« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 12 janvier 2016

Etat d'urgence : le contrôle du Conseil d'Etat

Le 6 janvier 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a rendu deux décisions montrant l'effectivité de son contrôle sur les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence. Dans la première, il exerce son contrôle non seulement sur une mesure d'assignation à résidence mais aussi sur son organisation matérielle. Dans la seconde, il confirme l'assignation à résidence du requérant mais prononce la suspension de l'arrêté de fermeture provisoire du restaurant dont il est propriétaire. 

Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure  prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

L'organisation matérielle de l'assignation à résidence


Il y a à peine quelques semaines, les commentaires hostiles s'étaient multipliés après les deux premières décisions rendues par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, le 27 novembre 2015.  Dans les deux cas, il avait été jugé que les conditions du référé-liberté n'étaient pas remplies et les assignations à résidence n'avaient  pas été suspendues. Le juge avait alors été accusé de reprendre purement et simplement les moyens développés par le ministère de l'intérieur et de ne soumettre les "notes blanches", ces rapports établis par les services de renseignement, à aucune évaluation critique.

Le juge des référés du Conseil d'Etat montre qu'il n'en est rien. La première décision concerne une assignation à résidence prononcée à l'encontre d'une ressortissante russe, mariée religieusement à un compatriote membre de la communauté tchétchène. Celui-ci est soupçonné de s'être livré au trafic d'armes puis d'avoir rejoint des groupes djihadistes à la frontière turco-syrienne. La requérante, restée à Brétigny-sur-Orge avec trois enfants, déclare être aujourd'hui séparée de son conjoint, mais les services ont des traces de trois voyages à Istanbul à l'automne 2015. Il a donc été jugé utile de prononcer une assignation à résidence dont le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a refusé de prononcer la suspension, dans une décision du 22 novembre 2015.

Pour évaluer si l'assignation porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale", le juge des référés du Conseil d'Etat s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Le contrôle du juge s'étend ainsi aux motifs de l'assignation à résidence, conformément à une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Casanovas du 28 février 2001. Le Conseil d'Etat affirmait alors, à propos d'un refus de titularisation d'un agent dans la fonction publique, que si une décision administrative "n'est pas, par son seul objet, de nature à porter atteinte à une liberté fondamentale, les motifs sur lesquels se fonde cette décision peuvent, dans certains cas, révéler une telle atteinte."

En l'espèce, le juge des référés apprécie d'abord l'atteinte à la liberté fondamentale d'aller et venir. Dans le cas présent, il observe que l'intéressée ne fournit que des explications "empreintes de confusion" sur ses séjours en Turquie. L'assignation n'a donc pas, aux yeux du juge, porté une atteinte excessive à la liberté d'aller et venir de la requérante.

La solution est bien différente en ce qui concerne le respect de la vie familiale. Depuis une ordonnance de référé rendue le 4 mai 2011, il est acquis que l'intérêt supérieur de l'enfant, protégé par l'article 3-1 de la Convention relative aux droits de l'enfant, est considéré  comme une liberté fondamentale et peut fonder la suspension d'une décision administrative par un référé-liberté. L'ordonnance du 6 janvier 2016 reprend cette jurisprudence, en considérant que l'obligation imposée à la requérante de se rendre au commissariat d'Arpajon trois fois par jour, soit à dix kilomètres de Brétigny-sur-Orge où elle réside, fait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur l'organisation de sa famille. Elle n'est en effet plus en mesure d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école et doit, le plus souvent, les emmener avec elle au commissariat. Le juge enjoint donc au ministre de l'intérieur de permettre à l'intéressée de s'acquitter de son obligation de représentation au commissariat de Brétigny-sur-Orge, où elle réside.

Kebab Connection. Anno Saul. 2006


Assignation et fermeture du restaurant


La seconde décision du 6 janvier 2016 confirme l'assignation à résidence du requérant, mais suspend la fermeture administrative du restaurant dont il est propriétaire.

En ce qui concerne l'assignation à résidence, la jurisprudence du Conseil d'Etat ne fait que confirmer ce que l'on savait déjà : une "note blanche" établie par les services de renseignement peut fonder une telle mesure.

Dans une jurisprudence constante, le Conseil d'Etat affirmait déjà, bien avant l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, qu'un document de ce type pouvait justifier une décision d'expulsion. Par exemple, dans un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi.

Aujourd'hui, l'assignation à résidence suscite une jurisprudence absolument identique. Quelques jours avant la présente décision, dans un  arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Elles peuvent donc être utilisées par le juge comme élément d'appréciation mais demeurent soumises à son analyse critique.

Dans sa décision du 6 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat observe  que certains éléments contenus dans les "notes blanches" qui concernent le requérant "ne peuvent être repris dans la présente ordonnance" en raison de leur imprécision. Mais d'autres, même remontant à 2013, lui semblent parfaitement convaincants. C'est ainsi que le juge note que le requérant pratiquait alors sa religion dans une salle de prière salafiste, que son restaurant était fréquenté par des personnes condamnées ou mises en examen pour des faits liés au terrorisme, ou qui étaient ensuite parties en Syrie, et qu'enfin le témoin de son mariage religieux était bien connu pour avoir combattu au Yémen. Pour toutes ces raisons, le juge estime que le ministre de l'intérieur n'a "pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale".

Reste la fermeture administrative du restaurant Must Kebab dont le requérant est propriétaire. Aux termes de l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction actuelle, le ministre de l'intérieur peut ordonner la fermeture provisoire "des débits de boissons et lieux de réunion de toutes natures", dispositions évidemment applicables à un restaurant.

Dans la décision du 6 janvier 2016, le  juge des référés exerce  un contrôle approfondi des motifs invoqués à l'appui de cette décision. Le premier est purement hypothétique. L'administration affirme en effet que se déroulerait « selon toute vraisemblance » dans le restaurant une activité de propagande et de prosélytisme. Il est donc logiquement écarté par le juge. Le second repose, quant à lui, sur des circonstances quelque peu datées. Une cellule terroriste avait certes ses habitudes dans l'établissement, mais c'était en 2013 et elle a été démantelée, ses membres arrêtés. Des délinquants de droit commun fréquentaient également le restaurant à la même époque, mais aucun élément ne montre que des activités menaçant l'ordre public s'y seraient déroulées depuis plus de deux ans. Le juge considère donc que le restaurant, exploité par le père de l'intéressé, ne présente aucune menace grave pour l'ordre public. Il en déduit que cette fermeture emporte une atteinte trop importante à la liberté d'entreprendre et il suspend la décision de fermeture. Là encore, l'arrêt s'inscrit dans une jurisprudence constante qui considère que la fermeture d'un établissement commercial porte une atteinte grave à la liberté fondamentale d'entreprendre (CE, ord., 14 mars 2003, Commune d'Evry).

Certains ne manqueront pas de voir dans la décision une contradiction. En effet, des éléments réunis en 2013 par les services de renseignement permettent, fin 2015, de fonder une assignation à résidence mais pas la fermeture d'un restaurant. La contradiction n'est pourtant qu'apparente. Elle montre que les mesures prises durant l'état d'urgence ont d'abord un caractère préventif : le juge n'apprécie pas des faits délictueux mais le danger que représente le requérant pour l'ordre public. Autrement dit, il apprécie le comportement d'une personne et la menace qu'elle peut représenter. Dès lors que le propriétaire est assigné à résidence, la menace que représente son restaurant disparaît et la vente des kebabs peut reprendre. 

Ces deux décisions permettent ainsi au juge d'affirmer une nouvelle fois ce que l'on oublie trop souvent : les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence ne s'apprécient pas à l'aune de la situation d'un individu mais à l'aune de la menace qu'il représente pour l'ordre public.

samedi 9 janvier 2016

La loi Gayssot conforme à la Constitution

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 janvier 2016 était très attendue. Elle porte en effet sur la conformité à la Constitution du délit de contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité. Cette infraction a été introduite dans notre système juridique par la célèbre loi Gayssot du 13 juillet 1990 et figure aujourd'hui dans l'article 24 bis de la loi sur la presse du 29 juillet 1881. A l'époque, la loi Gayssot n'avait pas été déférée au Conseil constitutionnel.

Vincent R., a été condamné à un an de prison ferme pour avoir fait circuler sur internet une vidéo mettant en cause l'existence des chambres à gaz durant la seconde guerre mondiale. Déjà condamné pour des faits similaires en 2007, à une époque où la QPC n'existait pas, il saisit aujourd'hui le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l'occasion de son pourvoi cassation. Il n'obtient pas satisfaction et le Conseil constitutionnel lève ainsi les doutes sur la constitutionnalité de ces dispositions.

La Cour de cassation avait estimé, dans sa décision de renvoi du 6 octobre 2015, que la question posée par le requérant présentait "un caractère sérieux".  Encore faut-il distinguer clairement les différents moyens invoqués. 

La liberté d'expression


Le moyen reposant sur la violation de la liberté d'expression garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 peut sembler puissant. Le droit français considère pourtant que la liberté d'expression peut faire l'objet de restrictions. L'article 24 bis de la loi de 1881 punit ainsi la contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité, considérée comme un abus de la liberté d'expression. 

Quant au Conseil constitutionnel, il affirme dans sa décision du 10 juin 2009 que "la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés", mais c'est pour ajouter immédiatement "que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi.". Autrement dit, le législateur peut porter atteinte à la liberté d'expression, et il appartient au Conseil constitutionnel d'apprécier que cette atteinte est proportionnée à l'objectif poursuivi. 

Dès sa décision du 13 mars 2003, le Conseil avait admis l'introduction dans le droit positif d'une infraction nouvelle d'outrage au drapeau tricolore ou à l'hymne national, la liberté d'expression cédant alors devant des considérations d'ordre public. Dans sa décision du 28 février 2012, le Conseil se prononce ensuite sur la loi réprimant la contestation de l'existence de crimes de génocide "reconnus comme tels par la loi française" et il déclare cette formulation inconstitutionnelle. Dans ce cas, le législateur avait, en quelque sorte, tout organisé lui-même. Il avait commencé par reconnaître le génocide arménien, avant, dans un second texte, de punir sa contestation. Pour le juge constitutionnel, une loi ayant pour unique objet de "reconnaître" un génocide est dépourvue de contenu normatif, ce qui entraine, en quelque sorte par ricochet, l'inconstitutionnalité des dispositions sanctionnant ensuite sa contestation. Il n'est pas donc contesté que la négation d'un génocide puisse constituer un abus de la liberté d'expression, dès lors que la reconnaissance de ce génocide n'est pas le seul fait du législateur française.

Il n'est donc pas étonnant que le Conseil, dans sa décision du 8 janvier 2016, estime finalement que la contestation de crime contre l'humanité s'analyse comme un autre cas d'abus de la liberté d'expression. On observe d'ailleurs, sur ce point, une proximité entre sa jurisprudence et celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans l'arrêt Garaudy c. France du 1er février 2000, elle considère en effet que le négationnisme remet en cause "les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public". Encore faut-il, principe établi par l'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015, que les propos tenus s'analysent comme une incitation à la haine, à la violence et à l'intolérance. Tel n'est pas le cas d'un conférencier turc qui estime que les massacres intervenus en Arménie en 1915 ne s'analysent pas comme un génocide, sans pour autant appeler à quelque discrimination que ce soit à l'égard de la communauté arménienne.
 

Jean Ferrat. Nuit et brouillard. 1963. Enregistrement de 1980

En revanche, et c'est le point essentiel de la présente décision, le requérant pose une question nouvelle d'égalité devant la loi.

L'égalité devant la loi


Il soutient en effet que la loi Gayssot porte atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En effet, seule la négation de la Shoah est pénalement réprimée et que celle des autres crimes contre l'humanité ne l'est pas. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision de 2016, est ainsi conduit à opérer une distinction entre "la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par la décision d'une juridiction française ou d'une juridiction internationale reconnue par la France" et "la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une juridiction autre ou par la loi". 

Cette distinction est déjà connue en matière de génocide. La Cour de cassation avait  refusé, dans une décision du 7 mai 2010,  le renvoi d'une QPC portant déjà sur la loi Gayssot, au motif précisément que, dans le cas de la Shoah, la qualification de génocide résulte d'une convention internationale, l'Accord de Londres du 8 août 1945, et d'un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le Tribunal de Nüremberg et les juridictions françaises. La loi Gayssot s'appuie ainsi sur la spécificité de la Shoah, dont la reconnaissance ne repose pas sur la loi française. 
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 8 janvier 2016, affirme, de la même manière, la spécificité du crime contre l'humanité commis à l'égard des juifs durant la seconde guerre mondiale. Mais ce raisonnement ne résout rien, car la différence de situation juridique concerne le crime contre l'humanité et non pas sa négation. Une décision du 16 octobre 2015 semble, mutatis mutandis, valider cette distinction à propos d'une infraction comparable, le délit d'apologie de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Le Conseil y observe que "le législateur n'a pas prévu une répression pénale différente pour l'apologie des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, selon que ces crimes ont été commis ou non pendant la seconde guerre mondiale". Il en déduit  que l'exercice des droits de la partie civile ne peut être limité aux seules associations défendant les intérêts moraux de la Résistance. 

Le Conseil est  finalement conduit à affirmer la spécificité de la négation des crimes contre l'humanité commis durant la seconde guerre mondiale. A ses yeux, elle a "par elle-même, une portée raciste et antisémite", d'autant que ces crimes font partie de notre histoire puisqu'ils "se sont déroulés en partie sur le territoire national". Il en déduit donc que la loi Gayssot "a traité différemment des agissements de nature différente", affirmation qui lui permet d'écarter le grief tiré de l'atteinte au principe d'égalité devant la loi.

La décision du Conseil constitutionnel du 8 janvier 2016 présente l'avantage de mettre fin au débat sur la constitutionnalité du délit de négation de crime contre l'humanité. Les négationnistes ne pourront sans doute plus se présenter comme des martyrs de la liberté d'expression. Il n'en demeure pas moins que l'ensemble jurisprudentiel ainsi construit manque quelque peu de lisibilité.



mercredi 6 janvier 2016

L'apatride est en danger

Le débat sur la déchéance de nationalité de personnes ayant fait l'objet d'une condamnation pénale pour des actes liés au terrorisme prend de l'ampleur. La dialectique est généralement  sommaire et les arguments reposent sur des idées simples. Les partisans de la déchéance sont qualifiés d'affreux réactionnaires, voire de nostalgiques du régime de Vichy, par les uns. Ceux qui lui sont hostiles sont à l'inverse dénoncés comme des militants qui privilégient l'approche idéologique au détriment de l'analyse juridique.

Dans de telles conditions, il convient précisément de poser le débat en termes juridiques. C'est  ce que s'efforce de faire l'Exécutif en adaptant la réforme aux objections formulées par les opposants.

Dans son discours au Congrès du 16 novembre 2015, le Président de la République avait annoncé que la déchéance ne pourrait être décidée qu'à l'encontre d'individus disposant d'au moins deux nationalités, l'idée étant de ne pas créer d'apatridie. L'annonce n'a rien de bien surprenant, dès lors que la déchéance de nationalité existe en effet déjà dans le droit positif. Elle est organisée par deux dispositions du code civil ayant valeur législative. Toutes deux cependant, pour des motifs différents, doivent être modifiées pour s'adapter aux caractéristiques actuelles de la lutte contre le terrorisme.

La déchéance de nationalité existe déjà


L'article 23-7 du code civil,  autorise la déchéance de l'étranger qui "se comporte en fait comme le national d'un pays étranger" et dont il est possible de constater, également par décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français. Cette disposition n'est pas applicable aux terroristes liés à Daesh, organisation terroriste qui n'est pas considérée comme un Etat, bien qu'elle se revendique comme telle. En outre, elle concerne une déchéance détachée de tout lien avec une condamnation pénale, alors que le projet actuel vise à déchoir de leur nationalité ceux, et seulement ceux, qui ont été condamnés pour des faits liés au terrorisme.

L'article 25 al. 1 de ce même code civil prévoit un second type de déchéance prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat à l'égard des personnes condamnées pour un crime ou un délit "constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation". Dans l'état actuel du droit, cette disposition ne peut cependant concerner que des personnes ayant la nationalité française par acquisition. Le projet  envisageait donc de l'étendre aux personnes nées françaises, dès lors qu'elles ont une double nationalité.

Le principe d'égalité, élément de communication


Les opposants à la réforme ont alors invoqué une supposée violation du principe d'égalité devant la loin, violation résultant d'une différence de traitement entre les binationaux et ceux qui n'ont que la nationalité française. Cet argument ne résiste pas à l'analyse juridique. 

Dès sa décision du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel avait déjà jugé que « le législateur a pu, compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité". Cette jurisprudence a été réaffirmée très récemment dans la décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015.

Même infondé juridiquement, l'argument tiré de la violation du principe d'égalité présente l'avantage de constituer l'une de ces idées simples déjà évoquées et d'avoir un fort impact médiatique. C'est sans doute la raison pour laquelle l'Exécutif envisagerait aujourd'hui un élargissement de la déchéance à l'ensemble des citoyens français, qu'ils soient ou non binationaux. Le conditionnel s'impose cependant, car, pour le moment, nous ne disposons que de "petites phrases", et d'affirmations selon lesquelles le sujet est ouvert au débat. C'est bien la moindre des choses, puisque la loi sera votée par le Parlement qui a tout de même le droit de débattre de son contenu.

Dans cette hypothèse, l'argument médiatique de l'atteinte au principe d'égalité vole en éclats et il devient urgent d'en trouver un autre : l'apatridie.

L'apatridie


L'apatride est défini comme « toute personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation" (article 1er de la Convention de New York du 28 septembre 1954). Plus simplement, l'apatride est donc celui qui n'a pas de nationalité. Il est évident que la possibilité de déchoir de sa nationalité un Français en ferait immédiatement un apatride. Les opposants au projet invoquent alors une nouvelle idée simple : il est interdit de créer des apatrides. Une nouvelle fois, l'idée se heurte à un obstacle de taille : le droit positif.




La loi


L'article 25 du code civil énonce que "l'individu qui a acquis la qualité de Français peut (...) être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride". Le risque d'apatridie est donc l'argument essentiel de la réduction de cette procédure au seul cas des binationaux. Il n'en demeure pas moins que cette disposition a valeur législative et que la loi à venir peut librement le modifier. 
 

Les traités


Pourquoi librement ? Tout simplement parce que, contrairement à ce qu'affirment les opposants au projet, aucun des deux traités internationaux relatifs à l'apatridie ne peut être invoqué à l'encontre de l'extension de la déchéance de nationalité à l'ensemble des citoyens français.
 
La première convention est celle déjà évoquée du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides. Elle a été ratifiée par la France le 8 mars 1960, ce qui signifie qu'elle s'impose effectivement au législateur. Son contenu porte sur la situation des apatrides et impose à l'Etat qui les accueillent un certain nombre d'obligations. C'est ainsi que les apatrides doivent disposer du droit d'ester en justice, de la liberté de religion, d'association. Ils doivent disposer de certains documents, parmi lesquels des titres leur permettant de voyager. Observons cependant que le traité n'interdit pas leur expulsion "pour des raisons de sécurité nationale et d'ordre public" (art. 31). Il n'interdit pas davantage aux Etats parties, et c'est l'essentiel dans le débat actuel, de créer des apatrides. L'article 32 énonce certes que "les Etats contractants faciliteront, dans toute la mesure du possible, l'assimilation et la naturalisation des apatrides". Tout réside dans ce "dans la mesure du possible", formule qui exclut toute contrainte imposée aux Etats. 

La seconde convention, la plus souvent invoquée dans le débat actuel, est celle du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie dont l'article 1er affirme que "tout Etat contractant accorde sa nationalité à l'individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride". Hélas, la France a signé cette convention le 31 mai 1962, mais elle ne l'a jamais ratifiée. En d'autre termes, ce traité n'impose aucune contrainte aux autorités françaises. Les juges français ont d'ailleurs toujours écarté les moyens fondés sur son non-respect. Dans un arrêt du 1er mars 2013, la Cour administrative d'appel de Nantes affirme ainsi que "si la France est signataire de la convention de New York du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, ce traité n'a fait l'objet, ni de la ratification ou de l'approbation, ni de la publication prévues par l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; que le moyen tiré d'une méconnaissance de cette convention est, en conséquence, inopérant".  
 
Dans l'état actuel du droit, aucun texte n'interdit de créer des apatrides. Chacun est parfaitement libre de le déplorer ou de s'en réjouir. Chacun est libre de développer un point de vue, d'engager un débat de nature politique. Encore faut-il ne pas manipuler le droit positif pour lui faire dire autre chose que ce qu'il dit. Car, il faut bien le reconnaître, ce type de manipulation déconsidère son auteur. Le droit mérite certainement d'être discuté, mais il ne doit pas être déformé par ceux-là mêmes qui prétendent le connaître, voire l'enseigner.

samedi 2 janvier 2016

Apologie de crime contre l'humanité, quelques précisions

Par un arrêt du 15 décembre 2015, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a prononcé la cassation de la condamnation de Gilles Bourdouleix, député-maire de Cholet pour apologie de crime de guerre ou contre l'humanité. A l'époque, c'est-à-dire en juillet 2013, l'affaire avait fait grand bruit. 

On se souvient qu'une centaine de véhicules conduits par des gens du voyage avaient pénétré sur un terrain municipal loué à deux agriculteurs. La Cour de cassation prend soin, ce qui n'est pas fréquent, de rappeler le détail des faits : "Le député-maire, venu exprimer son désaccord à cette installation, avait alors été interpellé par une partie de ces personnes qui l'ont traité de raciste et lui ont adressé, par dérision, des saluts nazis. En quittant les lieux, l'élu a dit : "Comme quoi Hitler n'en a peut-être pas tué assez, hein". Bien entendu, l'exploitation médiatique avait été à la mesure du propos, et l'élu avait finalement été condamné à 3000 € d'amende par le tribunal correctionnel d'Angers, condamnation confirmée par la Cour d'appel d'Angers en août 2014. Cette condamnation est aujourd'hui cassée sans renvoi, ce qui signifie que la Cour de cassation estime qu'il n'y a pas lieu à un nouveau procès au fond.

Les motifs de cette approche restrictive de la Cour de cassation doivent être recherchés dans la définition même de l'infraction. Rappelons que celle-ci figure dans l'article 24 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 . Il sanctionne d'une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende ceux qui ont "fait l'apologie (...) des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi"

Le caractère public des propos


Le moyen essentiel de cassation réside dans le caractère, public ou non, des propos tenus. L'article 24 de la loi sur le presse renvoie en effet à l'article 23 du même texte qui précise que les propos incriminés doivent avoir été "proférés dans des lieux ou réunions publics". Toute la question est donc de savoir si le député-maire de Cholet est intervenu dans un "lieu public" ou lors d'une "réunion publique". 

La Cour d'appel d'Angers avait estimé, quant à elle, que le caractère public était acquis, dès lors que l'élu avait prononcé les propos incriminés "publiquement et à voix suffisamment audible pour être enregistrée par une personne à laquelle sa phrase ne pouvait pas être précisément destinée". En l'occurrence, la Cour de cassation refuse de reconnaître le caractère public de ces propos, dès lors que l'enquête n'a pas permis de trouver, non seulement parmi les proches de l'élu, mais aussi parmi les agriculteurs locataires du terrain et les fonctionnaires de police présent sur les lieux, de nombreux témoins les ayant entendus. Seulement deux personnes ont témoigné en ce sens, un membre de la communauté des gens du voyage et le journaliste du Courrier de l'ouest qui les a enregistrés sur son téléphone et les a ensuite diffusés dans son journal, propos ensuite repris dans l'ensemble des médias. Pour la Cour, l'élu ne s'adressait pas au public présent et aux médias. Ce sont plutôt ces derniers qui ont capté ses propos à son insu. 

 Le Dictateur. Charlie Chaplin. 1940

 

Une définition étroite du délit d'apologie


La Cour de cassation donne ainsi une définition étroite du délit d'apologie en affirmant que l'infraction doit avoir été "commise dans le cadre d'un discours proféré, c'est-à-dire tenu à haute voix dans des circonstances traduisant une volonté de le rendre public". Cette analyse peut être discutée, et l'on pourrait objecter que les propos sont devenus publics par la faute de leur auteur qui n'a pas su les maîtriser. Elle est pourtant conforme à la jurisprudence. La plupart des affaires concernant directement l'apologie de crime contre l'humanité visent en effet des paroles ou discours parfaitement maîtrisés par leurs auteurs. Tel est le cas du jugement du tribunal de grande instance de Paris du 14 mars 2015 interdisant la diffusion du DVD d'un spectacle de Dieudonné, au motif qu'il y tenait des propos constitutifs d'apologie de crime contre l'humanité. En l'espèce, les caractères public et volontaire du propos n'étaient évidemment pas contestables. Trois jours plus tard, le 18 mars 2015, le même pseudo-humoriste était condamné à deux mois de prison avec sursis pour apologie d'acte de terrorisme, après avoir écrit sur son "mur" Facebook : "Je me sens Charlie Coulibaly". Là encore, le caractère public et volontaire de la diffusion ne faisait aucun doute.

La décision rendue le 15 décembre 2015 s'inspire très directement de la jurisprudence établie en matière d'injure. Pour les juges, l'injure publique n'est constituée que si son auteur a conscience que sa diffusion dépasse le cadre de la confidence à des intimes. Lorsqu'un ministre de l'intérieur tient des propos racistes dans une réunion de militants, il a le sentiment qu'ils demeureront dans ce cercle restreint, ignorant que des journalistes filmaient la conversation à son insu. Dans une décision du 27 novembre 2012, la Cour de cassation estime alors que le caractère public de l'injure fait défaut, raisonnement absolument identique à celui qu'elle tient dans l'affaire Bourdouleix. 

La jurisprudence européenne


La décision repose ainsi sur un fondement juridique solide. Il reste cependant à se demander si ce fondement résisterait à un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci a ainsi été saisie d'une atteinte à la vie privée constituée par l'enregistrement à leur insu d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux slovaques, conversation ensuite diffusée dans les médias. La Cour a considéré que la protection de la vie privée peut être écartée si la diffusion est indispensable pour développer un "débat d'intérêt général". Dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, il s'agissait en effet de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales. La question est donc posée en d'autres termes. Ne pourrait-considérer que le fait qu'un élu affirme, même entre ses dents, que "Hitler n'en a peut-être pas tué assez" relève d'un "débat d'intérêt général" ? C'est à la Cour européenne des droits de l'homme, et à elle seule, de répondre à la question.

Sur les restrictions à la liberté d'expression : Chapitre 9 section 3 du manuel de libertés publiques sur internet. 



dimanche 27 décembre 2015

Le projet de révision constitutionnelle

Le projet de loi constitutionnelle de protection de la nation a été présentée au conseil des ministres du 23 décembre 2015. C'est seulement à cette date que son texte a été rendu public et c'est depuis cette date qu'il est possible d'en débattre en connaissance de cause, après avoir soigneusement écarté les discours plus ou moins fantaisistes qui ont proliféré durant ces dernières semaines. A dire vrai, le texte ne comporte que deux articles et se caractérise par une grande simplicité.

La constitutionnalisation de l'état d'urgence


L'article 1er vise à introduire dans la Constitution un nouvel article 36-1 qui constitutionnalise l'état d'urgence sans le modifier : "L'état d'urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique"

Le texte est exactement celui de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, à deux détail près. Le premier est la référence à la déclaration "en conseil des ministres" plus conforme à l'article 13 de la Constitution de 1958 qui confère au Président de la République la compétence pour signer "les décrets délibérés en conseil des ministres". Rappelons qu'en 1955, la IVè République ignorait le pouvoir réglementaire autonome. Pour les mêmes motifs d'adaptation au droit actuel, le projet prévoit de déclarer l'état d'urgence "sur tout ou partie du territoire de la République", formulation moins datée que celle de la loi de 1955 qui se référait un "territoire métropolitain" lié à l'existence d'une puissance coloniale. 

L'exposé des motifs affirme que l'intérêt essentiel de ce nouvel article 36-1 est d'offrir un fondement constitutionnel aux mesures de police administrative prises durant l'état d'urgence. C'est sans doute vrai, mais on constate aussi une volonté de permettre au législateur d'encadrer les compétences exceptionnelles exercées par l'Exécutif. 

Le projet annonce ainsi un nouveau texte législatif, sans doute une loi organique, qui dressera la liste des mesures susceptibles d'être prises pendant l'état d'urgence. La démarche est identique à celle de la loi de 1955 qui procède à une telle énumération. C'est ainsi que le décret du 14 novembre 2015 mettant en oeuvre l'actuel état d'urgence écartait l'article 11 alinéa 2 de la loi de 1955 autorisant les atteintes à la liberté d'expression. Ces dispositions n'ont pas davantage été reprises dans la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence.

De même, le législateur est compétent pour définir la durée de l'état d'urgence, après la période de douze jours durant lesquels il peut avoir un fondement réglementaire. Dans son avis, le Conseil d'Etat affirme que la loi peut proroger l'état d'urgence au-delà d'une seule fois, même si "ces renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment". Il appartiendra au législateur d'apprécier à chaque renouvellement si les conditions de fond sont toujours réunies. Ces examens successifs donnent au législateur un pouvoir accru par rapport au texte de 1955 qui énonçait que la loi de prorogation fixait la "durée définitive" de l'état d'urgence. La prorogation législative ne pouvait donc intervenir qu'à la suite d'une nouvelle période de douze jours décidée par l'Exécutif.

L'abandon de l'état d'urgence... après l'état d'urgence


Le projet de révision renonce finalement à une disposition qui figurait dans l'avant projet transmis au Conseil d'Etat. Pour reprendre la formule de ce dernier, il mettait en place un régime qui, "sans être l'état d'urgence, le prolongeait temporairement en lui empruntant certains traits". L'idée était de pouvoir maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, les mesures individuelles prises sur son fondement, dès lors que subsistait un risque d'attentat terroriste. Pour les même motifs, de nouvelles mesures de police administrative d'ordre général comme les interdictions de manifestation ou de circulation pouvaient être prises. Dans son avis, le Conseil d'Etat a fait observer, fort justement, que des résultats identiques pouvaient être obtenus, soit en prorogeant l'état d'urgence, soit en prenant des mesures de droit commun de la police administrative.

La déchéance de la nationalité : une possibilité offerte au législateur


L'article 2 du projet de révision est plus difficile à lire, car il se borne à modifier, modestement, l'article 34 de la Constitution, celui qui définit le domaine de la loi. Contrairement à ce qui est affirmé dans beaucoup de médias et même par certains juristes qui ont peut-être oublié de lire le projet, ce dernier ne prévoit pas la déchéance de la nationalité. Il permet seulement au législateur d'élargir le champ de la déchéance de la nationalité dans le droit positif.

Sur le plan technique, le projet modifie le troisième alinéa de l'article 34 de la Constitution, selon lequel "la loi fixe les règles concernant la nationalité", en ajoutant simplement : "y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autres nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Par voie de conséquence, l'alinéa relatif à la compétence législative pour fixer les règles relatives à "l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités" est modifié, pour en retirer la référence à la nationalité. 

Le projet de révision offre ainsi au législateur un fondement constitutionnel lui permettant de voter une loi relative à la déchéance de nationalité. Dans ces conditions, les protestations entendues ici et là contre une violation de l'état de droit peuvent surprendre. La décision n'est-elle pas finalement laissée à l'appréciation des représentants du peuple souverain ?
Serge Poliakoff. Bleu blanc rouge. 1962

Les personnes visées par la déchéance


Un tel renvoi au législateur est parfaitement logique, si l'on considère que la loi, et plus particulièrement le code civil dans son article 25 al. 1, prévoit déjà la déchéance de la nationalité française. Elle est prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat à l'égard des personnes condamnées pour un crime ou un délit "constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation". Dans l'état actuel du droit, cette disposition ne peut concerner que des personnes ayant la nationalité française par acquisition. Le projet de révision permet ainsi au législateur de l'étendre aux personnes nées françaises, dès lors qu'elles ont une double nationalité. Dans son avis, le Conseil d'Etat rappelle en effet que la déchéance de la nationalité ne doit pas avoir pour conséquence de rendre l'intéressé apatride, principe figurant d'ailleurs dans l'article 25 du code civil.

Rappelons que les motifs du projet indiquent clairement que la déchéance de nationalité envisagée est une sanction liée à une condamnation pénale. Elle n'est donc pas directement liée à celle qui figure dans l'article 23-7 du code civil, qui concerne l'étranger qui "se comporte en fait comme le national d'un pays étranger" et dont il est possible de constater, également par décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français.

La nécessaire constitutionnalisation

Reste tout de même une question essentielle : Pourquoi introduire dans l'article 34 une référence à la déchéance de la nationalité, dès lors qu'il énonce déjà que les règles de la nationalité relèvent du domaine de la loi ? 

Le Conseil d'Etat, dans son avis, met en garde les auteurs du projet de révision contre le risque d'inconstitutionnalité qui serait induit par l'absence d'une telle mention. Contrairement à ce qui a parfois été affirmé, ce risque ne réside pas dans une violation éventuelle du principe d'égalité. Dans sa décision du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel a déjà jugé que « le législateur a pu, compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité".  Ce principe a été réaffirmé très récemment dans la décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015

Ecartant le principe d'égalité qui n'est évidemment pas en cause, le Conseil d'Etat se réfère, un peu étrangement, à "un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité". A dire vrai, on ne voit pas bien quelle "loi de la République" pourrait être invoquée à l'appui d'un tel principe. Le Conseil d'Etat, anticipant sans doute cette critique, nuance immédiatement son propos en affirmant, dans une formule soigneusement alambiquée qu'"à supposer que les conditions de reconnaissance d'un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas à le reconnaître". Autant dire qu'il ne pense pas que le Conseil constitutionnel pourrait créer une tel principe, mais que néanmoins la prudence s'impose.

Recherchant un terrain plus solide, le Conseil d'Etat trouve finalement le fondement de la constitutionnalisation dans les droits de la personne. Il rappelle que toute atteinte aux droits fondamentaux de la personne par une loi ordinaire fait l'objet d'un contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel. Le risque d'une éventuelle censure n'est donc pas entièrement écarté. La mention de la déchéance de la nationalité dans l'article 34 offre ainsi un fondement constitutionnel qui permet d'échapper à ce contrôle de proportionnalité.

Ecarter le contrôle des juridictions européennes


La constitutionnalisation de la déchéance de nationalité permet également d'écarter le risque contrôle émanant de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Dans le cas de la CJUE, il convient d'abord d'observer que les règles relatives à l'acquisition et la perte de nationalité relèvent des Etats membres. La Cour ne pourrait donc être amenée à se prononcer que sur les motifs d'intérêt général et sur le caractère proportionné à la menace du droit français. Dès lors que la déchéance ne s'applique qu'à des personnes déjà condamnées pour des faits liés au terrorisme, la censure devient donc extrêmement peu probable. Il n'empêche que l'existence même d'un contrôle de proportionnalité n'est pas exclue.

Quant à la CEDH, elle ne pourrait se prononcer que sur les décisions individuelles de déchéance de nationalité. Là encore, la constitutionnalisation permet d'écarter une éventuelle censure sur le fondement de l'article 8 qui garantit le droit à la vie privée et familiale, ou sur celui de l'article 3 dans l'hypothèse où la mesure prise exposerait l'intéressé à un traitement inhumain et dégradant dans l'Etat dont il aurait conservé la nationalité. Il est évident que les rédacteurs du projet de révision n'ont pas oublié l'arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009, dans lequel la Cour européenne s'est opposée à l'éloignement d'un Djihadiste vers l'Algérie, au motif qu'il risquait des traitements inhumains et dégradants dans son pays d'origine. 

Le projet de révision permet ainsi d'écarter non pas la censure des juridictions européennes, censure peu probable, mais le contrôle même de proportionnalité qu'elles ont considérablement développé dans les années récentes. Sur ce point, le projet de révision témoigne d'une volonté des autorités de l'Etat de conserver une maîtrise totale de décisions qui reposent directement sur la notion de souveraineté. Cette attitude n'est pas spécifiquement française, et il faut reconnaître qu'elle tend à se développer dans les Etats du Conseil de l'Europe. On peut y adhérer, ou pas. Mais la hiérarchie des normes, telle qu'elle existe dans notre système juridique, garantit la suprématie de la Constitution. C'est exactement ce que recherchent les auteurs du projet.

mardi 22 décembre 2015

QPC : L'assignation à résidence dans l'état d'urgence

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 22 décembre 2015, une décision très attendue sur la conformité à la Constitution de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4). Cette disposition offre la possibilité au ministre de l'intérieur, dans certaines zones fixées par décret, de prononcer l'assignation à résidence de "toute personne (...) à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics (...)". 

Le requérant, Cédric D., a été assigné à résidence sur le territoire de la commune d'Ivry-sur-Seine jusqu'au 12 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour à des horaires déterminés au commissariat de la ville tous les jours et de demeurer, entre 20 h et 6 h, dans les locaux où il réside. L'assignation à résidence ne doit donc pas être confondue avec une mesure de confinement domiciliaire, l'intéressé étant libre de quitter son domicile pendant la journée et de circuler dans la commune où il réside, d'autant qu'il doit se présenter fréquemment au commissariat. 

L'assignation à résidence visant le requérant avait pour but de l'empêcher de participer à des actions revendicatives violentes organisées à l'occasion de la COP 21, conférence internationale qui s'est déroulée à Paris et au Bourget du 30 novembre au 11 décembre 2015. Le ministre de l'intérieur a ainsi versé au dossier une note blanche, document émanant des services en charge du renseignement intérieur, qui mentionne que Cédric D. avait participé à des manifestations violentes, notamment sur sur le site d'enfouissement des déchets radioactifs de Bure en août 2015 et qu'il avait pris une part active à la préparation d'actions violentes prévues durant la COP 21. Le lien entre ses activités et la menace terroriste est donc indirect, le ministre de l'intérieur faisant valoir, dans les motifs de sa décision, que "la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée, dans cette période, pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions". A l'occasion du recours dirigé devant le tribunal administratif de Melun contre l'assignation à résidence dont il est l'objet, le requérant pose ainsi une QPC, renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d'Etat du 11 décembre 2015

Une décision sans surprise

 

Contrairement à ce qui a été affirmé trop souvent, cette QPC ne dérange en aucun cas l'Exécutif. Au contraire, elle lui permet d'obtenir une décision de conformité de l'assignation à résidence, précisément la veille du jour où le conseil des ministres doit adopter le projet de révision constitutionnelle intégrant l'état d'urgence dans la Constitution. Loin de censurer l'article 6 de la loi du 3 avril 1995, le Conseil constitutionnel déclare au contraire que la procédure d'assignation à résidence ne viole aucun des droits et libertés garantis par la Constitution. 

Une telle décision n'a rien de surprenant. A tous les arguments développés à l'appui de la thèse de l'inconstitutionnalité, le Conseil oppose tout simplement une jurisprudence constante.


L'ange exterminateur. Luis Bunuel. 1962


L'article 66 de la Constitution


Le moyen essentiel développé par le requérant réside dans l'inconstitutionnalité du recours devant le juge administratif en matière d'assignation à résidence. L'article 66 de la Constitution énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Certes, on pourrait souhaiter que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. 

Pour le moment, ce n'est pas le cas, et il était bien peu probable que le Conseil constitutionnel modifie une jurisprudence ancienne à propos de la loi sur l'état d'urgence. Il se borne à reprendre le principe selon lequel l'assignation à résidence est une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est donc l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative. 

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement liée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence.

Sur ce point, le Conseil mentionne tout de même une réserve d'interprétation. Il affirme en effet que l'astreinte à demeurer dans son lieu d'habitation ne saurait être imposée à la personne assignée à résidence pour une durée supérieure à douze heures sans être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire pourrait être imposée. Il s'agit-là d'un avertissement sans frais, dès lors que le Conseil constitutionnel se réfère à une situation prohibée par la loi de 1955 elle-même, dès lors qu'elle fixe un plafond de douze heures à ce type d'astreinte à domicile. Dans le cas du requérant, elle se déroule de 20 h à 6 h du matin, soit une période de dix heures. L'article 66 demeure donc, conformément à la jurisprudence traditionnelle, un moyen inopérant.

Le contrôle de proportionnalité


Le juge constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. Définissant le régime juridique de l'état d'urgence, il appartient en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. La liberté d'aller et venir, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, fait évidemment partie de ces droits et libertés. 

Le juge va ensuite détailler le régime juridique de l'assignation à résidence. Il observe d'abord que celle-ci ne peut intervenir que lorsque l'état d'urgence est déclaré, "en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ». Il doit en outre exister "des raisons sérieuses de penser" que le "comportement" de la personne assignée à résidence "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public". Le Conseil constitutionnel rappelle ensuite que le juge administratif est pleinement compétent pour s'assurer de la proportionnalité entre l'assignation et la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. Sur ce point, le Conseil prend soin de réaffirmer que la mesure d'assignation fait tout simplement l'objet d'un contrôle de droit commun. Enfin, le Conseil insiste sur le fait que cette mesure prend fin avec l'état d'urgence. 

Ce dernier point ne fait que rappeler les termes de la loi de 1995. Il présente cependant un intérêt tout particulier au regard de l'actuel projet de révision constitutionnelle. En l'état actuel des choses, il est en effet prévu un nouvel article 36-1 permettant de maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, des mesures prises sur son fondement. Cet "état d'urgence après l'état d'urgence" pourrait être maintenu pendant une période maximale de six mois. Certains médias ont affirmé que le Conseil d'Etat, dans sa fonction consultative, aurait donné un avis négatif à une procédure qui se heurte en effet à de graves difficultés juridiques. Comment en effet trouver un fondement juridique à des mesures d'urgence dès lors que la loi qui les autorisait n'est plus en vigueur ? De toute évidence, le Conseil constitutionnel fait preuve d'une réserve identique, même si l'on sait qu'il n'est évidemment pas en mesure de contester une disposition constitutionnelle.

La décision du Conseil constitutionnel apparaît ainsi comme le rappel d'une jurisprudence classique. D'une manière générale, il prend soin de rappeler qu'il n'a pas à juger de la procédure d'assignation touchant Cédric D., appréciation qui relève exclusivement du Conseil d'Etat. Sur ce point, on doit s'interroger sur le rôle des avocats qui ont plaidé devant le Conseil constitutionnel. Tous ont plaidé comme s'ils se trouvaient devant un juge des libertés et de la détention. L'un affirme qu'il est là pour "témoigner", formulation étrange dans un contentieux de l'acte. L'autre raconte inlassablement les déboires de son client, alors même que le Conseil constitutionnel n'est même pas censé connaître les faits à l'origine de la QPC. Le troisième affirme que le contrôle de proportionnalité est "imposé par la Cour européenne", ce qui témoigne d'une conception originale de la hiérarchie des normes... Et tous manifestent leur irritation à l'égard de la prise en compte des notes blanches des services de renseignement par le juge administratif.... Sans doute, mais précisément tout cela relève du contentieux devant le juge administratif, pas devant le Conseil constitutionnel.