« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 25 octobre 2018

Yadh Ben Achour : opinion dissidente sous les constatations du Comité des droits de l'homme relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public


Durant sa session de juillet 2018, le Comité des droits de l'homme a adopté deux "constatations" identiques qui ont été diffusées le 23 octobre 2018. Toutes deux estiment que la loi française du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l'espace public viole les dispositions du Pacte de 1966 sur les droits civils et politiques. Aux yeux du Comité, le texte français porte atteinte à la liberté religieuse des femmes portant le voile intégral et s'analyse donc comme un texte discriminatoire. 

On doit évidemment rappeler que les États ne sont nullement liés par l'interprétation que le Comité donne des dispositions du Pacte de 1966. Ce dernier ne dispose d'ailleurs d'aucun moyen de contraindre les autorités françaises à abroger la loi et à indemniser les plaignantes, comme pourtant il le demande. Tout au plus peut-il "souhaiter" recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 80 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.

Pour éclairer la lecture de ces "constatations", il nous est apparu que le meilleure commentaire se trouvait dans l'opinion dissidente développée par Yadh Ben Achour, professeur émérite de l'Université de Tunis et membre tunisien du Comité des droits de l'homme. Nous les reproduisons dans leur intégralité. 

Opinion individuelle de Yadh Ben Achour (dissidente)


1. Dans  les  deux  affaires  qui  sont  l'objet  des  communications  11° 2747 /2016   et 11° 2807 /2016, le Comité constate que !'État  partie, en  adoptant  la  loi 11° 2010/1 192  du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l' espace public, a violé les droits des auteures au titre des articles 18 et 26 du Pacte. Je regrette de ne pouvoir partager cette conclusion et cela pour les raisons suivantes. 

2. Je suis tout d'abord surpris par le fait que le Comité déclare que «l'État partie n'a pas montré en quoi le voile intégral représente en soi une menace pour la sécurité ou l'ordre publics qui justifierait cette interdiction absolue ». Je ne m' appesantirai pas sur la menace à la sécurité publique, tant elle me semble évidente, dans un contexte de lutte contre les terroristes dont certains ont exécuté des attentats ou des assassinats en France et ailleurs en se travestissant avec des niqabs. Ces raisons de sécurité suffisent à elles seules à justifier la nécessité à la fois de l'interdiction et de la pénalisation. Je m'arrêterai, en revanche, plus longuement sur le sens de l'expression « protection de l'ordre », lue  conjointement avec celle de « protection de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d' autrui » de l'article 18, paragraphe 3, du Pacte.

3. Dans cet article, le terme «ordre» vise évidemment celui de l'État auteur de la restriction. L'ordre, en France, par l' effet de la Constitution, est un ordre républicain, laïque et démocratique. L'égalité des hommes et des femmes fait partie des principes les plus fondamentaux de cet ordre, aussi vrai qu'il fait partie des principes les plus fondamentaux du Pacte. Or, en soi, le niqab est un symbole de stigmatisation et d'infériorisation des femmes, par conséquent contraire à l'ordre républicain et à l'égalité des genres dans l'État partie, mais également à l'article 3 et à l'article 26 du Pacte. Les défenseurs du niqab enferment la femme dans son statut biologique primaire de femelle, objet sexuel, chair sans esprit ni raison, responsable potentiel du désordre cosmique et du désordre moral, et qui doit donc se rendre invisible au regard masculin et être pour cela quasiment interdite de l'espace public. Un État démocratique ne peut permettre une telle stigmatisation, à l'égard de toutes les autres femmes. Or, le port du niqab porte atteinte aux « libertés et droits fondamentaux d'autrui », c'est-à-dire précisément aux droits des autres femmes et de la femme en tant que telle. Son interdiction n'est donc pas contraire au Pacte. 

Sidi Bou Saïd. E. Miloud. Collection particulière
4. Je suis d'accord avec le  Comité  pour  admettre  que  les  restrictions  prévues  par l'article 18, paragraphe 3, doivent être interprées strictement. «Strictement» ne signifie cependant pas que  ces  restrictions  sont  dispenséede  respecter  les  autres  dispositions du Pacte, ainsi que l'esprit de l'article 18 lui-même, tel que nous l'avons expliqué au paragraphe précédent. 

5. Le Comité admet dans les deux cas d'espèce que « le port du voile intégral relève d'une coutume d' une partie des fidèles musulmans et qu'il s'agit de l'accomplissement d'un rite et de la pratique d' une religion». Cependant les constatations du Comité n'expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d'une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l'article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l' effet de l'islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant,  les savants  les  plus autorisés de l' islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l'expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d ' une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l'homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de homme et du Pacte, et ayant éri le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité.

6. Il en est ainsi de la polygamie, de l'excision, de l'inégalisuccessorale, de la répudiation, du droit du mari de corriger sa femme, du virat, du sororat, qui constituent, pour tous ceux qui les pratiquent, autant d' obligations religieuses ou de rites, au même degré que le port du voile intégral pour ses adeptes. Pourtant, le Comité a toujours estimé que ce genre de pratiques était contraire aux dispositions du Pacte et a demandé constamment aux États de les abolir. N'est-il pas contradictoire de juger, dans un cas, que l'interdiction de l'une de ces pratiques attentatoires à l'égalité citoyenne et à la dignité de la femme est contraire au Pacte, et de juger, dans un autre cas, que ces pratiques sont contraires à l'article 18 ? 

7. Un problème plus grave doit être soulevé. Il s'agit de la question du « vivre ensemble», avancée par la France et qui a  inspiré l'adoption  de la  loi  n° 2010/1102. Je désapprouve totalement le Comité qui « constate que la notion du "vivre ensemble" est très vague et abstraite » et que « l'État partie n'a cité aucun droit ou liberté fondamentale d'autrui précis qui serait touché ». L' exposé des motifs de la loi est pourtant très substantiel sur cette question et n'a pas manqué de souligner que la dissimulation du visage constitue une rupture du contrat social, du minimum de civilité, de fraternité et du vivre ensemble. Les constatations du Comité oublient malheureusement que le droit fondamental atteint dans ce cas n'est ni celui de quelques individus, ni de quelque groupe que ce soit, mais le droit de la société tout entière à reconnaître les siens, à travers les signatures de leurs visages qui sont en même temps le signe de leur sociabilité,  voire dleur humanité.  Contrairement à  ce qu'affirment les constatations, la notion de vivre ensemble n' est ni vague, ni abstraite. Elle est précise et concrète. Elle est fondée sur une idée très simple que la société démocratique ne peut fonctionner qu visage découvert. Plus néralement, comme je l'ai déjà indiqué, la communication humaine primordiale, avant tout autre langage, passe par le visage. Dissimuler totalement et en permanence son visage dans l'espace public, particulièrement dans un contexte démocratique, c'est renier sa propre sociabilité et rompre le lien avec ses semblables. Interdire et pénaliser par une simple amende le port du voile intégral par la loi n'est, de ce fait, ni excessif, ni disproportionné. Sur ce plan, il n'y a nulle comparaison à établir entre le hijab et le niqab. Ce sont deux questions différentes par nature.   

8. C' est donc par un renversement total de l'ordre des droits que le Comi estime que « l' interdiction pénale introduite par l' article premier de la loi n° 2010-1192 affecte de façon disproportionnée l'auteure en tant que femme musulmane qui choisit de porter le voile intégral, et introduit entre elle et les autres personnes qui couvrent parfois leur visage dans l'espace public de façon légale une distinction qui n'est ni nécessaire ni propo11ionnée à un intérêt légitime et qui est donc déraisonnable ». Le Comiconclut de ce fait que cet article constitue une forme de discrimination croisée fondée sur le sexe et la religion, en violation de l'article 26 du Pacte. Que l'interdiction soit nécessaire ne fait pourtant pas de doute, ne serait-ce qu'au regard du seul risque sécuritaire (voir par. 2 ci-dessus), qu'elle soit proportionnée est attesté par la faiblesse de la sanction : une amende de 150 euros et un stage de citoyenneté, bien mérités d' ailleurs étant donné, en l'espèce, la gravité de l' atteinte à l'égalité citoyenne et à la dignité des femmes  

9. Abordons maintenant la question  de  ces  personnes  qui, contrairemenaux  porteuses de voile intégral, sont autorisées par la loi n° 2010/1192 à couvrir leur visage, ce  qui constituerait, d'après les constatations,  une  discrimination  contraire  à  l'article  26.  Il  s'agit des personnes visées par l' article 2.II de la loi, qui prévoit des exceptions à l' interdiction. Ces exceptions peuvent-elles être mises sur un même  pied d'égalité  et comparées  avec  la pratique du  voilintégral?  Cet article 2 de la loi 2010/1192 est-il discriminatoire econtraire à l' article 26 ? Je ne le pense pas. Ces exceptions,  en  général circonstancielles et temporaires, ont pour la plupart un caractère ludique, récréatif, festif, folklorique, sportif ou sont nécessaires pour des raisons de service ou de sécurité, notamment la sécurité routière. Elles existent dans  tous  les  pays et  ne constituent nullement des symboles ou des messages à connotation discriminatoire susceptibles de déclencher  l' application de  l'article  26 du  Pacte, au même titre que le voile intégral. 

10. Ma conclusion est que l' interdiction et la pénalisation par des amendes du port du voile intégral n'est, en particulier dans le contexte français, ni contraire à l' article 18, ni à l'a1ticle 26 du Pacte.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

mardi 23 octobre 2018

Menus de substitution à la cantine : l'Amicus Curiae débouté

La question des menus de substitution à la cantine poursuit son chemin contentieux avec la décision rendue le 23 octobre 2018 par la Cour administrative d'appel de Lyon. 

En juillet 2015, le maire de Chalon-sur-Saône a en effet décidé de supprimer le menu de substitution dans les cantines, les jours où du porc est servi aux élèves. Cette décision est suivie d'une délibération du conseil municipal allant dans le même sens et datée du 29 septembre 2015. Ces décisions font l'objet d'un recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans, association créée par Karim Achoui.

Après le rejet d'un référé en juillet 2015, un jugement du tribunal administratif de Dijon, intervenu le 28 août 2017, prononce l'annulation de la décision en se fondant sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Encore le tribunal fait-il preuve d'une grande prudence, précisant qu'il se prononce, "sans prendre aucune position de principe à caractère général, au regard du seul cas particulier des cantines scolaires de Chalon-sur-Saône". Le recours de la commune était attendu, et même espéré par les juges du fond, sans doute désireux de pouvoir se référer, enfin, à une jurisprudence claire.

Il est vrai que le droit applicable en ce domaine a grand besoin d'être précisé. Le seul texte existant est la circulaire du 16 août 2011 signée du ministre de l'intérieur. Elle affirme que l'adaptation des menus "en raison de pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usagers ni une obligation pour les collectivités". Elle ajoute ensuite qu'"en l'absence de réglementation nationale précise, il appartient à chaque organe délibérant compétent (...) de poser les règles en la matière". Autant dire que l'État laisse les élus se débrouiller face aux pressions diverses auxquelles ils sont soumis. 

La décision de la Cour administrative d'appel de Lyon offre-t-elle un corpus de règles suffisamment claires pour éclairer la pratique des élus ? Sans doute pas, si l'on considère que la CAA annule le jugement du TA de Dijon pour des raisons de procédures liées à l'intervention d'un Amicus curiae. La CAA décide ensuite de juger sur le fond, mais sa décision demeure liée à des considérations d'espèce.


L'Amicus curiae



Le tribunal administratif de Dijon s'appuyait sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989. Son article 3  énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant, qu'elle soit prise par un juge ou par les autorités publiques. Supprimer le menu de substituer peut en effet conduire certains enfants à ne pas se nourrir ou à se nourrir moins bien pour ne pas consommer de produits proscrits par leur religion.

Le moyen est donc intéressant et de nature à fonder une décision. Le problème est qu'il n'a pas été développé par l'association requérante mais par un Amicus curiae, en l'espèce, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). L'article R 625-3 du code de la justice administrative (cja) autorise en effet la formation chargée de l'instruction à "inviter toute personne, dont la compétence ou les connaissances seraient de nature à l'éclairer utilement sur la solution à donner à un litige, à produire des observations d'ordre général sur les points qu'elle détermine". En l'espèce, le Défenseur des droits et la CNCDH avaient été sollicités sur ce fondement.

Mais l'Amicus curiae n'est pas une partie à l'instance, même pas un "intervenant" au sens juridique du terme car il n'a aucun intérêt à promouvoir. Il ne peut donc produire que des observations de nature générale, à l'exclusion de tout élément portant sur les pièces du dossier, ce qui lui interdit de développer des moyens. En invoquant comme moyen l'intérêt supérieur de l'enfant, la CNCDH est donc sortie de son rôle. On lui pardonnera aisément si l'on considère qu'elle pratique finalement très peu le droit positif. En revanche, la CAA ne pardonne pas au Tribunal de Dijon d'avoir fondé sa décision sur un moyen qui n'était pas développé par une partie. C'est donc sur ce fondement que le jugement du tribunal est annulé, ce qui ne résout rien sur le fond.

La tablée. Georges d'Espagnat. Circa 1925



Une décision fondée sur les faits



Sur le fond, la décision de la CAA ne pose aucune règle, aucun principe général portant sur la conformité ou non des menus de substitution au principe de laïcité. La Cour préfère en effet, s'appuyer sur le principe de mutabilité ou d'adaptabilité du service public. Pour René Chapus, il signifie que le régime des services publics "doit pouvoir être adapté, chaque fois qu'il le faut, à l'évolution des besoins collectifs et aux exigences de l'intérêt général". Cette adaptation se fait sous le contrôle du juge qui apprécie si les modifications intervenues sont justifiées par les faits invoqués par l'administration.

En l'espèce, il est clair que les conditions d'exécution du service public sont modifiées, non par l'ajout d'une prestation mais par son retrait, puisque les menus de substitution sont supprimés. La mairie affirme ainsi répondre à des considérations d'intérêt général liées au principe de laïcité, mais, rappelons-le, l'unique circulaire existante se borne à laisser aux élus le soin de poser les règles en la matière. La CAA peut donc affirmer que les principes de laïcité et de neutralité auxquels est soumis le service public ne font pas obstacle à ce que des menus alternatifs soient proposés aux enfants, leur permettant de prendre un repas équilibré sans être contraints de consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses.

Ils ne s'opposent pas davantage à ce que ces menus de substitution soient supprimés, précisément si cette adaptation du service public est justifiée par des circonstances locales. La Cour fait observer qu'en l'espèce ces menus de substitution sont proposés dans les cantines de Chalon depuis 31 ans au moment où la mairie décide de les supprimer. Ils n'ont provoqué aucun trouble à l'ordre public, ni aucune difficulté de gestion des restaurants scolaires. Dans ce cas, leur suppression est donc illégale car l'adaptation du service n'est pas justifiée par des considérations locales. Par cette formulation, la Cour indique indirectement aux élus les éventuels motifs susceptibles de justifier une telle suppression, par exemple l'existence d'une forte demande en ce sens suscitant des débats plus ou moins violents, ou encore l'impossibilité pour les cuisines de préparer deux menus distincts.


Un droit mou




Cette jurisprudence ressemble ainsi étrangement à celle sur le burkini, dans laquelle le Conseil d'Etat estime que l'interdiction de ce vêtement sur les plages d'une commune peut être justifiée si son port cause des troubles à l'ordre public, mais pas dans les autres cas. Il appartient ainsi au juge administratif d'apprécier si les circonstances de fait permettent de déduire, ou non, l'existence de ces troubles. La jurisprudence sur les crèches n'est guère différente, qui décide qu'une crèche de Noël érigée dans un bâtiment public est en principe illicite, sauf si des éléments de fait permettent d'attribuer à l'installation un objet "culturel, artistique ou festif". Là encore, des considérations de fait vont conditionner la solution, et le juge administratif apprécie le contexte dans lequel s'inscrit l'opération.

Les principes de laïcité et de neutralité vont ainsi s'appliquer de manière différente selon les communes, au gré des interprétations données par les juges administratifs. In fine, le Conseil d'Etat définit seul leurs contours, en l'absence de toute intervention législative. Le fait que la CNCDH se soit crue autorisée à proposer ses propres motifs au juge administratif, et le fait que celui-ci les ait repris fidèlement, sans se poser de question, démontrent clairement l'absence de norme juridique suffisamment claire pour garantir le respect du principe d'égalité devant la loi. Alors que le principe de laïcité exige des règles précises, connues de tous, et définies par le législateur, on voit ainsi se développer un droit mou, mis en oeuvre par des collectivités locales incertaines et soumises à tous les lobbies.



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dimanche 21 octobre 2018

L'arrestation de Redoine Faïd, ou le journaliste comme poisson-pilote

Rédoine Faïd, évadé le 1er juillet de la prison de Réau, a été arrêté le 3 octobre 2018, à la satisfaction générale... enfin pas tout-à-fait, car une journaliste de BFM, Marie Peyraube, a appris à cette occasion qu'elle avait été utilisée comme poisson pilote par les services de police. Elle préparait en effet un reportage intitulé "Redoine Faïd, l'ennemi public n°1", retraçant l'ensemble de la "carrière" de l'intéressé. Elle rencontrait donc des personnes qui avaient été en contact avec lui, ses proches, ses amis, mais aussi ses avocats, des policiers etc... Cette agitation n'a pas échappé aux policiers chargés de l'enquête, et elle a fait l'objet d'une surveillance discrète, avec l'accord des juges, dans l'espoir de remonter jusqu'à Rédoine Faïd, d'autant qu'elle était "susceptible d'obtenir une interview du fugitif". 

Informé de cette mesure, BFM-TV "réclame des explications" à la police nationale et au procureur de la République de Paris. Dans un communiqué, la chaîne dénonce des "méthodes intrusives" et annonce son choix de s'associer à "toutes les voies de recours qui pourraient être engagées contre ce qui s'apparente à une violation de la loi sur la protection du secret des sources". La formulation témoigne d'un certain malaise. S'agit-il d'une violation du secret des sources ou d'une pratique qui s'en rapproche, qui s'y "apparente" ? 

Quoi qu'il en soit, le fondement juridique d'une telle revendication est bien mince, car les pratiques dont se plaint la journaliste et la chaine qui l'emploie ne peuvent être sanctionnées sur le fondement du secret des sources, du moins en l'état actuel de son régime juridique. 

Le secret de la source, ou du journaliste ?


La première difficulté réside dans le fait que le secret des sources est, comme son nom l'indique, un secret destiné à protéger la source, pas le journaliste. Dans un arrêt du 8 décembre 2005 Nordisk Film Ltd c. Danemark, la Cour européenne des droits de l'homme précise que le secret des sources a pour objet de protéger la personne "qui aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général",  Plus récemment, dans une décision du 5 octobre 2017 Becker c. Norvège, elle précise que ce secret est une prérogative exclusive de l'informateur, qui s'impose alors même qu'il peut être de mauvaise foi et vouloir manipuler le journaliste. 

La situation française est un peu différente car le secret des sources est revendiqué comme une prérogative du journaliste, et non pas de sa source. En l'état actuel du droit, le texte applicable au secret des sources est la loi du 4 janvier 2010, qui énonce que "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Le secret des sources est donc d'abord perçu comme un droit du journaliste, même si la source est censée en être bénéficiaire.

Dans le cas du reportage de BFM-TV, les sources de la journaliste peuvent être divisées en deux grandes catégories  de personnes.

D'une part, celles qui ont connu Rédoine Faïd, avant sa évasion, et qui ne semblent pas invoquer une quelconque confidentialité. Elles ont au contraire accepté de participer à une émission de télévision et de faire un témoignage public sur Rédoine Faïd. Si elles souhaitaient conserver la confidentialité de leurs propos sur ce ce personnage, il leur suffisait de refuser leur participation. D'autre part, et ce n'est évidemment qu'une hypothèse, on peut envisager le cas d'un informateur qui joue le rôle d'intermédiaire pour permettre l'interview du prisonnier en cavale. Dans ce cas, la source, a tout intérêt à exiger la confidentialité, tout simplement parce qu'elle est vraisemblablement auteur de l'infraction pénale prévue à l'article 434-1 du code pénal, c'est-à-dire du délit de non dénonciation d'une infraction (précisons toutefois qu'il ne peut être utilisé à l'encontre de la famille proche et du conjoint de l'intéressé). En l'espèce cependant, le communiqué de BFM-TV invoque le secret des sources, non pas dans le but de protéger une source d'éventuelles poursuites judiciaires, mais pour contester les investigations dont la journaliste a personnellement fait l'objet.

 Une tortue et son poisson-pilote

La loi du 4 janvier 2010



Le problème est que la loi du 4 janvier 2010 porte en elle sa propre restriction, car il est précisé que les autorités peuvent déroger au secret des sources, et donc faire porter leur investigations sur les communications des journalistes, lors cette dérogation est justifiée par un "impératif prépondérant d'intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi". Les juges exercent un contrôle sur cette proportionnalité. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation a ainsi estimé excessive la communication au procureur de la République des fadettes d'un journaliste du Monde dans le but d'identifier la source qui lui avait communiqué des transcriptions d'enregistrements des conversations téléphonique de Mme Bettencourt. Certes, la décision était intervenue bien trop tard, à un moment où le magistrat auteur de la fuite avait depuis longtemps été identifié et muté.

La présente affaire est pourtant bien différente, et il est probable que la Cour de cassation, si elle était saisie, ne parviendrait pas à la même conclusion. Il est délicat d'affirmer que que l'arrestation d'un criminel évadé ne constitue pas un "impératif prépondérant d'intérêt public". En outre, la source du journaliste dans l'affaire Bettencourt pouvait s'apparenter à un lanceur d'alerte intervenant dans l'intérêt public. Tel n'est évidemment pas le cas d'une personne qui s'entremet pour permettre l'interview de celui qui est considéré comme "L'ennemi public n° 1". Le but de la manoeuvre n'est pas de dénoncer un scandale, mais plutôt de faire gonfler l'audimat.

BFM-TV et sa journaliste auront donc sans doute bien des difficultés à faire condamner l'État pour avoir effectué des investigations destinées à identifier l'endroit où se cache un prisonnier évadé, surtout s'il est avéré qu'elles ont été menées à la demande de l'autorité judiciaire ou avec son accord.


La tentative de novembre 2016



La presse peut, au moins dans une certaine mesure, regretter sa trop grande gourmandise en matière de secret des sources. En effet, un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016, amendement auquel la presse n'était sans doute pas étrangère, avait supprimé la référence à l'"impératif prépondérant d'intérêt public". La rédaction proposée se bornait à énumérer les infractions au nom duquel il était possible de porter atteinte au secret des sources. En matière criminelle, l'atteinte pouvait être justifiée par le double intérêt de la prévention et de la répression d'une infraction. En matière délictuelle, en revanche, seule la nécessité de prévenir l'infraction pouvait fonder l'ingérence. Surtout, la presse avait alors obtenu un élargissement considérable du nombre des personnes susceptibles d'invoquer le secret des sources, qui n'était plus limité aux journalistes titulaires d'une carte de presse mais pouvait s'étendre aux "collaborateurs de la rédaction", formulation qui permettait à un pigiste ou un stagiaire d'en bénéficier.

Cette conception absolutiste du secret a provoqué la censure du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 10 novembre 2016, il la sanctionne en effet au motif que le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la recherche des auteurs d'infraction et la prévention des atteintes à l'ordre public". Sans doute une manière élégante d'écarter les effets d'un lobbying si efficace qu'il en était devenu un peu trop visible. En l'état actuel des choses, le secret des sources demeure donc régi par la loi de 2010, texte qui est certainement loin d'être parfait.

Quoi qu'il en soit, BFM-TV et sa journaliste ne doivent rien regretter. Si la loi de 2010 ne leur permet pas d'invoquer le secret des sources, l'amendement de 2016 n'était guère plus utile. Le but de l'enquête n'était-il pas, en l'espèce, d'arrêter un criminel et de l'empêcher de commettre de nouvelles infractions, objectifs à la fois préventifs et répressifs ? Dès lors, la conclusion s'impose : BFM-TV pourrait peut-être envisager de renoncer à d'éventuels recours. La journaliste, quant à elle, n'a sans doute pas songé que sa recherche de Rédoine Faïd pourrait intéresser d'autres personnes que ses lecteurs. Ce rôle de poisson-pilote pourrait peut être permettre de la considérer comme un collaborateur occasionnel du service public ?

Sur le secret des sources : Chapitre 9, Section 2 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


mercredi 17 octobre 2018

« Ma personne est sacrée » ou les mythes mélenchoniens

La journée du 17 octobre 2018 a été marquée par une série de perquisitions effectuées au domicile de Jean-Luc Mélenchon, à celui de certains de ses proches et au siège de la France Insoumise, dans le cadre d'enquêtes diligentées sur le financement de la campagne de 2017 et sur l'emploi par le parti de plusieurs collaborateurs rémunérés comme assistants parlementaires européens. L’évènement tragi-comique, à dire vrai plus comique que tragique, a provoqué une grosse colère de l’intéressé, colère soigneusement enregistrée et diffusée sur les réseaux. On l’a donc vu, drapé dans son écharpe tricolore, au milieu de son salon, affirmer que sa « personne est sacrée », puis tenter d’enfoncer une porte du siège de la France Insoumise (alors que celle d’à côté était ouverte), et dénoncer finalement devant les médias une « énorme opération de police politique ».

Au-delà de la prestation d’acteur, il convient de s’interroger sur les arguments juridiques développés. Car ils existent, même si le vocabulaire mélenchonien impose parfois une traduction juridique préalable.


" Ma personne est sacrée "



La référence au « sacré » a de quoi chez surprendre chez un homme politique qui se revendique du principe de laïcité. Peut-être doit-on chercher dans cette formulation une trace de l'attachement de l'intéressé à la Constitution montagnarde de 1793 qui faisait de l'insurrection "le plus sacré des devoirs", dès que le "gouvernement violait les droits du peuple" ?

Si l'on revient au droit actuel, il semble que Jean-Luc Mélenchon considère que sa personne est intouchable, parce qu'il est parlementaire (d'où l'écharpe arborée comme une sorte de bouclier). Il invoque donc une véritable immunité dans l'ensemble de son activité, c'est à dire à la fois une irresponsabilité et une inviolabilité

Aux termes de la Constitution elle-même, dans son article 26 al 1 : "Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions". S'il existe bien une irresponsabilité pénale des membres du parlement, elle ne concerne, sur le fondement de la séparation des pouvoirs que les actes directement rattachés à la fonction législative, et pas ceux qui en sont détachables. Elle s'applique ainsi aux propos ou les votes tenus en séance ou en commission, c'est-à-dire le coeur de la fabrication de la loi. Elle ne saurait être invoquée pour s'opposer à des investigations liées à des détournements de fonds publics ou à des fausses facturations dans le cadre d'une campagne électorale, activités non directement liées à la fonction législative. On se souvient que la défense de François Fillon avait invoqué l'immunité, vainement, sans d'ailleurs que M. Mélenchon ait volé à son secours. Dans un arrêt du 27 juin 2018, la Cour de cassation a confirmé qu'un parlementaire en activité pouvait être poursuivi pour détournement de fonds publics, démontrant ainsi que l'immunité ne s'étend pas au-delà de l'activité proprement législative. 

L'inviolabilité, quant à elle, est d'ordre procédural. Depuis la révision constitutionnelle de 1995, elle n'interdit plus les poursuites à l'encontre d'un parlementaire mais seulement son arrestation. Un juge d'instruction peut ainsi mettre en examen un député, selon la procédure de droit commun. En revanche, s'il souhaite procéder à une arrestation, voire à un placement en détention provisoire, l'autorité judiciaire doit demander l'autorisation du bureau de l'Assemblée. 

A noter tout de même, et Jean-Luc Mélenchon devrait être attentif à cette nuance, que l'autorisation n'est pas requise en cas de crime ou de délit flagrant. Or, le fait de bousculer un policier pour enfoncer une porte pourrait s'analyser comme un outrage à l'encontre d'une personne dépositaire de l'autorité publique (art. 433-5 du code pénal). Or, il s'agit d'un délit dont la preuve pourrait éventuellement être apportée par les images captées et diffusées par les suspects eux-mêmes. M. Mélenchon offre ainsi à l'autorité judiciaire des moyens juridiques pour diligenter des poursuites contre lui, en se libérant de toute contrainte liée à son statut de parlementaire. Le parquet de Paris n'a pas manqué de saisir l'opportunité et une enquête a été ouverte pour établir les faits liés à cette perquisition.

De cette analyse, on peut déduire qu'un parlementaire, même ceint de son écharpe, n'est pas une "personne sacrée". En dehors de son activité dans l'hémicycle, il est en fait une personne ordinaire. 


 Crocodile sacré. Peter Pan. Walt Disney. 1953
Chanté par Henri Salvador

 

Une "énorme opération de police politique"




Sur ce point, il est un peu plus difficile de décrypter les méandres de la pensée mélenchonienne, exprimée dans un certain désordre. Les perquisitions ont été attribuées successivement au ministre de l'intérieur ancien (Edouard Philippe, par interim), au ministre de la justice (Mme Belloubet), puis au ministre de l'intérieur nouveau (Christophe Castaner). On peut écarter les ministres de l'intérieur, ancien et nouveau, totalement incompétents pour décider d'une perquisition, sauf dans l'hypothèse d'une mise en oeuvre de l'état d'urgence, ce qui n'est évidemment pas le cas.

Lors d'une enquête préliminaire, la perquisition du domicile d'une personne, ou de ses bureaux, est d'abord possible avec son accord. Mais l'autorité judiciaire peut se passer de ce consentement, lorsque l'infraction qui est à l'origine de cette enquête est susceptible de donner lieu à une condamnation d'au moins cinq ans d'emprisonnement. Dans ce cas, la perquisition est décidée par le procureur, dès lors qu'il dirige l'enquête, et elle donne lieu à une autorisation préalable du Juge de la liberté et de la détention (JLD). On notera que que Jean-Luc Mélenchon ne peut guère se plaindre de l'absence de mandat de perquisition, qui ne s'impose que dans les séries télévisées.

Quant au fait que le procureur soit placé sous l'autorité de l'Exécutif, on peut sans doute le regretter et rappeler que la Cour européenne des droits de l'homme refuse de la considérer comme un magistrat "indépendant" en raison de son manque d'indépendance institutionnelle. Mais Jean-Luc Mélenchon n'invoque pas ces considérations générales. S'adressant au premier ministre, lors de la séance de questions du 16 octobre, il s'est élevé contre une perquisition décidée par  « le procureur de circonstance que vous avez nommé après un entretien d’embauche ». 

Il s'agit là d'un amalgame sans aucun rapport avec la réalité de la procédure qui a visé son domicile et ses bureaux. Il est vrai qu'il a été reproché à l'Exécutif d'avoir procédé à des "entretiens d'embauche" destinés à apprécier les qualités des candidats au poste de procureur de Paris proposé par le Conseil supérieur de la magistrature, mais le procureur qui a décidé de la perquisition est bien François Molins, procureur de Paris, et qui exerce ses fonctions depuis novembre 2011. Il ne peut donc pas avoir été nommé par Edouard Philippe, "après un entretien d'embauche". Et lorsqu'en février 2016, ce même François Molins a décidé d'une perquisition au siège du Front National, perquisition qui s'était terminée à deux heures du matin, on ne se souvient pas des protestations émises par Jean-Luc Mélenchon.

Ses accusations sont d'autant moins fondées que la perquisition dont il se plaint a été autorisée, comme on l'a rappelé, par le juge des libertés et de la détention (JLD) qui est, quant à lui, un magistrat du siège, pleinement indépendant et exempt de toute pression éventuelle d'une autorité exécutive. M. Mélenchon ne pouvait l'ignore, ou alors c'est sa compétence qui est en cause.

La colère conduit souvent à des propos et postures que l'on regrette ensuite. Jean-Luc Mélenchon se trouve aujourd'hui dans une situation triplement détestable. Sur un plan juridique tout d'abord, les films diffusés avec complaisance sur internet risquent de le conduire tout droit à des poursuites pour violence envers des personnes dépositaires de l'autorité publique. Ensuite, Jean-Luc Mélenchon risque de devenir un personnage comique, s'il ne l'était déjà. "Ma personne est sacrée" risque de devenir l'une de ces répliques culte qui fait passer insensiblement de l'imprécation au ridicule. Enfin, il risque de se retrouver dans une position bien difficile au regard même des idées qu'il défend. Chantre de la lutte contre les privilèges, il invoque en effet un statut de privilège qui le place au-dessus de la loi commune. L'égalité devant la loi serait donc, à ses yeux, applicable à tout le monde, sauf à lui...

mardi 9 octobre 2018

Les Invités de LLC - Serge Sur : Un homme disparaît : mais que fait Interpol ?

Si l’on en croit les informations largement diffusées par la presse, le président d’Interpol, organisation intergouvernementale dont le siège est à Lyon, Meng Hongwei, a été arrêté et est détenu en Chine, pays dont il est ressortissant. Son arrestation à Pékin ne soulève pas en principe de difficulté. S’il bénéficie en effet d’une immunité diplomatique en tant que fonctionnaire international, cette immunité n’est pas opposable au pays dont il est ressortissant, surtout lorsqu’il se trouve sur son territoire. En revanche, deux problèmes subsistent, qui mettent en cause ses droits et libertés, et plus largement les règles internationales.


Le premier est lié à une donnée de fait que la presse ne semble pas avoir élucidée, ou dont elle n’a pas fait cas. L’intéressé se trouvait en Suède. On peut supposer que c’était dans la cadre de sa mission à Interpol, ou que l’organisation en avait été avisée et connaissait son voyage. Or il a été arrêté en Chine, ce que l’on a appris quelques jours après sa disparition, quelques jours durant lesquels on s’est interrogé sur son sort. Comment a t’il quitté la Suède pour la Chine ? Est-ce volontairement ? Est-ce dans le cadre d’une mission d’Interpol ? L’organisation a-t-elle été informée de ce voyage, de son but, de ses modalités ? S’il devait apparaître qu’il a été contraint de quelque manière à se rendre en Chine, il y aurait là une violation de la souveraineté de la Suède et de l’autonomie d’Interpol. Comment la Suède, comment Interpol, ont-ils réagi, alors que l’épouse de Meng Hongwei s’alarmait publiquement du sort qui lui était réservé ? Très discrètement apparemment, ce qui ne manque pas de soulever quelques interrogations sur leur attachement, non seulement aux droits de Meng Hongwei mais aussi au droit international.



Le second problème semble plus clair. Meng Hongwei a envoyé une lettre de démission à Interpol, qui paraît s’en contenter et se diriger vers l’élection prochaine d’un nouveau président. En d’autres termes, on passe le président actuel et son statut par profits et pertes, et l’on change l’ordre du jour. Et là il est permis de s’indigner devant la passivité, pour ne pas dire la complicité d’Interpol avec la Chine, un Etat puissant et vindicatif, de plus en plus craint à défaut d’être respectable. Quia nominor leo


La Chine vue par Meng Hongwei
L'Algerino. Les menottes. Tching Tchang Tchong. 2017



 
Que pouvait faire Interpol, ainsi privée de son président ? Un précédent du même ordre peut éclairer sur l’attitude qu’aurait pu - et dû - adopter l’organisation face à ce type de situation. Voici environ trente-cinq ans, le directeur d’un organe subsidiaire de l’Assemblée générale de l’ONU, l’UNIDIR, Institut pour la recherche sur le désarmement, de nationalité roumaine, se trouvait retenu de force à Bucarest. On ne l’accusait pas de malversations particulières, mais le régime Ceausescu exigeait sa démission, apparemment pour obtenir la désignation d’un nouveau directeur roumain en cour auprès du régime. Le directeur détenu à Bucarest a envoyé sa démission par écrit au Secrétaire général de l’ONU, mais a fait savoir par des canaux indirects que cette démission avait été contrainte.



Le Secrétaire général de l’ONU a alors demandé aux autorités roumaines que l’intéressé lui remette sa démission en personne, ce qui supposait bien évidemment qu’il soit libéré. La Roumanie s’est bien sûr abstenue de le laisser partir, de sorte que l’institution est restée sans directeur sur place jusqu’à l’expiration de son mandat régulier, qui était de cinq ans. Le contact téléphonique était maintenu avec lui sur place par l’ONU, on le considérait comme étant toujours directeur, l’informant et le consultant régulièrement. L’ONU avait même exclu de nommer un acting director, un directeur intérimaire, un faisant fonction.



On doit saluer le courage du Secrétaire général, à l’époque M. Perez de Cuellar, qui s’opposait ainsi frontalement à un Etat membre. En revanche, l’Assemblée générale n’a guère brillé par son attitude. Saisie d’un projet de résolution demandant le retour de l’intéressé dans ses fonctions, elle a refusé de l’adopter, par indifférence des pays non alignés et par lobbysme des pays alors socialistes. Les uns et les autres étaient aussi peu sensibles aux libertés individuelles qu’au respect du statut des organisations internationales, et surtout du statut des fonctionnaires internationaux. Au moins l’affaire avait donné lieu à des protestations du Secrétariat comme des pays occidentaux et à un débat retentissant au sein de la première commission de l’Assemblée générale.



Dans le cas qui nous occupe, Interpol, ses membres aussi bien que son secrétariat, semblent préférer le silence et la nuit. Il est vrai que l’organisation avait été dirigée, voici quelques décennies, par Reinhard Heydrich, grand dignitaire nazi, et qu’Interpol s’est toujours refusé à rechercher les anciens criminels nazis. La France sauvera-t-elle l’honneur ? Une enquête a été ouverte à Lyon pour disparition inquiétante. Interpol acceptera-t-il d’y coopérer ? Mieux encore, si la Chine demande la coopération de l’organisation au sujet de la corruption reprochée à Meng Hongwei, Interpol acceptera-t-il ? 





Serge Sur
Professeur émérite de droit public. Université Panthéon-Assas (Paris 2)



      


lundi 8 octobre 2018

Affaire Mennesson : le retour du lien biologique

Les arrêts rendus le 5 octobre 2018 par la Cour de cassation portent, une nouvelle fois, sur la transcription dans l'état civil français d'actes de naissance établis à l'étranger d'enfants nés de mère porteuse à la suite d'une convention de gestation pour autrui (GPA). L'une de ces deux affaires est bien connue, car les époux Mennesson, parents de deux jumelles nées en Californie, sont au coeur de ce contentieux. Ces enfants, nées en octobre 2000, vont bientôt atteindre leur majorité, sans que la question de leur état civil soit définitivement résolue.

La première procédure de réexamen


A l'issue d'une procédure déjà extrêmement longue, le 6 avril 2011, la Cour de cassation avait validé la décision des juges du fond refusant la transcription des actes de naissance des enfants établis en Californie sur les registres français. Aux yeux de la Cour, les juges américains, en autorisant la mention des parents d'intention sur les actes de naissance, avaient "validé indirectement une gestation pour autrui, (...) en contrariété avec la conception française de l’ordre public international". Mais dans deux décisions du 26 juin 2014, la CEDH a réfuté cette analyse, au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant. Elle a alors déclaré que le droit au respect de la vie privée suppose que "chacun puisse établir la substance de son identité, y compris la filiation". Par la suite, la Cour de cassation a rendu en assemblée plénière deux décisions du 3 juillet 2015 précisant que "l’existence d’une convention de gestation pour autrui ne faisait pas en soi obstacle à la transcription d’un acte de naissance établi à l’étranger".  Mais ces deux arrêts ne concernaient évidemment pas les époux Mennesson, déboutés de leur requête en 2011.

Ils sont donc aujourd'hui les premiers utilisateurs de la procédure de réexamen prévue par la loi du 18 novembre 2016, qui a précisément pour but de permettre à un requérant débouté par la Cour de cassation de revenir devant elle si un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré la décision non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour de réexamen a donc ordonné, le 16 février 2018, le renvoi de l'affaire devant la Cour de cassation.

Les Demoiselles de Rochefort. Jacques Demy. 1967
Catherine Deneuve et Françoise Dorléac. Musique de Michel Legrand



La première mise en oeuvre du Protocole n°16


Observons d'emblée que les deux arrêts du 5 octobre 2018 présentent une seconde particularité, puisqu'ils sont les premiers à mettre en oeuvre le Protocole n° 16 qui autorise les "hautes juridictions nationales" à demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle".

Quelle serait la première juridiction suprême à adresser une question préjudicielle à la CEDH sur le fondement du Protocole n° 16 ?

La lutte était serrée, et c'est finalement la Cour de cassation qui a doublé le Conseil d'Etat dans la dernière ligne droite. Le Conseil d'Etat avait en effet inscrit à la date du 5 octobre une réunion de son assemblée plénière devant se prononcer sur une  question préjudicielle, et il avait même assez largement communiqué sur le sujet, se présentant volontiers comme un champion du dialogue des juges. Hélas, au même moment, la France était condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 4 octobre 2018, précisément parce que le Conseil d'Etat avait omis d'effectuer un renvoi préjudiciel, voilà que ce dernier se fait doubler au poteau par la Cour de cassation dans l'autre procédure de renvoi, celle qui se déroule désormais devant la CEDH. En l'espèce, la procédure apparaît toutefois davantage comme un exercice de procrastination que comme un véritable dialogue des juges.

Certes, la Cour réaffirme que "l’existence d’une convention de gestation pour autrui ne faisait pas en soi obstacle à la transcription d’un acte de naissance établi à l’étranger", mais c'est pour ajouter aussitôt que les éléments figurant dans cet acte doivent correspondre à la "réalité biologique". De fait, elle interroge la Cour européenne des droits de l'homme, par la voie d'une question préjudicielle, sur l'étendue de la marge d'appréciation des Etats dans ce domaine. En clair, peuvent-ils, comme le souhaite manifestement la Cour, limiter la transcription à l'état civil de la mère d'intention qui a donné ses gamètes ?

Le retour du lien biologique


Pour que l'on comprenne bien la situation, la Cour demeure solidement attachée à la règle Mater semper certa qui fonde traditionnellement le droit français de la filiation. A ses yeux, la mère de l'enfant né par GPA est donc la mère porteuse.

Rien n'interdit au père d'intention, généralement le père biologique qui a donné ses gamètes pour l'opération, de reconnaître l'enfant, permettant ainsi d'établir sa filiation paternelle. A dire vrai, la Cour considère qu'elle a fait là un progrès considérable, largement suffisant. Elle présente ainsi comme une importante avancée les quatre décisions du 5 juillet 2017, par lesquelles la Cour autorise le conjoint d'intention à demander l'adoption simple de l'enfant, dès lors qu'une filiation paternelle est déjà établie. Observons au passage qu'en l'espèce, il n'y avait guère d'autre solution, dès lors que le nom de la mère porteuse figurait dans l'acte de naissance de l'enfant et que seule l'adoption simple pouvait être demandée.

L'élément essentiel retenu par la Cour de cassation est donc le lien biologique. Elle demande ainsi à la Cour européenne si elle peut opérer une distinction entre la mère d'intention qui a donné ses gamètes pour créer un embryon, et celle qui n'a pas donné ses gamètes, l'enfant étant alors conçu avec le patrimoine génétique de la mère porteuse. Il est bien clair que la Cour verrait d'un oeil favorable le refus d'un lien de filiation à une femme qui n'a pas eu la chance de disposer d'ovocytes performants. N'a t-elle pas la possibilité de bénéficier d'une adoption simple ?

Cette affirmation quasiment militante de la suprématie du lien biologique semble étrange, si l'on songe que madame Mennesson élève ses jumelles depuis bientôt dix-huit ans sans être réellement reconnue comme leur mère.

Mais cette primauté du lien biologique risque de s'avérer surtout discriminatoire. D'abord parce que l'on ne comprend pas bien pourquoi un enfant abandonné peut faire l'objet d'une adoption plénière par un couple, qu'il soit hétérosexuel ou homosexuel, alors qu'un enfant né d'une mère porteuse ne peut pas bénéficier du même traitement. Comme la jurisprudence l'affirme aujourd'hui, l'intérêt de l'enfant exige que les origines de sa conception ne lui portent pas préjudice. Ensuite, parce que le père biologique bénéficie, quant à lui, d'un lien de filiation alors qu'il n'a fait que donner ses gamètes. On imagine ainsi la triste situation du couple homosexuel tirant à pile ou face celui qui reconnaîtra l'enfant de la mère porteuse et celui qui devra se contenter d'une adoption simple. Enfin, le résultat est discriminatoire envers les enfants qui risquent d'être traités différemment selon leur patrimoine génétique, selon que leur mère d'intention aura ou non donné ses ovocytes.

On peut ainsi se demander si la Cour de cassation n'aurait pas pu faire l'économie d'une question préjudicielle qui révèle surtout une certaine forme de conservatisme. A une époque où chacun construit sa vie familiale selon ses aspirations personnelles, l'intensité de cet attachement au lien biologique a quelque chose de simplement suranné. Quant au dialogue des juges, il ressemble plutôt à une forme de résistance au changement.


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.