« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 4 décembre 2018

Menaces sur la loi

Le gouvernement a décidé de sous-traiter au Cabinet Dentons la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi "mobilités". Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, d'externaliser le contenu normatif de la loi, mais des travaux qui la préparent. L'information surprend cependant, choque même, dans la mesure où la loi, dans sa globalité, est censée exprimer la volonté générale, et être votée par les représentants du peuple français. Tel n'est plus réellement le cas, et cette étrange initiative n'est que l'épisode le plus récent d'une évolution engagée depuis longtemps, considérablement accélérée durant la présente législature.

La dénonciation du déclin de la loi n'est pas un phénomène récent. Déjà, sous les IIIe et IVe Républiques, la pratique des décrets-loi avait été contestée comme portant atteinte aux droits du parlement. En 1958, la définition matérielle de la loi est aussi discutée. Elle limite en effet l'intervention du parlement à la liste des matières énumérées dans l'article 34 de la Constitution, laissant le reste à la compétence du pouvoir réglementaire. Ses détracteurs voyaient dans cette nouvelle définition de la loi une atteinte à la toute puissance du parlement, qui avait caractérisé les Républiques précédentes et suscité un affaiblissement de l'Exécutif. Considéré sous cet angle, l'article 34 s'analyse plutôt comme un renforcement de la fonction gouvernementale, dans un régime d'équilibre des pouvoirs. 

La situation est bien différente aujourd'hui. Ce n'est plus le champ d'application de la loi qui est en cause mais sa puissance même. L'attaque est menée de manière insidieuse, sans que le constituant, c'est-à-dire le peuple souverain, soit consulté, ni même informé. Elle prend différentes formes qui toutes ont pour point commun d'affaiblir la loi, et dont nous prendrons quelques exemples.

Les lois provisoires


Depuis la fin du XXe siècle, des lois ont été votées comme "ballon d'essai", pour une durée limitée. La loi Veil sur l'IVG est dans ce cas, qui suspendait les poursuites pénales "pendant une période de cinq ans", à la condition que l'intervention ait lieu dans les conditions posées par la loi. Cette disposition ne portait toutefois qu'une atteinte très limitée aux droits du parlement car elle ne lui imposait aucun comportement précis à l'issue du délai ainsi posé.

On est ensuite passé à des mesures plus contraignantes, imposant au Parlement une "clause de revoyure", c'est-à-dire une disposition qui impose un réexamen de ses dispositions dans un certain délai. On comprend une préoccupation qui vise à adapter l'évolution législative à celle des techniques et à celle des moeurs, par exemple en matière de bioéthique. Le premier texte à comporter une telle clause fut ainsi la loi bioéthique du 29 juillet 1994 (art. 21), formule reprise dans la loi bioéthique suivante du 6 août 2004 (art. 26) et enfin dans celle du 7 juillet 2011 (art. 47). 

Mais les bonnes intentions produisent parfois de dangereux effets pervers. Ces "clauses de revoyure" suscitent le sentiment que la loi est provisoire, qu'elle peut être votée à l'essai, et qu'elle est donc contestable. Aussitôt votée, on attend sa modification ou on l'espère. On n'hésite plus à refuser de la mettre en oeuvre, par exemple en invoquant une clause de conscience, ou à la contester avec l'aide de  lobbies, voire en descendant dans la rue.  

Les lois ultra-rapides


La procédure législative est aussi remise en cause, de manière plus ou moins insidieuse. La révision constitutionnelle de 2008 a introduit une procédure accélérée mise en oeuvre à l'initiative du gouvernement (art. 45 al. 2), et qui réduit le débat à une seule lecture dans chaque assemblée. A l'époque, la mesure avait été présentée comme un moyen de lutter contre l'encombrement du parlement. Aujourd'hui, la procédure accélérée est devenue le droit commun. Depuis 2017, elle s'applique à l'ensemble des projets de loi présentés devant l'Assemblée nationale  (par exemple la loi du 8 mars 2018 sur l'orientation et la réussite des étudiants, la loi du 30 juillet 2018 sur la protection du secret des affaires, la loi du 20 juin 2018 sur la protection des données personnelles, la loi police et sécurité du 27 février 2018, la loi du 31 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme , la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.  Encore cette liste ne concerne-t-elle que les lois qui touchent aux libertés publiques et ne prétend-elle pas à l'exhaustivité. 

Les pseudo-propositions


Parfois même, il arrive que la procédure accélérée soit mise en oeuvre pour des propositions de loi. Tel est le cas de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, de la loi "Fake News" sur la manipulation de l'information actuellement en cours d'examen par le Conseil constitutionnel, ou de la loi du 30 juillet 2018 sur le renforcement du secret des affaires. Cet usage de la procédure accélérée illustre une autre dérive qui consiste à déposer des pseudo-propositions de loi. Attribuées à l'initiative d'un député, elles sont en réalité le produit de l'Exécutif, le parlementaire étant invité à porter un texte qu'il n'a pas rédigé. En témoigne le fait que les deux premières propositions citées étaient défendues par Richard Ferrand, alors responsable du groupe "LREM" à l'Assemblée, et la troisième par Richard Gauvain, député LREM de Saône et Loire. 

On peut évidemment se demander quel intérêt présente ce choix de demander à un député "ami" de défendre un texte. Certes, il peut exister un intérêt politique, et les propositions de loi permettent ainsi aux parlementaires Modem de jouer un rôle politique. C'est ainsi que Marc Fesneau, président du groupement parlementaire Modem, a porté plusieurs propositions de loi, avant de devenir ministre des relations avec parlement. Mais l'intérêt essentiel de la pseudo-proposition réside dans le fait qu'elle est dispensée d'étude d'impact. Ce document, élaboré en même temps qu'un projet de loi, a pour finalité de préciser les objectifs poursuivis, de recenser les différentes options possibles et de justifier le choix de l'une d'entre elles, ainsi que de mesurer les conséquences des dispositions nouvelles sur le droit positif. On l'a compris, la pseudo-proposition accélère la procédure, au prix de la cohérence d'ensemble. Il appartiendra ensuite aux juges de se débrouiller dans un maquis de dispositions au mieux obscures, au pire parfaitement contradictoires.

Conseiller d'État travaillant dans un grand cabinet international
Ça plane pour moi. Plastic Bertrand. 1978

Les lois inutiles


Il est vrai que la question de la nécessité de la loi n'est pas toujours posée, qu'il y ait eu ou non étude d'impact. C'est ainsi que la disposition phare de la loi Schiappa du 3 août 2018 sur les violences sexuelles, créant une nouvelle contravention d'outrage sexiste, demeure aujourd'hui largement inappliquée. Le harcèlement de rue est un comportement évidemment inacceptable, mais la définition donnée par la loi n'est pas extrêmement claire. Elle est en effet de nature essentiellement psychologique. L'outrage sexiste est celui que la victime considère comme "dégradant ou humiliant", ou la mettant en situation "intimidante, hostile ou offensante". Le problème est que tout le monde n'est pas humilié ou offensé par les mêmes propos ou par les mêmes attitudes. A cela s'ajoutent des difficultés matérielles de mise en ouvre de l'infraction, la preuve n'étant pas facile à apporter.

Dans son avis, le Conseil d'Etat ne s'est pas penché sur cette question, tout simplement parce qu'il a renvoyé ces dispositions au pouvoir réglementaire, estimant qu'elles ne relevaient pas du domaine de la loi... Il appartiendra aux juges du fond de donner une définition claire des comportements incriminés et, éventuellement, de transmettre une QPC reposant sur l'atteinte éventuelle aux principes de clarté et de lisibilité de la loi. Encore faudrait-il qu'il y ait des personnes poursuivies pour pouvoir introduire cette QPC.

On pourrait faire des observations identiques à propos de la proposition sur les violences éducatives ordinaires déposée par Madame Maud Petit (Modem, investiture LREM Val de Marne) le 17 octobre 2018. Le code pénal offre en effet déjà tout l'arsenal juridique pour réprimer les violences infligées aux enfants, y compris par leurs parents.

Les lois symboliques


Ces exemples nous renseignent sur une nouvelle fonction attribuée à la loi. Elle n'a pas toujours pour objet de modifier le droit existant, d'imposer une règle nouvelle, mais on lui demande d'affirmer des valeurs. Qui serait hostile à la poursuite des crétins qui pratiquent le harcèlement de rue ? Qui oserait défendre mordicus le rôle de la fessée dans l'éducation des enfants ? Ces textes vendent du consensus, affirment des symboles, et donnent aussi une image favorable du pouvoir en place.
Dans le cas le plus fréquent, cette fonction symbolique ne concerne qu'une partie des dispositions de la loi, mais elle apparaît clairement dans son intitulé. La présente législature se caractérise ainsi par une boursouflure des titres donnés aux lois. Un texte relatif à la lutte contre la corruption devient ainsi une loi "rétablissant la confiance dans l'action publique", le projet constitutionnel ne vise rien moins qu'une "démocratie plus représentative, responsable et efficace", un des nombreux textes sur la formation professionnelle se propose de donner "la liberté de choix de son avenir professionnel". On pourrait en citer beaucoup d'autres... On observe que la loi est définie par son objet, le but qu'elle se propose d'atteindre. On ne définit pas des règles. On donne des satisfaction symboliques, quand bien même la règle posée n'aurait aucun impact effectif.

 

Les lois privatisées


Dès lors, la privatisation de la loi engagée avec la décision de sous-traiter l'exposé des motifs et l'étude d'impact du texte sur les mobilités n'a rien de tellement surprenant. C'est le point d'aboutissement d'un affaiblissement constant qui ne rencontre guère d'opposition. Les parlementaires eux-mêmes ne se défendent pas. Dès lors qu'ils acceptent de défendre des textes qu'ils n'ont pas écrits, avec des éléments de langage dont ils ne sont pas les auteurs, ils tolèrent aussi qu'une partie du travail législatif du parlement français sois sous-traité à un cabinet qui est une structure de droit suisse, issue d'une fusion entre deux cabinets, un anglo-américain et un canadien.

L'Exécutif, quant à lui, semble considérer la loi comme un service parmi d'autres, que l'on peut librement externaliser, au même titre que le restaurant administratif ou les flottes de véhicules. Peut-être a-t-il oublié que la Cour des comptes et le Conseil d'État ont aussi une fonction de conseil juridique et que leurs services sont gratuits ? A une époque où la contrainte budgétaire est considérée comme indépassable, il semble surprenant de dépenser de l'argent public pour rémunérer les services d'un cabinet dont l'antenne française est dirigée par... un conseiller d'État. Cette manière désinvolte de considérer la loi contribue certainement à éloigner les Français de leurs institutions, à accroître leur indifférence, voire leur mépris, à l'égard d'institutions dont ils se sentent exclus.


Sur la loi : Chapitre 3 section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




vendredi 30 novembre 2018

La crèche de Wauquiez sauvée par les santons

Le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 22 novembre 2018, a déclaré légale la crèche de Noël installée, à la fin de l'année 2017, dans l'hôtel de la région Auvergne - Rhône - Alpes, à Lyon. On pourrait ne voir dans cette décision qu'une victoire de Laurent Wauquiez qui avait subi un échec dans un jugement précédent du 6 octobre 2017, rendu à propos de la crèche de l'année précédente, à la fin 2016. On pourrait aussi considérer que ce jugement de novembre 2018 n'est que le plus récent d'une longue série de jugements intervenus sur cette question. Dans un tableau extrêmement instructif, Pierrick Gardien, avocat au barreau de Lyon, recense ainsi une quinzaine de décisions sur les crèches entre novembre 2014 et novembre 2018.

Les arrêts du 9 novembre 2016


La question posée, toujours la même, est de savoir si la crèche est un symbole religieux, au sens où l'entend l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit en effet "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". 

Le Conseil d'Etat a répondu à la question dans deux arrêts du 9 novembre 2016, l'un sur l'installation d'une crèche dans l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans l'hôtel du département de Vendée. Mais il faut reconnaître que sa réponse n'est pas vraiment simple. Elle repose sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Dans la crèche les santons. Chorale de Legé

Les santons salvateurs


Laurent Wauquiez a mis un peu de temps à comprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat, situation surprenante si l'on considère qu'il en est membre. Son échec antérieur d'octobre  2017 s'explique largement par la motivation qu'il avait employée en 2016, au moment de l'installation de la crèche. Il la considérait alors comme un "symbole de nos racines chrétiennes", formule qui, à l'évidence, la rattachait l'iconographie chrétienne, et révélait une démarche bien proche du prosélytisme. L'installation ne s'accompagnait d'ailleurs d'aucun élément culturel, festif ou artistique. Pour la crèche de 2017, Laurent Wauquiez a su tirer les leçons de l'échec précédent. Il s'est inspiré de la pratique du maire de Sorgues qui avait, le premier, appelé à l'aide des santons de Provence dès Noël, et qui avait obtenu que sa crèche soit déclarée légale par le TA de Nîmes, le 16 mars 2018. Reprenant l'idée, Laurent Wauquier a donc pris une décision formelle de création d'une crèche entourée de santons protecteurs, décision accompagnée d'un communiqué sur le site officiel de la région, mentionnant "une exposition vitrine du savoir-faire régional des métiers d'art et de traditions populaires".

Le TA de Lyon statuant le 22 novembre 2018, appliquant toujours la jurisprudence du Conseil d'État, a pu cette fois donner une solution radicalement opposée.  Il a commencé par rappeler qu'une telle installation peut "revêtir une pluralité de significations". Certes, une crèche de Noël fait partie de l'iconographie chrétienne et présente toujours un caractère religieux. Mais elle fait aussi partie des "décorations et illustrations" qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d'année. Le TA examine alors le contexte dans lequel s'inscrit l'installation. Il évoque " deux grands décors de crèche présentant les métiers d'art et les traditions santonnières régionales dans des scènes pittoresques de la vie quotidienne, réalisés par un ornemaniste et un maître-santonnier drômois". Il en déduit que la crèche a pour finalité de mettre en lumière le talent des artisans de la région, et qu'elle présente donc un caractère culturel, ajoutant d'ailleurs qu'elle s'inscrit dans un usage constant, l'exposition des crèches de Noël étant une tradition ancienne en Auvergne-Rhône-Alpes.


L'art du camouflage



Le jugement du 22 novembre 2018 applique ainsi la jurisprudence du Conseil d'État mais, révèle aussi, au moins dans une certaine mesure, son échec. Les élus disposent désormais d'un mode d'emploi qui leur permet d'installer une crèche de Noël à peu près librement. Laurent Wauquiez a ainsi invité les santons pour la transformer en manifestation culturelle. D'autres inviteront quelques musiciens pour la rendre artistique, d'autres enfin feront venir un marchand de barbe à papa pour assurer le caractère festif. En tout état de cause, l'art le plus pratiqué sera l'art du camouflage, et il le juge n'aura plus pour mission que de sanctionner les élus qui n'ont pas su se montrer suffisamment hypocrites

Hypocrisie du juge ou hypocrisie de la juridiction administrative ? N'était-ce pas finalement le but à atteindre ? En 2016, le Conseil d'État aurait pu prendre une position claire, soit déclarer que la crèche était un symbole religieux au sens de la loi de 1905, soit considérer qu'il s'agissait d'un symbole passif dépourvu de tout prosélytisme, au sens de l'arrêt Lautsi c. Italie rendu en 2011 par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un cas, il l'interdisait, dans l'autre il l'autorisait. Mais en tout cas, il définissait une règle simple. Il n'en a rien fait et a préféré adopter une jurisprudence complexe et difficilement lisible, comme il le fait souvent en matière de laïcité. Mais finalement cette jurisprudence présente l'avantage, ou l'inconvénient, de laisser les élus faire ce qu'ils veulent.

Sur les crèches de Noël : Chapitre 10 section 1 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


mercredi 28 novembre 2018

Le collaborateur occasionnel du service, une notion à haut potentiel

La jurisprudence des tribunaux administratifs peut quelquefois apparaître comme un espace privilégié, ouvert à une certaine forme de créativité juridique. Le jugement du tribunal administratif de Paris intervenu le 15 novembre 2018 constitue l'une de ces décisions susceptibles d'enrichir le droit positif, si précisément il fait jurisprudence. Elle apparaît pourtant d'une grande simplicité, car le tribunal se borne à engager la responsabilité de l'État pour les dommages subis par un lanceur d'alerte, considéré comme un collaborateur occasionnel du service public.

La requérante, madame Stéphanie Gibaud, est bien connue pour avoir dénoncé des pratiques d'évasion fiscale et de blanchiment de fraude fiscale mises en oeuvre par l'Union des banques suisses (UBS), banque d'affaires ayant son siège à Bâle et à Zürich. Employée chez UBS France pour organiser des évènements au profit des riches clients français de la banque, madame Gibaud est parfaitement informée d'un démarchage visant à leur proposer des pratiques d'évasion fiscale. Refusant de détruire les preuves de ces infractions, elle participe au contraire à l'enquête du service des Douanes. Ce rôle de lanceur d'alerte provoquera dès 2008 un véritable harcèlement sur son lieu de travail, qui s'achèvera par son licenciement en 2012. 

En l'espèce, le tribunal administratif de Paris observe que madame Gibaud a communiqué aux Douanes documents et renseignements. Elle a même quelque peu espionné, toujours pour le compte des Douanes, les clients invités au tournoi de Roland Garros par l'UBS... L'importance de l'aide qu'elle a apportée à l'enquête conduit le juge à lui "conférer le statut d'informateur" pour la période allant de fin 2011 au courant de l'année 2012. Elle a personnellement participé à l'enquête, et doit donc être considérée comme un collaborateur occasionnel du service public. Les préjudices qu'elle a subis durant cette affaire doivent seront en conséquence partiellement réparés par l'État. La satisfaction donnée à madame Gibaud est toutefois purement symbolique, pour ne pas dire ridicule, le tribunal lui accordant in fine une indemnisation de 3000 € alors qu'elle réclamait 3 500 000 €. 


La notion de collaborateur occasionnel



Quoi qu'il en soit, le jugement se caractérise d'abord par cette utilisation nouvelle de la notion, très ancienne, de collaborateur occasionnel du service public. Dès 1946, dans la célèbre décision Commune de Saint Priest la Plaine, le Conseil d'État avait ainsi réparé le préjudice causé à un artificier amateur qui tirait le feu d'artifice et qui avait été blessé par l'explosion prématurée d'un engin. Plus tard, dans l'arrêt de 1970 Commune de Batz sur Mer, c'est le sauveteur bénévole d'une personne emportée par la mer, ou plutôt ses ayants-droit qui sont indemnisés, car lui-même s'était noyé dans l'opération. Il a en effet été considéré comme collaborateur du service public de la police municipale. Il en est de même du pilote d'hélicoptère, employé par une entreprise privée et sollicité par le centre de sauvetage en mer parce qu'il était à proximité des lieux, et qui est tué dans la chute de son appareil. Dans l'arrêt Chevillard et autres du 12 octobre 2009, le Conseil d'Etat estime qu'il a participé, dans l'urgence, au service de sauvetage en mer.

Asterix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970

La sollicitation de l’administration



On pourrait multiplier les décisions qui seraient l'énumération d'autant de catastrophes en tous genres. Cette triste accumulation nous renseigne sur les raisons de fond de cette jurisprudence qui a d'abord pour objet d'indemniser des victimes ou leurs ayants-droit qui, sans cette qualification de "collaborateurs occasionnels" seraient aussi victimes d'une injustice, alors qu'à un moment de leur vie, elles ou leur proche ont fait un acte de dévouement. D'une manière générale, cette qualification est attribuée si deux conditions sont réunies : d'une part, la personne a participé au service public, d'autre part, elle a agi à la demande de l'administration, sauf hypothèse "d'urgente nécessité", comme dans l'affaire de Batz sur Mer.

Qu'en est-il de madame Gibaud ? Il ne fait aucun doute qu'elle a aidé le service des Douanes, mais la demande de l’administration n’est pas clairement établie pour l'ensemble de la période considérée. Le juge reconnaît simplement qu’elle a agi « spontanément ou à la demande de ce service ». L’idée est celle d’une collaboration, d’un travail en commun poursuivant le même but. Le moment où la requérante a décidé de transmettre des pièces compromettantes pour la banque à l’administration n’est pas détachable de la période plus active où elle a participé à l’enquête.


Utilité pour les lanceurs d'alerte



L'évolution est modeste mais fort utile à celui qui peut être qualifié de lanceur d'alerte.  Il est défini par la loidu 9 décembre 2016 comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit (…) ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Il n’est donc pas un délateur, mais il peut être un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l’intérêt général. Tel est le cas de la requérante que le tribunal qualifie expressément d'"informateur". Dans son arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme précise ainsi que la bonne foi constitue un élément essentiel de la définition du lanceur d’alerte. De toute évidence, la requérante présente toutes les caractéristiques du lanceur d’alerte, au sens juridique du terme. Il n'est pas contesté qu'elle agissait dans le but de déférer à la justice des fraudeurs fiscaux.

Or, précisément, la protection juridique des lanceurs d’alerte demeure, en l’état actuel du droit, tout à fait embryonnaire. La loi du 9 décembre 2016 repose sur un double socle. D’une part, elle formule un principe d’irresponsabilité pénale du lanceur d’alerte si son action porte atteinte à des secrets protégés par la loi, à la condition toutefois que cette divulgation soit "nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause". La notion manque évidemment de clarté et il peut être difficile d'apprécier si la divulgation vaudra à son auteur le statut de lanceur d'alerte ou un séjour en prison. D'autre part, la organise une procédure de signalement de l'alerte, d'abord devant le supérieur hiérarchique puis, en cas d'insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Le Défenseur des droits est chargé d'assister le lanceur d'alerte dans ses démarches. En tout état de cause, cette procédure est également très risquée pour l'intéressé qui, en saisissant son supérieur hiérarchique, l'informe également de son intention de dénoncer des pratiques prohibées.

Rien n'est prévu dans ce dispositif pour l'indemniser des préjudices dont il a pu être victime comme le harcèlement ou le licenciement et la perte de revenus qui en a résulté. En l'espèce, la notion de collaborateur occasionnel permet cette réparation, mais elle demeure très limitée car le tribunal n'accepte d'envisager que la période durant laquelle Madame Gibaud a directement participé à l'enquête, entre fin 2011 et 2012. Les années 2008 à 2011, durant lesquelles elle a été harcelée à son travail, en particulier parce qu'elle refusait de détruire certaines pièces, n'a pas été prise en compte par le juge, ce qui explique le montant dérisoire de l'indemnisation accordée.


Une vision positive du lanceur d'alerte



Le jugement du tribunal administratif laisse ainsi un sentiment d'inachevé. Certes, le juge fait un pas en avant et accepte de considérer la collaboration au service public comme une participation qui peut être en partie spontanée, et donc indépendante de la sollicitation de l'administration. Mais la seule solution efficace pour protéger le lanceur d'alerte serait de faire un second pas en avant, en détachant cette qualification du contentieux de la responsabilité. Il ne s'agirait plus seulement de réparer un dommage, mais d'accorder un véritable statut du collaborateur occasionnel qui le protégerait durant toute la période de conflit ouvert avec l'entreprise.

Cette vision positive du lanceur d'alerte est-elle une vue de l'esprit ? Peut-être pas si l'on considère que le tribunal administratif de Lyon s'est saisi de cette notion ancienne pour l'adapter au problème nouveau de la protection des lanceurs d'alerte. On ignore si cette décision sera frappée d'appel, mais rien n'interdit d'envisager que le législateur reprenne cette notion de manière positive. On imagine alors une multitude d'applications possibles, par exemple pour définir le droit applicable aux personnes qui accompagnent les sorties scolaires. Alors que celles-ci peuvent déjà être indemnisées si elles subissent un dommage durant leur fonction bénévole, la création d'un statut positif permettrait aussi de leur imposer le respect du principe de neutralité généralement imposé à ceux qui participent directement au service public. La notion de collaborateur occasionnel, notion un peu poussiéreuse reléguée aux chapitres consacrés à la responsabilité administrative dans les manuels, pourrait ainsi trouver une nouvelle jeunesse.



Sur les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

samedi 24 novembre 2018

Où l'on reparle de la présence de l'avocat durant la garde à vue

Avec sa décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), sanctionne une procédure criminelle belge, durant laquelle ni la Cour d'assises ni la Cour de cassation n'ont apprécié les conséquences de l'absence d'avocat durant une garde à vue sur le droit au juste procès.

Soupçonné d'avoir tué sa compagne, M. Beuze est arrêté dans le nord de la France en décembre 2007 à la suite d'un mandat d'arrêt européen émis par la Belgique. Devant les autorités françaises, il renonce au droit à l'assistance d'un avocat. Remis aux autorités belges, il a d'abord été placé en garde à vue pendant quelques heures, avant d'être auditionné par un juge d'instruction. Conformément au droit belge de l'époque, le droit à l'assistance d'un conseil ne lui a pas été proposé durant la garde à vue. Durant la phase d'instruction en revanche, il a désigné un avocat mais ce dernier a surtout brillé par son absence.

A l'ouverture de son procès d'assises, M. Beuze, cette fois assisté par un conseil bien présent, demande que les auditions et interrogatoires menés sans avocat soient déclarés nuls. Il est pourtant condamné à la réclusion à perpétuité, et son pourvoi en cassation est rejeté en février 2010. Devant la CEDH, il invoque l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il fait observer en effet qu'il n'a pu bénéficier de l'assistance d'un avocat durant sa garde à vue et qu'aucune information ne lui a été donnée sur son droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

 

L'arrêt Salduz


En effet, M. Beuze peut désormais s'appuyer sur  l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, par lequel la CEDH impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique et la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". Elle transpose elle-même la directive européenne du 22 octobre 2013, et autorise désormais le gardé à vue à s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis à se faire assister durant toute la procédure.

En l'espèce, la CEDH sanctionne la procédure diligentée par les juges belges. L'arrêt pourrait apparaître comme une simple mise en oeuvre de la jurisprudence Salduz. Mais ce n'est pas aussi simple car la justice belge se voit surtout reprocher d'avoir accepté comme preuves les déclarations de M. Beuze durant sa garde à vue, sans avoir examiné les circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies ni l'incidence de l'absence d'avocat. Ce n'est donc pas l'absence d'avocat qui est sanctionnée, mais le défaut de contrôle sur les effets de cette absence.



Garde à vue en Belgique. Hergé. Dessin original. 1943


Les "raisons impérieuses



Les commentateurs français ont vu dans cette décision un recul par rapport à l'arrêt Salduz. N'est-il pas désormais possible de se passer de l'assistance d'un avocat si elle n'a pas d'effet sensible sur l'équité de l'ensemble de la procédure ?

Là encore, il convient de nuancer le propos. L'arrêt Salduz énonce en effet que "des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat". Ces "raisons impérieuses" ne sauraient résider dans des dispositions législatives vidant de son contenu le droit à l'assistance d'un avocat. Elles visent surtout des circonstances exceptionnelles, lorsque l'interrogatoire d'une personne a pour objet de prévenir une atteinte à la vie ou à l'intégrité physique d'autrui, par exemple lorsqu'un attentat terroriste semble imminent (CEDH, 13 septembre 2016, Ibrahim et a. c. Royaume-Uni). Dans ce cas, l'État doit démontrer de manière convaincante l'existence de cette situation d'urgence.

Dans cette même décision Ibrahim, la CEDH précise toutefois que l'absence de raisons impérieuses ne sont pas les seuls motifs de nature à justifier l'absence du droit à un avocat dès le début de la garde à vue. Qu'il y ait ou non des raisons impérieuses, la Cour s'interroge en effet sur l'équité globale de la procédure. Et c'est précisément l'intérêt de la décision Beuze : alors même qu'il n'existe aucune "raison impérieuse" justifiant l'absence d'un avocat, cette absence peut néanmoins être admise si "l'équité globale de la procédure" est respectée.


L'"équité globale de la procédure" 



Mais qu'entend-on par "équité globale" ? La notion est précisée dans la décision Simeonovi c. Bulgarie du 12 mai 2017. La CEDH y dresse une liste non exhaustive des critères susceptibles d'être pris en considération, parmi lesquels la vulnérabilité particulière du requérant, le dispositif légal encadrant la garde à vue, les voies de recours offertes au requérant pour contester les preuves qui lui sont opposées, la composition de l'instance de jugement, l'existence d'autres garanties procédurales etc. En l'espèce, la Cour sanctionne le fait que M. Beuze a particulièrement eu à souffrir de l'absence d'un conseil, tant au stade de la garde à vue qu'à celui de l'instruction. Les preuves obtenues dans de telles conditions ont été acceptées sans discussion par les juges et aucune mise en garde n'a été adressée au jury populaire sur la manière dont elles avaient été recueillies. In fine, la CEDH déduit donc que "l'équité globale de la procédure" n'était pas assurée.

La décision doit avoir quelque chose d'irritant pour les autorités belges. On leur oppose en effet une jurisprudence de la CEDH bien postérieure au procès pénal qui a conduit à la condamnation du requérant. Comment la Cour de cassation belge aurait-elle pu, en 2010, appliquer une jurisprudence de 2017 ? La CEDH se déclare "conscience des difficultés que le passage du temps et l'évolution de sa jurisprudence peuvent entraîner pour les juridictions nationales (...)" et elle reconnaît que le droit belge a su évoluer sous l'influence de l'arrêt Salduz. En l'absence de faute, la Belgique n'est donc tenue ni de rejuger, ni d'indemniser le requérant, aucune satisfaction équitable n'étant accordée à celui-ci.

En revanche, la décision ne s'analyse pas comme un infléchissement nouveau de la jurisprudence Salduz. Celui-ci avait déjà eu lieu avec les arrêts Ibrahim et Simeonovici de 2016 et 2017, mais la doctrine française ne les avait guère commentés, manifestement soucieuse de sanctuariser l'acquis de la jurisprudence Salduz, voire de s'appuyer sur elle pour revendiquer un renforcement du rôle de l'avocat durant la garde à vue. Or, il n'est pas contestable que CEDH s'oriente, quant à elle, vers un assouplissement. Est-elle sensible aux impératifs de la lutte contre le terrorisme ? Veut-elle tout simplement laisser une plus grande autonomie aux États dans l'organisation de leur procédure pénale ? Ce ne serait pas tellement surprenant au moment précis où certains d'entre eux n'hésitent plus à mettre en cause des arrêts de la Cour, voire parfois laissent entendre qu'ils pourraient remettre en cause leur acceptation de sa juridiction.



Sur la garde à vue : Chapitre 4 section 2 § B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



mardi 20 novembre 2018

La liberté de manifestation, en Russie

L'arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 novembre 2018 a été particulièrement médiatisé, car le requérant n'est autre qu'Aleksey Navalnyy, l'un des principaux opposants au Président Poutine, très engagé dans la lutte contre la corruption. Arrêté à sept reprises entre 2012 et 2014 à l'occasion de différents rassemblements publics, il a été condamné à des amendes administratives et parfois à une détention administrative. Il obtient aujourd'hui de la CEDH une condamnation de la Russie pour des manquements au principe de sûreté et à la liberté de réunion, ainsi que pour une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme qui sanctionne une restriction des libertés dans un but autre que la finalité pour laquelle elle a été édictée, c'est-à-dire mutatis mutandis un détournement de pouvoir.


Arrestation arbitraire

 


Le requérant invoque d'abord le caractère arbitraire des arrestations, pratique sanctionnée par l'article 5 § 1 de la Convention. En l'espèce, la Grande Chambre reprend les motifs de l'arrêt rendu par la Chambre le 2 février 2017. Il est vrai que les rassemblements auxquels a participé le requérant étaient irréguliers dans la mesure où la liberté de manifestation est soumise, en Russie, à un régime d'autorisation. Les participants avaient donc omis de solliciter cette autorisation que, vraisemblablement, ils n'auraient pas obtenue. Ils ont donc été arrêtés sur la voie publique et retenus au poste de police pendant quelques heures, avant d'être soit relâchés, soit déférés à un juge.

Or le droit russe, comme la plupart des systèmes juridiques, prévoit qu'il est possible d'établir des procès-verbaux de participation à un rassemblement irrégulier sur place, sans qu'il soit nécessaire de conduire les intéressés au poste de police. Lorsqu'une arrestation est jugée utile, elle doit être motivée par les autorités, et reposer sur une justification légale comme le risque de fuite ou d'obstruction à la justice. Comme elle l'avait déjà affirmé dans l'arrêt Frumkin c. Russie du 5 janvier 2016, la Cour estime qu'en l'absence de justification explicite, l'arrestation est considérée comme non conforme à l'article 5 § 1 de la Convention.


Violation du droit au procès équitable



Aleksey Navalnyy estime aussi avoir été victime d'une atteinte à son droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 de la Convention. Rappelons qu'il a été condamné sur le fondement d'infractions figurant dans le "code des infractions administratives", mais la CEDH a déjà considéré qu'elles relèvent de la "matière pénale", en particulier lorsque les peines imposent une privation de liberté (CEDH, 30 août 2013, Malofeyeva c. Russie).

Sur le fond, la CEDH examine en détail les procédures qui ont conduit aux sept condamnations du requérant. Si l'une d'entre elles a donné à un contrôle réel des juges d'appel, les six autres se déroulées dans des conditions qui n'ont pas grand-chose à voir avec un procès équitable : juges qui se fondent sur la seule version des faits rapportée par la police, refus d'entendre les témoins de la défense etc. Cette situation a finalement fait peser sur le requérant une véritable présomption de culpabilité, l'intéressé n'étant pas en mesure d'exposer les éléments de sa défense. L'atteinte au droit au procès équitable est donc logiquement sanctionnée par la Grande Chambre.
Manifestation autorisée à Moscou
Défilé militaire du 7 novembre 1941

La liberté de manifestation



La liberté de manifester fait partie de la liberté de "réunion pacifique" protégée par l'article 11 de la Convention européenne. Cette absence d'autonomie de la liberté de manifestation, non détachée de celle de réunion, ne nuit pourtant pas au contrôle de la Cour. Elle apprécie en effet la "nécessité" d'éventuelles restrictions à cette liberté. Dans la première décision de 2017 sur la même affaire, la Chambre avait considéré que les autorités russes n'avaient pas démontré cette nécessité d'interrompre les réunions auxquelles le requérant participait, de l'arrêter, et de le condamner à des peines d'emprisonnement, même légères.

La Grande Chambre rappelle que l'article 11 protège la liberté de réunion "pacifique", notion qui exclut de la garantie ces dispositions les rassemblements violents (CEDH, 15 octobre 2015, Kudrevicius et a. c. Lituanie). De fait, la Cour ne doit pas se borner à vérifier que le rassemblement est conforme est droit interne, mais que les participants ont pu effectivement exprimer leur opinion, principe affirmé par l'arrêt Primov et a. c. Russie du 12 juin 2014. Peu importe que la Russie ait adopté un régime d'autorisation, si cette procédure a pour finalité d'assurer le bon déroulement de la manifestation et non pas de l'interdire. Ce régime d'autorisation doit d'ailleurs, aux yeux de la Cour, s'accompagner d'une "certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques", auraient-il lieu sans autorisation préalable (CEDH, 18 décembre 2007, Nurettin Aldemir c. Turquie).

En l'espèce, il ne fait guère de doute que l'ingérence dans la liberté de manifestation était prévue par la loi, dès lors que le droit russe sanctionne la participation à un rassemblement non autorisé. La Cour examine néanmoins si, dans le déroulé des évènements, les autorités russes poursuivaient un "but légitime" en portant atteinte à la liberté de manifestation du requérant. Or le fait d'arrêter une personne alors qu'elle s'éloigne d'une manifestation ou qu'elle attend un certain temps devant un tribunal en espérant pouvoir entrer ne vise pas à assurer l'ordre public. Et la Cour de reconnaître qu'elle "doute fort que les mesures litigieuses aient poursuivi un but légitime". Elle exerce ainsi un contrôle de proportionnalité de l'ingérence dans la liberté de manifestation, comme elle l'avait fait dans l'arrêt Bukta et autres c. Hongrie de 2007, où elle avait estimé que disperser un rassemblement au seul motif qu'il n'a pas été régulièrement déclaré ne saurait, en soi, constituer un but légitime.


"Museler l'opposition"



Dès lors, la Grande Chambre considère que deux des poursuites engagées contre Aleksey Navalnyy ne poursuivent pas un but légitime, et que cinq se sont révélées disproportionnées, compte tenu de la nécessité de faire preuve de tolérance en cas de rassemblement pacifique. La décision est sévère pour les autorités russes, mais la Cour n'hésite pas à rappeler que "de telles carences ont déjà été constatées dans un certain nombre d'affaires antérieures". La Russie a déjà été condamnée, à plusieurs reprises, sur ce fondement, et la CEDH constate qu'elle ne fait rien pour respecter les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme en ce domaine.

C'est à la lumière de ces réitérations que doit être considérée la sanction pour violation de l'article 18 de la Convention qui s'analyse comme un détournement de pouvoir. Au-delà des buts avoués de "la défense de l'ordre public et de la prévention du crime" ainsi que de la "protection des libertés d'autrui", la Cour constate que les autorités russes ont réagi de plus en plus sévèrement à l'égard de ces manifestations, que des lois ont même été votées pour renforcer la répression. La Cour ne peut donc s'empêcher de penser qu'il s'agit surtout de museler l'opposition et "d'étouffer le pluralisme politique". Conformément à une jurisprudence constante depuis l'arrêt Young, James et Webster c. Royaume-Uni du 13 août 1981, elle rappelle ainsi à la Russie qu'une société démocratique est celle qui assure aux courants minoritaires un juste traitement. Il ne reste plus qu'à espérer que la Cour sera enfin entendue.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



samedi 17 novembre 2018

Le "parent biologique" ou la filiation non sexuée

Le 14 novembre 2018, la Cour d'appel de Montpellier a rendu une décision qui restera sans doute unique en son genre. Les faits à l'origine de l'affaire sont tout-à-fait inédits. Imaginons un couple que l'on appellera Paul et Virginie pour simplifier l'analyse. Ce couple a deux enfants, schéma typique de la famille la plus traditionnelle. Et puis les choses changent. Après dix ans de vie conjugale, Paul s'aperçoit que l'identité masculine mentionnée dans son état civil ne correspond pas à son identité véritable. Il entreprend donc un cheminement complexe qui lui permet d'obtenir un état civil féminin. Paul devient Pauline, sans pour autant achever le processus de transformation physique. La vie conjugale continue, et un troisième enfant, une petite fille, naît en 2014. La situation devient alors délicate car Pauline a désormais une identité féminine mais il n'en demeure pas moins qu'elle est le père biologique de son enfant.


Une situation inédite



Les juges se trouvent donc placés dans une situation inédite que le législateur n'a jamais envisagée. Elle est pourtant la conséquence prévisible d'une jurisprudence libérale de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Un arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017 est en effet venu sanctionner la jurisprudence de la Cour de cassation qui exigeait, depuis deux arrêts du 13 février 2013, la "preuve médico-chirurgicale" du transsexualisme. Autrement dit, l'état civil ne pouvait être modifié qu'à l'issue des opérations physiques de conversion, au bout d'un délai extrêmement long. La Cour européenne a vu dans cette contrainte une atteinte à la vie privée, la personne étant contrainte durant de longues années de vivre dans un état civil ne correspondant pas à son identité profonde. La loi du 18 novembre 2017 de modernisation de la justice du XXIe siècle a donc démédicalisé la procédure. Il est donc désormais possible de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, comme le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d'avoir déjà changé son prénom. Il n'est plus impossible de demeurer biologiquement un homme en se revendiquant psychologiquement comme une femme, et c'est ce qui explique sans doute la situation de Pauline et de Virginie.


Une filiation maternelle impossible

 


Pauline voudrait évidemment voir reconnaître une filiation maternelle. Durant la grossesse, elle a pris la précaution de faire auprès d'un notaire une reconnaissance prénatale de "maternité non gestatrice". Après la naissance de l'enfant, l'officier d'état civil refuse cependant cette mention. Le droit positif ne reconnaît pas, en effet l'existence de deux liens de filiation de même sexe, dualité qui irait à l'encontre du principe "mater semper certa est". Le TGI de Montpellier, statuant en première instance le 22 juillet 2016, a donc rejeté la mention de la "mère non gestatrice". Il invoque sans doute les deux avis du 22 septembre 2014 dans lesquels la Cour de cassation a admis l'adoption plénière d'un enfant par la mère d'intention, compagne de la mère biologique Ce principe a d'ailleurs été mis en oeuvre par les juges du fond, et notamment la Cour d'appel de Versailles, dans deux arrêts du 15 février 2018. Certes, mais on voit mal pourquoi Pauline devrait adopter son enfant biologique, d'autant que Virginie refuse cette adoption et que l'enfant se verrait privé d'une filiation conforme à la vérité biologique, induisant une rupture d'égalité avec ses frères.

Le papa de mon papa. Boby Lapointe. 1966

Une filiation paternelle impossible



L'Union départementale des associations familiales (UDAF), bien connue pour son attachement à la famille la plus traditionnelle, intervenant dans l'affaire, souhaite voir reconnaître une filiation paternelle. Elle correspond évidemment à la vérité biologique, mais la Cour d'appel de Montpellier estime qu'un tel choix pourrait porter atteinte à la vie privée de Pauline. C'est en effet au nom de sa vie privée et de son droit d'obtenir un état civil conforme à son identité sexuelle qu'elle a obtenu un état civil féminin. Ce serait en effet lui imposer un retour à son ancien sexe et la contraindre à renoncer à une conversion à laquelle elle n'entend pas renoncer. Cette solution n'est donc évidemment pas satisfaisante.  


Une décision isolée ?



A situation exceptionnelle, solution inédite. La Cour d'appel décide l'inscription de Pauline sur l'acte de naissance de l'enfant comme "parent biologique", sans mention de sexe. Certains diront que les juges n'ont pas voulu trancher, d'autres salueront la première mention d'un état civil non sexué. Elle présente l'avantage de privilégier l'intérêt de l'enfant, en faisant en sorte que le troisième enfant d'une famille se trouve dans la même situation juridique que ses frères. 

Reste à s'interroger sur l'avenir de cette décision. Il est probable qu'elle demeurera isolée, ne serait-ce que parce que la situation qu'elle s'efforce de gérer n'est pas fréquente. Il est possible qu'elle soit mise en cause par un pourvoi en cassation, peut-être un pourvoi dans l'intérêt de la loi. On ne peut rien augurer sur ce point, et cette décision ne peut donc qu'être saluée comme imaginative et désireuse de trouver une solution satisfaisante à un problème délicat, mais on peut s'aventurer à la présenter comme une jurisprudence nouvelle. En revanche, elle pourrait peut-être susciter la réflexion du législateur appelé à se prononcer sur l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes. Serait-il possible d'envisager bientôt une co-maternité, voire une co-paternité, prévue dans le code civil ? En tout état de cause, les évolutions législatives récentes, du mariage des couples de même sexe à l'élargissement de l'assistance médicale à la procréation, invitent à une réflexion nouvelle sur la filiation, sans perdre de vue l'essentiel, c'est-à-dire l'intérêt de l'enfant.


Sur le droit à une identité transsexuelle : Chapitre 8 section 1 § 2 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.