« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 12 avril 2015

Le droit au logement opposable deviendrait-il.... opposable ?

L'arrêt Tchonkotio Happi c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 9 avril 2015 montre que les lois purement cosmétiques finissent parfois par produire des effets, au moins au plan européen. La requérante et sa famille sont, du moins en principe, des bénéficiaires de la loi du 5 mars 2007 instituant un "droit au logement opposable" (loi DALO). Vivant dans un appartement insalubre en région parisienne, la famille, sur le fondement de ce texte, a été désignée comme prioritaire et devant être relogée en urgence. C'était il y a plus de trois ans, et, au jour de la décision de la Cour européenne, la famille vivait toujours dans son logement insalubre. Certes, le plafond de la cuisine risque de lui tomber sur la tête, mais elle a la satisfaction de figurer sur une liste de bénéficiaires prioritaires du droit au logement opposable. 

Devant la Cour européenne des droits de l'homme, Mme Happi conteste la procédure mise en place par la loi du 5 mars 2007, estimant que ce "droit au logement opposable" porte atteinte au droit à un recours effectif garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

Une loi, ou un pléonasme ?


La notion même de "droit au logement opposable" a quelque chose de surprenant. Elle relève en effet du pléonasme : un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Un droit qui n'est pas opposable n'est donc pas un droit. 

La procédure mise en place en 2007


La procédure mise en place par la loi de 2007 ne fait que refléter cette ambiguïté originale. Elle organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Bidonville. Claude Nougaro. 1966

Le droit à l'exécution d'une décision de justice

 

C'est ce qu'a fait la requérante, et elle obtenu du tribunal administratif de Paris une injonction au préfet de la région Ile de France exigeant qu'un logement lui soit attribué, sous astreinte de 700 € par mois de retard. En janvier 2012, l'Etat a donc payé la somme de 8400 € pour liquidation de l'astreinte, somme payée au Fonds d'aménagement urbain d'Ile de France. Cette astreinte a donc pour finalité d'inciter l'Etat à exécuter la décision. Elle n'a aucune fonction compensatoire, puisque la requérante ne touche rien, la somme étant versée à un fonds géré par les services de l'Etat. Autrement dit, l'astreinte est liquidée par l'Etat au profit de l'Etat.

La requérante s'estime donc victime d'une violation de son droit à l'exécution d'une décision de justice. Depuis sa décision Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, la Cour estime en effet que ce droit constitue l'une des facettes du droit d'accès à un tribunal. L'exécution doit d'ailleurs être complète et non partielle. Dans une décision Matheus c. France du 31 mars 2005, la Cour a ainsi été saisie d'un refus de concours de la force publique opposé au requérant qui avait obtenu du juge l'expulsion du locataire sans titre qui occupait un terrain lui appartenant. Pour la Cour européenne, le droit au recours effectif n'implique pas seulement le droit d'obtenir une décision de justice mais celui d'en obtenir l'exécution, avec le concours effectif des autorités. 

Le droit au logement, sans logement


Cette analyse s'oppose directement à celle du droit français qui repose sur une dissociation totale entre l'existence d'une procédure contentieuse destinée à affirmer l'existence d'un droit au logement opposable et son effectivité. Peu importe que le requérant n'obtienne pas de logement s'il a eu la satisfaction, purement intellectuelle, de voir son "droit au logement" consacré par un juge.

Ce raisonnement s'incarne dans l'avis rendu par le Conseil d'Etat le 2 juillet 2010. Interrogé alors sur la compatibilité de la procédure mise en oeuvre par la loi du 5 mars 2007 avec le droit au recours effectif consacré par la Convention européenne, le Conseil d'Etat se borne à constater l'existence d'un recours contentieux, et la possibilité d'obtenir du juge une injonction sous astreinte. Il ajoute d'ailleurs que le requérant peut, en cas d'inertie des autorités et de leur incapacité à lui procurer un logement,  engager ensuite la responsabilité de l'Etat. 

L'échec du dispositif DALO


A l'opposé de cette approche purement contentieuse, le rapport d'information publié le 27 juin 2012 par la commision sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois s'intéresse aux faits et seulement aux faits. Il affirme clairement que le dispositif du droit au logement opposable est "pour le moins décevant", ajoutant que l'astreinte "que l'Etat se verse à lui-même" n'a aucun caractère dissuasif. Le comité de suivi de la loi, dans son 6è rapport publié en 2012, donne des chiffres accablants, observant qu'en Ile de France, seulement 33 % des demandeurs ayant obtenu de figurer sur la liste des personnes à reloger sur le fondement de la loi DALO ont effectivement eu satisfaction. La Cour européenne mentionne d'ailleurs que les chiffres communiqués pa l'administration pour 2013 font état d'un pourcentage de 26, 8 %, c'est à dire en forte baisse par rapport à 2012. 

Cette situation trouve son origine dans le nombre insuffisant des logements sociaux et dans la résistance de certains élus. Les communes les plus riches ne respectent pas la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbaine, dite loi SRU. Plutôt que construire les logements sociaux exigés par la loi, soit 20 % du parc global, elles préfèrent payer la taxe annuelle. Les préfets, confrontés à un grand nombre de demandes de relogements au titre de la loi DALO, s'adressent donc aux communes les plus modestes, celles qui ont déjà 20 % ou plus de logements sociaux. Le résultat est que les communes les plus pauvres sont sollicitées toujours davantage pour accueillir les familles les plus pauvres. Les élus sont tentés de résister à ces demandes pour éviter cette dynamique de la pauvreté qui conduit à la constitution de ghettos.

La décision de la Cour européenne du 9 avril 2015 apparaît ainsi comme le constat d'un échec. La loi du 5 mars 2007, on s'en souvient,  avait été votée dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal Saint Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". Le problème est que les textes votés dans l'émotion ne sont pas toujours les meilleurs. La Cour européenne sanctionne finalement une loi purement cosmétique, dont l'objet était purement déclaratoire. En clair, elle affirme que le droit au logement opposable doit devenir effectivement opposable. Le problème va désormais être celui de la mise en oeuvre de la décison de la Cour européenne, en l'absence d'un parc de logements sociaux suffisants. A moins que le législateur préfère réfléchir à un dispositif un peu moins proclamatoire et un peu plus efficace ?

jeudi 9 avril 2015

QPC : Le contrôle de l'Etat sur les activités privées de sécurité

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel confirme que les entreprises privées de sécurité ne sont pas des entreprises comme les autres. Leur activité n'est pas seulement soumise à la loi du marché mais aussi et surtout à celle de l'Etat.

Les requérants M. Kamel B. et la société qu'il dirige, Constellation Sécurité SAS, contestent la constitutionnalité de l'article L 612-7 al. 1 du code de la sécurité intérieure (csi). Celui-ci prévoit que l'agrément indispensable à l'exercice d'une profession dans le secteur de la sécurité privée ne peut être délivré qu'aux personnes de nationalité française ou ayant celle d'un Etat membre de l'Espace économique européen (EEE), c'est à dire de l'un des Etats membres de l'UE auxquels il faut ajouter l'Islande, le Liechtenstein, la Suisse, l'Autriche, la Suède et la Norvège. 

Cette condition d'octroi de l'agrément n'est pas la seule. Il en existe d'autres, liées à la moralité du demandeur et notamment au fait qu'il n'ait jamais fait l'objet d'une condamnation criminelle ou correctionnelle, ou encore à son aptitude professionnelle. N'ayant pas la nationalité française, ni celle d'un pays de l'EEE, M. Kamel B. s'est donc vu refuser l'agrément par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), compétent en ce domaine. Le CNAPS n'avait d'ailleurs pas le choix, puisque c'est la loi elle-même qui impose cette condition de nationalité.

Le principe d'égalité


En l'espèce, cette condition est contestée au nom du principe d'égalité devant la loi, principe consacré par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui énonce que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse".

Le Conseil constitutionnel ne voit pas d'atteinte à l'égalité dans la condition de nationalité imposée aux responsables d'une entreprise de sécurité privée. Il s'appuie sur une jurisprudence constante, toujours formulée dans les mêmes termes : "Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec la loi qui l'établit" (Par exemple : décision du 18 mars 2009 sur le droit au logement). En l'espèce, le Conseil estime que les dirigeants d'une entreprise privée de sécurité ne sont pas dans une "situation identique" à celle d'un autre dirigeant d'entreprise. Et il donne des précisions, rappelant ainsi la nécessité d'un contrôle étatique sur ces activités.

La condition de nationalité


L'exigence d'une condition de nationalité pour exercer une profession n'est pas rare. C'est ainsi que le responsable d'un casino ou... d'une entreprise de pompes funèbres doit avoir la nationalité française ou celle d'un Etat de l'EEE. Il en est de même des détectives privés et des avocats aux Conseils. Cette liste à la Prévert pourrait être allongée. Dans tous les cas, elle concerne deux types de professions, d'une part celles dont on se méfie pour diverses raisons comme l'absence de contrôle des compétence, d'autre part celles qui, d'une manière ou d'une autre, sont associées au service public.

En matière de sécurité privée, la condition de nationalité figurait déjà dans la loi sur la sécurité intérieure du 12 juillet 1983. A l'époque, l'accès à ces professions était limitée aux ressortissants français. Il est vrai que le marché était beaucoup plus étroit, limité de fait au gardiennage et aux transports de fonds. La loi du 18 mars 2003 a ensuite étendu l'agrément aux ressortissants de l'EEE, conformément aux dispositions de l'Accord de libre échange européen. En même temps, le marché de la sécurité privée s'élargissait à des domaines nouveaux comme la vidéosurveillance ou la protection des navires contre la piraterie. De fait, le secteur de la sécurité privée est de plus en plus sollicité pour intervenir au profit des collectivités publiques dans des secteurs qui, auparavant, relevaient des activités régaliennes de l'Etat.

C'est sur ce fondement que s'appuie le Conseil constitutionnel. Il affirme que le législateur a entendu "assurer un strict contrôle" de ces dirigeants. L'existence même de la procédure d'agrément  est liée au fait que ces entreprises sont "associées aux missions de l'État en matière de sécurité publique". La formule rattache ainsi les professions de la sécurité privée au service public, qu'elles le veuillent ou non. 

Hergé. Tintin en Amérique. 1946


Le CNAPS 


La précision n'est pas sans importance si l'on considère l'ambiguïté de la structure même chargée de contrôler l'activité des société privées de sécurité, le CNAPS. Ce "Conseil" trouve son origine dans la loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2, ou plus exactement dans un amendement gouvernemental déposé devant le Sénat. Il est le pur produit des idées d'Alain Bauer, à l'époque conseiller de Nicolas Sarkozy. Il est d'ailleurs toujours président du collège du CNAPS, organe chargé d'administrer cette institution. 

D'une manière générale, la création du CNAPS répond à deux objectifs. D'une part, il s'agit d'affirmer une volonté de "moraliser" les professions de la sécurité privée en imposant un contrôle de l'Etat, contrôle assuré par l'octroi de l'agrément. D'autre part, il s'agit d'organiser la profession, le CNAPS constituant ainsi l'instrument d'un lobbying. Son organisation semble davantage centrée sur le second objectif que sur le premier. C'est ainsi que les professionnels du secteur bénéficient d'une très large représentation au sein du conseil d'administration. De même, le CNAPS est financé par une taxe sur les activités de sécurité privée. Autant dire que le contrôle de ces entreprises est financé par elles-mêmes, ce qui leur confère évidemment un poids non négligeable dans l'institution.

Par sa décision du 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel va résolument à l'encontre d'un discours qui présente la sécurité privée comme entièrement substituable aux forces publiques de sécurité. Il précise clairement que le secteur de la sécurité privée n'est pas une alternative au service public, mais un instrument du service public auquel il doit être subordonné. Il est donc naturel qu'il soit soumis à un encadrement juridique qui tienne compte de la spécificité des missions de sécurité. C'est une mise au point fort utile, à une époque où la privatisation de la sécurité est trop souvent perçue comme le moyen essentiel de faire des économies en sous-traitant à des personnes privées les missions régaliennes de l'Etat.



mardi 7 avril 2015

Vaccination obligatoire : Le Conseil constitutionnel entre débat scientifique et politique publique

La vaccination est généralement considérée comme le meilleur moyen de protéger à la fois la santé de chacun d'entre nous et la santé publique en empêchant le développement de maladies graves. On sait qu'au XVIIIè siècle, la vaccination ou plutôt l'inoculation, terme employé à l'époque, fut mise en oeuvre par quelques grandes familles désireuses de répandre le progrès scientifique dans la société. Lady Mary Wortley Montagu, épouse de l'ambassadeur d'Angleterre à Istanbul, fit ainsi inoculer son fils contre la variole en 1715. En France, c'est la famille d'Orléans qui inaugura cette pratique en 1756, avant qu'elle ne gagne la Cour puis l'ensemble de la société civile durant le XIXè siècle.

La décision rendue sur question prioritaires de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 20 mars 2015 relève d'une démarche résolument inverse. Des parents, les époux L., refusent la vaccination de leurs enfants contre la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Or il s'agit d'une obligation légale imposée par les articles L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). Ces dispositions trouvent leur origine dans des textes anciens, la vaccination antidiphtérique étant obligatoire depuis la loi du 25 juin 1938, le tétanos depuis celle du 24 novembre 1940 et la poliomyélithe depuis celle du 1er juillet 1964. Les parents sont donc poursuivis sur le fondement de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". 

La situation est, à vrai dire, peu fréquente. Le non-respect de la vaccination obligatoire ne se trouve en général que dans les affaires de carences éducatives, dans lesquelles des parents négligents sont privés de l'autorité parentale. Le défaut de vaccination des enfants n'est alors qu'une négligence parmi d'autres, et souvent pas la plus grave, au point qu'elle passe inaperçue dans un contexte de mauvais traitements. Dans le cas des époux L., la situation est toute différente, car le refus de vacciner leurs enfants relève d'un choix personnel. Ils sont donc poursuivis devant le tribunal correctionnel d'Auxerre et c'est devant cette juridiction qu'ils ont posé une QPC contestant la constitutionnalité de l'article 227-17 du code pénal sur le fondement duquel ils sont poursuivis, mais aussi celle des articles du code de la santé publique imposant les vaccinations obligatoires.

Le Conseil  constitutionnel écarte purement et simplement la QPC dirigée contre l'article 227-17 c. pén. Celui-ci réprime en effet l'ensemble les carences dans l'exercice de l'autorité parentale, et non pas seulement le seul manquement à l'obligation vaccinale Le Conseil fait d'ailleurs remarquer que les griefs articulés par les requérants ne portent que sur la vaccination obligatoire.

Le droit à la santé


Pour les époux L., les dispositions contestées portent atteinte au droit à la santé, dont le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle dans une décision du 22 juillet 1980. Par la suite, dans une seconde décision du 10 janvier 1991rendue à propos de la politique publique de lutte contre le tabagisme, il a précisé que son fondement réside dans le Préambule de 1946 (alinéa 11), qui énonce que la Nation "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé".

La promotion constitutionnelle du droit à la santé s'arrête là. En effet, il n'a jamais, jusqu'à aujourd'hui, constitué le fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Tout au plus permet-il au Conseil d'affirmer, par exemple dans une décision du 12 mai 2010, que le législateur ne  peut modifier une loi sans tenir compte de l'exigence constitutionnelle de droit à la santé.

Arman. Seringue. 1977



Le débat scientifique

 

On comprend dès lors que les chances de succès de la QPC posée par les époux L. sont  réduites, d'autant plus réduites que le Préambule de 1946 attribue à la "Nation" la compétence garantir ce droit à la santé. Cette formulation signifie clairement que le droit à la santé n'est pas un principe intemporel mais s'incarne dans une série de politiques publiques définies par le législateur.

Il n'appartient donc pas aux citoyens, et notamment aux parents, d'apprécier le bien-fondé de la vaccination obligatoire. L'argument essentiel développé par les requérants repose en effet sur l'inutilité d'une vaccination obligatoire contre des maladies qu'ils considèrent comme définitivement éradiquées.

Pour écarter ce moyen, il mentionne qu'il ne lui appartient pas d'apprécier l'intérêt scientifique de la vaccination obligatoire. Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de sa décision du 16 mai 2012, dans laquelle il refuse de sanctionner pour atteinte au droit à la santé l'interdiction de prélever des cellules sanguines au sein d'une même famille, pour les conserver dans l'hypothèse d'une éventuelle utilisation thérapeutique ultérieure. Aux yeux du Conseil, l'intérêt scientifique d'une telle pratique n'est pas établi et il ne lui appartient donc pas de se prononcer sur ce point.

Une politique publique


En matière de vaccination comme en matière de transfusion sanguine, le débat scientifique a eu lieu en amont, et le Conseil constitutionnel n'est juge que de la politique publique qui met en oeuvre ses conclusions. Il affirme ainsi  "qu'il est loisible au législateur de définir une politique publique" en matière de vaccination. Celui-ci dispose d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, et le Conseil note qu'il peut "modifier (...) cette politique publique pour tenir de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques".

Dès lors, le Conseil n'exerce qu'un contrôle minimum sur la conformité de cette politique de vaccination au droit à la santé. Il note qu'elle a pour objet de "protéger la santé individuelle et collective" et qu'elle a été définie après avis du Haut conseil de la santé publique. Surtout, elle comporte des éléments de souplesse, puisqu'il est prévu par la loi que cette politique publique peut évoluer en fonction de la situation épidémiologique et des connaissances médicales. De même, la vaccination obligatoire peut être écartée dans certains cas particuliers, par exemple en cas de contre-indication médicale. De tous ces éléments, le Conseil déduit que l'obligation vaccinale ne porte aucune atteinte à la protection de santé mais constitue au contraire l'un de ses instruments.

In fine, on peut se demander si l'intérêt de la décision ne réside pas ailleurs que dans son analyse juridique. C'est plutôt l'existence même d'un tel recours qu'il conviendrait d'étudier, sans doute sous l'angle de la sociologie ou de la psychologie sociale. Les époux L. considèrent en effet que les maladies contre lesquelles la vaccination est imposée sont éradiquées. Mais précisément, elles sont éradiquées parce que les autres enfants, du moins sous nos climats, sont vaccinés. Le raisonnement se réduit ainsi à considérer que les bambins des époux L. peuvent être dispensés de vaccination, puisqu'ils sont protégés par la vaccination des autres enfants. Bel exemple d'un égoïsme décomplexé qui démontre, a contrario, la nécessité d'une politique publique dans ce domaine.

jeudi 2 avril 2015

L'expertise psychiatrique devant la Cour européenne

Dans sa décision Constancia c. Pays-Bas du 26 mars 2015, la Cour européenne des droits de l'homme donne des précisions utiles sur le rôle de l'expertise psychiatrique dans la procédure d'internement sans leur consentement des personnes atteintes d'une grave maladie mentale. 

Observons d'emblée qu'il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, la Cour exposant avec soin les motifs pour lesquels elle refuse finalement de se prononcer sur le recours.  L'article 35 § 3 a) de la Convention européenne l'autorise à déclarer irrecevable toute requête individuelle, lorsqu'elle estime que "la requête est (...) manifestement mal fondée". Par conséquent, pour se prononcer sur l'irrecevabilité, la Cour est nécessairement conduite à envisager le fond de l'affaire.

Le requérant, Julien Hira Bisnudew Constancia a pénétré en décembre 2006 dans une école primaire de Hoogerheide, armé d'un couteau de cuisine. Il a égorgé un enfant de huit ans qui était seul dans une salle de classe. Durant la procédure pénale qui a suivi, il a toujours refusé tout examen de son état mental. En septembre 2007, il a été condamné à douze ans de prison, peine qui, une fois purgée, serait suivie d'un internement forcé. Les juges ont donc considéré qu'il était en état  d'"aliénation mentale", même si cette dernière n'entrainait pas, en l'espèce, son irresponsabilité pénale. Par la suite, la Cour d'appel, puis la Cour de cassation ont confirmé à la fois la condamnation et l'internement forcé. Depuis son incarcération, l'intéressé a persévéré dans son refus de toute expertise psychiatrique.

Le requérant ne conteste pas sa peine d'emprisonnement. Il conteste en revanche l'internement forcé en s'appuyant sur l'article 5 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ses dispositions protègent le droit à la sûreté. Elles énoncent que "nul ne peut être privé de sa liberté", sauf "(...) s'il s'agit de la détention régulière d'un aliéné". A ses yeux, sa détention n'est pas "régulière" car elle ne repose pas sur l'analyse de son état mental.


La notion d'"aliéné"


La première question qui se pose est celle de la définition de "l'aliéné", notion historiquement datée. Elle rappelle  la célèbre loi  française du 30 juin 1838 sur les "aliénés", qui n'a été abrogée que par la loi du 27 juin 1990 relative aux "personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux". En 1838, l'idée même du traitement des malades mentaux n'existait pas réellement, et l'internement servait essentiellement à gérer le danger, réel ou supposé, qu'ils représentaient pour la société.

La Cour européenne n'a pas cherché à donner une définition univoque de la notion d'"aliéné". Elle s'est bornée à poser les conditions de la conformité à l'article 5 § 1 d'un internement décidé sans le consentement de la personne, soit à la demande de ses proches, soit à celle des autorités. Dans un arrêt Winterwerp c. Pays Bas du 24 octobre 1979, elle affirme qu'un tel internement est licite si trois conditions sont réunies. Premièrement, l'aliénation doit avoir été établie de manière probante, par une expertise médicale objective. Deuxièmement, le trouble mental doit revêtir une nature ou une gravité justifiant l'internement. Troisièmement, l'internement ne peut se prolonger sans la persistance du trouble. Ces trois conditions sont reprises dans jurisprudence constante, avec notamment la décision Stanev c. Bulgarie du 17 janvier 2012

Psychose. Alfred Hitchcock. 1960. Scène finale
Simon Oackland (Dr Richmond) et Anthony Perkins (Norman Bates)

L'absence d'expertise médicale avant la décision


Le premier de ces critères conditionne les deux autres. C'est parce qu'une personne est reconnue médicalement comme atteinte d'une maladie mentale qu'il devient possible d'apprécier la gravité de cette dernière pour justifier l'internement ou, au contraire y mettre fin. Le requérant estime que, dans son cas, la maladie n'est pas avérée, dès lors qu'il n'a pas été examiné par un médecin préalablement à la décision d'internement. Dans une jurisprudence très récente du 8 février 2014 Ruiz Rivera c. Suisse, la Cour condamne ainsi pour violation de l'article 5 § 1 de la Convention la prolongation d'un internement psychiatrique alors même que l'état mental de l'intéressé n'a pas été évalué depuis quatre ans. 

Il est évident que la Cour ne peut pas se borner à constater que le premier critère indispensable à la licéité de l'internement n'est pas rempli. Elle devrait alors en tirer les conséquences en déclarant la requête recevable. La Cour enverrait alors un message sans doute mal perçu par les Etats membres et les médias européens. Le risque est que la décision soit considérée comme une incitation à libérer une personne qui a égorgé un enfant et refusé tout traitement. Sur un plan plus juridique, le refus de l'expertise psychiatrique suffirait à mettre en doute la licéité de l'internement.

Il est vrai que l'affaire Ruiz Rivera présente des points communs avec l'affaire Constancia, à commencer par la gravité du crime commis. M. Ruiz Rivera a assassiné sa femme, lui a ensuite coupé la tête qu'il a jetée par le fenêtre, et M. Constancia a égorgé un enfant. Mais la différence entre les deux internés est de taille, car le premier n'a jamais refusé les expertises médicales. Au contraire, lui et ses avocats les ont vainement demandées. Les autorités suisses peuvent donc appliquer la décision de la Cour en faisant effectuer ces expertises, sans qu'il soit sérieusement envisagé de libérer l'intéressé. Il n'est pas contesté, en revanche, que M. Constancia n'a pas été examiné médicalement, tout simplement parce que, dès son arrestation après le meurtre de l'enfant, il s'est définitivement refusé à tout expertise.

L'absence d'arbitraire


La Cour adapte donc sa jurisprudence en affirmant que la décision d'internement, pour être licite, ne doit contenir aucune trace d'arbitraire. Il est donc possible d'écarter l'exigence de l'examen psychiatrique préalable dans certaines hypothèses. Or, le requérant constitue l'un de ces cas particuliers puisqu'il a toujours refusé de se prêter à des expertises médicales.

Il suffit alors que les autorités néerlandaises montrent que la décision a été soigneusement pesée, en tenant compte à la fois de l'intérêt de la société mais aussi de celui de l'intéressé. Dans un arrêt Witold Litwa c. Pologne du 4 avril 2000, la Cour affirme même que cette absence d'arbitraire est établie lorsque d'autres mesures, moins sévères que l'enfermement, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l'intérêt personnel ou public exigeant la détention. La privation de liberté doit donc apparaître indispensable, au vu des circonstances.

La Cour examine concrètement si le cas de M. Constancia a été envisagé dans une démarche dépourvue d'arbitraire. Les autorités néerlandaises ne se sont pas limitées à prendre acte du refus de l'intéressé de se plier à des expertises psychiatriques. Elles ont tout de même sollicité l'opinion des psychiatres qui se sont prononcés en quelque sorte "sur dossier". Ils ont  utilisé d'anciennes expertises effectuées en 2004. A l'époque, le requérant avait été condamné pour vol à main armée et les rapports des psychiatres concluaient qu'il avait une "personnalité immature et narcissique" et qu'il était atteint de diverses psychoses à l'origine de "comportements antisociaux". Les experts ont aussi visionné les enregistrements vidéo des interrogatoires de M. Constancia intervenus après le meurtre de l'enfant. De tous ces éléments, sans pouvoir poser un diagnostic précis, ils ont déduit avec perspicacité que l'intéressé était "gravement dérangé" ("severely disturbed").

A partir de ces éléments, la Cour note que la décision d'internement, prise dans ces conditions, présente suffisamment de garanties contre l'arbitraire. Quant à l'internement lui-même, il ne pose pas de difficulté particulière. Depuis son arrêt Van Droogenbroeck c. Belgique du 24 juin 1982, la Cour affirme que le droit interne des Etats peut prévoir un internement psychiatrique illimité à l'issue d'une peine de prison, dans le seul intérêt de la sécurité publique.

L'arrêt Constancia témoigne du réalisme de la Cour européenne, qui souhaite avant tout ne pas être l'origine d'une jurisprudence jugée laxiste qui inciterait les Etats à remettre en liberté d'éventuels récidivistes. La Cour se livre donc, elle aussi, à une expertise psychologique. Les autorités étatiques ont-elles sincèrement évalué la situation de la personne ? Ont-elles honnêtement mis en balance son intérêt et celui de la société ? Ces éléments sont délicats à évaluer et risquent de conduire à une jurisprudence impressionniste. Mais chaque malade mental est un cas particulier et chaque affaire conduit ainsi à une décision d'espèce.

mardi 31 mars 2015

Apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 17 mars 2015  Zeyad  et Bouchra X., se penche sur le délit d'apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie.  Le recours à cette incrimination est loin d'être fréquent et la décision présente l'intérêt de constituer l'une des rares jurisprudences précisant son contenu et son régime juridique. 

Le 25 septembre 2012, soit un peu plus d'un an après les attentats du 11 septembre, une institutrice d'une école maternelle de Sorgues, habillant un enfant, s'aperçoit que celui-ci est vêtu d'un T-Shirt affichant devant les inscriptions "Z (prénom de l'enfant), né le 11 Septembre", et dans le dos "Jihad" puis "Je suis une bombe". L'institutrice signale ce fait à l'inspection académique et le maire saisit le procureur de la République. Il est rapidement établi que le T-Shirt est un cadeau de l'oncle maternel de l'enfant à l'occasion de son anniversaire. Il avait même fortement insisté auprès de la mère pour que son neveu porte ce vêtement pour se rendre à l'école.

L'oncle et la mère de l'enfant ont été poursuivis pour apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie, infraction prévue par l'article 24 al. 5 de la loi du 29 juillet 1881. Observons que l'apologie est punie de la même peine, c'est-à-dire cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende, que la provocation au crime d'atteinte à la vie, dès lors que cette provocation n'ait pas été suivie d'effet (art. 24 al. 6 de la loi du 29 juillet 1881). Dans le cas contraire, l'auteur de la provocation est considéré comme complice du crime commis.

Quoi qu'il en soit, les deux accusés ont été, dans un premier temps, relaxés par le tribunal correctionnel. Il a estimé que l'association des trois mentions portées sur le vêtement ne suffisait pas à déterminer une intention sans équivoque de procéder à l'apologie de crime d'atteinte volontaire à la vie. Le ministère public et la ville constituée partie civile ont fait appel de cette décision. La Cour d'appel de Nîmes a infirmé le jugement et considéré que l'infraction était constituée, en motivant très soigneusement sa décision.

La Cour de cassation confirme la décision de la Cour d'appel, à une nuance près. Elle écarte en effet la constitution de partie civile de la commune de Sorgues, dès lors qu'elle n'a subi aucun préjudice et direct du fait de l'infraction. Pour ce qui des requérants,  en revanche, la Cour confirme leur condamnation pour apologie de crimes.


"Le sens et la portée"


La Cour de cassation s'assure que les juges d'appel ont convenablement apprécié "le sens et la portée" de chaque élément constitutif du délit d'apologie de crime. Sur ce point, la jurisprudence est absolument identique à celle relative au délit de provocation à la discrimination ou à la haine raciales. Dans un arrêt du 14 mai 2002, la Cour affirme en effet que les juges du fond doivent établir que, "tant par son sens que par sa portée", le texte incriminé tend à susciter un sentiment d'hostilité ou de rejet à l'égard d'un groupe de personnes. 

Le "sens et la portée"... L'intérêt de la décision du 17 mars 2015 réside dans le fait que la Cour de cassation donne quelques précisions sur les éléments auxquels les juges du fond doivent être attentifs. 

Goin. Bad Apple. 2012


La présentation des crimes sous un jour favorable


L'élément essentiel réside la volonté de l'auteur de l'apologie de crime. A-t-il voulu réellement présenter sous un jour favorable des faits particulièrement graves ? S'agissait-il au contraire d'une plaisanterie comme l'affirment les requérants ? En l'espèce, la Cour de cassation fait observer que les inscriptions litigieuses renvoient "immanquablement" aux attentats du 11 Septembre, d'autant que derrière l'inscription "Né le 11 Septembre" ne figure pas l'année de naissance de l'enfant. Pour la Cour, la démarche visait effectivement à justifier ces crimes et à en faire l'apologie.

Il s'agit là d'un élément essentiel de l'infraction. Dans une décision du 28 avril 2009, la Cour a ainsi été saisie des propos tenus sur internet par un agriculteur, à la suite du meurtre, par un autre exploitant agricole, d'un fonctionnaire chargé de contrôler le respect des lois sociales sur son exploitation. Elle a estimé qu'en l'espèce le délit d'apologie n'était pas constitué. En effet, l'intéressé s'était borné à décrire sa propre réaction à l'égard d'un éventuel contrôle, l'analysant comme une "agression physique" et déclarant que, le cas échéant, il saurait apporter une réponse "proportionnée". La Cour a considéré que ces propos faisaient état d'une certaine agressivité, mais qu'ils ne cherchaient pas à justifier le crime qui avait eu lieu.

Un acte de volonté


La présentation favorable du 11 Septembre résulte, en l'espèce, d'un acte de volonté clairement établi. La Cour fait observer que la démarche, intervenue un an après les attentats, n'a rien de spontané. Le dossier fait apparaître que le vêtement a été commandé et réalisé en quelque sorte sur mesure, et que la mère et l'oncle de l'enfant ont longuement discuté avant de décider qu'il porterait le T-Shirt à l'école. Pour la Cour, "cela atteste de la parfaite conscience du caractère choquant" des mentions ainsi exhibées. 

La publicité


Le dernier élément pris en considération par la Cour est la publicité de l'acte incriminé. Elle note que le délit d'apologie de crime n'était pas constitué, tant que le T-Shirt était offert et porté dans le cadre familial. C'est seulement lorsque les parents décident d'envoyer l'enfant à l'école ainsi vêtu que l'infraction est caractérisée. Dans deux arrêts du 14 janvier 1971, la Chambre criminelle considérait déjà, à propos d'apologie de crimes de guerre, que la distribution et la mise en vente de disques, à l'époque des vinyles, était un élément de l'infraction.

Incertitudes autour du discours de haine


Une fois ces trois éléments analysés, la Cour considère que le délit est établi. Ce faisant, elle écarte la protection de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Les requérants invoquaient en effet la jurisprudence Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 qui affirme que la liberté d'expression protège non seulement les propos "accueillis avec faveur ou considérés comme inoffensifs ou innocents, mais aussi ceux qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une portion quelconque de la population". Cette jurisprudence trouve cependant ses limites dans une exception tirée du "discours de haine". Dans un arrêt Seurot c. France du 18 mai 2004, la Cour précise en effet que "tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention" se verrait soustrait par l'article 17 sur l'interdiction de l'abus de droit aux garanties de l'article 10.

C'est évidemment à cette jurisprudence que se réfère la Cour de cassation pour écarter l'article 10 de la Convention. Il n'en demeure pas moins que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme  semble beaucoup plus nuancée. Dans un arrêt Lehideux et Isorni c. France du 22 septembre 1998, elle a ainsi sanctionné pour violation de l'article 10 des poursuites pour apologie de crimes de guerre et de faits de collaboration diligentées contre les signataires d'une tribune visant à défendre la mémoire du maréchal Pétain. Plus tard, dans un arrêt Günduz c. Turquie du 4 décembre 2003, la Cour sanctionne de la même manière la condamnation infligée par les juges turcs à un militant islamiste qui, lors d'un débat télévisé, avait qualifié les institutions démocratiques d'"impies" et s'était déclaré en faveur de la Charia. Il est vrai que dans le premier cas, les poursuites pour apologie de crimes de guerre reposaient sur des crimes qui avaient eu lieu pendant le second conflit mondial, alors que dans le second, l'intéressé avait été condamné pour avoir seulement exprimé ses opinions, aussi extrêmes soient-elles.

On le constate, la jurisprudence sur le discours de haine ne permet pas toujours d'écarter l'article 10 de la Convention européenne. Reste que l'argument essentiel réside sans doute dans le fait que c'est l'enfant qui a été chargé, évidemment à son insu, d'exprimer les positions de son oncle et de sa mère. Cette instrumentalisation d'un enfant peut sans doute, à elle seule, permettre d'écarter la garantie de l'article 10 au profit des deux condamnés. N'ayant pas assumé eux-mêmes leurs opinions, il serait surprenant qu'ils puissent bénéficier d'une protection dont l'objet même est de protéger ceux qui, précisément, ont le courage de leurs opinions.

dimanche 29 mars 2015

De la dignité dans le gâteau

Corpus delicti
Le tribunal administratif (TA) de Nice, dans un jugement du 26 mars 2015, s'est penché sur un sujet sensible. Un pâtissier de Grasse fabrique, expose dans sa  vitrine, et vend au public, depuis une quinzaine d'années, deux gâteaux chocolatés dénommés respectivement "Dieu" et "Déesse", et, selon les termes employés par le juge des référés, "prenant la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes". 

Ne pouvant obtenir du commerçant le retrait de ces produits, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a demandé au maire de Grasse d'exercer son pouvoir de police générale en interdisant leur vente au nom de la "moralité publique", élément de l'ordre public. Il s'est heurté au silence de l'élu, peut-être occupé par d'autres dossiers. Le CRAN demande donc en référé au juge administratif de lui enjoindre de "prendre toutes les mesures appropriées pour faire cesser l'exposition et la vente" des pâtisseries litigieuses. Il obtient partiellement satisfaction, car le juge enjoint au maire de prendre des mesures pour faire cesser l'exposition des gâteaux, en précisant que leur fabrication et leur vente ne sont pas interdites.

Le CRAN utilise la procédure de référé-liberté prévue à l'article 521-2 du code de la justice administrative (cja). Il autorise le juge des référés à "ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale". Ces dispositions posent donc plusieurs conditions que le juge considère réunies. 

Référé et abstention


La première condition est l'action d'une personne morale de droit public. Dans le cas du maire de Grasse, cette action est en l'espèce une abstention. Cette situation ne pose pas de problème particulier, car la jurisprudence récente considère que le référé-liberté peut être utilisé pour enjoindre à une autorité coupable d'inertie de prendre une décision. Un référé peut ainsi intervenir pour protéger le droit de propriété en cas de refus de concours de la force publique pour assurer l'exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion d'un immeuble (CE, ord. 21 novembre 2002, Gaz de France). Dans une ordonnance de référé du 2 juillet 2014, le Conseil d'Etat donne de la même manière une injonction aux services consulaires français de délivrer un visa à un ressortissant sénégalais désirant se rendre en France dans le but de se marier avec un Français. En l'espèce, le juge a considéré que l'inertie de ces services portait atteinte à la liberté du mariage, puisque le requérant ne pouvait se marier au Sénégal, ce pays n'autorisant pas les unions entre personnes de même sexe. 

Une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale


La seconde condition est l'existence d'une atteinte "grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale. Le juge des référés de Nice considère que l'exposition des pâtisseries constitue une atteinte à la dignité de la personne humaine, et plus particulièrement à celle des personnes africaines ou d'ascendance africaine. Il affirme donc logiquement que "le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l'homme et par la tradition républicaine" constitue une liberté fondamentale. Le problème est que ces deux fondements juridiques sont également erronés.

La dignité... dans la Déclaration de 1789 ?


Contrairement à ce qu'affirme le juge des référés, le mot "dignité" ne figure pas dans la Déclaration de 1789. C'est si vrai que le Conseil constitutionnel a dû, pour justifier la constitutionnalité de la loi sur la bioéthique du 29 juillet 1994, donner une interprétation très constructive de la formule qui ouvre le Préambule de 1946 : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine". De ce texte, il déduit que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle".

Par la suite, le Conseil constitutionnel n'utilise plus le principe de dignité que pour affirmer dans sa décision du 19 novembre 2009, puis dans celles rendues sur QPC du 14 juin 2013 et du 25 avril 2014, que le régime disciplinaire ou l'organisation du travail des personnes détenues relève de la compétence législative. Jusqu'à aujourd'hui, aucune décision du Conseil constitutionnel ne déclare une loi non conforme à la Constitution pour non-respect du principe de dignité. Bien entendu, aucune décision ne déclare trouver un fondement au principe de dignité dans la Déclaration de 1789.

Statut Dogon. Circa XVIIè ou XVIIIè s.


La "tradition républicaine"


Ce fondement se trouverait-il dans la "tradition républicaine" également invoquée par le juge niçois ? On peut en douter si l'on considère la prudence avec laquelle le Conseil constitutionnel utilise cette notion. Il affirme, depuis une décision du 20 juillet 1988 et avec une remarquable constance, que "la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu'un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution".  La seule exception est l'hypothèse où cette "tradition républicaine" a suscité la création d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Hélas, la dignité n'a jamais été consacrée comme PFLR et  la décision du TA de Nice se trouve ainsi dépourvue de tout fondement juridique.

L'origine du raisonnement suivi par le tribunal administratif de Nice se trouverait-elle dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, à laquelle il est censé se référer ?

L'influence néfaste de la première décision Dieudonné


On pourrait le penser, et le tribunal de Nice semble directement influencé par la première décision Dieudonné rendue en référé par le Conseil d'Etat le 9 janvier 2014.  Contre toute attente, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, à l'époque, accepté l'interdiction du spectacle en s'appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité employé dans l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Dans son ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis la légalité de l'interdiction, dès lors que le spectacle contenait "des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale". 

A l'époque, cette décision avait suscité une très forte opposition de la doctrine. Elle faisait d'abord observer que, dans l'arrêt Morsang-sur-Orge, la dignité en cause était celle d'une personne de petite taille, considérée comme l'objet d'une attraction de mauvais goût appelée "lancer de nain". Dans l'affaire Dieudonné au contraire, la dignité était celle des spectateurs confrontés à des propos racistes et antisémites. Sur ce point, la doctrine faisait observer que le spectacle avait donné lieu à une interdiction préalable, ce qui, en droit, s'appelle la censure. En admettant la légalité d'une telle pratique, le juge des référés du Conseil d'Etat rompait avec soixante-dix ans d'une jurisprudence libérale mise en oeuvre par l'arrêt Benjamin de 1933, et sanctionnant l'interdiction générale et absolue d'exercer une liberté.

De toute évidence, le tribunal administratif s'appuie sur cette ordonnance du 9 janvier 2014 et reprend à son compte cette conception élargie de la notion de dignité. Comme dans l'affaire Dieudonné, la dignité dont il s'agit est celle des spectateurs, ou plutôt celle des passants qui regardent la vitrine du boulanger, ou plutôt celle d'une partie des passants, "les personnes africaines ou d'ascendance africaine".

On peut se demander si, au moment où il statuait, le tribunal avait connaissance des derniers référés intervenus à propos des interdictions par certains maires du spectacle de Dieudonné. L'analyse juridique a changé, et le juge est revenu à une conception plus traditionnelle de la jurisprudence Benjamin. Dans son ordonnance du 6 février 2015, le Conseil d'Etat sanctionne ainsi l'interdiction prononcée par le maire de Cournon d'Auvergne, sans même se référer une seule fois au principe de dignité. Dans une décision du 25 mars 2015, le tribunal administratif de Toulon a repris cette jurisprudence, lui aussi sans se référer à la dignité. Sur ce point, la jurisprudence du tribunal de Nice semble à contre-courant des évolutions récentes.

La condition d'urgence


D'autant plus à contre-courant que la dernière condition du référé, la condition d'urgence, semble elle-même avoir été traitée en urgence. Le problème juridique était pourtant bien présent, puisque personne ne conteste que les gâteaux litigieux étaient fabriqués, exposés et vendus depuis quinze ans par le boulanger. Pour le juge des référés du tribunal administratif, cet élément n'a pas à être pris en considération. Il affirme, avec une grande simplicité, que "compte tenu de la gravité de l'atteinte (à une liberté fondamentale) et de son caractère concret et continu, la condition d'urgence est remplie".

La vente continue...


A l'issue de ce raisonnement juridique aussi simple qu'audacieux, le juge considère que l'exposition des gâteaux doit être interdite alors que leur fabrication et leur vente demeurent licites, si elles ont lieu à l'écart des yeux des passants. La contradiction est de taille. Le tribunal considère en effet que ces pâtisseries constituent une atteinte objective à la dignité des personnes, "en l'absence même d'une volonté malveillante de leur créateur". Autrement dit, même si le pâtissier n'est pas raciste, ses gâteaux le sont objectivement. Dans ce cas, pourquoi le tribunal accepte-t-il leur fabrication et leur vente ? La logique juridique voudrait qu'un produit objectivement raciste soit définitivement retiré du marché.

La décision du tribunal administratif se caractérise sans doute par une volonté sincère d'apparaître comme une juridiction soucieuse de lutter contre le racisme. Mais, comme souvent dans les décisions idéologiques, les fondements juridiques font cruellement défaut. Devant une telle situation, on ne peut que penser que le boulanger aurait tout intérêt à faire appel devant le Conseil d'Etat, c'est-à-dire une juridiction qui développe un raisonnement juridique. A moins qu'il préfère opter pour la solution la plus simple qui consiste à renoncer à des gâteaux de mauvais goût pour privilégier la fabrication de cette délicieuse spécialité de Grasse : la fougassette.