« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 20 août 2016

Le burkini devant le juge



 Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié dans Le Monde du 20 août 2016, sous le titre "Le burkini bafoue les droits des femmes".


Le débat sur le burkini, on s’en doute, n’est pas seulement vestimentaire. Son enjeu est la conception de la laïcité que l’on souhaite mettre en oeuvre dans notre pays. On peut en distinguer deux. La première, anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l’abri d’éventuelles menaces venant de l’Etat. Elle conduit à une conception extensive du droit d’exercer son culte, y compris de l’afficher publiquement dans l’espace public. La seconde, privilégiée en France, vise à empêcher la pression des religions sur l’Etat. La pratique religieuse relève alors essentiellement de la vie privée, et les manifestations du culte comme le port de signes religieux sont réglementés.

En déposant devant le TA de Nice une demande de référé-liberté afin d’obtenir la suspension de l’arrêté du maire de Cannes, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) s’appuie sur la première conception. Passons sur l’argument fondé sur l’urgence, que le juge écarte rapidement. Saisir le juge le 12 août d’un arrêté daté du 28 juillet et qui épuise ses effets le 31 août montre que cela n’est pas si pressé. Le juge aurait pu s’arrêter là et rejeter pour ce motif le référé-liberté, renvoyant à la décision de fond. Or il entre dans l’examen de fond et examine si l’arrêté attaqué porte une atteinte « grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale. 

Un burkini, affirmé comme un signe religieux par les requérants


Le Collectif invoque la liberté d’expression, la liberté de conscience et la liberté de culte. La liberté de conscience n’est manifestement pas en cause. Elle relève de la liberté de pensée, et les usagers de la plage peuvent penser ce qu’ils veulent. Une femme recouverte du burkini a même le droit de penser qu’elle préférerait porter un bikini. Restent les libertés d’expression et de culte, choix intéressant dans l’argumentaire juridique du CCIF. Il aurait pu invoquer d’autres libertés comme le droit au respect de la vie privée, s’il impliquait le droit de s’habiller comme on le souhaite, y compris à la plage. Il préfère invoquer les libertés d’expression et de culte. Le burkini est donc perçu, par les requérants eux-mêmes, comme un moyen d’affirmer sa religion, un signe religieux ostentatoire. 

Dario Moreno. Itis Bitsi, petit bikini. 1960

Pluralité des motifs d'interdiction


Le juge des référés ne nie pas que l’arrêté municipal cannois entraîne une ingérence dans les libertés d’expression et de culte, qu’il ne dissocie pas. Il estime en revanche qu’elle est justifiée par les finalités poursuivies par l’arrêté. Le maire invoque des motifs d’hygiène et de sécurité, notamment l’inadéquation d’une tenue qui compliquerait l’éventuelle intervention des secouristes en cas de noyade. Il invoque aussi ce qu’il est convenu d’appeler les « bonnes mœurs », notion assez floue mais toujours utilisée pour justifier  par exemple l’interdiction de circuler en ville en maillot de bain. Cependant les requérants  ont concentré leur attaque sur le troisième et dernier motif invoqué par le maire de Cannes : le nécessaire respect de la laïcité.

Le principe de laïcité



Le principe de laïcité figure dans l’article 1er de la Constitution qui affirme que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Il est mis en œuvre par la célèbre loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’Etat, texte qui fait actuellement l’objet d’un véritable tir de barrage venant de ceux qui souhaitent l’émergence d’une liberté religieuse offrant à chacun le droit d’affirmer, de manière ostensible, son appartenance à une communauté religieuse. Le rôle de l’Etat se bornerait alors à garantir l’équilibre entre différentes communautés.

C’est précisément ce que refuse le juge niçois, qui réaffirme la conception française de la laïcité. Il rappelle que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 novembre 2004, comme la Cour européenne des droits de l’homme dans une jurisprudence constante, ont déclaré que le droit de manifester ses convictions peut être soumis à des restrictions pour garantir le principe de laïcité. La Cour européenne laisse aux Etats une large autonomie dans ce domaine. Dans un arrêt Ebrahimianc. France du 26 novembre 2015, elle emploie même l’expression de « modèle français de laïcité, validant ainsi la conception visant à protéger l’État contre toute ingérence des religions et à assurer le respect du principe de neutralité. 

Le contexte local


Le respect du principe de laïcité s’apprécie aussi à travers le contexte local, la menace terroriste et l’état d’urgence. Le juge des référés mentionne « l’affichage de signes religieux ostentatoires que les requérants, manifestement de confession musulmane, revendiquent dans leurs écritures », attitude qui est de nature à « exacerber les tensions » dans ce lieu public qu’est la plage. Dans ces conditions, la mesure d’interdiction n’est pas manifestement disproportionnée dès lors que le port du burkini n’est pas seulement un « simple signe de religiosité », le fruit d’une démarche individuelle de jeunes femmes désirant couvrir leur corps, mais le résultat d’une action militante parfaitement concertée, dans un but de prosélytisme. 

Et la dignité des femmes ?


Le juge administratif, lorsqu’il apprécie une mesure de police, est conduit à évaluer l’adéquation entre le but d’ordre public poursuivi par le maire et les moyens employés pour y parvenir. Or parmi ces objectifs d’ordre public, ni le maire ni le tribunal administratif ne mentionnent les droits des femmes. Souvenons-nous que dans sa première décision Dieudonné de janvier 2014, le juge des référés du Conseil d’Etat invoquait le principe de dignité pour justifier l’interdiction préventive d’un spectacle. Pourquoi ne pas invoquer ce même principe à propos des droits des femmes, bafoués par un vêtement qui est le symbole même de leur soumission ? Doit-on y voir l’influence désastreuse d’un mouvement féministe qui affirme que le choix d’un vêtement symbolisant l’assujettissement des femmes relève de leur liberté, principe glané dans les Gender Studies américaines, reposant précisément sur une conception communautariste de la laïcité ? Sur ce point, le jugement de Nice est une occasion manquée, car la seule mention du principe de dignité aurait permis une affirmation encore plus claire de la conception française de la laïcité.

dimanche 14 août 2016

Le cas du "réfugié" afghan, ou les manipulations du droit

Le vendredi 5 août 2016, un ressortissant afghan est interpellé par la police boulevard de la Villette, dans le XVIIIè arrondissement de Paris. Recherché depuis le 31 juillet, il était soupçonné de vouloir commettre un attentat dans la capitale. Immédiatement placé en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la brigade criminelle de la police judiciaire, il est finalement relâché, fautes d'indices montrant qu'il aurait commis une infraction liée au terrorisme. Dès sa sortie de garde de vue, il est ensuite assigné en résidence, mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence, et que le juge des référés du tribunal de Versailles a refusé de suspendre, dans une ordonnance du 12 août 2016.

Sur le plan juridique, ces faits sont d'une grande banalité et n'appelleraient pas de commentaire particulier, si les médias et les réseaux sociaux ne s'en étaient emparés. A cet égard, l'affaire peut sembler caractéristique d'une certaine déformation du droit ou plutôt du vocabulaire juridique. S'agit-il d'une méconnaissance du vocabulaire juridique ou d'une manipulation consciente ?  On ne saurait répondre à cette question, d'autant qu'il est parfois tentant de faire dire à la règle juridique ce que l'on a envie d'entendre.

Demandeur d'asile et réfugié


Premier contresens, le ressortissant afghan est présenté comme un "réfugié", ce qui est tout simplement faux. Il n'est pas réfugié mais demandeur d'asile, ce qui est bien différent.

Un étranger entré en France de manière irrégulière, ou maintenu irrégulièrement sur le territoire après l'expiration de son titre de séjour, peut obtenir la qualité de réfugié à l'issue d'une procédure relativement longue, le plus souvent plusieurs mois. Entre le moment où il pénètre sur le territoire et celui où il obtient la qualité de réfugié, ou se la voit refuser, il se trouve dans une situation juridique particulière, celle de demandeur d'asile, situation à la fois protectrice et précaire. 

Protectrice, car elle autorise l'étranger à demeurer sur le territoire le temps indispensable à l'instruction de sa demande d'asile. Il bénéficie déjà du principe de non refoulement et le Conseil d'Etat a estimé, dans deux décisions du 13 décembre 1991 Nkodia et Dakoury, que l'Etat devait lui délivrer un titre de séjour provisoire, valide durant la durée de l'instruction de sa demande d'asile. Durant cette période, il peut être hébergé dans un centre d'accueil et bénéficier d'une aide médicale

Précaire cependant, car la protection du demandeur d'asile disparaît au moment précis où il se voit opposer un refus d'octroi de la qualité de réfugié. Il devient alors ce que les médias appellent un "débouté" du droit d'asile, et les juristes un étranger en situation irrégulière, c'est-à-dire susceptible d'une immédiate mesure d'éloignement. 

Ne peut donc être qualifié de réfugié que celui qui en a obtenu le statut. Or il est particulièrement difficile à obtenir. Les chiffres de 2015 indiquent que 80 000 demandes ont été formulées devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et seulement 26 700 ont conduit à la reconnaissance de la qualité de réfugié, soit 31, 5 % des demandes. La Cour nationale du droit d'asile (CNDA), statuant en premier et dernier ressort sur les recours formés contre les décisions de l'OFPRA, a rendu, quant à elle, 5387 décisions et a accordé la qualité de réfugié à 15 % des requérants. Sur le plan purement statistique, les chances de l'intéressé d'obtenir le statut de réfugié sont donc modestes, d'autant que le nombre de demandeurs venant d'Afghanistan a augmenté de 349, 2 % en 2015. 

On rappellera en outre que, depuis les règlements Dublin II et Dublin III, l'Union européenne organise un système dans lequel un seul Etat, celui dans lequel la première demande d'asile est déposée, est chargé de l'instruire. Un demandeur d'asile ne peut donc plus formuler une nouvelle demande dans un autre Etat membre s'il a déjà été débouté.


La distinction police judiciaire - police administrative vue par les médias
John-Franklin Koenig 1924-2008. Composition abstraite. 
Collection privée

Police judiciaire et police administrative


Le second contresens réside dans une confusion entre la police judiciaire et la police administrative. Cet amalgame n'a rien de nouveau. Il existait déjà dans les médias au moment où l'état d'urgence a été mis en oeuvre. A l'époque, on nous affirmait qu'une personne ne pouvait pas être assignée à résidence ni faire l'objet d'une perquisition si aucun indice ne laissait supposer qu'elle avait commis une infraction liée au terrorisme. Aujourd'hui, on nous dit qu'une personne qui n'a pas été déférée devant un juge parce qu'aucun indice ne laissait penser à l'existence d'une infraction constituée ne peut pas être ensuite être assignée à résidence. 

La distinction entre police judiciaire et police administrative semble entièrement ignorée, alors qu'elle constitue l'une des distinctions fondamentales du droit public, connue par tous les étudiants de seconde année. La police judiciaire a un but répressif et vise à rechercher et à punir l'auteur d'une infraction. La police administrative a un but préventif et vise, au contraire, à empêcher des atteintes à l'ordre public. 

Dans le cas présent, il est clair que la police judiciaire n'a pas permis de trouver des indices montrant que le gardé à vue aurait participé à une infraction telle que l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme ( article 421-2-1 du code pénal). Observons en effet que, pour que l'infraction soit caractérisée, il est nécessaire qu'un ou plusieurs faits matériels démontrent la préparation effective d'un attentat. Ce n'était sans doute pas le cas en l'espèce.

Pour autant la surveillance de cette personne, mesure reposant cette fois sur la police administrative mise en place par l'état d'urgence, est-elle impossible ? Certainement pas, et c'est bien ce que décide le tribunal administratif de Versailles qui considère que l'assignation à résidence est totalement indépendante des résultats de la procédure judiciaire. Appliquant strictement l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4), le juge estime, au vu du dossier qui lui est fourni, qu'il existe des "raisons sérieuses" de penser que le comportement de l'intéressé constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public. 

Conformément à une jurisprudence bien établie, le juge des référés exerce un large contrôle des motifs. Il s'appuie sur une note blanche fournie par le ministre de l'intérieur, document qui observe que l'intéressé avait ouvert quatre comptes Facebook, dont un depuis la Turquie, sur lesquels il mettait en ligne des photographies de bâtiments publics et de transports en commun. Certes, il n'existe aucune trace d'une infraction précise, mais cette absence n'empêche en aucun cas la prise d'une mesure de police administrative, dès lors qu'il existe d'autres éléments susceptibles de justifier une surveillance. 

Il est vrai que les médias utilisent l'amalgame, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Dans l'affaire du demandeur d'asile afghan, on utilise les critères du droit pénal pour mettre en cause une mesure de police administrative. Mais souvenons-nous de l'affaire Dieudonné, dans laquelle les mêmes médias se réjouissaient de l'interdiction préalable d'un spectacle, mesure de police administrative, sans s'interroger sur les éventuelles poursuites pénales qui auraient pu être engagées à l'encontre de Dieudonné, poursuites pénales qui auraient permis d'empêcher ce qu'il faut bien appeler une mesure de censure. Dans ce cas, les médias saluaient la mesure de police administrative reposant sur un principe de dignité aux contours plus ou moins flous. 

Tout cela serait assez comique si les médias n'étaient pas, au moins partiellement, responsables de la manière dont la règle juridique est perçue par les Français. Il n'est pas interdit, et heureusement, de la critiquer, de la dénoncer, et de promouvoir son changement. C'est le principe même de la démocratie. En revanche, il est dangereux de la présenter de manière incohérente, de la déformer au gré des thèses qu'il convient de soutenir, des idéologies que l'on veut promouvoir. Finalement, elle apparaît comme une sorte d'auberge espagnole dans laquelle chacun met ce qu'il veut. Par voie de conséquence, la loi n'est plus seulement opaque, elle est aussi discutable, modifiable en dehors de tout processus démocratique, sous le seul effet des lobbies ou des pétitions.



jeudi 11 août 2016

Perquisition en état d'urgence : exploitation des données

Depuis la loi du 21 juillet 2016, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016 est la première décision rendue par la Haute Juridiction dans le cadre de ce nouveau régime juridique.

Définir l'espace du contrôle


Rappelons que la loi du 21 juillet 2016 met en place une procédure en trois temps.
  • Au moment de la perquisition, les agents qui en sont chargés peuvent accéder aux données contenues dans les ordinateurs, téléphones, tablettes trouvés sur place. 
  • Si ce premier coup d'oeil révèle des informations en rapport avec une menace pour la sécurité et l'ordre publics (par exemple, numéro de téléphone de personnes fichées S ou traces de consultation de sites djihadistes etc...), ils peuvent alors prendre copie de ces données ou les saisir.
  • Enfin l'administration va demander au juge des référés du tribunal administratif l'autorisation d'exploiter ces données, autorisation que le juge accorde ou refuse dans un délai de 48 heures.
Le juge des référés intervient donc à un moment nécessairement délicat. La perquisition a déjà eu lieu et l'administration le saisit parce qu'elle a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la sécurité publics". Aux yeux de l'administration, la nécessité d'exploiter les données ne fait aucun doute. Le problème est que l'intervention du juge ne doit pas non plus être purement cosmétique c'est-à-dire seulement destinée à accéder à la demande de l'administration. Il appartient donc au juge de réaliser un équilibre subtil et, en quelque sorte, de définir l'espace de son contrôle.

C'est précisément ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat, intervenant en appel.

Le préfet du Var avait demandé en vain au juge des référés du tribunal administratif de Toulon d’autoriser l’exploitation des données contenues dans le téléphone portable de M. B. A., saisi lors de la perquisition administrative réalisée le 29 juillet 2016 au domicile de ce Tunisien en situation irrégulière. La décision rendue le 2 août 2016 est malheureusement introuvable, le dernier jugement mentionné dans les "actualités" du site du tribunal administratif de Toulon remontant à septembre 2015. De l'ordonnance rendue par le Conseil d'Etat, on peut néanmoins déduire que le juge toulonnais avait considéré que les éléments invoqués par l'administration ne permettaient pas de préciser la menace que représentait le propriétaire du téléphone pour l'ordre public. Il avait donc refusé l'autorisation demandée.

Le juge des référés du Conseil d'Etat donne cette autorisation, et marque clairement l'étendue de son contrôle ainsi que celle des prérogatives de l'administration.


Les Humeurs d'Oli. 17 décembre 2015

Contrôle des motifs


En l'espèce, le juge administratif affirme un contrôle très étendu des motifs de la décision, dans le droit fil de celui qu'il exerce dans d'autres domaines de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Dans une ordonnance du 22 janvier 2016 Halim A., le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite pas à suspendre une assignation à résidence qui lui semble reposer sur des motifs trop fragiles.

La situation est plus délicate en matière de perquisition, tout simplement parce que le contrôle ne peut intervenir qu'a posteriori, au moment où la visite domiciliaire est terminée. La condition d'urgence nécessaire à un référé fait donc nécessairement défaut. Dans sa décision du 19 février 2016, celle-là même qui a imposé une nouvelle intervention du législateur pour organiser la copie des données informatiques, le Conseil constitutionnel a estimé que cette situation ne porte pas atteinte au droit à un recours effectif. Aux yeux du Conseil, ce droit est suffisamment garanti par l'action en responsabilité que peut toujours engager la victime d'une perquisition abusive. S'il est impossible d'empêcher une perquisition, au moins est-il possible de réparer le dommage éventuel qu'elle peut causer.

En l'espèce, le juge affirme un contrôle étendu, proche sur ce point de celui exercé en matière d'assignation à résidence ou de dissolution d'un groupement. Dans sa décision du 5 août 2016, il prend soin d'énumérer les motifs invoqués. La perquisition avait ainsi révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak.

Possibilité d'enrichir le dossier en appel


En même temps qu'il accroît son contrôle, le juge administratif autorise l'administration à enrichir son dossier en appel. En l'espèce, le juge tient compte des procès verbaux de perquisition qui montrent que l'intéressé a reconnu que l'un de ses frères est mort en Irak en 2014, en commettant un attentat suicide pour le compte de Daesh. En outre, le ministre produit en appel une note blanche faisant état de liens de l'intéressé avec un ressortissant allemand ayant participé à différents projets d'attentats en 2015, et désormais parti en Syrie.


Le juge précise ainsi qu'une note blanche peut être produite par le ministre de l'intérieur à n'importe quel stade de la procédure contentieuse. Ce n'est pas une surprise, si l'on se souvient que, dans un  arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". La note blanche peut donc être communiquée au juge en appel et il lui appartient ensuite d'en apprécier le contenu.


En l'espèce, le juge considère que la note blanche contient des éléments convaincants, et il conclut "que le téléphone portable saisi est susceptible de contenir des données relatives à la menace que constitue M. A. pour la sécurité et l'ordre publics".

La loi du 21 juillet 2016 contient ainsi deux facettes bien distinctes. D'un côté, elle réintroduit les perquisitions qui avaient été retirées de l'état d'urgence en mai 2016, et elle facilite la copie et la saisie des données par l'administration. De l'autre côté, et c'est peut-être l'élément essentiel, elle réintroduit aussi le contrôle du juge administratif. En effet, celui-ci n'est plus saisi a posteriori d'une action en responsabilité mais a priori, avant l'éventuelle exploitation des données. C'est tout de même nettement plus satisfaisant au regard de l'effectivité du droit au recours.

dimanche 7 août 2016

Déclaration de patrimoine : ça n'arrive qu'aux autres

La lutte contre la corruption est une route semée d'obstacles, et la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 juillet 2016 en offre un nouvel exemple. En l'espèce, le Conseil était saisi par le Premier ministre de la loi organique relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au Conseil supérieur de la magistrature. Rappelons en effet que toutes les lois organiques sont obligatoirement déférées au Conseil constitutionnel. 

Sur le fond, l'essentiel de la loi est déclaré conforme à la Constitution. Seules quelques dispositions  ont été invalidées, en particulier les règles relatives à la fin de la période de détachement des magistrats que le Conseil censure au motif qu'elles établissaient des régimes de réintégration différents selon les catégories de magistrats concernés. Autant dire que les dispositions annulées ont été présentées comme marginales. 

Tel n'est pas le cas pourtant de la déclaration d'inconstitutionnalité du régime gouvernant les déclarations patrimoniales des membres du Conseil constitutionnel et des hauts magistrats. Dans les deux cas, le Conseil fait en sorte d'écarter l'obligation posée, en pratiquant deux méthodes différentes, l'opposition frontale lorsque la règle est imposée aux membres du Conseil constitutionnel, l'assassinat par enthousiasme lorsqu'elle vise les hauts magistrats.

Les membres du Conseil constitutionnel : un cavalier qui surgit hors de la nuit


Confronté à une loi organique qui a l'audace d'imposer une déclaration de patrimoine à ses propres membres, le Conseil opère une censure directe. Il utilise en effet la méthode éprouvée de la sanction du cavalier législatif.

Il observe que cette obligation a été introduite en première lecture à l'Assemblée nationale par la voie d'amendement. Or une telle obligation ne peut trouver son origine constitutionnelle dans une autre norme que celle prévue par l'article 63 de la Constitution qui énonce qu'une "loi organique détermine les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel (...)". Le législateur devait donc se fonder sur l'article 63 de la Constitution, et modifier l'ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel. Or le texte sur lequel le Conseil est appelé à statuer repose sur les articles 13 (compétence de nomination aux emplois civils et militaires), 64 (exigence d'une loi organique pour définir le statut des magistrats) et 65 de la Constitution (Conseil supérieur de la magistrature).

Dans la mesure où aucune des ces trois dispositions ne vise le statut des membres du Conseil constitutionnel, il en déduit que l'amendement leur imposant une déclaration de patrimoine s'analyse comme un cavalier législatif. Ces dispositions, affirme-t-il, "ne présentent pas de lien, même indirect, avec les disposition sud projet de loi organique". En d'autres termes, les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas des magistrats et ne sont donc pas concernés par la loi.

Le raisonnement est incontestable, si ce n'est que le Conseil n'a pas toujours été aussi exigeant, loin de là. Dans une décision du 19 juin 2001, il a ainsi admis, dans la loi organique modifiant le statut des magistrats, un amendement modifiant la procédure civile, pénale et administrative, disposition ne relevant pas du domaine de la loi organique. De même a-t-il accepté, le 19 juillet 2010, un amendement supprimant la formation spéciale de la Cour de cassation en matière de question prioritaire de constitutionnalité dans une loi organique portant sur le Conseil supérieur de la magistrature.

Il est vrai que le Conseil se montre parfois beaucoup plus formaliste, sanctionnant par exemple un amendement portant le statut de la Nouvelle-Calédonie (art. 77 de la Constitution) le dans une loi organique relative à la Polynésie (décision du 28 juillet 2011). Aujourd'hui, le Conseil semble généraliser cette exigence d'une habilitation constitutionnelle parfaitement précisée dans la loi organique et qu'il est impossible d'étendre par la voie d'amendement. On ne doute pas que le Président Fabius aura à coeur de maintenir cette rigueur jurisprudentielle dans un domaine autre que celui des déclarations patrimoniales des membres du Conseil. Dans le cas contraire, les mauvais esprits pourraient penser que le Conseil a surtout cherché à échapper à cette obligation.


 Zorro. Série télévisée. 1957. Générique

Les magistrats : l'assassinat par enthousiasme



Dans le cas des magistrats, le Conseil constitutionnel adopte la méthode de l'assassinat par enthousiasme. Il relève que la loi organique impose une déclaration patrimoniale aux seuls premier président et présidents de chambre de la Cour de cassation, procureur général et premiers avocats généraux près la Cour de cassation, premiers présidents des cours d'appel et procureurs généraux près les cours d'appel, présidents des tribunaux de première instance et procureurs de la République près les tribunaux de première instance, le législateur organique a traité différemment ces magistrats des autres magistrats exerçant des fonctions en juridiction. Mais cette liste n'est pas suffisante aux yeux du Conseil, tant il est vrai que cette déclaration patrimoniale "a pour objectif de renforcer les garanties de probité et d'intégrité de ces personnes. Elle est ainsi justifiée par un motif d'intérêt général".

Enthousiasme donc, au point que le Conseil constitutionnel refuse de considérer que les hauts magistrats sont dans une situation différente de celle de l'ensemble des magistrats exerçant leurs fonctions au sein d'une juridiction. Il considère, et on peut parfaitement soutenir ce point de vue, que cette finalité de probité et d'intégrité existe à tous les niveaux de la hiérarchie judiciaire. Certes, on objectera que le Conseil, dans sa décision du 9 octobre 2013 sur la loi relative à la transparence de la vie politique, avait parfaitement admis que la déclaration de patrimoine ne soit imposée qu'aux seuls fonctionnaires d'autorité, ceux en particulier occupant des emplois à la discrétion du gouvernement. Quoi qu'il en soit, dans sa décision du 28 juillet 2016, le Conseil sanctionne pour violation du principe d'égalité la disposition limitant la déclaration patrimoniale aux magistrats les plus élevés dans la hiérarchie judiciaire.

Devant une telle situation, le législateur a donc le choix entre deux solutions. La première et la plus logique serait d'étendre l'obligation à l'ensemble des magistrats. Rappelons que ces déclarations, dans l'état actuel du droit tel qu'il résulte de la loi du 11 octobre 2013, sont déposées auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) qui a mission de les contrôler. L'ensemble des magistrats devraient donc remettre une déclaration personnelle, dans les deux mois qui suivent l'installation dans leurs fonctions, puis dans les deux mois qui suivent leur cessation. Cette déclaration devrait être renouvelée à chaque changement de fonctions, afin de permettre à la HATVP de détecter d'éventuelles évolutions inexpliquées du patrimoine.

Tout cela est fort intéressant, sur le papier. Mais les seuls magistrats de l'ordre judiciaire représentent déjà plus de 8 000 personnes, soit 8000 déclarations de patrimoine, renouvelées fréquemment au fil des avancements et des mutations. La HATVP est composée d'un collège de huit membres et d'une trentaine d'agents. Autant dire que l'afflux des déclarations risque de noyer une institution qui n'a pas été conçue pour analyser une telle masse de données. Devant une telle situation, le législateur a le choix entre deux solutions. La première, et la plus souhaitable, serait de muscler la HATVP, en accroissant de manière substantielle ses moyens, afin de répondre à cet afflux. La seconde, et la plus probable, est qu'il renoncera à imposer la déclaration de patrimoine aux magistrats, les plus élevés comme les moins élevés. La déclaration de patrimoine serait ainsi victime d'un assassinat par enthousiasme. En la généralisant, on la tue. Il sera intéressant de voir quelle sera la voie choisie par le législateur. Les paris sont ouverts.

mercredi 3 août 2016

Toréador en garde : l'oeil noir du Conseil d'Etat te regarde

Dans un arrêt du 27 juillet 2016, le Conseil d'Etat porte un coup au lobby des amateurs de corrida. Cette pratique ne sera pas inscrite au patrimoine immatériel de la France, au même titre que l'est la polyphonie corse, la tapisserie d'Aubusson, le Fest-Noz breton, ou la gastronomie française. 

Précisons que l'inscription au patrimoine immatériel de la France trouve son fondement dans la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17 octobre 2003 par la 32e conférence générale de l'UNESCO. Selon ses articles 11 et 12, il appartient à chaque Etat partie de "prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire". Dans ce but, il doit dresser un inventaire de ce patrimoine et procéder aux inscriptions. Elles peuvent être effectuées à l'initiative des pouvoirs publics ou à celles des "porteurs de traditions". 

La formule est jolie,  mais elle ne doit pas faire illusion. Ces "porteurs de traditions" sont le plus souvent des lobbies qui ont pour mission de valoriser financièrement une tradition locale ou un produit du terroir. Dans le cas présent, l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et l'Union des villes taurines de France (UVTF) jouent ce rôle de "porteurs de traditions". Ces deux groupements ont donc obtenu, en 2011, l'inscription de la corrida à l'inventaire. A partir de cette date, va se développer un contentieux en trois actes qu'il est indispensable de rappeler pour comprendre l'intervention du Conseil d'Etat.

1er acte : la corrida entre au patrimoine immatériel


Immédiatement, la Fondation Franz Weber (FFW) et l'association Robin des bois, à laquelle se sont joints le Comité radicalement anti corrida (CRAC) et l'association "Droit des animaux", demandent au ministre le retrait de cette décision. N'ayant reçu aucune réponse, ils saisisent le tribunal administratif de Paris de la décision implicite de rejet qui leur estt opposée. Statuant dans un jugement du 3 avril 2013, le tribunal commence par déclarer irrecevables les recours de FFW et de Robin des bois, estimant que leur but très général de protection de la nature ne leur donne pas vocation à intervenir dans un domaine aussi particulier que la lutte contre la corrida. En revanche, les interventions du CRAC et de Droit des animaux sont déclarées recevables. 

Sur le fond cependant, le tribunal ne leur donne pas satisfaction. A ses yeux, la corrida entre parfaitement dans le champ de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, et le fait que les opposants à la corrida n'aient pas été consultés est sans incidence sur la légalité de la décision. Bref, la décision est tout-à-fait favorable au lobby pro-corrida, d'autant que certains s'interrogent sur le fait qu'elle ait été rendue sur conclusions contraires du rapporteur public.

Edouard Manet. L'homme mort. 1864


2ème acte : première banderille


La décision rendue par la Cour administrative d'appel (CAA) de paris le 1er juin 2015 met fin au débat de fond. Les juges trouvent une solution originale pour exclure purement et simplement la corrida de la liste du patrimoine immatériel. En effet, cet inventaire prend concrètement la forme d'une fiche figurant sur le site du ministère de la culture. Or le juge observe que la fiche relative à la corrida est parfaitement introuvable. De sa vaine exploration, il déduit que l'inscription de la corrida à l'inventaire doit être considérée comme ayant été abrogée, antérieurement au prononcé de l'arrêt. Il observe d'ailleurs que cette abrogation est possible, puisque la décision de classement n'avait produit aucun effet juridique. Par voie de conséquence, il en déduit que les requêtes du CRAC et de Droit des animaux sont devenues sans objet, comme d'ailleurs les interventions en défense de l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF). 

La décision peut sembler surprenante, mais on observe que le rapporteur public devant le tribunal administratif s'était déjà appuyé sur ce moyen sans avoir été suivi. Dès 2011 en effet, le ministre de la culture avait décidé de supprimer toute mention de la corrida sur le site, en raison de "l'émoi suscité par cette inscription". La CAA reprend l'idée, estimant que cette suppression s'analyse comme une abrogation.

3ème acte : Un oeil noir te regarde


C'est donc à la lumière de la décision de la Cour administrative d'appel que doit être comprise la décision du Conseil d'Etat du 27 juillet 2016. Saisi par l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF), il confirme le non-lieu à statuer prononcé par la Cour administrative d'appel. 

Pire, et humiliation suprême pour les deux lobbies, le Conseil d'Etat estime que leur recours en cassation n'est pas recevable. En effet, ils sont intervenus en défense devant la CAA, mais ils n'étaient pas parties au recours. Autrement dit, la seule autorité susceptible de saisir le Conseil d'Etat était le ministre de la culture, seul compétent pour contester la décision de non-lieu à statuer. Or, précisément, la Haute Juridiction ne peut pas ne pas entendre le grand silence de l'administration qui refuse de dire que sa décision de classement est toujours en vigueur. Implicitement, l'autorité publique admet que la suppression de la corrida sur son site équivaut à une abrogation.

A t on assisté à un jeu de rôles ? Le ministre a-t-il accepté l'inscription voulu par les lobbies favorables à la corrida, tout en offrant aux opposants un cas d'annulation ? Comme le dit justement le célèbre Francis Uquhart dans le House of Cards britannique : "You may think that, I could not possibly comment". 

Quoi qu'il en soit, si les jurisprudences combinées de la Cour administrative et du Conseil d'Etat ne sont pas des exemples de courage, ce sont tout de même des petits chefs d'oeuvre d'habileté. Les partisans de la corrida ont été pris dans une nasse procédurale et n'ont sans doute pas compris ce qui leur arrivait lorsque cette nasse s'est refermée. Suprême plaisir pour les opposants à la corrida, mais aussi déception, car il aurait été tellement plus simple de déclarer que la corrida est un spectacle cruel qui n'a rien à voir avec un quelconque patrimoine culturel. 

Il n'en demeure pas moins qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, poser des principes clairs. Rappelons que, dans une décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012, déjà saisi par le CRAC, le conseil constitutionnel a refusé de déclarer inconstitutionnel l'article 521-1 du code pénal. Celui-ci punit les actes de cruauté envers les animaux, cruauté passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux courses de taureaux, lorsqu'une "tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Autrement dit, la loi ne nie pas que la corrida entraine effectivement des actes de cruauté envers les animaux, mais leurs auteurs ne sont pas poursuivis lorsque cette cruauté s'exerce à l'égard des taureaux, entre Nîmes et Arles. 

Il est vrai que c'est le législateur qui a admis une dérogation à la loi pénale dans le seul but de satisfaire un lobby régional, suscitant une jurisprudence à peu près incohérente sur la notion de "tradition locale ininterrompue". Il n'appartient donc pas au Conseil constitutionnel de sanctionner une jurisprudence obscure, dès lors que son rôle est d'apprécier la conformité de la loi à la Constitutionnel. A cet égard, la décision du 21 septembre 2012 renvoie le législateur à sa propre compétence, comme le fait désormais l'arrêt du 27 juillet 2016.  Rappelons que le parlement régional de Catalogne a osé voté une loi interdisant la corrida, en juillet 2010. Le parlement  français pourrait donc s'en inspirer et  supprimer ce spectacle barbare. Ce serait tout de même plus courageux que ces petits arrangements avec la jurisprudence administrative.

dimanche 31 juillet 2016

Maudire ses juges, ou maudire les juges ?

"Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges ?". Cette question, posée par le Comte à Figaro dans Le Barbier de Séville, montre que l'insatisfaction des plaideurs n'est pas un phénomène récent. Elle était particulièrement aigüe à une époque où l'on n'avait guère de chance de gagner son procès "sans graisser le marteau". Encore s'agissait-il d'une insatisfaction émanant des seuls plaideurs, et il faudra attendre la période révolutionnaire et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 pour que s'imposent la séparation des pouvoirs (art. 16) et le principe d'égalité devant la loi (art. 6). 

Les attaques à l'encontre des juges reviennent aujourd'hui, sous une forme quelque peu modernisée. Celles des plaideurs n'ont évidemment pas disparu, particulièrement en matière pénale, puisque la coercition y est omniprésente, tant au stade de la procédure qu'à celui du jugement et de l'application de la peine. L'affaire se complique lorsque le justiciable est un politique. Aux Etats-Unis, Donald Trump accuse un juge de partialité parce qu'il est d'origine mexicaine. Au Brésil, l'ancien Président Lula saisit le Comité des droits de l'homme des Nations Unies pour dénoncer la justice de son pays qui a décidé de le poursuivre pour entrave à la justice. Il les accuse d'abus de pouvoir. Cette absence de respect à l'égard des juges n'existe pas qu'en Amérique Latine. Personne n'a oublié qu'en juin 2013 Nicolas Sarkozy a introduit une requête en suspicion légitime à l'encontre des juges chargés d'instruire l'affaire Bettencourt . 

Ces aigreurs individuelles seraient sans conséquences si elles ne s'accompagnaient de démarches institutionnelles, dirigées non plus contre les juges mais contre l'institution qu'ils représentent.

Un mouvement de balancier touche actuellement la justice française : le déclin des juges d'instruction qui sont des magistrats indépendants s'accompagne d'un renforcement des procureurs qui demeurent soumis au pouvoir hiérarchique du ministre de la justice.

Déclin des juges d'instruction


Souvenons nous qu'en janvier 2009 le Président de la République, s'appuyant sur le désastre de l'affaire d'Outreau, proposait une révision du Code pénal destinée à introduire dans notre pays un système judiciaire directement inspirée du droit américain. A la procédure inquisitoire mise en oeuvre par un juge d'instruction qui instruit à charge et à décharge aurait succédé une procédure accusatoire opposant un procureur aux avocats de la défense. C'était d'ailleurs le sens des préconisations du rapport Léger remis au Président de la République le 1er septembre 2009. Cette procédure, bien connue grâce aux séries américaines, avait évidemment la faveur des avocats auxquels elle offrait un rôle accru dans le procès pénal, avocats par ailleurs bien représentés au plus haut sommet de l'Etat. La réforme n'a cependant pas pu voir le jour, du fait de la résistance opiniâtre des magistrats.

Il n'empêche que les compétences du juge d'instruction ont peu à peu été grignotées. Dans leur étendue d'abord, dès la loi du 15 juin 2000 qui crée un juge de la liberté et de la détention (JLD) chargé, entre autres fonctions, de statuer sur la détention provisoire des personnes mises en examen. Dans leur généralité ensuite, puisque l'intervention du juge d'instruction est désormais l'exception. S'il est toujours saisi en matière criminelle, il n'est plus que rarement en matière correctionnelle. Pour l'année 2014, sur 496 000 affaires relevant du tribunal correctionnel, seulement 17 000 ont donné lieu à une instruction. Ce déclin est dû à l'émergence des procédures simplifiées que sont l'ordonnance pénale (art. 495-1 du code de procédure pénale) et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Ce "plaider-coupable" permet à la personne qui a commis un délit d'échapper à un procès en reconnaissant les faits.
 

Renforcement du procureur


Dans les deux cas, ordonnance pénale et CRPC, l'acteur principal est le procureur. C'est lui qui choisit la procédure simplifiée dans l'ordonnance pénale en communiquant directement au président du tribunal le dossier et ses réquisitions. C'est lui qui gère l'ensemble de la CRPC, puisqu'il propose la peine à la personne qui a plaidé coupable. Le juge n' a plus alors qu'à homologuer la décision prise ou à la rejeter, imposant ainsi la saisine du tribunal correctionnel en vue d'un procès classique.

Le problème est que ce renforcement du procureur est parallèle à la remise en cause de sa place au sein de l'autorité judiciaire. Les arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne refusent de considérer les membres du parquet comme appartenant à l'autorité judiciaire, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif. Le système juridique français est donc dans l'attente d'une réforme désormais indispensable. Hélas, on sait que le Président de la République ne dispose pas de la majorité des 3/5è au Congrès pour faire voter une révision constitutionnelle relative à la place du parquet dans l'organisation judiciaire.

Raphaël. Allégorie de la Justice. 1510. Vatican. Voûte de la Chambre de la Signature.


La justice descend de son piédestal


Il est vrai qu'une réforme institutionnelle n'est sans doute pas la panacée, tout simplement parce que les attaques contre les juges sont aussi de l'ordre de l'incivilité. S'ils n'inspirent plus la crainte, ce qui est sans doute une bonne chose, ils n'inspirent pas davantage le respect. Apparaît ainsi très symptomatique le fait que Christiane Taubira, alors Garde des Sceaux, ait demandé un rapport sur la protection des magistrats à un groupe de travail composé des directeurs des affaires judiciaires, des affaires civiles et du Sceau, des affaires criminelles et des grâces. Remis le 28 juin 2016, ce rapport se penche sur les incivilités, outrages ou violences commis contre des magistrats. Ils peuvent aller jusqu'à des menaces graves et, d'avril 2014 à janvier 2015, cinq procédures judiciaires ont été ouvertes des chefs d'association de malfaiteurs en vue de commettre un assassinat sur un magistrat. 

Au-delà de ces faits extrêmement graves, le rapport dénonce des "tentatives de déstabilisation émanant de la défense" ainsi que le développement d'une "défense beaucoup plus agressive avec l'institution judiciaire, dans le but évident de perturber le cours normal de la justice. Ces stratégies de tension se diffusent désormais largement, y compris dans des barreaux qui n'étaient pas adeptes d'une défense de rupture, sous l'influence d'une part de quelques cabinets qui interviennent sur l'ensemble du territoire national, et d'autre part d'une nouvelle génération d'avocats qui n'hésitent plus à s'attaquer directement aux magistrats". On le voit, le rapport ne pratique pas l'understatement.. Il a d'ailleurs suscité une levée de bouclier des avocats exaspérés d'être considérés comme une menace. 

Plus amusant, mais tout aussi révélateur, le rapport Garapon sur la symbolique du futur tribunal de Paris. La justice y est présentée comme reposant sur l'horizontalité et non plus la verticalité. Le rapport déclare préférer la couleur verte, couleur de l'arbitrage, à la couleur rouge, celle de la vengeance, distinction qui révèle d'ailleurs un grave contresens. En effet, le rouge est surtout le symbole de l'autorité de l'Etat, et illustre au contraire que la justice Dike ne saurait être assimilée à la vengeance Némésis. Enfin, nous dit le rapport, dans les salles d'audience, la "symbolique ne sert plus à magnifier la loi mais elle est tout entière dirigée vers l'intériorité". On se déclare donc en faveur du "maintien de la balance et de l'abandon du glaive", sans oublier de "prévoir une pendule". Derrière ce discours gentiment délirant, apparaît l'image d'une justice limitée à une relation bilatérale, un débat qui ne vise pas appliquer la loi mais à résoudre un problème qui concerne un ou plusieurs individus, mais pas l'ensemble de la société. 

Repenser le pouvoir judiciaire


Les attaques contre les juges sont donc d'abord le produit d'une remise en cause de l'ensemble du système judiciaire. Il est vrai que celui-ci n'a pas trouvé sa place dans nos institutions. Certes, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme affirme que "toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Mais précisément, notre constitution n'évoque pas un "pouvoir" judiciaire mais seulement une "autorité" judiciaire, et le choix des mots est loin d'être neutre. Il évoque un système dont l'indépendance n'est pas entièrement garantie. Qu'il s'agisse de la place du parquet, de celle de la juridiction administrative, voire de celle du Conseil constitutionnel dont la composition n'a réellement rien à voir avec celle d'une juridiction impartiale, tous ces éléments doivent susciter une réflexion nouvelle. Ce serait alors l'occasion de créer un véritable "pouvoir" judiciaire, entièrement à l'écart de l'Exécutif comme du Législatif. Il n'est pas interdit de rêver.