Les données sensibles, et les autres
Dans la plupart des arrêts du 6 décembre 2019, les données personnelles dont le requérant à demandé l'effacement renvoient à une affaire pénale, soit qu'il ait été mis en examen (407776 - 397755- 399999 - 407776), soit qu'il ait été condamné pour attouchements sexuels sur mineurs (401258), pour apologie de crimes de guerre ou contre l'humanité (405464), voire pour violences conjugales (429154). Les données judiciaires sont donc des données sensibles, au sens du RGPD.
Reste qu'il existe des données personnelles qui ne sont pas spécialement sensibles. Celles-là peuvent certes faire l'objet d'une demande de droit à l'oubli, mais cette demande pourra être écartée si le droit à l'information du public peut être utilement invoqué. Dans l'affaire 403868, un médecin demandait ainsi l'effacement de données le concernant sur une page du site Yelp. Les commentaires des internautes sur sa pratique ayant été effacés, il ne reste donc que des données faisant état de son activité de généraliste et précisant l'adresse et le numéro de téléphone de son cabinet. Il s'agit certes de données personnelles, mais ce sont globalement celles qui figurent dans n'importe quel annuaire. Aux yeux du Conseil d'Etat, cette publication est donc justifiée par "l'intérêt prépondérant du public à avoir accès à ces informations" à partir d'une recherche sur le nom du requérant.
La durée poignardée. René Magritte. 1938 |
Les critères utilisés
Le Conseil d'Etat indique trois critères susceptibles d'être utilisés, tant par la CNIL que par le juge, pour apprécier le bien fondé de la réponse positive ou négative de Google.
Le premier d'entre eux est lié aux données en cause. Il convient alors d'apprécier leur contenu, leur exactitude et leur ancienneté, ainsi, bien entendu, que les conséquences de leur accessibilité sur internet pour la personne concernée. Dans l'affaire 393769, Google avait ainsi refusé le déréférencement d'un article de presse de 2008, mentionnant, après le suicide d'un adepte, l'appartenance de l'intéressé à l'Eglise de Scientologie. Or les faits sont anciens et se traduits par un non-lieu. Quant à l'intéressé, il a quitté l'Eglise depuis plus de dix ans au moment de sa demande. Contrairement à Google, le juge estime donc qu'il n'existe plus "d'intérêt prépondérant" du public à connaître ces informations.
Le second critère se rapporte plus directement à la personne concernée, et plus précisément à sa notoriété. Il ne distingue guère de la jurisprudence traditionnelle qui protège avec davantage de rigueur la vie privée du simple quidam que celle de la célébrité habituée à vivre sous la pression de la presse. Dans l'affaire 409212, le Conseil d'Etat opère ainsi une distinction très claire. Il estime que la révélation de l'homosexualité d'un auteur justifie un déréférencement, dès lors que l'intéressé n'exerce plus aucune activité littéraire et que le roman autobiographique dont il est question n'est plus publié. Sur ce plan, l'intéressé est redevenu un simple quidam. En revanche, la recension de ce même roman sur un autre site, sans aucune mention personnelle sur son auteur, est justifiée par "l'intérêt prépondérant du public" qui a le droit d'être informé sur cet ouvrage. En écrivant un livre, il a, en quelque sorte, accepté que cet ouvrage soit livré au public.
Le troisième critère repose, quant à lui, sur l'analyse de l'offre d'information sur internet, sur la possibilité d'accéder aux mêmes données à partir d'une recherche ne mentionnant pas le nom de l'intéressé, et aussi sur le rôle de ce dernier. Dans l'affaire 395335, le Conseil d'Etat estime ainsi fondée la demande d'effacement de données relatives à la liaison entretenue par la requérante avec un Chef d'Etat étranger, alors même que celle-ci est bien connue dans ce pays. En effet, ce n'est pas elle qui a donné ces informations à un journal français, et elle peut donc légitimement invoquer le droit à l'oubli sur Google.fr.
Ces trois éléments seront certainement précisés au fil de la jurisprudence, mais ils s'analysent d'ores et déjà comme des armes redoutables dans le conflit qui oppose les autorités européennes et françaises à Google. Il n'a échappé à personne en effet que toutes les demandes de déréférencement étaient dirigées contre le moteur de recherches américain. Or celui-ci donne l'apparence de se conformer au droit à l'oubli en ouvrant aux internautes un formulaire permettant de matérialiser leur demande d'effacement. Mais les critères de la décision finalement prise par Google demeurent d'une remarquable opacité. En permettant à la CNIL et aux juges d'appliquer leurs propres critères, et de les utiliser pour sanctionner des pratiques opaques, le Conseil d'Etat empêche Google de créer son propre droit, opposable aux internautes sans qu'ils puissent réellement le connaître. Ces treize arrêts sont donc autant de pierres posées sur un chemin qui devrait permettra d'imposer aux GAFA le standard européen de protection des données.