ou dégradant.

Les autorités hongroises ont tout de même violé l'article 3 de manière plus abstraite, parce qu'elles ont omis de s'assurer que le renvoi en Serbie des requérants ne leur faisait pas courir un risque de traitement inhumain et dégradant, se bornant, dans une formule stéréotypée, à affirmer que ce pays était un pays sûr. 

Une jurisprudence réaliste


De ces deux décisions, on doit déduire que la Cour européenne construit une jurisprudence très réaliste. Elle fait preuve d'une grande rigueur pour tout ce qui concerne la dignité de la personne, et elle sanctionne donc les autorités russes qui ont retenu des demandeurs d'asile dans une zone non aménagée à cette fin, dans des conditions indignes et dépourvues de toute protection, en particulier juridique et médicale. En revanche, la Cour se montre plus souple dans l'organisation de l'accueil des étrangers dans les pays confrontés à un flux considérable de demandeurs d'asile. Elle admet ainsi que le régime juridique des zones de transit ouvertes aux frontières soit calqué sur celui de celles ouvertes dans les aéroports, à la condition évidemment que les personnes y soient traitées avec humanité. 

En définitive, deux décisions qui ont le mérite de satisfaire tout le monde. Les ONG salueront la sanction de traitements inhumains et dégradants. Les Etats, quant à eux, retiendront qu'une rétention en zone de transit n'est pas nécessairement une privation de liberté.
 


Sur le droit d'asile : Chapitre 5 Section2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet








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