« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 3 août 2016

Toréador en garde : l'oeil noir du Conseil d'Etat te regarde

Dans un arrêt du 27 juillet 2016, le Conseil d'Etat porte un coup au lobby des amateurs de corrida. Cette pratique ne sera pas inscrite au patrimoine immatériel de la France, au même titre que l'est la polyphonie corse, la tapisserie d'Aubusson, le Fest-Noz breton, ou la gastronomie française. 

Précisons que l'inscription au patrimoine immatériel de la France trouve son fondement dans la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17 octobre 2003 par la 32e conférence générale de l'UNESCO. Selon ses articles 11 et 12, il appartient à chaque Etat partie de "prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire". Dans ce but, il doit dresser un inventaire de ce patrimoine et procéder aux inscriptions. Elles peuvent être effectuées à l'initiative des pouvoirs publics ou à celles des "porteurs de traditions". 

La formule est jolie,  mais elle ne doit pas faire illusion. Ces "porteurs de traditions" sont le plus souvent des lobbies qui ont pour mission de valoriser financièrement une tradition locale ou un produit du terroir. Dans le cas présent, l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et l'Union des villes taurines de France (UVTF) jouent ce rôle de "porteurs de traditions". Ces deux groupements ont donc obtenu, en 2011, l'inscription de la corrida à l'inventaire. A partir de cette date, va se développer un contentieux en trois actes qu'il est indispensable de rappeler pour comprendre l'intervention du Conseil d'Etat.

1er acte : la corrida entre au patrimoine immatériel


Immédiatement, la Fondation Franz Weber (FFW) et l'association Robin des bois, à laquelle se sont joints le Comité radicalement anti corrida (CRAC) et l'association "Droit des animaux", demandent au ministre le retrait de cette décision. N'ayant reçu aucune réponse, ils saisisent le tribunal administratif de Paris de la décision implicite de rejet qui leur estt opposée. Statuant dans un jugement du 3 avril 2013, le tribunal commence par déclarer irrecevables les recours de FFW et de Robin des bois, estimant que leur but très général de protection de la nature ne leur donne pas vocation à intervenir dans un domaine aussi particulier que la lutte contre la corrida. En revanche, les interventions du CRAC et de Droit des animaux sont déclarées recevables. 

Sur le fond cependant, le tribunal ne leur donne pas satisfaction. A ses yeux, la corrida entre parfaitement dans le champ de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, et le fait que les opposants à la corrida n'aient pas été consultés est sans incidence sur la légalité de la décision. Bref, la décision est tout-à-fait favorable au lobby pro-corrida, d'autant que certains s'interrogent sur le fait qu'elle ait été rendue sur conclusions contraires du rapporteur public.

Edouard Manet. L'homme mort. 1864


2ème acte : première banderille


La décision rendue par la Cour administrative d'appel (CAA) de paris le 1er juin 2015 met fin au débat de fond. Les juges trouvent une solution originale pour exclure purement et simplement la corrida de la liste du patrimoine immatériel. En effet, cet inventaire prend concrètement la forme d'une fiche figurant sur le site du ministère de la culture. Or le juge observe que la fiche relative à la corrida est parfaitement introuvable. De sa vaine exploration, il déduit que l'inscription de la corrida à l'inventaire doit être considérée comme ayant été abrogée, antérieurement au prononcé de l'arrêt. Il observe d'ailleurs que cette abrogation est possible, puisque la décision de classement n'avait produit aucun effet juridique. Par voie de conséquence, il en déduit que les requêtes du CRAC et de Droit des animaux sont devenues sans objet, comme d'ailleurs les interventions en défense de l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF). 

La décision peut sembler surprenante, mais on observe que le rapporteur public devant le tribunal administratif s'était déjà appuyé sur ce moyen sans avoir été suivi. Dès 2011 en effet, le ministre de la culture avait décidé de supprimer toute mention de la corrida sur le site, en raison de "l'émoi suscité par cette inscription". La CAA reprend l'idée, estimant que cette suppression s'analyse comme une abrogation.

3ème acte : Un oeil noir te regarde


C'est donc à la lumière de la décision de la Cour administrative d'appel que doit être comprise la décision du Conseil d'Etat du 27 juillet 2016. Saisi par l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF), il confirme le non-lieu à statuer prononcé par la Cour administrative d'appel. 

Pire, et humiliation suprême pour les deux lobbies, le Conseil d'Etat estime que leur recours en cassation n'est pas recevable. En effet, ils sont intervenus en défense devant la CAA, mais ils n'étaient pas parties au recours. Autrement dit, la seule autorité susceptible de saisir le Conseil d'Etat était le ministre de la culture, seul compétent pour contester la décision de non-lieu à statuer. Or, précisément, la Haute Juridiction ne peut pas ne pas entendre le grand silence de l'administration qui refuse de dire que sa décision de classement est toujours en vigueur. Implicitement, l'autorité publique admet que la suppression de la corrida sur son site équivaut à une abrogation.

A t on assisté à un jeu de rôles ? Le ministre a-t-il accepté l'inscription voulu par les lobbies favorables à la corrida, tout en offrant aux opposants un cas d'annulation ? Comme le dit justement le célèbre Francis Uquhart dans le House of Cards britannique : "You may think that, I could not possibly comment". 

Quoi qu'il en soit, si les jurisprudences combinées de la Cour administrative et du Conseil d'Etat ne sont pas des exemples de courage, ce sont tout de même des petits chefs d'oeuvre d'habileté. Les partisans de la corrida ont été pris dans une nasse procédurale et n'ont sans doute pas compris ce qui leur arrivait lorsque cette nasse s'est refermée. Suprême plaisir pour les opposants à la corrida, mais aussi déception, car il aurait été tellement plus simple de déclarer que la corrida est un spectacle cruel qui n'a rien à voir avec un quelconque patrimoine culturel. 

Il n'en demeure pas moins qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, poser des principes clairs. Rappelons que, dans une décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012, déjà saisi par le CRAC, le conseil constitutionnel a refusé de déclarer inconstitutionnel l'article 521-1 du code pénal. Celui-ci punit les actes de cruauté envers les animaux, cruauté passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux courses de taureaux, lorsqu'une "tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Autrement dit, la loi ne nie pas que la corrida entraine effectivement des actes de cruauté envers les animaux, mais leurs auteurs ne sont pas poursuivis lorsque cette cruauté s'exerce à l'égard des taureaux, entre Nîmes et Arles. 

Il est vrai que c'est le législateur qui a admis une dérogation à la loi pénale dans le seul but de satisfaire un lobby régional, suscitant une jurisprudence à peu près incohérente sur la notion de "tradition locale ininterrompue". Il n'appartient donc pas au Conseil constitutionnel de sanctionner une jurisprudence obscure, dès lors que son rôle est d'apprécier la conformité de la loi à la Constitutionnel. A cet égard, la décision du 21 septembre 2012 renvoie le législateur à sa propre compétence, comme le fait désormais l'arrêt du 27 juillet 2016.  Rappelons que le parlement régional de Catalogne a osé voté une loi interdisant la corrida, en juillet 2010. Le parlement  français pourrait donc s'en inspirer et  supprimer ce spectacle barbare. Ce serait tout de même plus courageux que ces petits arrangements avec la jurisprudence administrative.

dimanche 31 juillet 2016

Maudire ses juges, ou maudire les juges ?

"Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges ?". Cette question, posée par le Comte à Figaro dans Le Barbier de Séville, montre que l'insatisfaction des plaideurs n'est pas un phénomène récent. Elle était particulièrement aigüe à une époque où l'on n'avait guère de chance de gagner son procès "sans graisser le marteau". Encore s'agissait-il d'une insatisfaction émanant des seuls plaideurs, et il faudra attendre la période révolutionnaire et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 pour que s'imposent la séparation des pouvoirs (art. 16) et le principe d'égalité devant la loi (art. 6). 

Les attaques à l'encontre des juges reviennent aujourd'hui, sous une forme quelque peu modernisée. Celles des plaideurs n'ont évidemment pas disparu, particulièrement en matière pénale, puisque la coercition y est omniprésente, tant au stade de la procédure qu'à celui du jugement et de l'application de la peine. L'affaire se complique lorsque le justiciable est un politique. Aux Etats-Unis, Donald Trump accuse un juge de partialité parce qu'il est d'origine mexicaine. Au Brésil, l'ancien Président Lula saisit le Comité des droits de l'homme des Nations Unies pour dénoncer la justice de son pays qui a décidé de le poursuivre pour entrave à la justice. Il les accuse d'abus de pouvoir. Cette absence de respect à l'égard des juges n'existe pas qu'en Amérique Latine. Personne n'a oublié qu'en juin 2013 Nicolas Sarkozy a introduit une requête en suspicion légitime à l'encontre des juges chargés d'instruire l'affaire Bettencourt . 

Ces aigreurs individuelles seraient sans conséquences si elles ne s'accompagnaient de démarches institutionnelles, dirigées non plus contre les juges mais contre l'institution qu'ils représentent.

Un mouvement de balancier touche actuellement la justice française : le déclin des juges d'instruction qui sont des magistrats indépendants s'accompagne d'un renforcement des procureurs qui demeurent soumis au pouvoir hiérarchique du ministre de la justice.

Déclin des juges d'instruction


Souvenons nous qu'en janvier 2009 le Président de la République, s'appuyant sur le désastre de l'affaire d'Outreau, proposait une révision du Code pénal destinée à introduire dans notre pays un système judiciaire directement inspirée du droit américain. A la procédure inquisitoire mise en oeuvre par un juge d'instruction qui instruit à charge et à décharge aurait succédé une procédure accusatoire opposant un procureur aux avocats de la défense. C'était d'ailleurs le sens des préconisations du rapport Léger remis au Président de la République le 1er septembre 2009. Cette procédure, bien connue grâce aux séries américaines, avait évidemment la faveur des avocats auxquels elle offrait un rôle accru dans le procès pénal, avocats par ailleurs bien représentés au plus haut sommet de l'Etat. La réforme n'a cependant pas pu voir le jour, du fait de la résistance opiniâtre des magistrats.

Il n'empêche que les compétences du juge d'instruction ont peu à peu été grignotées. Dans leur étendue d'abord, dès la loi du 15 juin 2000 qui crée un juge de la liberté et de la détention (JLD) chargé, entre autres fonctions, de statuer sur la détention provisoire des personnes mises en examen. Dans leur généralité ensuite, puisque l'intervention du juge d'instruction est désormais l'exception. S'il est toujours saisi en matière criminelle, il n'est plus que rarement en matière correctionnelle. Pour l'année 2014, sur 496 000 affaires relevant du tribunal correctionnel, seulement 17 000 ont donné lieu à une instruction. Ce déclin est dû à l'émergence des procédures simplifiées que sont l'ordonnance pénale (art. 495-1 du code de procédure pénale) et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Ce "plaider-coupable" permet à la personne qui a commis un délit d'échapper à un procès en reconnaissant les faits.
 

Renforcement du procureur


Dans les deux cas, ordonnance pénale et CRPC, l'acteur principal est le procureur. C'est lui qui choisit la procédure simplifiée dans l'ordonnance pénale en communiquant directement au président du tribunal le dossier et ses réquisitions. C'est lui qui gère l'ensemble de la CRPC, puisqu'il propose la peine à la personne qui a plaidé coupable. Le juge n' a plus alors qu'à homologuer la décision prise ou à la rejeter, imposant ainsi la saisine du tribunal correctionnel en vue d'un procès classique.

Le problème est que ce renforcement du procureur est parallèle à la remise en cause de sa place au sein de l'autorité judiciaire. Les arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne refusent de considérer les membres du parquet comme appartenant à l'autorité judiciaire, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif. Le système juridique français est donc dans l'attente d'une réforme désormais indispensable. Hélas, on sait que le Président de la République ne dispose pas de la majorité des 3/5è au Congrès pour faire voter une révision constitutionnelle relative à la place du parquet dans l'organisation judiciaire.

Raphaël. Allégorie de la Justice. 1510. Vatican. Voûte de la Chambre de la Signature.


La justice descend de son piédestal


Il est vrai qu'une réforme institutionnelle n'est sans doute pas la panacée, tout simplement parce que les attaques contre les juges sont aussi de l'ordre de l'incivilité. S'ils n'inspirent plus la crainte, ce qui est sans doute une bonne chose, ils n'inspirent pas davantage le respect. Apparaît ainsi très symptomatique le fait que Christiane Taubira, alors Garde des Sceaux, ait demandé un rapport sur la protection des magistrats à un groupe de travail composé des directeurs des affaires judiciaires, des affaires civiles et du Sceau, des affaires criminelles et des grâces. Remis le 28 juin 2016, ce rapport se penche sur les incivilités, outrages ou violences commis contre des magistrats. Ils peuvent aller jusqu'à des menaces graves et, d'avril 2014 à janvier 2015, cinq procédures judiciaires ont été ouvertes des chefs d'association de malfaiteurs en vue de commettre un assassinat sur un magistrat. 

Au-delà de ces faits extrêmement graves, le rapport dénonce des "tentatives de déstabilisation émanant de la défense" ainsi que le développement d'une "défense beaucoup plus agressive avec l'institution judiciaire, dans le but évident de perturber le cours normal de la justice. Ces stratégies de tension se diffusent désormais largement, y compris dans des barreaux qui n'étaient pas adeptes d'une défense de rupture, sous l'influence d'une part de quelques cabinets qui interviennent sur l'ensemble du territoire national, et d'autre part d'une nouvelle génération d'avocats qui n'hésitent plus à s'attaquer directement aux magistrats". On le voit, le rapport ne pratique pas l'understatement.. Il a d'ailleurs suscité une levée de bouclier des avocats exaspérés d'être considérés comme une menace. 

Plus amusant, mais tout aussi révélateur, le rapport Garapon sur la symbolique du futur tribunal de Paris. La justice y est présentée comme reposant sur l'horizontalité et non plus la verticalité. Le rapport déclare préférer la couleur verte, couleur de l'arbitrage, à la couleur rouge, celle de la vengeance, distinction qui révèle d'ailleurs un grave contresens. En effet, le rouge est surtout le symbole de l'autorité de l'Etat, et illustre au contraire que la justice Dike ne saurait être assimilée à la vengeance Némésis. Enfin, nous dit le rapport, dans les salles d'audience, la "symbolique ne sert plus à magnifier la loi mais elle est tout entière dirigée vers l'intériorité". On se déclare donc en faveur du "maintien de la balance et de l'abandon du glaive", sans oublier de "prévoir une pendule". Derrière ce discours gentiment délirant, apparaît l'image d'une justice limitée à une relation bilatérale, un débat qui ne vise pas appliquer la loi mais à résoudre un problème qui concerne un ou plusieurs individus, mais pas l'ensemble de la société. 

Repenser le pouvoir judiciaire


Les attaques contre les juges sont donc d'abord le produit d'une remise en cause de l'ensemble du système judiciaire. Il est vrai que celui-ci n'a pas trouvé sa place dans nos institutions. Certes, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme affirme que "toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Mais précisément, notre constitution n'évoque pas un "pouvoir" judiciaire mais seulement une "autorité" judiciaire, et le choix des mots est loin d'être neutre. Il évoque un système dont l'indépendance n'est pas entièrement garantie. Qu'il s'agisse de la place du parquet, de celle de la juridiction administrative, voire de celle du Conseil constitutionnel dont la composition n'a réellement rien à voir avec celle d'une juridiction impartiale, tous ces éléments doivent susciter une réflexion nouvelle. Ce serait alors l'occasion de créer un véritable "pouvoir" judiciaire, entièrement à l'écart de l'Exécutif comme du Législatif. Il n'est pas interdit de rêver.



jeudi 28 juillet 2016

La dissolution de "l'association des musulmans de Lagny-sur-Marne"

Dans deux ordonnances du 26 juillet 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre le décret du 6 mai 2016, prononçant la dissolution de l'Association des musulmans de Lagny-sur-Marne et de Retour aux sources musulmanes", groupements accusés de répandre l'idéologie salafiste.

Une dissolution de droit commun


Observons d'emblée que ce décret ne trouve pas son fondement juridique dans l'état d'urgence mais dans le droit commun. La dissolution administrative d'un groupement trouve son origine dans la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées. A l'époque, le texte avait été voté pour pour permettre la dissolution des ligues et groupes armés qui étaient à l'origine des émeutes du 6 février 1934. Dans sa rédaction actuelle, codifiée à l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi), les motifs d'une telle décision sont énoncés sous forme d'une liste. Sont ainsi concernés les groupements "/ 6° (…) qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; / 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger (…) ». En l'espèce, la décision est motivée par les "activités d’endoctrinement, de recrutement et d’acheminement de candidats vers le jihad armé" auxquels se livraient des groupements qui  entretenaient donc "des liens avec des personnes mises en cause dans des opérations de terrorisme".

Ce fondement juridique de droit commun n'est pas sans conséquences. Le juge des référés rappelle en effet, au détour de sa décision, qu'il n'est pas lié par le fait que des perquisitions administratives ont été effectuées chez le président de l'association des musulmans de Lagny sur le fondement de l'état d'urgence, et n'ont pas conduit à la constatation d'infractions liées au terrorisme. La question posée est bien celle du danger que représente le groupement pour l'ordre public et pas celle des éventuels actes illicites commis par ses responsables.

Un second décret de dissolution


Observons aussi que, pour ce qui concerne l'Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, le décret du 6 mai 2016 est le second texte prononçant la dissolution. Un premier, daté du 14 janvier 2016, avait été suspendu par une ordonnance du juge des référés du Conseil d'Etat, le 30 mars 2016. Les requérants s'appuyaient alors sur l'article L 521-1 du code de justice administrative qui permet au juge de suspendre un texte lorsqu'il a un "doute sérieux sur sa légalité".  Mais le juge ne sanctionnait alors qu'un vice de procédure. En effet, la procédure contradictoire n'avait pas été régulièrement menée à son terme, le décret ayant été pris avant que la lettre mentionnant les observations des responsables de l'association soit parvenue aux services compétents. C'est la raison pour laquelle, un second décret a été pris le 6 mai 2016, respectueux désormais du principe contradictoire.

Cette fois, les responsables de ces groupements s'appuient sur la procédure de référé de l'article art. L 521-2 code de la justice administrative et demandent la suspension en urgence du décret qui, à leurs yeux,  porte une atteinte "grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale (art. L 521-2 code de la justice administrative).

Les libertés en cause


En l'espèce, plusieurs libertés fondamentales sont susceptibles d'être invoquées, notamment celles de conscience, de religion et d'association. Toutes ont valeur constitutionnelle. Les deux premières ont pour fondement l'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La troisième trouve son origine dans la loi fondatrice du 1er juillet 1901, dont l'article 2 énonce que "les associations de personnes peuvent se former librement sans autorisation ni déclaration préalable". Ce principe a ensuite été érigé par le Conseil constitutionnel en Principe fondamental reconnu par les lois de la République, avec sa décision du 16 juillet 1971.

André Sureda (1872-1930). L'école coranique


Le contrôle de proportionnalité


Il appartient donc au juge des référés d'apprécier le "caractère grave et manifestement illégal" de l'atteinte portée à ces libertés. Il ne dissocie pas les libertés en cause et se livre à un contrôle global, appréciant la proportionnalité entre cette atteinte et les nécessités d'ordre public poursuivies par le décret de dissolution. Son contrôle est particulièrement étendu, car il ne se limite pas aux motifs invoqués dans le décret mais examine l'ensemble du dossier.

Ce contrôle approfondi ne joue pas en faveur des groupements en cause, loin de là.  Au contraire, le juge des référés dresse un catalogue accablant de leurs agissements. Il rappelle que ces  associations visaient à "propager l’idéologie de l’ancien imam de la mosquée de Lagny, lui-même parti en Egypte à la fin de 2014,  qui prônait un islamisme radical, appelant au rejet des valeurs de la République et faisant l’apologie du djihad armé ainsi que de la mort en martyr". Il ajoute que les perquisitions réalisées durant l'état d'urgence ont révélé l'existence d'une "école coranique clandestine qui diffusait des messages appelant au jihad". Cette dernière précision témoigne peut-être d'un certain agacement vis-à-vis d'une défense qui  invoque le fait  que la perquisition administrative n'a pas eu de suites judiciaires, alors qu'elle a démontré l'appartenance de l'association à la mouvance salafiste.

Les notes blanches


Dans son analyse, le juge n'hésite pas à s'appuyer sur les notes blanches établies par les services de renseignement. A dire vrai, la jurisprudence considérait depuis longtemps qu'un dossier de ce type pouvait justifier une décision d'expulsion. Par exemple, dans un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. Dans une ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat, intervenant cette fois à propos d'une assignation à résidence intervenue sur le fondement de l'état d'urgence, a ensuite posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Elles peuvent donc être utilisées par le juge comme élément d'appréciation, y compris, nous disent les ordonnances du 26 juillet 2015, en matière de dissolution d'un groupement.

La note blanche n'est tout de même pas un blanc seing. Dans sa décision du 6 janvier 2016, rendue cette fois à propos de la fermeture d'un restaurant, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme que les informations qui y figurent doivent être précises et convenablement vérifiées. C'est bien le cas en l'espèce, et le juge observe que les notes blanches utilisées pour prononcer la dissolution des groupements sont "précises et circonstanciées", et qu'elles ont été versées au débat contradictoire.

De toute cette analyse, le juge déduit donc qu'aucune "atteinte grave et manifestement illégale" n'a été portée à une liberté fondamentale, justifiant en référé. Dès lors, il n'a plus besoin de se prononcer sur l'urgence de son intervention, seconde condition du référé-liberté. La solution est donc logique et n'apporte aucune surprise sur le fond. 
 
L'élément le plus intéressant de la décision est sans doute l'extrême soin de sa motivation. De toute évidence, la juridiction administrative veut affirmer Urbi et Orbi toute l'étendue de son contrôle de l'état d'urgence, montrer qu'elle ne laisse aucun élément au hasard, et qu'elle se saisit de l'ensemble du dossier. Elle le fait dans une affaire presque caricaturale, l'une de ces affaires que même les plus farouches opposants à l'état d'urgence n'osent pas critiquer. On ne doute pas que la juridiction administrative aura désormais à coeur de rendre des décisions aussi soigneusement motivées, y compris dans les affaires complexes ou délicates.




dimanche 24 juillet 2016

Durcissement de l'état d'urgence

La loi du 21 juillet 2016 prorogeant l'état d'urgence a été votée à une écrasante majorité. De toute évidence, les plus frondeurs des parlementaires, ceux-là même qui dénonçaient l'état d'urgence comme une intolérable atteinte aux libertés, ne se sont pas déplacés pour voter. Peut-être étaient-ils déjà partis en vacances ? A moins que leur opposition soit plus délicate à assumer, au lendemain de l'attentat de Nice ? Il ne fait pourtant aucun doute que le texte se caractérise par un durcissement de l'état d'urgence.

Une durée plus longue


Une première lecture du texte peut laisser penser qu'il s'agit d'une simple prorogation de l'état d'urgence, cette fois pour une durée de six mois. Observons que c'est la première fois qu'est prévue une durée aussi longue, les deux premières prorogations ayant été prévues pour trois mois, et la troisième pour seulement deux mois. Cet allongement n'était pas prévu dans le projet initial. Il a été ajouté par amendement du rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Pascal Popelin. Officiellement, il s'agit "d'éviter de débattre de la même question dans trois mois". En réalité, il s'agit d'un amendement de repli, Les Républicains souhaitant une durée d'un an, mais acceptant finalement de voter la durée de six mois. 

Le législateur rappelle, comme il l'avait fait dans les textes précédents, qu'il peut être mis fin à tout moment à l'état d'urgence, par décret en conseil des ministres (art. 1 § III). Le contrôle parlementaire approfondi n'est pas modifié, si ce n'est que le mécanisme mis en place par la Commission des lois figure désormais dans la loi qui prévoit que les autorités administratives transmettent aux assemblées parlementaires "sans délai copie de tous les actes qu'elles prennent" sur le fondement de l'état d'urgence. L'idée est de donner au parlement les instruments indispensables à un contrôle qui a toujours voulu être effectué "en temps réel" mais qui a parfois souffert des lenteurs administratives.

Contrairement aux prorogations précédentes qui s'appliquaient à l'issue de la mise en oeuvre de la loi précédente, le texte du 21 juillet 2016 est d'application immédiate, dès sa publication au Journal Officiel. L'objet est de faire profiter les autorités de mesures nouvelles qui, pour être peu nombreuses, apportent néanmoins un certain nombre de précisions utiles.

Le retour des perquisitions administratives


La loi du 21 juillet 2016 rétablit les perquisitions administratives qui avaient été supprimées dans la prorogation de mai 2016. Cela n'a rien de surprenant si l'on considère que la loi de 1955 met en place un système "à la carte", dans lequel les autorités compétentes peuvent choisir les dispositions qu'elles entendent appliquer, et écarter les autres. 

Dans le cas présent, le législateur étend même le champ de ces perquisitions en prévoyant un "droit de suite". Il permet aux forces de police et de gendarmerie, lors d'une perquisitions, de se transporter dans un second lieu si elles ont des raisons de penser qu'il est également fréquenté par les personnes "dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public" et qui sont l'objet de la première perquisition. Ce droit de suite avait été demandé par de nombreux responsables lors des auditions effectuées par la Commission des lois.

Rappelons que 3594 perquisitions ont été effectuées de novembre 2015 à mai 2016, dont sensiblement la moitié durant les douze premiers jours de l'état d'urgence. Durant cette période, des contentieux ont été engagés, et la loi du 21 juillet 2016 permet d'en tirer les conséquences, afin d'éviter tout risque juridique.

Sianna. Urgence. 2016

La copie de données informatiques


Le risque essentiel est celui de l'inconstitutionnalité. Dans une décision QPC du 19 février 2016, le Conseil constitutionnel avait déclaré inconstitutionnel l'article 11 al. 3 de la loi de 1955 qui permet à l'autorité administrative de copier les données conservées sur les systèmes informatiques présents sur les lieux de la perquisition. Sur ce point, la loi s'inspirait de l'article 57-1 du code de procédure pénale qui autorise la collecte de preuves électroniques par les officiers de police judiciaire chargés de la perquisition. Pour le Conseil constitutionnel, cette "copie" ne se distinguait pas d'une "saisie", le problème étant qu'une saisie opérée durant une perquisition administrative a pour effet de la transformer immédiatement en perquisition judiciaire. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un officier de police judiciaire doit être présent. Aux yeux du Conseil constitutionnel, cette saisie ne peut donc exister que si elle s'accompagne de garanties appropriées, en particulier en ce qui concerne la restitution des données saisies, le lien entre les données et la menace, ou encore l'éventuelle destruction ou stockage de ces données.

Sur ce point le Conseil constitutionnel se montrait plus attentif aux procédures que le Conseil d'Etat. Agissant comme conseil du gouvernement dans un avis donné lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015, celui-ci avait tout simplement considéré que le législateur devrait prévoir des saisies administratives, afin que la perquisition conserve son caractère d'opération administrative.

Quoi qu'il en soit, la décision du Conseil constitutionnel a eu des conséquences fâcheuses pour l'Exécutif. Privant de base légale la copie de données, elle a interdit leur captation dans des perquisitions administratives et empêché l'exploitation de celles déjà collectées qui ont été détruites. Pour remédier à cette situation, le législateur de juillet 2016 met en place une procédure applicable aux "données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal" ainsi qu'à tout support matériel de ces données, du téléphone cellulaire aux jeux vidéo, dès lors qu'ils permettent d'échanger des message. Sont visés tous les équipements trouvés sur les lieux de la perquisition, qu'ils appartiennent ou non à la personne visée par celle-ci. La loi précise enfin que ces données peuvent être "copiées sur tout support", ce qui confère un fondement juridique à la notion de copie, sans pour autant suivre le Conseil d'Etat dans sa proposition de saisie administrative. 

Que l'on se rassure. Le Conseil d'Etat ne sort pas perdant de l'affaire. Dès lors que la copie demeure administrative, il se voit confier le contrôle de cette procédure. La procédure est à la fois originale et assez protectrice des droits des propriétaires des données, puisque le préfet est tenu de saisir le juge des référés du tribunal administratif pour demander l'autorisation d'exploiter les données copiées. Il n'en demeure pas moins que la copie de données informatiques n'a pas pour effet de transformer la perquisition administrative en perquisition judiciaire, la compétence du juge judiciaire en ce domaine étant donc complètement exclue.

Ordre public


Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 permet aux autorités compétentes, préfet ou ministre de l'intérieur, d'ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". La Commission des lois du Sénat a tenu à ajouter à cette phrase : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cet ajout n'a qu'un intérêt politique aux yeux des auteurs de l'amendement, car il ne modifie en rien le droit positif.  Depuis novembre 2015, une dizaine de mosquées et de salles de prières ont été fermées en s'appuyant sur la référence aux "lieux de réunion de toute nature". Accepter l'amendement sénatorial était donc dépourvu de toute portée juridique.

Enfin, le projet de loi s'efforce de faciliter la tâche des forces de police. D'une part, les contrôles des bagages et les fouilles de véhicules sont désormais effectués sans instruction du procureur, sur décision administrative. D'autre part, sur proposition du Sénat, il est désormais précisé dans la loi que les cortèges, défilés et rassemblements sur la voie publique peuvent être interdits, dès lors que l'autorité administrative justifie ne pas être en mesure d'en assurer la sécurité avec les moyens dont elle dispose. A dire vrai, cette disposition reprend tout simplement la jurisprudence Benjamin de 1933. Dans le cas présent, on comprend qu'il s'agit de tenir compte de l'épuisement de forces de police qui ont bien des difficultés à assumer leur rôle de lutte contre le terrorisme en protégeant, en même temps, l'ordre public lors de manifestations de la Cop 21 ou de la Nuit Debout. Il n'en demeure pas moins que ce sera au juge administratif de garantir l'équilibre entre la liberté de manifester et les contraintes liées à ces multiples tâches dévolues aux forces de police.

Ce texte opère à l'évidence un durcissement de l'état d'urgence mais il se veut aussi une nouvelle loi antiterroriste. C'est ainsi que la loi prévoit l'automaticité de la peine complémentaire d'interdiction du territoire ainsi que l'interdiction de la semi-liberté pour toute personne condamnée pour terrorisme. Elle offre enfin le fondement législatif indispensable à la surveillance vidéo permanente des personnes détenues pour des faits de terrorisme. Une précision utile si l'on songe que la mesure visant Salah Abdeslam risquait une annulation par le juge administratif. 

Reste évidemment à se poser la question de l'efficacité de ce nouveau texte en matière de lutte contre le terrorisme. Le matin même de l'attentat de Nice, le Président de la République affirmait que l'état d'urgence "serait bien levé" le 26 juillet, estimant que la loi du 3 juin 2016 offrait des instruments juridiques permanents aussi efficaces que l'état d'urgence. Certes, nul ne pouvait prévoir, pas même le Président de la République, ce qui allait se passer le soir même sur la Promenade des Anglais. Il n'empêche que ce fait nouveau l'a placé dans une situation délicate. L'attentat rendait impossible l'abandon de l'état d'urgence qu'une grande partie de la population n'aurait pas compris. En même temps, la nouvelle loi reprend des dispositions dont on affirmait qu'elles étaient devenues inutiles. Le débat ne fait que commencer, et le nouvel état d'urgence devra être jugé sur ses résultats et sur son contrôle.




mercredi 20 juillet 2016

La vie privée d'Abdeslam : échec du référé

Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté, le 15 juillet 2016,  le recours de Salah Abdeslam, lui demandant de "prendre toute mesure pour mettre un terme" à la décision du ministre de la justice de la placer sous "vidéoprotection" permanente dans sa cellule, décision prise pour une période de trois mois renouvelable. A dire vrai, la décision ne surprend personne et elle est d'ailleurs passée relativement inaperçue. Comment la presse aurait-elle pu s'étendre sur les nuisances apportées à la vie privée d'Abdeslam au lendemain de l'attentat de Nice ? 

Rappelons que Frank Berton, l'avocat d'Abdeslam, utilise la procédure de référé-liberté organisée par l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Elle permet au juge des référés d'ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté, dans l'exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale".

La vie privée comme liberté fondamentale


Il ne fait guère de doute que le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des des droits de l'homme, constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté. Le juge des référés du Conseil d'Etat l'a admis dans une ordonnance du 25 octobre 2007, Mme Y. Il intervenait alors dans une affaire délicate où la mère biologique d'une personne née sous X. demandait au juge de prendre toute mesure utile à la préservation de son anonymat.

Les faits sont évidemment bien différents et il convient de s'interroger sur le cas précis de Salah Abdeslam. Une personne détenue est-elle titulaire du droit au respect de la vie privée ? La réponse à la question est positive et la CNIL rappelle ce principe dans sa  délibération du 19 mai 2016 sur l'arrêté du 9 juin 2016, celui-là même qui autorise la surveillance permanente vidéo pour les personnes "dont l'évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l'ordre public eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération et l'impact de celles-ci sur l'opinion publique".

La jurisprudence de la Cour européenne montre cependant que l'article 8 de la Convention européenne ne s'applique aux détenus qu'avec une basse intensité. La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Le régime de surveillance entraine alors nécessairement une ingérence plus grande dans la vie privée du détenu. 

Dans une décision Van der Graaf c. Pays-Bas du 1er juin 2004, la Cour déclare irrecevable une requête déposée par l'assassin de Pym Fortuyn qui se plaignait d'être surveillé 24 h sur 24 par vidéo, alors qu'il était détenu dans un établissement pénitentiaire spécialisé dans le traitement des malades mentaux. Il est vrai que le requérant ne se plaçait pas sur le terrain de la vie privée, mais invoquait l'existence d' un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Il ne fait aucune doute cependant que cette décision a influencé le juge versaillais qui la cite dans les visas de son ordonnance. Elle montre en effet que la Cour européenne admet que la vie privée des détenus puisse faire l'objet d'ingérences particulièrement importantes.

Van Gogh. La ronde des prisonniers. 1890

L'absence de fondement législatif


L'avocat de Salah Abdeslam rappelle qu'une ingérence dans la vie privée des personnes, qu'elles soient ou non détenues, doit être "prévue par la loi", formule employée dans l'article 8 al. 2 de la Convention européenne. Il estime que l'arrêté du 16 juin 2016, qui fonde la décision de surveillance prise le lendemain, ne constitue pas une "loi" au sens juridique du terme. Il faut bien reconnaître que la délibération de la CNIL du 19 mai 2016 dit sensiblement la même chose, observant "qu'aucune disposition législative ne prévoit explicitement la possibilité, pour l'administration pénitentiaire, de mettre en œuvre une telle surveillance". Elle ajoute même, en termes diplomatiques mais fort clairs qu'elle " s'interroge dès lors sur la possibilité de prévoir et d'encadrer la mise en œuvre d'une telle surveillance par un tel arrêté portant création de traitements de données à caractère personnel". La formule peut s'analyser comme un appel au législateur, afin qu'il régularise la situation en votant une loi.

La question était embarrassante pour le juge des référés qui a tout de même trouvé la solution dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. "Pour ne pas forcer la distinction entre les pays de Common Law et pays continentaux", la Cour adopte une conception très extensive de la notion de "loi", considérant finalement comme "loi" l'ensemble du droit en vigueur, qu'il soit législatif ou réglementaire (par exemple : CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France). Certains objecteront que cette conception extensive est un peu surprenante sous la plume d'un juge français, dans un système qui repose précisément sur une distinction très nette entre la loi et le règlement.

Sans doute, mais la Cour européenne ne se borne pas à cette appréciation formelle. Elle effectue aussi une évaluation qualitative de la "loi" en question, et c'est exactement ce que fait le juge des référés. Il observe que la mise sous surveillance d'Abdeslam a été précédée d'une procédure contradictoire et qu'il a pu exercer un recours. De cette observation, le juge des référés déduit que, quand bien même la distinction entre les articles 34 et 37 de la Constitution aurait été ignorée, cette éventuelle illégalité n'aurait pas pour conséquence une atteinte grave à l'exercice d'une liberté fondamentale. 
 

Absence d'urgence


De tous ces éléments, le juge des référés déduit l'absence d'urgence, condition fondamentale d'un référé. En effet, l'avocat d'Abdeslam s'appuie sur des avis d'expert, dont celui du contrôleur général des lieux de détention, avis qui évoquent la vie privée des détenus, mais pas celle précisément de son client. Or, celui-ci est dans une "situation particulière" liée à la gravité des actes pour lesquels il est poursuivi et au danger qu'il représente pour autrui. En outre, des mesures ont été prises pour lui garantir un minimum d'intimité comme la pose d'un pare-vue permettant la restitution d'images opacifiées. Enfin, il bénéficie de visites de sa famille et peut, à tout moment, demander celle d'un médecin ou d'un psychiatre. Ces éléments montrent qu'il conserve quelques éléments de  vie privée. Pour toutes ces raisons, le juge estime donc que la condition d'urgence n'est pas remplie. 

L'affaire n'est évidemment pas terminée. Le recours au fond contre la décision de placement sous vidéo-surveillance devra être jugé au fond, même si l'on peut penser que les juges prendront leur temps et attendront avec sérénité que le parlement soit intervenu pour conférer un fondement législatif à une telle mesure. Tout cela aurait été bien plus simple si l'on s'était préoccupé de la question avant l'arrivée d'Abdeslam sur le territoire, ce qui aurait évité une bien fâcheuse improvisation. Les juristes de la Chancellerie devraient sans doute méditer la pensée de Pierre Dac : "La prospective est un art difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir".



dimanche 17 juillet 2016

Terrorisme : l'échec du continuum défense sécurité

Après les attentats de janvier et de novembre 2015 à Paris, puis du 14 juillet 2016 à Nice, sans oublier les crimes intermédiaires, force est de constater que la politique de lutte contre le terrorisme intérieur est tenue en échec. On peut s'interroger sur les raisons de cet échec et se demander si ces attentats auraient pu être prévenus. La question intéresse au premier chef les libertés publiques puisqu'elle touche au principe de sûreté et à la liberté de circulation, c'est-à-dire à la base et à la condition des autres libertés.

Parmi les possibles explications, il convient de s'interroger sur la pertinence d'une doctrine qui constitue le socle de l'action publique depuis une dizaine d'années, le fameux continuum défense-sécurité.

Le continuum défense - sécurité


Le Livre Blanc "sur la défense et la sécurité nationale" publié en octobre 2008 marque l'apparition officielle du concept de "continuum défense sécurité. On le trouve résumé dans le propos d'ouverture de Nicolas Sarkozy qui évoque "un nouveau concept : celui d'une stratégie de sécurité nationale qui associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique". Un an plus tard, dans un discours prononcé devant les auditeurs de l'IHEDN, Alain Bauer évoquait "un concept encore à préciser de "sécurité globale" qui doit "articuler défense nationale, sécurité publique, protection des entreprises ou sécurité environnementale". Quoi qu'il en soit, cette stratégie inclut "aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure, les moyens militaires comme les moyens civils".

Tout est dans tout, et réciproquement. Le problème est que ce concept "à préciser" n'a jamais été précisé.  Le Livre Blanc suivant, celui de 2013, porte certes sur "la défense et la sécurité nationale", mais ses développements concernent essentiellement la sécurité extérieure, dans une perspective traditionnelle.

A-t-on pour autant oublié le continuum défense-sécurité ? Non, et l'on constate au contraire qu'il a été utilisé pour justifier trois pratiques qui se sont révélées autant d'échecs : l'armée dans les rues, les caméras dans les villes, et le décèlement précoce comme slogan. Tout ceci au détriment du renseignement intérieur, pourtant décisif contre le terrorisme.

L'armée dans les rues


Le continuum défense-sécurité a provoqué, et provoque toujours, une confusion entre le rôle des forces de sécurité et celui des forces armées. Ces dernières peuvent mener des opérations contre des mouvements terroristes armés, sur les théâtres extérieurs. Elles ont montré, à plusieurs reprises, leur savoir-faire dans ce domaine. En revanche, elles ne sont pas en mesure, car ce n'est pas leur métier, de lutter contre un terrorisme diffus sur notre territoire ni même le prévenir. 

Le général Vincent Desportes affirme ainsi, le 14 juillet sur BFM que la "guerre contre le terrorisme", même s'il ne s'agit pas d'une guerre au sens juridique du terme, se déroule sur trois fronts bien distincts, "le Sahel, le Levant avec l'Irak et la Syrie, et puis il y a le théâtre intérieur". Ces trois fronts ne nécessitent pas des moyens identiques et les forces armées ne peuvent intervenir efficacement que sur les deux premiers. Autrement dit, la sécurité intérieure n'est pas le métier des forces armées. C'est celui des forces de sécurité. Il en déduit que "l'opération Sentinelle est inutile" comme est inutile le rappel des réservistes. Elle est aussi dangereuse car elle nuit à l'entrainement des soldats et les détourne des missions pour lesquelles ils ont été formés, missions qui participent aussi de la lutte contre le terrorisme.

Encore plus grave, ce rôle attribué aux militaires de la force Sentinelle en matière de sécurité conduit à développer un faux sentiment de sécurité. Voir les militaires patrouiller dans les rues donne l'impression d'une protection mais les évènements récents ont montré quelle était bien illusoire. Rappelons que des militaires de Sentinelle, proches du Bataclan, n'ont pas pu être engagés, tout simplement parce qu'ils n'avaient pas reçu l'ordre d'utiliser leurs armes.



Des caméras dans les villes

 

Le continuum défense-sécurité conduit à privilégier des actions visant à développer le sentiment de sécurité plutôt que la sécurité elle-même. L'idée repose sur un postulat qu'il existe une "demande de sécurité" qui peut être satisfaite par des services publics mais aussi par un secteur privé en pleine expansion.

On a ainsi privilégié l'installation de caméras dans les lieux publics et incité les collectivités territoriales à se doter de tels dispositifs. Là encore, il s'agit de vendre, d'ailleurs très cher, un sentiment de sécurité aux habitants. La loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2) fait ainsi évoluer le vocabulaire, parlant de "vidéoprotection" et non plus de "vidéosurveillance", évolution destinée précisément à affirmer que ces installations ont pour mission de protéger ceux qu'elles surveillent. Les collectivités locales peuvent se voir imposer ce dispositif à leurs frais par le préfet "lorsque l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent". Le terrorisme sert ainsi à imposer l'installation de systèmes coûteux qui apportent un faux sentiment de sécurité aux habitants mais de vrais bénéfices aux entreprises privées du secteur, dans le contexte de la privatisation du Security Business. Ces entreprises sont modestement contrôlées par un Conseil national des activités privées de sécurités (CNAPS) dont le Président est Alain Bauer. Le préfet Alain Gardère en était le directeur, jusqu'à sa mise en examen pour corruption et détournement de fonds.


Les statistiques indiquent clairement l'échec de cette politique. Dans un rapport accablant de 2011, la Cour des comptes montre que la vidéo permis d'élucider 3 % des faits de délinquance, et note que le taux d'élucidation ne progresse pas davantage dans les villes équipées que dans celles qui ne les sont pas. La vidéoprotection n'a pas davantage d'effet préventif et l'on imagine mal un terroriste kamikaze renonçant à commettre un attentat parce qu'il y a une caméra dans le secteur. Témoigne tristement de cet échec l'attentat de Nice, dans une ville qui a inauguré fièrement sa millième caméra en 2015.

Le décèlement précoce comme slogan


La troisième conséquence du continuum défense-sécurité, et la troisième idée fausse, se ramène à une formule : le décèlement précoce. Concept essentiel de l'approche sécuritaire de la société, la notion vient directement des Etats-Unis et a été popularisée en France par Xavier Raufer et Alain Bauer. Ce dernier, dans son rapport "Déceler, étudier, former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique" remis au Président de la République et au Premier ministre en mars 2008, définit le décèlement précoce comme un  "concept intégrateur qui permet"
-"d'abord, de repérer, puis d'écarter les apparences, donc d'accéder au réel ; 
- ensuite, de poser rapidement et efficacement des diagnostics ; 
- enfin, d'agir tôt, de prévenir, avec précision et autorité". 

L'idée est "d'intervenir avant de graves ruptures, sur les premiers symptômes d'un désordre à venir (...)". Au-delà de l'imprécision du discours, il s'agissait à l'origine de mettre en place des systèmes d'alerte destinés à prévenir les crises internationales. Mais l'idée est venue de l'utiliser au plan interne, pour lutter contre la criminalité, voire contre le terrorisme et les "comportements déviants".

Le problème est que le décèlement précoce a sombré dans le ridicule. Dès 2004,  le rapport Bénisti rédigé par la Commission "Prévention" du groupe d'études parlementaires sur la sécurité intérieure présidé par ce député du Val de Marne, publie "une courbe évolutive d'un jeune qui s'écarte du droit chemin pour s'enfoncer dans la délinquance". Graphique à l'appui, on y apprend que  le comportement déviant commence vers 3 ans. L'enfant de cet âge qui a des difficultés dans le maniement de la langue et adopte de surcroît un comportement indiscipliné... doit tout de suite être perçu comme ayant de solides chances de terminer dans la vol à main armée, voire de sombrer dans le terrorisme.

L'auteur a ensuite réitéré sont propos dans un nouveau rapport, plus récent puisqu'il date de décembre 2010. Il était alors précisé qu'il "faut repérer et agir dès les premiers troubles comportementaux de l'enfant". Ces travaux pseudo-scientifiques n'ont évidemment abouti à rien. Après une tentative de test des enfants de cinq ans en 2011, plus personne n'a plus parlé de décèlement précoce. On doit évidemment s'en réjouir.

Le renseignement intérieur désorganisé


Considérée à travers ces trois éléments, la doctrine du continuum sécurité-défense a conduit à négliger l'importance du renseignement intérieur. La réforme des services de renseignement réalisée en 2008 à l'initiative de Nicolas Sarkozy a plus ou moins détruit le renseignement humain (Humint) qui constituait le socle de notre système de renseignement. La fusion de la DST (Direction de la surveillance du territoire) et des RG (Renseignements généraux) dans une nouvelle Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s'est traduite par un affaiblissement du renseignement sur le territoire. On s'est donc tourné vers Elint (renseignement électronique), ce qui conduit à une surveillance très superficielle des personnes soupçonnées d'avoir des projets terroristes. Car s'il est possible de faire une collecte de masse des données qu'elles échangent, il n'est pas matériellement possible de les analyser toutes. En témoigne notamment le désastre de l'affaire Mérah qui était parfaitement connu des services mais dont les activités n'ont pas été décelées à temps.

Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux moyens mis en oeuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 public illustre parfaitement la situation. Certes, il note favorablement l'apport de la loi du 24 juillet 2015 qui crée, enfin, une "politique publique" du renseignement, mais il constate en revanche que la réorganisation des services est "encore incomplète" et que le renseignement intérieur est "en reconstruction".  En effet, le renseignement territorial a été réorganisé en deux pôles, le service central du renseignement territorial (SCRT) au sein de la police nationale, et la sous-direction de l'anticipation opération (SDAO) au sein de la Gendarmerie. Cette réorganisation date cependant de 2014, et le rapport constate que le chantier est loin d'être achevé.

*

*       *


Le continuum défense-sécurité est donc un échec. Derrière cette doctrine apparaît souvent Alain Bauer, "professeur" de criminologie au CNAM. Proche à la fois de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls, ce Grand Augure préside tous les groupes de travail, parle beaucoup dans les médias et développe ses idées dans des livres généralement écrits en collaboration. Elles ne sont guère soumises à la critique, si ce n'est celle des universitaires qui n'ont évidemment pas la même exposition médiatique et qui se sont contentés d'empêcher Alain Bauer de pénétrer dans le monde académique. Peut-être serait-il temps, alors que la menace terroriste devient de plus en plus prégnante, d'engager enfin un débat ? Pour le moment en tout cas, il n'est pas à l'ordre du jour. A l'instar du pharmacien Homais dans Madame Bovary, Alain Bauer "fait une clientèle d'enfer ; l'autorité le ménage et l'opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d'honneur ". En fait, il vient d'être d'être promu Commandeur dans l'Ordre de la Légion d'honneur. Promotion du 14 juillet, le jour même de l'attentat de Nice.