L'Assemblée plénière de la Cour de cassation s'est prononcée, dans un
arrêt du 25 octobre 2019, sur la définition juridique de l'injure. La décision mérite d'être étudiée, car il faut bien reconnaître que le contentieux de l'injure est peu lisible, comme en témoignent les divergences jurisprudentielles qui ont marqué cette affaire.
Elle remonte au 7 janvier 2012, lorsque, dans l'émission "On n'est pas couché", Laurent Ruquier diffuse une séquence dans laquelle, à l'issue de l'interview de l'un des candidats à l'élection présidentielle, sont montrés des dessins, publiés quelques jours auparavant par Charlie Hebdo. L'un d'entre eux représente un excrément surmonté de la mention "Marine Le Pen, la candidate qui vous ressemble". Mme Le Pen a donc porté plainte avec constitution de partie civile, estimant qu'était constituée l'infraction d'injure publique envers un particulier.
Une question de principe
Les juges du fond et la Cour d'appel de Paris ayant écarté cette analyse, la plaignante s'est portée une première fois devant la Cour de cassation,
le 20 septembre 2016. La chambre criminelle a alors considéré que "
le dessin et la phrase poursuivis qui portaient atteinte à la dignité de la partie civile (...) dépassaient les limites admissibles de la liberté d'expression". L'injure était donc considérée comme constituée, et la décision fut renvoyée à la Cour d'appel de Paris autrement composée. Celle-ci a toutefois refusé de se plier à la décision de la Cour de cassation, confirmant notamment la relaxe de Laurent Ruquier. Mme Le Pen s'est donc pourvue une nouvelle fois en cassation, et, le 22 janvier 2019, la Chambre criminelle a renvoyé l'affaire devant l'Assemblée plénière, en application de l'
article 431-6 du code de l'organisation judiciaire. Cette procédure est utilisée lorsqu'il s'agit de répondre à une question de principe qui a suscité des décisions divergentes.
Dès lors que Laurent Ruquier a été relaxé par le tribunal correctionnel et que Mme Le Pen est la seule à contester la décision, seule subsiste l'action civile. Dans un
arrêt du 12 avril 2012 Lagardère c. France, la Cour européenne des droits de l'homme CEDH) considère en effet qu'une cour d'appel porte atteinte à la présomption d'innocence si elle déclare coupable d'une infraction une personne qui a été relaxée en première instance. Depuis un
arrêt du 5 février 2014, la Cour de cassation limite donc l'appel contre une relaxe à la seule responsabilité civile. En l'espèce, cette restriction est sans influence sur l'essentiel du débat : la définition de l'injure publique.
Étendue du contrôle de cassation
L'
article 29 de la loi de 1881 la définit comme "
toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait presse".
C'est précisément cette absence de fait précis qui distingue l'injure
de la diffamation, sans pour autant lui conférer un contenu précis. Cette incertitude a conduit la jurisprudence à approfondir l'intensité de son contrôle, au point que la Cour de cassation elle-même, n'hésite pas à intégrer dans l'analyse de la qualification des faits l'examen de leur proportionnalité. La qualification d'injure implique en effet une appréciation du caractère excessif ou non des propos qui ont été tenus. Encore faut-il déterminer les critères permettant d'apprécier ce caractère excessif, et c'est tout l'intérêt de la décision de l'Assemblée plénière.
Le Pornographe. Georges Brassens, 1958
La dignité
Celle-ci commence par affirmer que le principe de dignité, invoqué par Mme Le Pen, ne saurait, à lui seul, justifier une atteinte à la liberté d'expression. Elle se fonde sur l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui ne mentionne pas la dignité dans la liste des "
mesures nécessaires, dans une société démocratique", susceptibles de justifier une ingérence de l'Etat dans la liberté d'expression.
Cela ne signifie pas que le principe de dignité ne soit pas consacré par le droit positif. Le Conseil constitutionnel, dans une
décision du 27 juillet 1994, a consacré la valeur constitutionnelle du principe "
de sauvegarde de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation", principe qu'il fonde sur le Préambule de 1946. Le juge administratif en a fait un élément de l'ordre public dans sa célèbre décision
commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Quant au législateur, il l'a introduit un peu partout, et notamment dans le chapitre V du titre II du code pénal, intitulé "
Des atteintes à la dignité de la personne". Y figurent pêle-mêle des incriminations comme le proxénétisme, les actes discriminatoires ou "
les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne".
Le principe de dignité existe donc, mais il n'est jamais défini avec précision. C'est la raison pour laquelle les juges ne s'y réfèrent qu'avec parcimonie, et l'on remarque ainsi que la jurisprudence Morsang-sur-Orge est demeurée isolée, la référence à la dignité apparaissant, dans ce cas, comme la seule voie de droite ouverte au juge. La commune de Morsang-s-ur Orge avait en effet omis d'invoquer l'article 3 de la Convention européenne et la notion de traitement inhumain ou dégradant pour contester l'attraction de "lancer de nain" que le maire avait interdite. La doctrine, de son côté, se montre réservée, insistant souvent le flou de cette notion et l'énorme marge d'interprétation qu'elle offre aux juges.
Dans sa
décision du 20 septembre 2016, la Chambre criminelle avait pourtant estimé que le dessin de Charlie Hebdo "
portait atteinte à la dignité de la partie civile, (...) fût-ce en la visant comme personnalité politique, lors d'une séance satirique". La décision était importante car c'était la première foie que la dignité était ainsi consacrée pour protéger les droits d'autrui en matière de liberté d'expression. Certains commentateurs avaient même vu dans cet arrêt la consécration d'un droit subjectif à la dignité de la personne, droit qui pourrait donc être invoqué directement pour s'opposer à une publication, même satirique.
L'Assemblée plénière revient sur cette analyse. Elle refuse de considérer la dignité comme un rempart rendant inutile la balance des intérêts en présence. Elle peut certes constituer un élément du contrôle de la proportionnalité, mais elle ne saurait empêcher son exercice même.
Le contrôle de proportionnalité
L'Assemblée revient donc à un contrôle de proportionnalité "classique", dans lequel la dignité n'est qu'un élément parmi d'autres, qui permet d'apprécier si, "
au regard des circonstances particulières de l’affaire, la
publication litigieuse dépasse les limites admissibles de la liberté
d’expression".
Sur ce point, la décision reprend la jurisprudence de la CEDH. Le premier critère employé réside dans la manière dont les propos s'intègrent dans le débat d'intérêt général, critère dont la CEDH a précisé, dans un
arrêt Haguenauer c. France du 22 avril 2010 qu'il était applicable en matière d'injure. La notion de "débat d'intérêt général" n'est pas clairement définie, mais la Cour a toujours adopté une position extrêmement libérale dans ce domaine, estimant par exemple que
la révélation d'un "enfant caché" du prince de Monaco relevait du débat d'intérêt général, dans une principauté héréditaire. En l'espèce, l'Assemblée plénière considère que le dessin de
Charlie Hebdo comme sa diffusion dans l'émission de Laurent Ruquier se borne à une "
appréciation du positionnement politique de Mme Le Pen à l’occasion de l’élection présidentielle".
Ceci nous conduit directement au second critère, tiré de la notoriété de la personne visée. Une jurisprudence très ancienne considère en effet que le simple
quidam bénéficie d'une protection de son anonymat, alors que la personne qui est entrée dans une carrière politique doit s'attendre à ce que ses propos et ses actions fassent l'objet d'un débat parfois vif (par exemple :
CEDH, 12 juillet 2001, Feldek c. Slovaquie). Dans l'affaire
Lindon, Otchakovsky et July c. France du 22 octobre 2007, la Cour a même considéré qu'un "
homme politique prenant des positions extrêmes et condamné pour provocation à la haine raciale (...) "s'expose de lui-même (...) à une critique sévère". Observons tout de même que Marine Le Pen n'a jamais été condamnée pour de telles infractions et que l'on serait fondé à se demander pourquoi on aurait davantage le droit d'injurier les personnes placées aux extrémités de l'échiquier politique.
Le dernier critère qui réside dans le caractère satirique de l'expression. Dans son
arrêt du 25 avril 2007 Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, la CEDH précise que la satire est "
une forme d'expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". En l'espèce, la CEDH a refusé l'interdiction d'un tableau représentant certaines personnalités politiques nues et se livrant à des activités sexuelles. Une jurisprudence abondante témoigne ainsi que l'expression satirique permet de repousser les limites de la liberté d'expression. L'Assemblée plénière observe ainsi que le dessin de
Charlie Hebdo "
émane d'un journal satirique et présente un caractère polémique".
La décision du 25 octobre 2019 invite ainsi les juges du fond à utiliser ces trois critères pour apprécier l'injure. Sur ce point, l'analyse rejoint très largement la jurisprudence de la CEDH. Si ce n'est tout de même que le contrôle de proportionnalité est généralement exercé pour apprécier si une sanction entraine une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Or, en l'espèce, il n'y a pas eu de sanction. L'affaire pénale s'est terminée, rappelons-le, par une relaxe. La Cour de cassation, jugeant cette fois en matière civile, est ainsi conduite à exercer un contrôle de proportionnalité sur la manière dont le juge pénal a statué, dans une affaire dont le dossier est refermé depuis trois ans. Il est vrai que depuis 2007, "
le criminel ne tient plus le civil en l'état". Mais précisément, si l'on détache ainsi l'action civile de l'action pénale, pourquoi ne pas envisager la question du préjudice, dans un système assez comparable à ce qui existe aux Etats-Unis en matière de liberté de presse ? Ne serait-il pas possible de reconnaître l'existence d'un dommage même symbolique, accompagné d'une réparation tout aussi symbolique ?