« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 12 avril 2015

Le droit au logement opposable deviendrait-il.... opposable ?

L'arrêt Tchonkotio Happi c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 9 avril 2015 montre que les lois purement cosmétiques finissent parfois par produire des effets, au moins au plan européen. La requérante et sa famille sont, du moins en principe, des bénéficiaires de la loi du 5 mars 2007 instituant un "droit au logement opposable" (loi DALO). Vivant dans un appartement insalubre en région parisienne, la famille, sur le fondement de ce texte, a été désignée comme prioritaire et devant être relogée en urgence. C'était il y a plus de trois ans, et, au jour de la décision de la Cour européenne, la famille vivait toujours dans son logement insalubre. Certes, le plafond de la cuisine risque de lui tomber sur la tête, mais elle a la satisfaction de figurer sur une liste de bénéficiaires prioritaires du droit au logement opposable. 

Devant la Cour européenne des droits de l'homme, Mme Happi conteste la procédure mise en place par la loi du 5 mars 2007, estimant que ce "droit au logement opposable" porte atteinte au droit à un recours effectif garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

Une loi, ou un pléonasme ?


La notion même de "droit au logement opposable" a quelque chose de surprenant. Elle relève en effet du pléonasme : un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Un droit qui n'est pas opposable n'est donc pas un droit. 

La procédure mise en place en 2007


La procédure mise en place par la loi de 2007 ne fait que refléter cette ambiguïté originale. Elle organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Bidonville. Claude Nougaro. 1966

Le droit à l'exécution d'une décision de justice

 

C'est ce qu'a fait la requérante, et elle obtenu du tribunal administratif de Paris une injonction au préfet de la région Ile de France exigeant qu'un logement lui soit attribué, sous astreinte de 700 € par mois de retard. En janvier 2012, l'Etat a donc payé la somme de 8400 € pour liquidation de l'astreinte, somme payée au Fonds d'aménagement urbain d'Ile de France. Cette astreinte a donc pour finalité d'inciter l'Etat à exécuter la décision. Elle n'a aucune fonction compensatoire, puisque la requérante ne touche rien, la somme étant versée à un fonds géré par les services de l'Etat. Autrement dit, l'astreinte est liquidée par l'Etat au profit de l'Etat.

La requérante s'estime donc victime d'une violation de son droit à l'exécution d'une décision de justice. Depuis sa décision Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, la Cour estime en effet que ce droit constitue l'une des facettes du droit d'accès à un tribunal. L'exécution doit d'ailleurs être complète et non partielle. Dans une décision Matheus c. France du 31 mars 2005, la Cour a ainsi été saisie d'un refus de concours de la force publique opposé au requérant qui avait obtenu du juge l'expulsion du locataire sans titre qui occupait un terrain lui appartenant. Pour la Cour européenne, le droit au recours effectif n'implique pas seulement le droit d'obtenir une décision de justice mais celui d'en obtenir l'exécution, avec le concours effectif des autorités. 

Le droit au logement, sans logement


Cette analyse s'oppose directement à celle du droit français qui repose sur une dissociation totale entre l'existence d'une procédure contentieuse destinée à affirmer l'existence d'un droit au logement opposable et son effectivité. Peu importe que le requérant n'obtienne pas de logement s'il a eu la satisfaction, purement intellectuelle, de voir son "droit au logement" consacré par un juge.

Ce raisonnement s'incarne dans l'avis rendu par le Conseil d'Etat le 2 juillet 2010. Interrogé alors sur la compatibilité de la procédure mise en oeuvre par la loi du 5 mars 2007 avec le droit au recours effectif consacré par la Convention européenne, le Conseil d'Etat se borne à constater l'existence d'un recours contentieux, et la possibilité d'obtenir du juge une injonction sous astreinte. Il ajoute d'ailleurs que le requérant peut, en cas d'inertie des autorités et de leur incapacité à lui procurer un logement,  engager ensuite la responsabilité de l'Etat. 

L'échec du dispositif DALO


A l'opposé de cette approche purement contentieuse, le rapport d'information publié le 27 juin 2012 par la commision sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois s'intéresse aux faits et seulement aux faits. Il affirme clairement que le dispositif du droit au logement opposable est "pour le moins décevant", ajoutant que l'astreinte "que l'Etat se verse à lui-même" n'a aucun caractère dissuasif. Le comité de suivi de la loi, dans son 6è rapport publié en 2012, donne des chiffres accablants, observant qu'en Ile de France, seulement 33 % des demandeurs ayant obtenu de figurer sur la liste des personnes à reloger sur le fondement de la loi DALO ont effectivement eu satisfaction. La Cour européenne mentionne d'ailleurs que les chiffres communiqués pa l'administration pour 2013 font état d'un pourcentage de 26, 8 %, c'est à dire en forte baisse par rapport à 2012. 

Cette situation trouve son origine dans le nombre insuffisant des logements sociaux et dans la résistance de certains élus. Les communes les plus riches ne respectent pas la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbaine, dite loi SRU. Plutôt que construire les logements sociaux exigés par la loi, soit 20 % du parc global, elles préfèrent payer la taxe annuelle. Les préfets, confrontés à un grand nombre de demandes de relogements au titre de la loi DALO, s'adressent donc aux communes les plus modestes, celles qui ont déjà 20 % ou plus de logements sociaux. Le résultat est que les communes les plus pauvres sont sollicitées toujours davantage pour accueillir les familles les plus pauvres. Les élus sont tentés de résister à ces demandes pour éviter cette dynamique de la pauvreté qui conduit à la constitution de ghettos.

La décision de la Cour européenne du 9 avril 2015 apparaît ainsi comme le constat d'un échec. La loi du 5 mars 2007, on s'en souvient,  avait été votée dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal Saint Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". Le problème est que les textes votés dans l'émotion ne sont pas toujours les meilleurs. La Cour européenne sanctionne finalement une loi purement cosmétique, dont l'objet était purement déclaratoire. En clair, elle affirme que le droit au logement opposable doit devenir effectivement opposable. Le problème va désormais être celui de la mise en oeuvre de la décison de la Cour européenne, en l'absence d'un parc de logements sociaux suffisants. A moins que le législateur préfère réfléchir à un dispositif un peu moins proclamatoire et un peu plus efficace ?

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